Relire Adam Smith aujourd’hui : la « main invisible », une apologie du libéralisme ?

Relire Adam Smith aujourd’hui : la « main invisible », une apologie du libéralisme ?

 

par André Lapidus, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – Revue Conflits


D’Adam Smith, on retient l’expression « la main invisible du marché », qu’il n’a pas écrit telle quelle et qui doit être replacée dans le raisonnement de son ouvrage. Retour sur une formule célèbre mais ambiguë.

Ce doit être l’un des passages les plus connus de La Richesse des Nations qu’Adam Smith, figure éminente des Lumières écossaises, publie en 1776. Un passage lu et commenté par des générations de lycéens et d’étudiants et dont on convient communément qu’il synthétise, à travers la métaphore de la « main invisible », le libéralisme de Smith en matière économique. Envisageant la manière dont un individu cherche à employer son capital, Smith observe au chapitre 2 du livre IV :

« En dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il n’aspire qu’à son propre gain et, en cela comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à promouvoir une fin qui n’entrait pas dans ses intentions […]. En poursuivant son intérêt personnel, il contribue souvent plus efficacement à celui de la société, que s’il avait vraiment eu l’intention d’y contribuer. »

Interpréter ces quelques phrases comme l’expression d’une position libérale n’est pas sans arguments. Et les lycéens ou étudiants qui se sont aventurés à la mettre en doute n’ont pas toujours convaincu les correcteurs de leurs copies. En discuter pourtant la pertinence fait écho à un débat public à vrai dire jamais interrompu depuis Smith, dans lequel l’idée selon laquelle un marché libéré de contraintes réaliserait les fins les meilleures pour tous vient buter sur la mise en évidence de ses possibles défaillances et insuffisances, qui exigent d’autres moyens d’action.

La liberté comme agent paradoxal

Un lecteur déjà convaincu retrouvera dans ces quelques lignes sur la main invisible trois ingrédients qu’on reconnaît habituellement au libéralisme économique : d’abord, la référence à la poursuite exclusive et sans entrave de l’intérêt personnel, qui renvoie à un individu égoïste, étranger à toute considération relative au bien public ou à la simple solidarité avec autrui ; ensuite, l’idée d’un mécanisme, que l’on décrira comme un mécanisme de marché, qui fait se combiner ces multiples égoïsmes pour réaliser le bien de la société ; et enfin, la dissociation entre des intentions explicites (les intérêts personnels) et leurs réalisations inintentionnelles (le bien commun) : personne n’a jamais voulu ce qui se produit et pourtant, le bien de la société émerge comme effet inintentionnel des comportements d’individus qui ne se soucient que d’eux-mêmes.

Portrait d’Adam Smith (1723-1790).

Un pas de plus et nous retrouverions ce qui nous est familier dans le libéralisme économique contemporain, tel qu’il peut être revendiqué par des hommes ou des femmes politiques, ou par des représentants ou représentantes d’institutions nationales ou internationales. Pour que le mécanisme de marché soit effectif et réalise cet optimum économique dont Adam Smith aurait eu l’intuition, encore faut-il que ceux qui en sont les acteurs soient libres d’agir, que rien ne les entrave, ni l’État, ni les syndicats, ni les groupements d’intérêts, ni les traités internationaux. La liberté, ici, apparaît comme une sorte d’agent paradoxal, qui transformerait les appétits triviaux des individus en un bien commun qui n’entrait même pas dans leurs intentions.

Peut-on néanmoins franchir ce pas sans réserve et considérer que c’est Adam Smith qui nous y a conduits, si bien que ces éléments constitutifs du libéralisme aujourd’hui étaient déjà en germe dans son œuvre ? L’importance de ce qu’il désigne comme la « liberté naturelle » est difficilement contestable. Cependant, alors même que son attachement à la dimension politique de la liberté, ce qu’on appellerait le « libéralisme politique », va de soi, sa déclinaison économique, sous forme de « laissez-faire », est beaucoup plus discutable.

Desserrer les contraintes, non s’abstraire des règlementations

Il faut en effet faire preuve de prudence au moment d’aborder la métaphore de la « main invisible » telle qu’Adam Smith l’introduit dans la Richesse des Nations. Elle intervient après deux mentions antérieures dans les deux seules autres œuvres que, parmi tous ses écrits, il jugeait dignes de passer à la postérité.

On la rencontre d’abord dans l’Histoire de l’Astronomie en 1758, où la main invisible de Jupiter vient, chez les Anciens, rendre compte des irrégularités supposées de la nature comme la foudre ou tout ce qui évoque la colère des dieux. Dans la Théorie des Sentiments Moraux de 1759, elle renvoie à une répartition qu’engendre le désir, qu’il juge insatiable, des plus riches pour les mets les plus raffinés. L’effet de ce désir serait, en dépit des inégalités, de remplir les estomacs de chacun, pauvre ou riche.

Dans la Richesse des Nations, elle apparaît à l’occasion de la discussion des restrictions imposées à l’importation de marchandises pouvant faire l’objet d’une production domestique. La liberté qui l’accompagne n’est alors pas celle que dénonceront ceux qui y verront, du milieu du XIXe siècle au début de la Première Guerre mondiale, selon le mot prêté à Marx ou à Jaurès (parmi d’autres), la liberté du « renard libre dans un poulailler libre ». Elle renvoie chez Smith à la fin de prérogatives garanties par la législation qui régit les transactions économiques et les rapports sociaux. Face aux privilèges et aux corporations, face à la persistance du travail asservi, face au repli domestique, il suggère que le démantèlement du système économique qui les autorise n’ouvre la voie à aucune catastrophe, bien au contraire. Ce système, dont on lui doit précisément d’avoir compris la spécificité, sera désigné après lui comme « mercantiliste ».

Il en résulte une compréhension de la liberté en matière économique assez étrangère à sa systématisation libérale. Si elle partage avec son acception contemporaine la reconnaissance de forces puissantes engendrées par la recherche de l’intérêt individuel, elle ne les fétichise pas. La liberté, chez Smith, permet de desserrer certaines contraintes, non de s’abstraire de toute règlementation. Il le montre sur des questions de politique fiscale, de politique monétaire, ou en matière d’éducation. Mais là où c’est le plus visible, c’est lorsqu’il envisage la question des salaires.

Des mécanismes inefficaces avec des individus libres d’agir

L’attention que l’auteur de la Richesse des Nations porte aux inégalités de revenus et aux politiques qui permettraient de les réduire est éloquente. Après avoir examiné les conséquences d’une amélioration de la situation des « plus basses classes » de la société, il conclut au chapitre 8 du livre I :

« Aucune société ne peut être assurément florissante et heureuse lorsque la plus grande partie de ses membres est pauvre et misérable. Ce n’est que justice, d’ailleurs, que ceux qui nourrissent, habillent et logent l’ensemble du peuple, aient une part du produit de leur propre travail telle qu’ils puissent être eux-mêmes décemment nourris, habillés et logés. »

Et lorsqu’il se demande comment ces salaires sont fixés, il ne dissimule pas le peu de confiance qu’il porte aux effets d’un mécanisme de marché non régulé. Non parce que celui-ci serait par nature inefficace, mais parce qu’il peut être entravé par certains de ses acteurs si on les laisse libres d’agir. Aux yeux de Smith, ce ne sont pas les coalitions ouvrières qui sont en cause, mais « les maîtres qui font entre eux des complots particuliers » pour réduire les salaires. Lorsqu’il décrit la réaction, parfois extrême, des salariés, il est là encore difficile de voir dans ses propos l’expression d’un libéralisme sans entrave :

« Ils sont désespérés, et agissent avec la fureur et l’extravagance d’hommes désespérés, réduits soit à mourir de faim, soit à arracher à leurs maîtres, par la terreur, une satisfaction immédiate de leurs exigences. »

Faire plus et mieux

On comprend alors que lire dans la main invisible une apologie du libéralisme n’est pas aussi évident qu’il y paraissait. La liberté qu’elle entend promouvoir est celle qui réduit l’arbitraire et les privilèges. Elle n’empêche pas de légiférer, d’administrer, de mettre en place des mécanismes incitatifs ou de prélever un impôt. Et ceci pour assurer des fonctions régaliennes qui incombent à l’État, corriger des injustices, compenser des handicaps, réduire des distorsions, se garantir contre les positions dominantes, pallier les défaillances du marché ou répondre aux asymétries d’informations. Il ne s’agit pas de dire que les forces engendrées par la poursuite de l’intérêt privé sont systématiquement inefficaces ou perverses – bien qu’elles puissent l’être – mais plutôt qu’il peut être opportun de les réguler ou d’en orienter l’usage, de ne pas en être les serviteurs impuissants et aveugles.

Relire, aujourd’hui, ce que Smith écrivait hier sur la main invisible et sur ce qui l’entoure, ce n’est pas seulement rendre justice à un propos ancien en montrant que la signification de cette métaphore est moins convenue que ce qu’il y paraissait. Depuis le renouveau qui a accompagné il y a une cinquantaine d’années, la première édition scientifique des œuvres complètes d’Adam Smith, dite « Édition de Glasgow », à l’occasion du bicentenaire de la publication de la Richesse des Nations, des générations d’historiennes et historiens de la pensée économique s’y sont employés – comme en témoignent, aujourd’hui encore, les travaux de nombreux chercheurs et chercheuses que j’ai pu rencontrer à PHARE, au sein de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Au-delà des caricatures, ils montrent à quel point elle se distingue, par exemple, de cette sacralisation du laissez-faire que l’on rencontre, au siècle suivant, chez les libéraux français comme Frédéric Bastiat.

Relire Smith, c’est aussi reconnaître que le message qu’on a voulu lui faire transmettre sur notre monde, aujourd’hui, doit être nuancé : la liberté de choisir, d’échanger et d’entreprendre, pourquoi pas ? Sauf lorsqu’elle se fourvoie et que l’on a de bonnes raisons de penser que, pour le bien commun, on peut décidément faire plus et mieux.

André Lapidus, Professeur émérite, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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