Les yeux de Chimène…
Libres propos – Par le Général Dominique Mariotti (Saint-Cyr Promotion « Général Gilles » (1969-71)- Le Casoar – juillet 2018
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Il faut sans aucun doute se réjouir de voir soudain le politique regarder les armées avec plus d’attention et s’engager à les soutenir, au moins financièrement. Il faut croire aussi que ce n’est pas une lubie passagère. L’horizon de ce siècle est lourd de menaces.
Mais il faut nous inquiéter de trop de sollicitude. Nous serions désormais les seuls à détenir et à savoir promouvoir les vertus capitales dont la nation a besoin pour être et durer. Ce peut être flatteur, c’est en fait terrifiant ! Repenser au service militaire comme à une cure de vertu… Bien des clercs de la politique ont dû trahir pour qu’on vienne à nouveau chercher les militaires ?
Pour beaucoup d’entre nous, qui avons passé des années à défendre nos unités contre un antimilitarisme militant, puis contre un flagrant mépris dont nous avons si longtemps payé les dividendes, ce revirement incite à la méfiance. Et le premier réflexe est de se demander ce qui, derrière tout cela, peut bien pousser le bourgeois à soudain nous sourire. La réponse est simple et cruelle : la peur. Car, contrairement à ce que disait le penseur à succès, l’histoire continue !
Ce penchant du politique pour l’autorité, la discipline et la force était à prévoir. Il y a deux raisons à cela : l’évidence de la menace et la nature craintive d’une société dont la classe moyenne est devenue majoritaire. L’embourgeoisement est la tendance essentielle des démocraties bien établies. Alexis de Tocqueville voyait déjà le culte du bien-être, dont il décrivait les effets très sensibles dans la société américaine du XIXe siècle comme prémices à toutes les tyrannies. La société française d’aujourd’hui, enrichie par les Trente Glorieuses et affranchie de toute croyance, est prête à tous les abandons pour conserver ce bien-être convoité par tant d’autres. L’Histoire a déjà vu cela. À Rome, on s’en remettait à celui dont les légions protégeaient l’empire contre les hordes effrayantes qui rôdaient à l’entour.
La peur des Français a plusieurs causes. Ils savent que la délinquance a transformé des quartiers de leurs villes en zones de non-droit et que les campagnes sont l’objet d’une prédation itinérante contre laquelle ils n’ont pratiquement aucun recours. Ils sont témoins de rassemblements de migrants et d’implantations de camps dont aucune décision politique ne semble venir à bout. Ils savent que le Moyen-Orient et les rives sud de la Méditerranée sont englués dans une violence endémique. Ils savent que des courants religieux violents ont remis le Sahel à feu et à sang comme au temps des rezzous. Ils savent qu’une grande puissance surarmée peut déclencher une guerre sur un mensonge et recommencer demain. Et ils constatent qu’on peut venir de n’importe où massacrer leurs enfants à Paris un soir de concert.
Mais la pire des choses est qu’ils ont peur d’eux-mêmes. Ils sont entrés sans précaution dans un monde dont il fallait bannir toute forme d’autorité et tenir à distance l’idée de responsabilité. Le culte du bien-être est égoïste. La famille en a fait les frais. Ses exigences étaient trop lourdes pour ceux qui ne voulaient que profiter de l’instant. Ils ont négligé leurs enfants et abandonné leurs vieux. Mal dans leur peau, ils cherchent autour d’eux les hommes de bonne volonté comme des planches de salut. Le soldat en est un, tous les sondages le disent. Quitte à s’en débarrasser, plus tard, quand la trouille aura passé. L’homme est ainsi fait. L’Histoire n’est pas finie.
Le soldat pourrait se réjouir de voir se tourner vers lui des regards d’espoir, d’autant plus qu’il sait accueillir les plus jeunes et honorer comme il se doit les plus anciens des siens. La confiance qu’on lui porte est plutôt gratifiante, et d’aucuns y seront sensibles. Mais l’illusion est fugace. Il sait très bien qu’on lui refile un fardeau dont personne ne veut et dont personne n’a voulu s’occuper depuis plus de trente ans. Sera-t-il dupe encore une fois ?
Ce que la famille n’est plus et ce que l’école ne sait plus faire, ce que le politique n’a pas voulu nommer depuis si longtemps, sont-ils de bonnes raisons pour que le soldat reçoive la mission de reconstruire une société idéale ? Une société paisible qui mette tout le monde à l’abri du malheur… ? Non seulement c’est impossible mais, en plus, c’est illusoire.
Les armées ont dû payer sur leur propre substance la fringale de bien-être que l’effondrement du Pacte de Varsovie pouvait laisser croire. Les infrastructures militaires ont en grande partie disparu et l’encadrement est strictement mesuré au format des unités d’active subsistantes. Les stocks sont réduits et l’intendance s’est adaptée à une armée de métier constamment déployée à l’extérieur et sur les théâtres d’opérations. Dans la situation actuelle des finances de l’État, peut-on imaginer sereinement les efforts à consentir pour reconstruire un service militaire universel ? On s’est vite rendu compte que si cet effort devait être strictement militaire, l’affaire était impossible tant au plan matériel qu’humain. Et si les armées ne sont pas en mesure de recréer un service militaire, qui peut entreprendre la mise sur pied de ce « service civique » dont on commence à entendre parler ? Quelle serait la part du militaire dans cette affaire ? Certainement pas le rôle de direction ! Qui pourrait imaginer un seul instant (et sans rire !) des fonctionnaires sociaux et des enseignants sous la tutelle d’un général d’armée ? On commence même à entendre que si ce service civique était universel et obligatoire, il ne serait en rien contraignant… La confusion des genres s’ajoute aux illusions !
Le plus grave en tout cela est la simple idée du recours à l’armée pour encadrer la jeunesse. Ce processus de formatage, développé dans les régimes totalitaires, n’a jamais conditionné la paix sociale dans la durée. La conscription est un pis-aller survenu après la Révolution française et destiné à poursuivre par la guerre un messianisme politique qui ne faisait pas recette. Le service militaire universel et obligatoire de la jeune République française, de l’Empire et d’après, n’a eu pour but que de disposer de forces armées. Les réfractaires ont toujours été poursuivis implacablement. Ce n’est que beaucoup plus tard et pour contrer l’antimilitarisme militant qu’il a été paré de vertus éducatives et civiques, certes avérées, mais non-incluses dans sa mission première.
Nous sentons bien que la nostalgie inavouée du bourgeois tourne autour du maître d’école d’autrefois, ce « hussard noir de la République » dont on savait l’autorité et le dévouement et qui tenait sa place éminente dans la société par sa compétence pédagogique, son impartialité et son patriotisme. C’est vers lui qu’il faut revenir par un choix politique qui soit enfin digne de notre pays. Il faut le faire vite et avec détermination. De leur côté, les bienfaits d’une structure familiale stable dans la société française mettront sans doute beaucoup plus de temps à réapparaître. Elles seront l’effet d’un cycle long, comme l’histoire en dessine sous l’effet de menaces paroxysmiques.
Remettre l’école au cœur du projet est le grand dessein que tous doivent soutenir sans réserve. La jeunesse de notre pays est notre unique trésor, la substance vitale de la nation. La sacrifier au bien-être, à la mode et aux intérêts du moment est indigne, irresponsable et suicidaire. La refiler aux soldats pour ne pas la voir en face est lâche. Quand le maître aura retrouvé sa place, le soldat l’aidera, comme il l’a toujours fait, mais à sa place, lui aussi. Le soldat n’est pas un professeur, un policier, une assistante sociale. Il monte la garde et part en guerre pour que chacun puisse accomplir en paix son devoir d’état. Inutile de lui faire les yeux de Chimène !