Reconnaissance de l’électrosensibilité : un rentable jeu de dupe
OPINION. Le 17 septembre dernier, 7 députés déposaient la proposition de loi n°211 visant à reconnaître l’électrosensibilité comme une maladie invalidante, espérant qu’une telle reconnaissance puisse stimuler la recherche sur ses causes et conduire à la mise en place de mesures de protection, comme des zones blanches. Une telle démarche conduira pourtant très probablement à enfoncer et maintenir les personnes se disant électrosensibles dans leur trouble, et à favoriser le « business model anti-ondes », qui exploite leur souffrance, sur les deniers publics.
Qu’est-ce que l’électrosensibilité ? Il s’agit d’un trouble auto-diagnostiqué caractérisé par des symptômes neurasthéniques, végétatifs, ou dermatologiques, très variés et non spécifiques, qui diffèrent d’un individu à l’autre, mais que les personnes affectées relient à leur exposition aux ondes. Face à une telle définition, il apparaît pertinent et nécessaire de convoquer la physique des rayonnements et les résultats des études de provocations pour mieux cerner la nature réelle de l’électrosensibilité et en comprendre l’étiologie la plus probable, dont nous allons voir qu’elle n’a aucun rapport avec l’exposition aux ondes.
Les ondes sont des rayonnements électromagnétiques dont les mécanismes d’action, au niveau biologique, diffèrent selon leur fréquence. Dans le domaine des radiofréquences, telles qu’exploitées par la téléphonie mobile et la majorité des appareils communicants sans fil, le seul effet avéré qui pourrait affecter la santé est l’échauffement des tissus par agitation moléculaire sous l’action du rayonnement. Or, des études ont permis de corréler l’intensité d’échauffement des tissus avec la puissance absorbée (ou DAS, Débit d’Absorption spécifique), et d’en tirer des limites d’exposition réglementaires très protectrices dont l’application rend impossible l’apparition de phénomènes d’échauffement notable et délétère des tissus en cas d’exposition aux ondes communément rencontrées dans l’environnement; même chose pour les différents compteurs communicants, qui émettent généralement moins d’ondes « parasites » que les petits appareils électroménagers.
On peut donc écarter les effets thermiques de la liste des causes possibles de tout ou partie des symptômes vécus par les électrosensibles. Or, aucun mécanisme scientifiquement plausible ne peut être convoqué pour expliquer un « autre » effet des ondes radiofréquence, dans les conditions d’expositions communes.
S’il n’existe pas de mécanisme d’action scientifiquement décrit, existe-t-il au moins une approche clinique démontrant la réalité de l’électrosensibilité ? Pour répondre à cette question, un échantillon de personnes se disant électrosensibles a participé, voilà plusieurs années déjà, à des études de provocation, lesquelles consistaient à tester leur capacité, dans des expériences contrôlées en double aveugle, à déterminer si une source d’émission d’ondes à proximité d’elles était active ou pas. Les résultats de ces études, plusieurs fois répliquées, démontrent une réalité bien éloignée des discours militants faisant de l’électrosensibilité une maladie des ondes: les électrosensibles testés étaient incapables de faire mieux qu’une pièce que l’on jouerait à pile ou face pour détecter la présence d’ondes dans les salles d’expérimentation. Pire, certains participants durent cesser les expériences à cause des douleurs ressenties, qu’ils attribuaient aux ondes… lors de conditions d’exposition fantôme, c’est-à-dire en l’absence d’onde.
Absence de preuve scientifique d’une relation causale entre exposition aux ondes et électrosensibilité, absence de mécanisme plausible, absence de preuve clinique, douleurs ressenties en condition d’exposition fantôme… tout cela plaide pour l’hypothèse d’une étiologie psychologique, dans laquelle c’est l’exposition socio-cognitive aux informations inquiétantes entourant les ondes qui rend les gens malades en les poussant à attribuer, par erreur, des symptômes d’un trouble anxieux préexistant à l’exposition aux ondes, ce qui le mute en phobie des ondes; mécanisme que j’ai eu l’occasion d’expliciter plus en détail [1,2] et dans lequel le focus attentionnel, le biais de confirmation et l’amplification somato-sensorielle jouent un rôle, semble-t-il, majeur.
Dans cette hypothèse, il est à craindre que toute forme de reconnaissance de l’électrosensibilité favorisera le développement de stratégies d’évitement et de défense, comme le recours à des dispositifs anti-ondes, qui, parce qu’ils s’apparentent à des objets contra-phobiques, sont susceptibles de maintenir la phobie en diminuant l’anxiété et apaisant les symptômes associés, et en renforçant ainsi la croyance que ces symptômes sont produits par les ondes et qu’il est nécessaire de s’en protéger… l’exemple, réel, d’un électrosensible qui affirmait dormir beaucoup mieux dans la proximité immédiate d’un brouilleur d’ondes, et percevoir une disparition de ses symptômes, alors que, par construction, un brouilleur d’ondes est un intense émetteur radiofréquence, illustre la puissance des mécanismes psychologiques à l’œuvre.
La reconnaissance de l’électrosensibilité est donc un jeu de dupe. Le business model du lobby anti-ondes en serait le grand gagnant, lui qui prospère sur la souffrance psychologique des électrosensibles et n’a aucun intérêt à ce que leurs troubles disparaissent. C’est à ce business, basé sur la souffrance, auquel les députés offriront de belles perspectives de développement commercial s’ils adoptaient le texte proposé le 17 septembre 2024, en faisant fi de la réalité scientifique et en accordant crédit aux marchands de peur et de gadgets anti-peur, qui pourraient ainsi être intégrés aux listes des produits et prestations remboursables sur les deniers publics… ce qui n’est pas sans rappeler d’autres dérives comme le financement, par les chambres d’agriculture, d’interventions de géobiologues, chargés de détecter les « mauvaises ondes » et autres « énergies négatives » dans les élevages [3].
Ce qu‘il faut pour traiter sérieusement l’électrosensibilité et aider les personnes qui en souffrent, c’est, d’une part, qu’elle soit comprise et abordée comme une phobie, et d’autre part que des thérapies cognitivo-comportementales soient mises en place et proposées aux électrosensibles. La communauté des psychologues cliniciens doit se saisir du sujet et ne pas laisser le champ libre aux pseudoscientifiques.
[1] Sébastien Point, Syndrome EHS: une grave épidémie de croyances, Physique au Canada, Vol.76, n°1,2020.
[2] Sébastien Point, Electrohypersensitivity as a new psychological disorder, Skeptic Magazine, Vol.26, N°4, 2021.
[3] « Élus ne cédez pas à la géobiologie » S. Point (Interview), European Scientist, novembre 2024.
Question de :Mme Gisèle Lelouis
Bouches-du-Rhône (3e circonscription) – Rassemblement National
Mme Gisèle Lelouis attire l’attention de M. le ministre des armées et des anciens combattants sur les failles concernant les véhicules blindés multi-rôles (VBMR).
Depuis la parution du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2013 et dans le cadre du programme Scorpion visant à moderniser l’armement terrestre, la France remplace ses nombreux véhicules de l’avant blindés (VAB) au profit du VBMR. Ce remplacement, sans réelle augmentation des effectifs blindés, posait déjà la question d’une dispersion des modèles pour l’industrie quand la France n’en avait autrefois qu’un, évitant un « cauchemar logistique », alors qu’il est connu que la haute intensité se joue aussi sur la masse (car il faut du nombre pour contrôler une zone, ce qu’une armée d’échantillons, même la plus sophistiquée, ne peut faire) avec des modèles « bon marché » rapides à produire, d’excellentes capacités tout-terrains etc., même si l’indispensable capacité de projection « des gabarits SNCF » est assurée.
Ces derniers véhicules blindés multi-rôles, incarnés par les Griffon et les Serval, sont de véritables laboratoires technologiques, avec de grandes capacités, démontrant le savoir-faire de l’industrie française. Coûtant donc le double d’un VAB, ils sont en train de devenir la colonne vertébrale de l’armée de terre française, malgré certains retards de livraison. Sur les 1 872 VBMR Griffon prévus en 2019 pour l’horizon 2030, 575 ont bien été livrés en 2024 et 208 VBMR-L Serval sur 978. Ces blindés assurent ainsi les fonctions de protections balistiques, le transport, la communication et l’observation sur le terrain.
Cependant, au cours de l’entraînement interarmées de cyberdéfense (DEFNET) organisé du 18 au 29 mars 2024, un militaire est parvenu à mettre en panne un véhicule blindé multi-rôle Griffon. En effet, à l’aide d’un télémètre développé par l’armée, le militaire est parvenu à perturber le système informatique du véhicule, le forçant à freiner et le mettant momentanément hors de combat. Plus encore, les dégâts causés au véhicule par l’appareil peuvent compromettre le réseau de communication. L’impact de cet incident ne doit pas être négligé. En effet, le véhicule blindé multi-rôle Griffon se décline en plusieurs modèles. Il joue donc des rôles clefs dans de nombreux secteurs tels que le transport de troupes (Griffon VTT), l’observation de l’artillerie (Griffon VOA), le commandement (Griffon VPC) et les opérations médicales (Griffon SAN), etc.
La mise hors combat de ces véhicules à la suite d’une cyberattaque en fait une cible facile pour l’adversaire et la compromission du réseau de communication qui en découle fragilise grandement l’intégrité de tout le réseau de communication de l’armée française. Cet évènement met également en lumière la portée informationnelle de telles attaques.
En effet, la diffusion d’image des véhicules immobilisés à la suite de cyberattaque au sein de l’espace médiatique peut saper la confiance que portent les Français, y compris militaires, dans l’efficacité de l’armée. Ainsi, l’armée française doit être en mesure de répondre à ces éventuelles diffusions et pallier sa vulnérabilité actuelle aux cyberattaques tactiques. On peut également questionner la portée globale de cette vulnérabilité aux cyberattaques. Celle-ci concerne-t-elle tous les types de véhicules blindés multi-rôles ? L’EBRC Jaguar, dont 60 exemplaires ont été réceptionnés sur les 300 prévus pour 2030, présente-t-il la même vulnérabilité au cyber ? Ce dernier présentait déjà un défaut avec sa tourelle T40, qui héberge deux missiles MMP sous blindage, dans un lanceur rétractable, avec deux autres munitions disponibles en soute, obligeant l’un des trois membres d’équipage ayant perdu à la courte paille, de s’exposer pour recharger, la menace cyber lui ajoutant un possible nouveau défaut.
La stratégie politico-industrielle du tout technologique nécessite une adaptabilité et des ajustements nécessaires, malheureusement coûteux pour maintenir une opérabilité efficace des armées. Ainsi, dans la mesure où cette vulnérabilité s’étendrait à l’ensemble des modèles VBMR ou véhicules blindés reliés au réseau, cet évènement pose la question de la vulnérabilité et de la place des systèmes informatiques au sein des forces armées. La protection et l’intégrité de ces systèmes sont une nécessité absolue pour assurer le bon fonctionnement de l’armée de terre. Alors, doit-on revoir la place et l’importance des systèmes informatiques au sein des véhicules blindés, ou renforcer la sécurisation des systèmes informatiques de ceux-ci ?
Si c’est le cas, Mme la députée demande à M. le ministre ce qu’il compte faire pour pallier la vulnérabilité des systèmes informatiques des VBMR face aux éventuelles cyberattaques, afin d’assurer l’efficacité de l’armée française. Par ailleurs, certaines questions se posent sur les blindés « remplacés » par les VBMR, à savoir les VAB. M. le ministre a annoncé l’envoi à l’étranger de « centaines de blindés » français d’occasion. Elle lui demande s’il ne serait pas aussi judicieux d’en garder en stock pour « faire masse », pallier d’éventuelles défaillances des VBMR, voire d’en équiper les unités élémentaires de réserve de l’armée de terre au vu des projets de croissance.
Censure du gouvernement : quelles conséquences sur les armées ?
Le vote d’une motion de censure et la destitution du gouvernement serait un coup dur pour l’Armée française privée de hausse de budget alerte le général Vincent Desportes. Avec des « conséquences graves », en pleine guerre en Ukraine et avec le retour de la menace djihadistes après la prise de la ville d’Alep en Syrie.
Pour le militaire, ceux qui voteront la censure sont « irresponsables »: « Je suis plus qu’inquiet. La France était péniblement en train de reconstituer ses armées depuis 2017. C’est un coup très dur porté aux armées. Concernant la défense, voter la censure aujourd’hui est irresponsable et ceux qui le feront en porteront les responsabilités et les conséquences seront graves« , alerte le général.
« Notre armée sera affaiblie«
Vincent Desportes estime aussi qu’une censure pourrait avoir des conséquences pour la France, l’industrie de défense française et aussi pour l’Ukraine en guerre avec la Russie depuis février 2022. Une censure entraînerait des problèmes au niveau des équipements, des munitions, des blindés: « Il y aura un trou et un retard. La crédibilité de la France au sein de l’Europe est menacée », juge-t-il.
« Notre armée de 2025 sera affaiblie par rapport à 2024 », prévient le général.
Se reconstituer ou continuer d’aider l’Ukraine
Le lancement du porte-avions successeur du Charles de Gaulle pourrait être retardé, les avions de chasse pourraient ne pas être livrés et le parc de blindés, « dont on a cruellement besoin comme on le voit en Ukraine », ne sera pas renouvelé. Les commandes qui devaient être passée avec ce budget ne le seront pas et la France devra revoir à la baisse ou annuler les grands exercices prévus avec l’Otan en 2025.
Et la France qui a promis 3 milliards d’euros d’aide à l’Ukraine devra arbitrer entre dépouiller ses armées ou continuer son effort, en raison d’un budget constant bloqué par l’absence de gouvernement et de budget: « Avec cet argent nous devions reconstituer notre stock de munition et racheter des canons Caesar que nous avons donné à l’Ukraine, et bien nous ne pourrons pas ».
Une nouvelle menace en Syrie
Des conséquences industrielles pourraient également entraîner une hausse du chômage. « L’industrie de défense française c’est plus de 200.000 emplois dans 4000 entreprises réparties sur le territoire qui étaient en train d’embaucher parce qu’il y avait un effort de défense. Cet effort va s’arrêter net et une partie de ces emplois est directement menacé », craint l’ancien directeur de l’École de guerre.
Armée phare de l’Europe et moteur en matière de défense selon le général, la France « face à la menace, choisi de bloquer son effort de défense », déplore-t-il, alors qu’une nouvelle menace grandit dans le Nord de la Syrie depuis la prise d’Alep par des rebelles djihadistes: « Nous devrons déployer des soldats en masse dans les rues de France. Et c’est à ce moment-là que certains irresponsables veulent censurer, en prenant ce risque-là, le Premier ministre », conclut le général.
par Jean-Luc Basle – CF2R – TRIBUNE LIBRE N°167 / décembre 2024
Ancien directeur de Citigroup New York, auteur de « L’Euro survivra-t-il ? » (2016) et de « The International Monetary System : Challenges and Perspectives » (1982)
Les États-Unis ont accédé à la requête des Ukrainiens, maintes fois formulée, de les autoriser à frapper des cibles en territoire russe avec les missiles longue-portée de fabrication américaine et européenne que sont les ATACMS, Himars,Storm Shadow et Scalp. L’accord obtenu, les Ukrainiens ont attaqué la Russie les 19 et 21 novembre. La Russie a répondu avec force et célérité en ciblant, le 21 novembre, le constructeur aérospatial ukrainien Yuzhmash sur les bords du Dniepr avec un nouveau missile hypersonique, l’Oreshnik. Surpris, les Occidentaux ont immédiatement accusé la Russie d’escalader la guerre. Leur surprise tient à ce que dans le passé Vladimir Poutine, craignant un emballement du conflit, n’avait pas réagi quand les Occidentaux avaient franchi ses lignes rouges, perçues à l’ouest comme de simples bluffs. Mais cette fois, la ligne n’était pas rouge, mais rouge vif et Poutine a réagi. Les évènements des 19 et 21 novembre donnent à réfléchir sur ce que le futur nous réserve, d’autant que dans son allocution du 21 novembre, Vladimir Poutine a informé les Occidentaux qu’il n’existait pas de défense aérienne en Occident capable d’arrêter l’Oreshnik et qu’il y aurait une réponse à toute frappe ukrainienne sur le territoire russe. La guerre est perdue sur le terrain. Washington le sait. La raison et la sagesse préconisent donc l’arrêt du conflit et l’amorce de négociations. Encore faut-il au préalable s’interroger sur les motivations américano-ukrainiennes.
Pourquoi cibler le territoire russe quand de l’avis des experts ces attaques ne changeront pas l’issue du conflit ? Personne n’a réponse à cette question, aussi les conjectures vont-elles bon train. Serait-ce pour le transformer en une guerre d’usure qui épuiserait économiquement la Russie, provoquant la colère des Russes et la démission de Poutine ? Pour sauver la face en espérant obtenir un meilleur règlement du conflit ? Pour provoquer une réaction de Vladimir Poutine qui le décrédibiliserait sur la scène internationale ? Pour frustrer le projet de paix de Donald Trump ? Quelles qu’en soient les raisons, une chose est sure : l’Oreshnik a changé la donne. La Russie a désormais une option entre l’inaction et la réponse nucléaire. Dans un signe de défiance, les Ukrainiens ont à nouveau frappé Koursk les 23 et 25 novembre. Peut-être les Russes n’auront-ils pas besoin de répondre à ces attaques si Washington a compris leur message ? Le temps des rodomontades est passé, celui des négociations est venu pour éviter un affrontement direct russo-américain dont on n’ose imaginer les conséquences.
Le 22 février 2022, jour du lancement de l’opération militaire spéciale, Vladimir Poutine a pris soin d’en donner les objectifs immédiats : démilitarisation, dénazification et neutralité de l’Ukraine. Les objectifs stratégiques qui sous-tendent cette opération sont au cœur du différend russo-américain. Ils sont énumérés dans le projet de traité d’architecture européenne de sécurité que Vladimir Poutine a remis à Washington et à Bruxelles le 17 décembre 2021, et se résument en deux points essentiels : retrait de l’OTAN des nations qui l’ont rejoint après 1991 (en conformité avec la promesse de James Baker à Mikhaïl Gorbatchev) et neutralité des nations limitrophes de la Russie.
Ce projet d’architecture s’appuie sur le principe de l’indivisibilité de la sécurité qui stipule que la sécurité d’une nation ne peut se faire au détriment d’une autre – principe inscrit dans les déclarations d’Istamboul de 1999 et d’Astana de 2010, signées par les membres de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) dont les Etats-Unis, la Russie, l’Ukraine, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, etc.[1] A ce principe, les États-Unis en opposent un autre, celui de la « porte ouverte »[2], qui donne à toute nation le droit de s’allier à toute autre nation sans égard à l’impact d’une telle alliance sur une ou plusieurs autres nations – principe inscrit dans l’Acte final d’Helsinki et la Charte de Paris pour une nouvelle Europe. Ces positions antinomiques augurent mal d’une résolution du conflit, sauf renoncement improbable des États-Unis à leurs visées hégémoniques.
Ce règlement du conflit est d’autant plus improbable que Donald Trump entend le régler par la force. « Nous obtiendrons la paix par la force » a-t-il déclaré récemment. Qu’entend-il par ces mots ? Nul ne le sait, mais ils se situent dans le droit fil de la politique de l’escalade dominante (Escalation Dominance) qui repose pour partie sur une escalade de la violence et pour partie sur le bluff ou « stratégie de l’ambiguïté »,[3] ou encore « théorie de l’Homme fou » (Madman), chère à Richard Nixon, qui se résume par cette expression : « arrêtez-moi ou je fais un malheur (sous-entendu « je recours au nucléaire »). En l’espèce, cela signifie, si l’on prend la déclaration de Donald Trump au mot, que Vladimir Poutine doit se soumettre à la volonté américaine. Ouah ! Ce serait la première fois dans l’histoire des nations que le perdant impose sa volonté au vainqueur !
Le problème avec cette approche est qu’elle n’est plus valide. Vladimir Poutine y a trouvé réponse avec le missile Oreshnik, équipé d’une charge conventionnelle capable de faire d’énormes dégâts, comme démontré lors de l’attaque de Yuzhmash. A toute nouvelle attaque ukrainienne sur le sol russe, la Russie répondra par une attaque Oreshnik sur le sol ukrainien, voire sur celui de ses alliés que la Russie qualifie désormais de co-belligérants. C’est au tour des États-Unis d’être coincés dans un dilemme cornélien du tout ou rien – « tout » signifiant un engagement direct dans la guerre, et « rien » l’ignominie. La déclaration péremptoire de Donald Trump est donc vide de sens. Poutine est en position de force.
Si Trump maintient sa position, un accord est impossible à moins que Poutine accepte un accord bâclé pour mettre fin à une guerre qui lui coûte cher et qui menace son économie, en se satisfaisant de l’annexion du Donbass et de la neutralité de l’Ukraine. Ce serait une erreur. La neutralité de l’Ukraine serait une neutralité de façade. Les États-Unis ne renonceront pas à leur objectif de démembrer la Russie. Une guérilla larvée émergera en Ukraine – la CIA et son avorton la National Endowment for Democracy (NED) ont une grande expérience en la matière – guérilla qui forcera tôt ou tard Poutine à envahir l’Ukraine. C’est alors que la question du règlement définitif du conflit se posera. Une paix durable n’est donc possible qu’à deux conditions. Les États-Unis doivent :
a) accorder à la Russie ce qu’ils se sont octroyés en 1823 avec la doctrine de Monroe, une sphère d’influence ;
b) renoncer au mythe de l’hégémonie messianique. Peut-être Donald Trump y consentirait-t-il pour avoir la paix et mener à bien son programme de réformes, mais l’appareil de sécurité (ministères des Affaires étrangères et de la Défense, complexe militaro-industriel et agences de renseignement – CIA, NSA, etc.) n’est pas prêt à accorder à la Russie ni l’un ni l’autre.
A ce point du débat, il convient de revenir à la thèse de l’Américain William Gilpin préconisant à la fin du XIXe siècle la construction d’une voie ferrée reliant New York à Moscou pour faciliter les échanges commerciaux. Cette thèse, en opposition frontale avec celle de l’Anglais Halford Mackinder, a longtemps été ignorée, avant d’être reprie par Henry Wallace, vice-président des Etats-Unis de 1941 à 1945.[4] Cette adhésion à la vision de Gilpin lui valut très probablement d’être éliminé de la course à la Maison Blanche en 1944. S’il avait été élu, loin d’être des ennemis, Washington et Moscou auraient été des partenaires industriels et commerciaux dans un monde apaisé.
La paix est non seulement possible mais aussi bénéfique. Le Vietnam qui fut en guerre avec les États-Unis pendant vingt ans, est aujourd’hui son troisième fournisseur après la Chine et le Mexique.
[1] Créé en 1973, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe a pour objet la paix et la sécurité des États.
[2] La doctrine de « la porte ouverte », due au secrétaire d’État John Hay, avait pour objet d’ouvrir la porte de la Chine aux États-Unis à la fin du XIXe siècle en traitant toutes les nations sur un pied d’égalité afin qu’aucune n’est le contrôle total du pays.
[3] Gilles Andréani, professeur affilié à Sciences Po, se fait l’avocat de cette méthode dans un récent article intitulé : « Ukraine, troupes au sol, ambigüité stratégique : il faut mettre fin à la désunion occidentale », Telos, 22 mai 2024.
[4] Halford Mackinder opposait l’empire naval britannique à un empire continental euroasiatique en devenir, appelé île-monde, qui serait contrôlé par la Russie.
Ce secteur spécifique de l’Océan indien est largement méconnu en France. Pourtant, alors que la zone indo-pacifique est à nouveau au cœur de rivalités géostratégiques, il témoigne d’une importance loin d’être négligeable dont l’auteur nous révèle toutes les spécificités.
Parmi les nombreux points de passage considérés comme cruciaux pour le trafic maritime international dans la zone Indo-Pacifique, le canal de Mozambique est sans doute l’un des plus négligés.
Un espace géographique distinctif
Les raisons de ce relatif désintérêt tiennent à différents facteurs. Parmi ceux-ci, on peut signaler une certaine forme de polarisation sur la zone plus au nord du détroit de Bab el-Mandeb qui relie la mer Rouge au golfe d’Aden. Il convient également d’ajouter que le canal de Mozambique, espace considéré parfois comme périphérique, n’est pas une voie obligée, son contournement par l’Est ne posant pas de problème insurmontable. Enfin, plus généralement, il ne faut sans doute pas sous-estimer le fait que les États-Unis, en plaçant une limite aux côtes occidentales de l’Inde à leur définition de l’Indo-Pacifique, ont participé à une certaine forme de marginalisation de cette zone.
Cependant, depuis environ une quinzaine d’années, le canal de Mozambique retrouve progressivement son statut de point de passage stratégique, tout en concentrant un certain nombre de foyers de tensions qui caractérisent l’Indo-Pacifique aujourd’hui : tensions sécuritaires du fait de la présence de multiples activités illégales (piraterie, pêche illicite, trafics en tous genres, etc.) et de la montée de l’islamisme radical dans le Nord du Mozambique ; tensions géopolitiques dans le cadre des rivalités régionales (quatre pays le bordent – Mozambique, Comores, France et Madagascar en sont riverains) et du déploiement de la stratégie d’influence de la Chine dans l’est africain que lui conteste l’Inde ; tensions économiques enfin consécutives à l’exploitation encore timide des richesses halieutiques et pétro-gazières dont regorgent ou regorgeraient les fonds et sous-sols marins de la région.
Or, cet espace maritime, véritable « espace réticulaire » (réseaux de toutes sortes), revêt une importance toute particulière pour la France qui y concentre un ancrage insulaire certes modeste en superficie émergée, mais qui lui offre une position privilégiée dans le cadre du contrôle de l’espace maritime. La principale caractéristique de cet ancrage est de s’inscrire dans une histoire ancienne et particulièrement mouvementée en raison des conflits de souveraineté qui opposent la France à plusieurs acteurs régionaux.
Si l’on excepte Mayotte, 4 écueils, baptisés administrativement « îles Éparses » nous intéressent ici :
L’archipel des Glorieuses, à 220 km de Madagascar, qui concentre un peu plus de 7 km² de terres émergées, est la plus septentrionale des îles Éparses. Elle se compose de deux îles coralliennes : Grande Glorieuse au sud-ouest et l’île du Lys au nord-est – et d’un ensemble de platiers récifaux de faible étendue – les Roches Vertes – situés entre les deux.
Juan de Nova située à 150 km de Madagascar, au milieu de la partie la plus resserrée du canal de Mozambique, à mi-chemin des extrémités nord et sud. Sa superficie est de seulement 5 km².
Dans la partie sud du canal de Mozambique, à 380 km à l’ouest de Madagascar, Bassas da India est une formation quasi circulaire pratiquement recouverte en intégralité par la mer à marée haute, avec un lagon intérieur peu profond dans lequel se trouvent des bancs et des têtes de coraux.
Enfin, à moins de 130 km au sud-est de Bassas da India et à 350 km de Madagascar, l’île Europa est la plus méridionale, mais aussi, avec ses 28 km² de terres émergées, la plus grande des Éparses. Elle possède un lagon intérieur en voie de comblement dans lequel baigne une mangrove primaire.
On a l’habitude d’inclure dans ce groupe d’îles l’îlot de Tromelin à l’Est de Madagascar, mais, situé en dehors du canal de Mozambique, nous ne nous y intéresserons pas dans le cadre de cette communication.
Au-delà de leurs différences, ces petites îles ont en commun un certain nombre de caractéristiques communes :
Elles appartiennent à la même aire géographique et ont des traits géographiques qui se retrouvent dans d’autres îles, notamment les îles extérieures des Seychelles.
Elles abritent une faune et une flore remarquables, certaines espèces étant endémiques.
Elles sont dépourvues d’eau potable, à l’exception pour certaines d’elles de vagues puits d’eau saumâtre.
L’objectif de cette étude est de tenter de mieux cerner les enjeux qui se rattachent à la zone du canal de Mozambique sous l’angle de la question des îles Éparses qui constitue l’un plus des anciens et des plus épineux dossiers auquel doit faire face la diplomatie française depuis plus de cinquante ans. Pour ce faire, nous aborderons le sujet en trois grands volets : le premier s’intéressera à la dimension stratégique de la question ; le deuxième abordera l’angle diplomatique et militaire tandis que le troisième s’efforcera de rendre compte de sa dimension économique et environnementale et des enjeux qui s’y rattachent.
La dimension stratégique
Cet aspect de la question pourrait se résumer par la formule : « Les îles Éparses doivent à leur position géographique une importance que ni leur taille ni leurs richesses réelles ou supposées ne peuvent leur conférer. »
Rappelons, en préambule, que le canal de Mozambique mesure 1 600 kilomètres de long, pour 419 kilomètres de large en son point le plus étroit. Ce vaste espace maritime s’étend donc sur presque de 900 000 kilomètres carrés, à des profondeurs allant jusqu’à 3 200 m. Véritable trait d’union entre Madagascar et la côte africaine, il est à la fois un lieu d’échange depuis des siècles et le couloir de pénétration privilégié par les Européens en route vers les Indes. Privilégié, mais non exclusif, car comme nous le rappelions en introduction, le contournement de Madagascar a toujours été possible (ce que les Portugais appelaient au XVIe siècle « la route du dehors » par opposition à la « route du dedans ») au prix d’un jour voire un jour et demi de mer en plus (en fonction de la saison et des vents favorables conditionnés par le mécanisme de la mousson : la mousson d’été souffle de l’Afrique orientale vers l’Inde, la mousson d’hiver souffle en direction inverse). Pour autant le canal s’est rapidement imposé comme une voie de communication internationale et une plaque tournante essentielle pour le commerce reliant le Moyen-Orient, l’Inde et l’Asie de l’Est à l’Europe et au Brésil.
Historiquement, contrôler les îles Éparses, c’est donc contrôler des points de relâche puis d’appui le long du canal de Mozambique. Ces ancrages insulaires servent ainsi pendant des siècles de lieux de traite pour des réseaux de contrebande.
Un premier tournant intervient en novembre 1869 avec l’ouverture du canal de Suez qui bouleverse les grandes voies de communication maritimes entre l’Europe et l’Orient, réduisant d’environ 8 000 km la route entre l’Europe et l’Asie. Il ne faut ainsi plus que 18 jours de mer pour rejoindre Madagascar contre 45 jours auparavant, rendant les trajets moins aléatoires. Si le trafic se déporte en grande partie vers le golfe d’Aden, il se maintient cependant dans des proportions moindres pour des flux secondaires.
Lorsque la France prend possession des îlots du canal de Mozambique entre août 1892 et août 1897, il s’agit pour elle de parachever son maillage de points d’appui et de protection dans cette sous-région de l’océan Indien après les prises de possession de Mayotte et de l’archipel des Comores entre 1841 et 1886, l’installation à Diégo-Suarez en 1885 et enfin la colonisation de Madagascar par la loi du 6 août 1896. Ces îles ne bénéficient alors d’aucun mouillage digne de ce nom et l’idée qui prévaut alors est de pouvoir disposer autour de la Grande Île malgache d’un « glacis protecteur » (c’est l’expression employée à l’époque face aux appétits britanniques. Ces derniers se concentrent cependant plus au nord avec la volonté de sécuriser la route vers l’Inde, perle de leur Empire, et le Moyen-Orient via la Méditerranée, Suez et le golfe d’Aden.
Divers facteurs vont jouer par la suite pour redonner une importance stratégique à cette zone et faire des îles Éparses des points d’appui non négligeables. Il en est ainsi du développement de l’aviation commerciale après la Grande Guerre et du défrichement des premières lignes aériennes. Juan de Nova, opportunément placée au centre du canal, est ainsi choisie pour accueillir une piste d’atterrissage de secours dès 1934, dans le cadre de la mise en place de la liaison aéropostale entre Tananarive et Paris. L’aménagement de pistes semblables à Europa (1950) et à Glorieuses (1965) n’est réalisé qu’après la Seconde Guerre mondiale, dans le prolongement de la mise en place de stations météorologiques destinées tout autant à prévenir l’arrivée des cyclones tropicaux qu’à manifester concrètement une présence française sur ces terres isolées.
Mais le retour au premier plan de la zone du canal de Mozambique sur le plan stratégique s’inscrit dans le développement spectaculaire de la production pétrolière du Moyen-Orient qui passe de 53 millions de tonnes en 1950 à 500 millions de tonnes à la fin de la décennie suivante. La crise de Suez, qui n’éclate à l’été 1956, provoque une fermeture temporaire du canal, faisant prendre conscience de la vulnérabilité de ce dernier et de la nécessité de conserver un contrôle étroit sur l’ancienne route du Cap, véritable voie de secours en cas de détournement du trafic maritime. Ces conceptions gagnent en crédibilité à la suite de la guerre des 6 jours, entraînant une fermeture du canal de Suez en juin 1967 qui se prolonge jusqu’en juin 1975. Le contournement désormais obligé du cap de Bonne Espérance renforce ainsi le caractère stratégique des positions situées à proximité ou à l’intérieur même du canal de Mozambique, d’autant que la hausse brutale des cours du pétrole en 1973 incite à surveiller très étroitement le trafic et la stabilité des flux maritime dans la zone. Les îles Éparses apparaissent ainsi comme de véritables sentinelles avancées sur la route du pétrole.
Mieux encore : la réouverture du canal de Suez en 1975 ne correspond pas pour autant à un effondrement du trafic dans le canal en raison du développement spectaculaire des pétroliers géants (supertankers) de plus 200 000 tonnes qui, à sa réouverture, ne peuvent pas emprunter le canal de Suez. Et même si ce dernier a été agrandi et modernisé à plusieurs reprises, notamment en 2015, pour permettre le passage de navire de plus gros tonnage, le canal de Mozambique continue de voir transiter aujourd’hui 30 % du trafic maritime pétrolier, soit plus de 5 000 navires par an[i].
Le contexte international joue enfin un rôle essentiel. L’abandon de la plupart des bases militaires britanniques « à l’est de Suez » à la fin des années 1960 et au début des années 1970 et la poussée soviétique vers les mers chaudes[ii] se traduisent par une montée en puissance des États-Unis dans la zone sud de l’Océan indien – on pense ici à l’aménagement de la base de Diego Garcia[iii]. Cette recomposition pousse la France à sauvegarder dans la région un maillage de points d’appui particulièrement précieux, dans un contexte où la décolonisation française en Afrique s’achève dans l’océan Indien avec la rupture entre Madagascar et Paris en 1973 puis l’indépendance des Comores en 1975 et enfin celle de Djibouti deux ans plus tard avec cependant le maintien dans la corne de l’Afrique de facilités militaires. La France sauvegarde ainsi sa position de puissance régionale bien positionnée pour contrôler le canal du Mozambique et articuler un système stratégico-militaire constitué du triangle Djibouti-Iles Eparses-Mayotte-Réunion. C’est globalement cette posture qu’elle s’efforce de conserver par la suite en s’adaptant à l’évolution géopolitique internationale, notamment à la suite de l’accélération des événements liés à la guerre froide. C’est ainsi que le repositionnement français dans la région passe par une ouverture à l’ensemble de la sous-région du sud de l’océan Indien en tissant des liens avec des pays qui jusqu’alors faisaient peu – ou pas du tout – partie de sa zone d’influence traditionnelle, qu’il s’agisse du Botswana, du Malawi, du Mozambique, de la Tanzanie, de la Zambie ou des Seychelles. Une fois sa géographie militaire stabilisée, Paris cherche surtout à s’inscrire dans un cadre régional de gouvernance dont témoigne la participation de la France, à partir de 1986, à la Commission de l’océan indien (COI), qui regroupe les représentants de Madagascar, de Maurice, des Seychelles et des Comores, participe de cette volonté de Paris d’affermir sa légitimité régionale et de conforter sa souveraineté sur cet espace autour et à l’intérieur du canal de Mozambique.
La dimension diplomatique et militaire
Pour autant, la question du litige territorial est loin d’être réglée, les îles Éparses comme Mayotte n’étant pas inclus dans le champ de coopération de la COI. Celle-ci renvoie à la période du processus de décolonisation de Madagascar en 1960. À la veille de la prise d’indépendance de la Grande Île, le gouvernement français décide, par le biais d’un simple décret daté du 1er avril 1960, de détacher en toute discrétion les îles Éparses administrativement afin de les placer sous l’autorité du ministre des DOM-TOM, le préfet de La Réunion étant chargé de les administrer. Leur statut est alors incertain, en marge du cadre institutionnel français, ces îles étant considérées comme des domaines privés de l’État à l’accès réglementé. Laissée longtemps dans l’ignorance, la jeune République malgache s’insurge dès les années 1960 contre ce qu’elle considère comme une mesure de captation unilatérale ne respectant pas les frontières héritées de la colonisation. Toutefois, c’est en 1973, au moment du retrait français de Madagascar, que la contestation des autorités malgaches issues de la révolution de mai 1972 se fait plus vigoureuse sous l’impulsion de Didier Ratsiraka qui s’attache à faire amorcer un virage progressiste à la Grande Île
La tension à propos de ces îles monte brusquement d’un cran en novembre 1973, en plein choc pétrolier et quelques semaines après la fin de la guerre du Kippour. Convaincu de l’imminence d’un coup de force malgache sur les îles Glorieuses, le gouvernement français décide la mise en place de garnisons militaires d’une quinzaine de parachutistes et de légionnaires des Forces armées de la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI) assistés d’un gendarme sur les 3 îles d’Europa, de Juan de Nova et des Glorieuses. Ces détachements sont relevés tous les 45 jours suivant un processus logistique relativement lourd : situées à 1 800 km de La Réunion, les îles reçoivent un certain nombre d’aménagements nécessaires à leur ravitaillement (piste d’atterrissage, bâtiments de vie et d’entrepôt, citernes…). Ce dispositif de nature essentiellement dissuasif est complété par le déploiement régulier de moyens maritimes dans la zone du canal de Mozambique, notamment dans le cadre de la surveillance et du contrôle du trafic maritime sur la route du Cap, chapeauté par un commandement opérationnel sous les ordres d’un amiral commandant la zone de l’océan Indien.
Or, si sur le plan militaire la tension s’apaise quelque peu au fil des ans, même si le survol de la Grande Île reste interdit aux avions de l’armée de l’Air, le contentieux franco-malgache se joue, à partir de la fin des années 1970, sur le terrain diplomatique. L’objectif d’Antananarivo est de porter le litige sur la scène internationale et de faire condamner la France qui subit coup sur coup deux revers diplomatiques en décembre 1979 et décembre 1980 par le biais du vote de deux résolutions de l’ONU invitant « le gouvernement français à entamer sans plus tarder des négociations avec le gouvernement malgache en vue de la réintégration des îles ». C’est incontestablement au cours de la décennie 1979-1989 que le différend franco-malgache sur les îles Éparses connaît son apogée, d’autant que l’exemple de la crise des Malouines au printemps 1982 incite naturellement à la vigilance. Pour autant, la fin de la guerre froide et la reprise des relations militaires franco-malgaches au début des années 1990 permettent aux forces armées des deux pays d’entamer une période de coopération fructueuse qui se concrétise rapidement par l’organisation d’exercices bilatéraux et un très actif programme d’assistance militaire. Des projets de cogestion sur les îles sont même initiés dès 1999 par le président Chirac, mais ne déboucheront jamais sur des mesures concrètes.
À dire vrai, à cette date, la question de la souveraineté des îles Éparses semble avoir perdu une grande partie de sa pertinence, alors même que, côté malgache, les problèmes de politique intérieure de la première moitié des années 1990 – crise institutionnelle, économie sinistrée, autosuffisance alimentaire non assurée, déforestation accélérée – font passer au second plan le traitement de ce dossier. Du côté français, ce climat de détente se traduit par l’automatisation progressive des stations de la météorologie nationale, entre avril 1999 et septembre 2001 et même une velléité de retrait des détachements militaires en 2009. Le projet s’inscrit ainsi dans un continuum de décisions dont l’une des plus spectaculaires est le rattachement – en 2 temps 2005 puis 2007 – des îles Éparses aux Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) en tant que 5e district de cette entité, permettant de leur conférer un statut officiel et définitif.
Plusieurs facteurs vont pourtant bousculer le schéma apaisé qui se dessine à la fin des années 2000. Le premier est avant tout opérationnel dans la mesure où une menace nouvelle fait brusquement son apparition dans la zone du canal de Mozambique : la lutte contre la piraterie – essentiellement somalienne – autour de la Corne de l’Afrique, est en passe de provoquer une déstabilisation de la région. Entreprise en 2008, l’opération militaire maritime européenne « Atalante » dans le golfe d’Aden a pour effet indirect de repousser les pirates dans le sud de l’océan Indien. Aperçus non loin des Seychelles, des groupes de pirates sont même repérés dans les parages de l’archipel des Glorieuses en septembre 2009. Cette menace d’une possible installation de base aérienne par les pirates somaliens n’incite naturellement pas à initier un processus de désengagement. En outre, le canal de Mozambique est de plus en plus en proie à des trafics illicites en tous genres, notamment de drogue : « Le canal du Mozambique fait partie de la route sud de l’héroïne qui relie les zones de production afghanes à l’Afrique australe ». Il en est de même pour la pêche illégale, notamment de concombres de mer, qui attire de nombreuses embarcations agissant pour des commanditaires asiatiques dont certaines n’hésitent pas parfois à narguer les détachements militaires qui ont été dotés de Zodiac pour intervenir au-delà des littoraux afin de lutter plus efficacement contre ce fléau[iv].
Zone concurrentielle, le canal de Mozambique demeure enfin un espace profondément instable. La menace djihadiste, avec la montée de l’islamisme dans les pays d’Afrique de l’Est et notamment au Mozambique depuis 2017[v], constitue ainsi un risque majeur de déstabilisation régionale. La présence militaire française sur les îles Éparses, de par son ancienneté et sa remarquable continuité, apparaît à cet égard comme l’un des rares facteurs de stabilité au sein d’un espace « fragmenté dans son intériorité par les îles qui en font un puzzle de souverainetés » et « écartelé entre plusieurs aires d’influence, politiques, culturelles et marchandes »[vi]. Il est ainsi symptomatique de constater que ce sont précisément les orces des FAZSOI, chargées de se relayer sur les Éparses depuis près de 50 ans, qui, en mars 2021, ont été mis en alerte dans le cadre d’une intervention sur le Mozambique voisin, en proie à une insurrection islamique menée par le groupe Al-Shabab (lié à l’État islamique) dans la province de Cabo Delgado. L’intervention est finalement annulée au dernier moment. Un an plus tard, une équipe de cette même unité est finalement projetée au Mozambique dans le cadre d’un déploiement original mêlant engagement opérationnel et formation des forces militaires locales à la lutte anti-terroriste. Annick Girardin, alors ministre de la Mer, ne s’en est pas cachée : les 300 millions d’euros versés au titre de la coopération bilatérale avec le Mozambique vont « permettre de protéger les îles Éparses et les intérêts de notre pays dans le canal ».
Enfin, dernier facteur important dans la décision du maintien des détachements militaires, la crise politique que connaît la Grande Île en 2009 provoque une forte rancœur à l’égard de la France et ravive les vieux souvenirs de la « Françafrique ». La question des îles Éparses devient un thème important de la politique intérieure malgache, sa médiatisation étant en partie assurée sur les réseaux sociaux et par le biais de la diaspora malgache à l’étranger. Or, sans aucun doute, ce retour du « refoulé » sur les Éparses n’est-il pas étranger aux nouvelles convoitises économiques qui se manifestent. Les revendications malgaches pour la restitution des îles Éparses sont d’autant plus vigoureuses que s’affirment d’autant plus que les discussions entre le Royaume-Uni et l’île Maurice sur la restitution de l’archipel des Chagos (57 îles) a débouché sur un accord le 3 octobre 2024, après un demi-siècle de litiges. Le président malgache Andry Rajoelina ne s’y est pas trompé en invitant les autorités françaises à faire de même (cf interview au Figaro datée du 11 octobre 2024).
À suivre …
[1] Le blocage du canal de Suez pendant six jours en mars 2021 ou la menace que fait peser la rébellion houthi sur son fonctionnement continuent de rappeler l’importance de l’ancienne route du Cap.
[1] L’Union soviétique recherche des points d’appui pour permettre à sa marine de guerre d’étendre son influence politique en direction des mers chaudes (on a parlé à l’époque de « chasse aux îles ») et la poussée des pays du bloc de l’Est se fait sentir tout au long des années 1970 : Madagascar, l’Éthiopie, le Mozambique, la Somalie ou la Tanzanie se sont rapprochés de l’URSS ou de la Chine. La marine soviétique se voit octroyer des facilités de relâche dans certains ports, qu’il s’agisse de l’île Maurice, de Socotra (Yémen) ou de Zanzibar, où son influence économique et politique apparaît grandissante.
[1] Il s’agit pour eux, à la veille de l’allègement de leur dispositif au Vietnam, d’organiser des positions de repli leur permettant de sauvegarder leurs intérêts dans cette partie du monde.
[1] En janvier 2014, un équipage de quinze Malgaches parvient même à débarquer sur Juan de Nova avant d’être rejeté à la mer. Quelques semaines plus tard, le 29 mars, cinq navires et 112 pêcheurs font irruption dans le lagon de Juan de Nova avant d’être arraisonnés par la frégate Nivôse appuyée par le détachement du 2e RPIMa, avec près d’une tonne d’holothuries saisies et rejetées à la mer.
[1] Le Mozambique fait face depuis octobre 2017 à de violentes attaques de la part d’un groupe militant islamiste appelé Ahlu Sunna Wal-Jamaa (les gens de la tradition du Prophète et du Consensus).
[1] Olivier Vallée, « Le canal du Mozambique : un espace géocritique », Le Grand Continent, 15 avril 2021, https://legrandcontinent.eu/fr/2021/04/15/le-canal-du-mozambique-un-espace-geocritique/
[i] Le blocage du canal de Suez pendant six jours en mars 2021 ou la menace que fait peser la rébellion houthi sur son fonctionnement continuent de rappeler l’importance de l’ancienne route du Cap.
[ii] L’Union soviétique recherche des points d’appui pour permettre à sa marine de guerre d’étendre son influence politique en direction des mers chaudes (on a parlé à l’époque de « chasse aux îles ») et la poussée des pays du bloc de l’Est se fait sentir tout au long des années 1970 : Madagascar, l’Éthiopie, le Mozambique, la Somalie ou la Tanzanie se sont rapprochés de l’URSS ou de la Chine. La marine soviétique se voit octroyer des facilités de relâche dans certains ports, qu’il s’agisse de l’île Maurice, de Socotra (Yémen) ou de Zanzibar, où son influence économique et politique apparaît grandissante.
[iii] Il s’agit pour eux, à la veille de l’allègement de leur dispositif au Vietnam, d’organiser des positions de repli leur permettant de sauvegarder leurs intérêts dans cette partie du monde.
[iv] En janvier 2014, un équipage de quinze Malgaches parvient même à débarquer sur Juan de Nova avant d’être rejeté à la mer. Quelques semaines plus tard, le 29 mars, cinq navires et 112 pêcheurs font irruption dans le lagon de Juan de Nova avant d’être arraisonnés par la frégate Nivôse appuyée par le détachement du 2e RPIMa, avec près d’une tonne d’holothuries saisies et rejetées à la mer.
[v] Le Mozambique fait face depuis octobre 2017 à de violentes attaques de la part d’un groupe militant islamiste appelé Ahlu Sunna Wal-Jamaa (les gens de la tradition du Prophète et du Consensus).
[vi] Olivier Vallée, « Le canal du Mozambique : un espace géocritique », Le Grand Continent, 15 avril 2021, https://legrandcontinent.eu/fr/2021/04/15/le-canal-du-mozambique-un-espace-geocritique/
(*) Paul Villatouxest docteur en histoire des relations internationales et habilité à diriger des recherches. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages et de plusieurs centaines d’études, d’articles et de communications sur l’histoire militaire et le monde contemporain. Il est par ailleurs rédacteur en chef des magazine Gazette des Armes et Action et responsable éditorial des éditions Mémorabilia.
Suite et fin de l’étude proposée sur l’espace indopacifique spécifique que constituent les îles Eparses.
La dimension diplomatique et militaire
Pour autant, la question du litige territorial est loin d’être réglée, les îles Éparses comme Mayotte n’étant pas inclus dans le champ de coopération de la COI. Celle-ci renvoie à la période du processus de décolonisation de Madagascar en 1960. À la veille de la prise d’indépendance de la Grande Île, le gouvernement français décide, par le biais d’un simple décret daté du 1er avril 1960, de détacher en toute discrétion les îles Éparses administrativement afin de les placer sous l’autorité du ministre des DOM-TOM, le préfet de La Réunion étant chargé de les administrer. Leur statut est alors incertain, en marge du cadre institutionnel français, ces îles étant considérées comme des domaines privés de l’État à l’accès réglementé. Laissée longtemps dans l’ignorance, la jeune République malgache s’insurge dès les années 1960 contre ce qu’elle considère comme une mesure de captation unilatérale ne respectant pas les frontières héritées de la colonisation. Toutefois, c’est en 1973, au moment du retrait français de Madagascar, que la contestation des autorités malgaches issues de la révolution de mai 1972 se fait plus vigoureuse sous l’impulsion de Didier Ratsiraka qui s’attache à faire amorcer un virage progressiste à la Grande Île. La tension à propos de ces îles monte brusquement d’un cran en novembre 1973, en plein choc pétrolier et quelques semaines après la fin de la guerre du Kippour. Convaincu de l’imminence d’un coup de force malgache sur les îles Glorieuses, le gouvernement français décide la mise en place de garnisons militaires d’une quinzaine de parachutistes et de légionnaires des Forces armées de la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI) assistés d’un gendarme sur les 3 îles d’Europa, de Juan de Nova et des Glorieuses. Ces détachements sont relevés tous les 45 jours suivant un processus logistique relativement lourd : situées à 1 800 km de La Réunion, les îles reçoivent un certain nombre d’aménagements nécessaires à leur ravitaillement (piste d’atterrissage, bâtiments de vie et d’entrepôt, citernes…). Ce dispositif de nature essentiellement dissuasif est complété par le déploiement régulier de moyens maritimes dans la zone du canal de Mozambique, notamment dans le cadre de la surveillance et du contrôle du trafic maritime sur la route du Cap, chapeauté par un commandement opérationnel sous les ordres d’un amiral commandant la zone de l’océan Indien.
Or, si sur le plan militaire la tension s’apaise quelque peu au fil des ans, même si le survol de la Grande Île reste interdit aux avions de l’armée de l’Air, le contentieux franco-malgache se joue, à partir de la fin des années 1970, sur le terrain diplomatique. L’objectif d’Antananarivo est de porter le litige sur la scène internationale et de faire condamner la France qui subit coup sur coup deux revers diplomatiques en décembre 1979 et décembre 1980 par le biais du vote de deux résolutions de l’ONU invitant « le gouvernement français à entamer sans plus tarder des négociations avec le gouvernement malgache en vue de la réintégration des îles ». C’est incontestablement au cours de la décennie 1979-1989 que le différend franco-malgache sur les îles Éparses connaît son apogée, d’autant que l’exemple de la crise des Malouines au printemps 1982 incite naturellement à la vigilance. Pour autant, la fin de la guerre froide et la reprise des relations militaires franco-malgaches au début des années 1990 permettent aux forces armées des deux pays d’entamer une période de coopération fructueuse qui se concrétise rapidement par l’organisation d’exercices bilatéraux et un très actif programme d’assistance militaire. Des projets de cogestion sur les îles sont même initiés dès 1999 par le président Chirac, mais ne déboucheront jamais sur des mesures concrètes.
À dire vrai, à cette date, la question de la souveraineté des îles Éparses semble avoir perdu une grande partie de sa pertinence, alors même que, côté malgache, les problèmes de politique intérieure de la première moitié des années 1990 – crise institutionnelle, économie sinistrée, autosuffisance alimentaire non assurée, déforestation accélérée – font passer au second plan le traitement de ce dossier. Du côté français, ce climat de détente se traduit par l’automatisation progressive des stations de la météorologie nationale, entre avril 1999 et septembre 2001 et même une velléité de retrait des détachements militaires en 2009. Le projet s’inscrit ainsi dans un continuum de décisions dont l’une des plus spectaculaires est le rattachement – en 2 temps 2005 puis 2007 – des îles Éparses aux Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) en tant que 5e district de cette entité, permettant de leur conférer un statut officiel et définitif.
Plusieurs facteurs vont pourtant bousculer le schéma apaisé qui se dessine à la fin des années 2000. Le premier est avant tout opérationnel dans la mesure où une menace nouvelle fait brusquement son apparition dans la zone du canal de Mozambique : la lutte contre la piraterie – essentiellement somalienne – autour de la Corne de l’Afrique, est en passe de provoquer une déstabilisation de la région. Entreprise en 2008, l’opération militaire maritime européenne « Atalante » dans le golfe d’Aden a pour effet indirect de repousser les pirates dans le sud de l’océan Indien. Aperçus non loin des Seychelles, des groupes de pirates sont même repérés dans les parages de l’archipel des Glorieuses en septembre 2009. Cette menace d’une possible installation de base aérienne par les pirates somaliens n’incite naturellement pas à initier un processus de désengagement. En outre, le canal de Mozambique est de plus en plus en proie à des trafics illicites en tous genres, notamment de drogue : « Le canal du Mozambique fait partie de la route sud de l’héroïne qui relie les zones de production afghanes à l’Afrique australe ». Il en est de même pour la pêche illégale, notamment de concombres de mer, qui attire de nombreuses embarcations agissant pour des commanditaires asiatiques dont certaines n’hésitent pas parfois à narguer les détachements militaires qui ont été dotés de Zodiac pour intervenir au-delà des littoraux afin de lutter plus efficacement contre ce fléau[i].
Zone concurrentielle, le canal de Mozambique demeure enfin un espace profondément instable. La menace djihadiste, avec la montée de l’islamisme dans les pays d’Afrique de l’Est et notamment au Mozambique depuis 2017[ii], constitue ainsi un risque majeur de déstabilisation régionale. La présence militaire française sur les îles Éparses, de par son ancienneté et sa remarquable continuité, apparaît à cet égard comme l’un des rares facteurs de stabilité au sein d’un espace « fragmenté dans son intériorité par les îles qui en font un puzzle de souverainetés » et « écartelé entre plusieurs aires d’influence, politiques, culturelles et marchandes »[iii]. Il est ainsi symptomatique de constater que ce sont précisément les orces des FAZSOI, chargées de se relayer sur les Éparses depuis près de 50 ans, qui, en mars 2021, ont été mis en alerte dans le cadre d’une intervention sur le Mozambique voisin, en proie à une insurrection islamique menée par le groupe Al-Shabab (lié à l’État islamique) dans la province de Cabo Delgado. L’intervention est finalement annulée au dernier moment. Un an plus tard, une équipe de cette même unité est finalement projetée au Mozambique dans le cadre d’un déploiement original mêlant engagement opérationnel et formation des forces militaires locales à la lutte anti-terroriste. Annick Girardin, alors ministre de la Mer, ne s’en est pas cachée : les 300 millions d’euros versés au titre de la coopération bilatérale avec le Mozambique vont « permettre de protéger les îles Éparses et les intérêts de notre pays dans le canal ».
Enfin, dernier facteur important dans la décision du maintien des détachements militaires, la crise politique que connaît la Grande Île en 2009 provoque une forte rancœur à l’égard de la France et ravive les vieux souvenirs de la « Françafrique ». La question des îles Éparses devient un thème important de la politique intérieure malgache, sa médiatisation étant en partie assurée sur les réseaux sociaux et par le biais de la diaspora malgache à l’étranger. Or, sans aucun doute, ce retour du « refoulé » sur les Éparses n’est-il pas étranger aux nouvelles convoitises économiques qui se manifestent. Les revendications malgaches pour la restitution des îles Éparses sont d’autant plus vigoureuses que s’affirment d’autant plus que les discussions entre le Royaume-Uni et l’île Maurice sur la restitution de l’archipel des Chagos (57 îles) a débouché sur un accord le 3 octobre 2024, après un demi-siècle de litiges. Le président malgache Andry Rajoelina ne s’y est pas trompé en invitant les autorités françaises à faire de même dans une interview au Figaro datée du 11 octobre 2024.
La dimension économique
Avouons-le d’emblée : le facteur économique compte pour très peu dans l’intérêt que suscitent à l’origine les petites îles du canal de Mozambique. Tout bascule au début des années 1970 grâce à l’émergence du nouveau droit de la mer en lien avec la notion de « zone économique exclusive ». Celle-ci repose sur la possibilité de tirer profit des ressources naturelles de toutes sortes dans les eaux et le sous-sol entourant les littoraux sur une zone pouvant s’étendre jusqu’à 200 milles nautiques (environ 370 km). Cette zone est évidemment sans rapport avec la superficie terrestre d’une île et prend une importance qui ne fait que croître à mesure que cette île est éloignée d’autres rivages. C’est précisément suivant ce principe que la France institue des ZEE au large des côtes de chacune des îles Éparses en février 1978. Ces délimitations, aussitôt contestées par Madagascar et donc non officiellement reconnues sur le plan international[iv], offrent ainsi à la France un peu plus 360 000 km² pour seulement 42 km² de terres émergées[v], soit près de la moitié de la surface du canal si l’on ajoute Mayotte (74 000 km²).
Cette initiative ouvre alors de nouvelles perspectives aux autorités françaises sur le plan économique :
Celle de faire de ces îles des sentinelles avancées sur la « route du pétrole » en s’offrant même la possibilité d’interdire de passage certains navires (à condition de disposer et d’investir en moyens adéquats en matière de surveillance aéronavale). Pour l’heure, dans l’attente de l’arrivée des nouveaux patrouilleurs outre-mer (POM) de 1 300 tonnes en 2025, deux frégates de surveillance et un patrouilleur basés à La Réunion et le détachement encore insuffisant d’un Falcon 50M sont les principaux moyens déployés, trop limités compte tenu de l’immensité de la zone à couvrir.
-Celle de délivrer à des navires français, mais aussi étrangers des licences pour exploiter les ressources halieutiques dans la zone dont on estime, à la fin des années 1970, qu’elle permettrait la pêche d’environ 40 000 tonnes de thon par an. Des licences ont ainsi été accordées au coup par coup à des flottilles japonaises dès 1979, principalement pour des raisons politiques : la reconnaissance implicite d’une grande puissance industrielle de la souveraineté française sur les îlots du canal de Mozambique. En réalité, il n’en reste pas moins que, sur un plan strictement économique, les retombées de l’exploitation de la ressource halieutique demeurent toujours modestes pour différentes raisons parmi lesquelles l’éloignement des installations frigorifiques du port de la Pointe des Galets à La Réunion de la zone de pêche. Une relance de l’activité a cependant été entamée dans la seconde moitié des années 2000 grâce à l’expertise des TAAF, mais suivant un modèle exemplaire de « pêche durable et raisonnée »[vi]. Un modèle qui se veut au fond l’exact contraire de ce qui est aujourd’hui pratiqué dans le canal de Mozambique où la surpêche risque prochainement de mettre en péril le renouvellement des stocks, notamment de thons pour lesquels la demande mondiale est en constante augmentation. Le Mozambique et Madagascar accueillent ainsi chaque année un nombre croissant de navires chinois qui, face à l’épuisement relatif des stocks de poissons près des côtes chinoises, n’hésitent plus désormais à réaliser des campagnes prolongées dans le canal de Mozambique, ce qui motive en partie le soutien de Pékin aux revendications de Madagascar sur les îles Éparses[vii]. L’épuisement des stocks dans le canal du Mozambique, notamment des grands migrateurs comme les thons, risque en effet d’accentuer à l’avenir la pression de pêche illégale dans les ZEE françaises.
Enfin, parmi les perspectives nouvelles, la plus prometteuse reste bien évidemment la possibilité d’exploiter le sous-sol marin des ZEE des îles Éparses, potentiellement riche en hydrocarbure (gaz et pétrole) et en nodules polymétalliques (hydroxydes de fer et de manganèse).
Ce dernier aspect est celui qui attire aujourd’hui les plus grandes convoitises dans le canal de Mozambique. C’est ainsi que des gisements offshores ont été découverts entre 2010 et 2013 au large du Mozambique, suscitant l’intérêt des grands groupes pétroliers et gaziers mondiaux, dont Total Energies. C’est d’ailleurs le groupe français qui assure la mise en œuvre du projet d’exploitation de gaz à Cabo Delgado, au nord du Mozambique malgré une situation sécuritaire très dégradée du fait de l’insurrection islamiste en cours. Les réserves seraient estimées à plus de 500 milliards de mètres cubes de gaz et entre 6 milliards et 12 milliards de barils de pétrole, attisant les convoitises chinoises, mais aussi russes. Les Chinois, dont 80 % des importations énergétiques transitent par l’océan Indien et pour lesquels le canal de Mozambique est le prolongement naturel de la « route maritime de la soie », ont tissé des liens économiques importants avec certains États riverains, au premier rang desquels le Mozambique[viii] et surtout Madagascar[ix], qui abrite une diaspora chinoise qui s’élève à 100 000 personnes, et dont elle est devenue le premier partenaire commercial. Elle finance ainsi des infrastructures, notamment portuaires et militaires suivant une approche de type « collier de perles », tout en développant une habile politique d’influence grâce à un activisme diplomatique très actif et une offre de coopération institutionnelle dans des domaines aussi divers que la santé, éducation, agriculture, culture, sécurité, etc. La Russie enfin mène avec doigté, depuis plusieurs années, une politique d’influence ciblée, notamment en direction de Madagascar, en lui apportant son soutien sur le dossier des îles Éparses en 2015 puis en 2022. Ces formes d’ingérence ciblées vont de pair avec un sentiment diffus de déclassement de la France, savamment entretenu par les réseaux d’influence russes, au cœur d’une région faisant pourtant partie de la sphère d’influence traditionnelle de Paris. Couvrant par sa ZEE près de la moitié de la superficie totale du canal, la France apparait comme l’un des principaux bénéficiaires potentiels de la manne pétrolière et gazière dans la zone. En décembre 2008, des licences d’exploration offshore au large de Juan de Nova sont même accordées à des entreprises pétrolières tandis que deux autres demandes de permis de recherches de mines d’hydrocarbures liquides ou gazeux sont déposées pour la ZEE d’Europa. Les premières campagnes de forages exploratoires sont lancées entre décembre 2012 et mars 2013, les licences étant prolongées en décembre 2015 puis en 2018. Toutefois, en février 2020, le programme, sur lequel subsistent de nombreuses incertitudes (existence, profondeur des gisements), a été brusquement abandonné dans le cadre de la mise en application de la loi du 30 décembre 2017, mettant « fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures ».
Cette décision – et c’est ainsi que nous conclurons – répond officiellement à la volonté française de sanctuariser les îles Éparses pour les consacrer à la recherche scientifique ainsi qu’à la préservation de l’environnement et de la biodiversité[x]. Alors même qu’une partie de ces îles bénéficie depuis 2021 d’un classement en réserve nationale naturelle avec l’ambition, à terme, de l’étendre à l’ensemble du district, les autorités françaises s’appuient désormais sur « un droit environnemental » pour justifier de leur occupation. Lors de sa visite aux Glorieuses en 2019 (la première d’un président de la République), le président Macron avait ébauché à cet égard un discours consistant à conférer à la France, sur ces îlots, une forme de devoir vis-à-vis du reste du monde : « On n’est pas là pour s’amuser, mais pour bâtir l’avenir de la planète. » Ce narratif s’inscrit ainsi dans un véritable processus de « Soft Power », fondé sur les principes de développement durable et de gestion raisonnée des ressources halieutiques. Les îles Éparses constituent aujourd’hui l’une des clés de voûte de ce modèle, au cœur d’un espace qui cumule les fragilités et les vulnérabilités, qu’il s’agisse des trafics, de la surpêche, des tensions géopolitiques et sécuritaires ou des convoitises en matière de ressources énergétiques. De par son ancienneté et sa remarquable continuité, la présence française apparaît à cet égard comme l’un des rares facteurs de stabilité au sein d’un espace « fragmenté » par les îles « qui en font un puzzle de souverainetés » et « écartelé entre plusieurs aires d’influence, politiques, culturelles et marchandes »[xi]. Le risque est évidemment celui de l’isolement, d’où la nécessité d’inscrire son discours à destination des autres puissances régionales et territoires insulaires dans une volonté de multiplier les efforts multilatéraux. Le récent projet franco-malgache de réhabilitation de l’ancien port stratégique de Diego-Suarez, au nord du canal de Mozambique, participe de cet effort.
Cette ambition implique donc le maintien d’une contribution appréciable à la stabilité stratégique de la région et, au-delà de son soft power, ce sont avant tout ses capacités militaires qui font de la France encore aujourd’hui un acteur majeur dans le sud de l’océan Indien. Les îles Éparses conservent ainsi leur présence militaire et continuent donc à jouer le rôle de points d’appui au cœur du canal de Mozambique dans le cadre d’un maillage régional permettant à la France de projeter des unités lorsque cela lui paraît nécessaire dans le cadre de crises régionales.
[i] En janvier 2014, un équipage de quinze Malgaches parvient même à débarquer sur Juan de Nova avant d’être rejeté à la mer. Quelques semaines plus tard, le 29 mars, cinq navires et 112 pêcheurs font irruption dans le lagon de Juan de Nova avant d’être arraisonnés par la frégate Nivôse appuyée par le détachement du 2e RPIMa, avec près d’une tonne d’holothuries saisies et rejetées à la mer.
[ii] Le Mozambique fait face depuis octobre 2017 à de violentes attaques de la part d’un groupe militant islamiste appelé Ahlu Sunna Wal-Jamaa (les gens de la tradition du Prophète et du Consensus).
[iv] Notons que le seul accord passé par la France pour sa ZEE des îles Éparses est celui du 19 février 2001 avec les Seychelles relatif à la délimitation de la frontière maritime de la zone économique exclusive et du plateau continental entre les îles Glorieuses et du Lys et les îles d’Assomption et Astove. Précisons cependant que l’Union européenne a conclu en 2001 un accord de pêche avec Madagascar précisant les limites de la « zone de pêche malgache » qui prend en considération les zones sous juridiction française du canal de Mozambique et de Tromelin, avec toutefois quelques légers chevauchements entre la ligne d’équidistance figurant sur les cartes françaises et cette zone de pêche.
[v] Bassas da India (123 700 km²) + Europa (127 300 km²) + Juan de Nova (61 050 km²) + Glorieuses (48 350 km²) = 360 400 km². 3,27 % des 11 millions de km² de ZEE française.
[vi] Pour la campagne 2020-2021, 18 thoniers senneurs ont été autorisés à pêcher dans ces ZEE, auxquels s’ajoutent trois palangriers français et 6 navires auxiliaires.
[vii] Dans ses « scénarios noirs de l’armée française » élaborés en mars 2023, l’hebdomadaire L’Express imagine la possibilité d’un coup de force sur les îles Glorieuses en août 2028 par le biais d’un « patrouilleur malgache secondé par une frégate chinoise », en réponse à des « tirs de sommation français » faisant suite à la pénétration dans les eaux de la ZEE des Éparses de navires chinois. « Scénario 3 : Madagascar reprend les îles Éparses », in Clément Daniez, Étienne Girard et Alexandra Saviana, « La guerre est déclarée. Les scénarios noirs de l’armée française », L’Express, n° 3739, 2 mars 2023, p. 23. Ce scénario est par la suite développé sous la forme d’une vidéo mise en ligne le 11 août 2023 : https://www.youtube.com/watch?v=6lg0FDAFsaM&t=213s
[viii] On évalue les créances chinoises du Mozambique à environ 2,2 milliards de dollars, soit près de 15 % de la dette extérieure du pays. Voir : « Le canal du Mozambique : luttes d’influence pour un passage stratégique en devenir », Brèves Marines, n° 246, Centre d’études stratégiques de la Marine (CESM).
[ix] En 2017, la France, troisième fournisseur de la Grande Île, a vu sa part de marché diminuer (6,4 % contre 6,9 % en 2016). Elle est devancée par l’Inde (9,3 %) et reste loin derrière la Chine (18,6 %). Tristan Coloma et Quentin René François Ygorra, Le canal du Mozambique : un espace de compétition crisogène, Notes de l’Ifri, Ifri, juin 2022, p. 27.
[x] D’autres facteurs ont pu jouer, parmi lesquels le risque d’instabilité juridique lié à la contestation non résolue du litige territorial avec Madagascar. Le chercheur magache Johary Ravaloson pointe ainsi le fait que ces investissements, « situés dans un territoire contesté, étaient menacés, d’une part, par les risques de face à face des souverainetés pouvant produire des black swans [effets de surprise] issus de la concurrence de permis, à l’instar de ceux délivrés pour la pêche dans la zone Tromelin et, d’autre part, par la prise en compte d’intérêts jusque-là négligés du droit des investissements internationaux, comme ceux de l’environnement mais également des communautés locales. Les sociétés américaines South Atlantic Petroleum et Marex Petroleum détentrices de permis français d’exploitation auraient pu être acculées devant une juridiction américaine, par exemple, pour atteinte aux intérêts d’une communauté locale, les pêcheurs nomades Vezo qui fréquentent traditionnellement la zone. La Cour Suprême des États Unis reconnaît en effet une voie de recours aux étrangers pour obtenir réparation des préjudices subis à cause de la conduite des entreprises américaines contraire au droit international, coutumier ou conventionnel, où que celles ci se trouvent ; sans que cela soit nécessaire de se prononcer sur une quelconque souveraineté. »
(*) Paul Villatouxest docteur en histoire des relations internationales et habilité à diriger des recherches. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages et de plusieurs centaines d’études, d’articles et de communications sur l’histoire militaire et le monde contemporain. Il est par ailleurs rédacteur en chef des magazine Gazette des Armes et Action et responsable éditorial des éditions Mémorabilia.
Bon, il faut répondre absolument à cette autorisation d’emploi des armes à longue portée occidentales sur notre sol.
Mais, c’est déjà le cas depuis longtemps en Crimée et dans nos nouvelles provinces d’Ukraine…
Je parlais de notre vrai sol, crétin !
Dans ce cas, on n’a pas beaucoup d’autre solution que d’agiter la peur nucléaire.
Oui, mais on l’a déjà fait 20 fois. Il faut augmenter la dose, mais sans aller trop loin. Un dernier avertissement avant l’avertissement terminal qui précédera l’ultime avertissement où on emploiera peut-être un peu de nucléaire pas méchant. Une simple déclaration menaçante ne suffira pas.
Un exercice de déploiement ?
Déjà fait !
Une demi-mise en alerte ?
Déjà fait !
Des essais en Nouvelle-Zemble ?
C’est prévu, mais c’est déjà employer un peu de nucléaire et il faut surtout quelque chose tout de suite. Ce sera peut-être l’étape suivante.
Il y a toujours l’idée de modifier la doctrine nucléaire que l’on a lancée il y a quelques mois. On peut la publier demain.
Bonne idée, je prends. Autre chose ?
J’ai une idée, chef. On utilise depuis longtemps des missiles contre l’Ukraine des missiles conventionnels capables de porter éventuellement des charges nucléaires et si on faisait l’inverse en frappant conventionnellement une ville ukrainienne avec un missile stratégique nucléaire ? Pour le coup, cela foutra la trouille à tout le monde.
Pas mal, mais c’est peut-être un poil trop.
On peut refroidir un peu en n’utilisant pas un de nos précieux missiles intercontinentaux, mais un missile intermédiaire toujours en cours de développement depuis 13 ans.
C’est le truc que l’on avait camouflé en missile intercontinental parce qu’on n’avait pas le droit de construire des missiles intermédiaires à l’époque ?
Oui, c’est ça, chef, le RS-26.
Bonne idée. Il faut avertir les Américains au moment du tir, pour qu’il n’y ait pas de mauvaise interprétation, on va l’utiliser dans une zone symbolique – par exemple là où les Ukrainiens fabriquaient les missiles intercontinentaux – et je dirai que c’est juste un essai pour un engin nouveau. Comme cet essai sera forcément une réussite, je louerai ensuite les avancées prodigieuses de la science et de l’industrie russe. Sur un malentendu, cela peut passer. Mais au fait à quoi ça sert d’avoir un missile à portée intermédiaire ?
A refaire le coup des SS-20, chef. Avec ça on ne menace vraiment que les poules mouillées européennes, mais pas les États-Unis. On peut menacer, comme à l’époque des SS-20, de détruire toutes les bases européennes où sont stockés les bombes B-61 et donc le parapluie nucléaire américain en Europe. Le président des États-Unis serait alors placé devant un dilemme : soit il utilise contre nous des armes stratégiques américaines avec une riposte sur les États-Unis, soit il lâche les Européens qui deviennent alors très vulnérables.
Je retiens l’idée. J’annoncerai qu’on va les produire en série, même si je ne suis pas sûr qu’on ait les moyens de le faire. Avec ces armes intermédiaires, et notre armée plus puissante que jamais, on pourra se permettre beaucoup de choses une fois que la guerre en Ukraine sera terminée, surtout si les Américains se désengagent de ce continent.
Vous êtes génial chef !
Je sais. Résumons la manœuvre de peur : je fais une ou plusieurs déclarations à la fois méchantes et maîtrisées, on publie la nouvelle doctrine avec l’idée qu’une attaque aérienne conjointe massive sur notre sol pourra justifier de l’emploi de l’arme nucléaire et on lance un missile intermédiaire quelque part. Bien entendu, tous les relais : chefs d’État sympathisants, chefs de partis d’extrême-gauche et d’extrême-droite, influenceurs, faux médias, idiots utiles chanteront en cœur le couplet du « C’est la faute à Joe Biden et à ses vassaux européens qui veulent nous entraîner dans la troisième guerre mondiale ». Cela freinera au moins toutes les initiatives en faveur de l’Ukraine. En avant !
Face à Poutine et après Trump, européaniser la dissuasion française ?
Perspectives sur l’actualité Guerre
La guerre d’Ukraine a ouvert un nouveau contexte stratégique et établi un nouveau modèle pour les conflits d’agression que la Russie pourrait mener à l’avenir face à l’espace européen.
Alors que l’Europe se prépare à entrer dans la deuxième ère Trump, la France doit trouver les moyens d’éviter à la fois la guerre et la soumission.
La guerre d’Ukraine, par sa durée et l’ampleur des pertes que subissent les belligérants, marque le retour en Europe des conflits conjuguant ampleur et durée, destructions matérielles et pertes humaines avec, pour un des deux belligérants, un enjeu de survie nationale. Alors que la nation ukrainienne lutte pour son existence face à l’agression russe, la France semble doublement à l’abri d’un tel risque.
D’une part grâce à sa situation « d’île stratégique » qui la voit en paix durable et confraternelle avec l’ensemble du continent européen, ce qui lui confère une profondeur stratégique historiquement inédite. D’autre part, grâce à sa dissuasion nucléaire nationale autonome qui la prémunit contre tout anéantissement ou chantage nucléaire. Pour autant, la France est profondément impliquée dans la défense de cet espace européen au sein duquel elle vit une communauté de valeur et de destin avec ses voisins, partenaires et alliés. Mais dans ce contexte, la dissuasion nationale autonome n’est pas une panacée, et le contexte du retour durable d’une Russie agressive et expansionniste crée de nouvelles situations à risque que son modèle de forces actuel ne permettrait pas toujours d’affronter. Notamment en raison de la prolongation potentielle des crises, mais aussi d’un ordre international bien moins binaire et plus économiquement complexe que dans les années de la Guerre froide.
Si les dirigeants français admettent volontiers à travers leurs déclarations depuis les années 1970 qu’une part des « intérêts vitaux » du pays se situe en Europe, force est de constater que la France serait bien incapable, dans le format actuel, d’européaniser sa dissuasion de manière crédible et efficace pour s’ériger en protectrice de dernier ressort de l’intégrité de l’espace européen. Surtout dans un contexte conjuguant crise conflictuelle longue, escalade lente et doutes sur l’engagement américain : trois hypothèses probables à court ou moyen terme. La conséquence est qu’il faut sans doute admettre que les intérêts de la France en Europe ne sont pas « à ce point vitaux » pour que celle-ci puisse offrir une garantie de sécurité avec son seul arsenal nucléaire actuel — qui la verrait prête à « risquer Paris pour Vilnius ».
Il faut donc l’admettre, l’hypothèse d’un conflit conventionnel existe face à la Russie, dont l’escalade pourrait et devrait être maîtrisée. Il faudrait ainsi pouvoir mener celle-ci dans la durée, en coalition, avec l’appui de forces nucléaires françaises « différentes » pour un meilleur épaulement avec les forces conventionnelles. Un point de vue, pour l’heure, résolument hérétique, mais qui découle d’une modification profonde du contexte stratégique.
Une dissuasion française historiquement cohérente
Les fondements de la dissuasion nucléaire française, de la doctrine aux composantes et moyens, reposent en grande partie sur le traumatisme de juin 1940 et servirent son édification pendant la guerre froide, comme une continuité de « l’esprit de résistance » 1. Il s’agissait — et c’est toujours le cas — alors d’éviter le retour d’une situation menaçant la survie même de la France en tant que nation, sans avoir à dépendre du bon vouloir d’un allié anglo-saxon, ni devoir revivre les épouvantables sacrifices humains et matériels des conflits mondiaux. L’arme nucléaire, de par sa puissance, apporta à la fois la menace la plus totale et la solution la plus radicale à l’enjeu central de la défense nationale : survivre en tant que nation 2. La défaite de Dien Bien Phu en 1954 et la crise de Suez en 1956 confirmèrent du point de vue de Paris le caractère à minima aléatoire de l’alliance américaine et la nécessaire indépendance absolue des moyens d’assurer la survie nationale 3.
Avec le développement d’un arsenal crédible, doté de composantes variées, d’une capacité de frappe en second et d’un volume suffisant pour infliger des « dommages inacceptables » à toute puissance quelle que soit sa taille et sa profondeur stratégique, la France se dota d’une « assurance vie » autonome. Celle-ci protège son territoire national et sa population d’une élimination brutale, sans discontinuer depuis 1964 (première prise d’alerte des FAS) et de manière très robuste depuis 1972 (première patrouille de SNLE). Sur le plan doctrinal, une pensée française riche et complexe, incarnée par les généraux Ailleret, Beaufre, Gallois et Poirier, permit de jeter les fondements d’une dissuasion nucléaire autonome, « tous azimuts », strictement défensive — seule justification de l’arme atomique nationale. Une dissuasion centrale dans le modèle des forces militaires françaises, ce que synthétisa pour le grand public le premier Livre blanc de 1972 4.
Pour la France, depuis plus de 50 ans, l’hypothèse d’un conflit majeur en Europe est systématiquement liée à un dialogue dissuasif s’appuyant sur l’arme nucléaire nationale. Face à la nécessité de prévenir le contournement « par le bas » de l’arsenal nucléaire, de témoigner de la solidarité de la France envers ses alliés et de pouvoir justifier, le cas échéant aux yeux du monde, de l’opinion française, et de l’adversaire l’ascension aux extrêmes nucléaires, la France avait articulé à partir des années 1970 son corps de bataille en Allemagne autour de l’idée que son engagement forcerait « l’ennemi » (forcément soviétique mais sans le nommer) à « dévoiler ses intentions » 5. Il s’agissait de faire face à toutes les hypothèses de crise, depuis l’option extrême d’un assaut massif du Pacte de Varsovie sur l’Europe occidentale jusqu’aux hypothèses d’attaques limitées aux frontières de l’OTAN (prise de gage territorial), ou d’une opération de contournement de la lutte armée par l’URSS qui ressemblerait au « coup de Prague » de 1968.
L’engagement hors de France du corps de bataille français composé d’appelés du contingent était alors la manifestation tangible de la détermination politique de Paris ainsi que la justification possible du recours à l’arme nucléaire « tactique », non dans une optique de bataille devant être gagnée, mais plutôt de signalement que la France, après avertissement, serait prête à toutes les options, y compris les plus extrêmes. À aucun moment il ne s’agissait dans l’esprit de « gagner » militairement contre le Pacte de Varsovie, ni même de « durer » en conflit, mais plutôt de restaurer, in extremis, un dialogue politique au bord du gouffre, en assumant le fait de contribuer si nécessaire à l’escalade pour ne pas laisser s’installer un conflit d’usure, destructeur, qui ramènerait les souvenirs de Verdun à l’ombre d’Hiroshima. Le choc avec la superpuissance soviétique ne pouvant déboucher sur une victoire conventionnelle à un prix acceptable, seule la dissuasion apportée par une promesse d’anéantissement mutuel devait pouvoir faire reculer Moscou.
Cet édifice national — doctrinal et capacitaire — qu’est la dissuasion reste, en 2024, d’une surprenante cohérence et globalement d’une saisissante validité. Toutefois, les conditions politiques et militaires « à l’est du Rhin » ont profondément évolué depuis 1991, de même que le modèle des forces de l’armée française, conventionnelles et nucléaires. La dissuasion était devenue après la chute du mur de Berlin réellement « tous azimuts » dans un contexte où aucune puissance hostile ne menaçait réellement la France et où l’hypothèse d’une attaque par armes de destruction massive était réduite à la lubie plus ou moins rationnelle du dirigeant d’un petit État « voyou » ou d’une organisation terroriste. Cet apaisement du contexte stratégique, propice au désarmement et à la maîtrise des armements, a contribué à ramener le format de l’arsenal nucléaire français à un étiage, strictement suffisant pour maintenir une capacité crédible permanente et constituer une assurance vie face à l’impensable, tout en maintenant pour l’avenir des savoir-faire et des capacités (notamment humaines) qui pourraient se perdre en un an, mais mettent trente ans à être (re)créées.
En parallèle, le succès du projet européen a fait de la France une « île stratégique ». Alors que le corps de bataille français se justifiait par la présence de milliers de chars du Pacte de Varsovie à quelques centaines de kilomètres des frontières françaises, l’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne des anciens pays vassaux de Moscou, leur émancipation démocratique et leur adhésion à un espace européen uni et étroitement intriqué sur le plan économique et culturel, a donné à la France une profondeur stratégique importante au sein d’un espace pacifié qui ne semblait plus menacé par la Russie. Cette évolution très favorable a pleinement justifié les « dividendes de la paix », la professionnalisation des forces françaises, la réduction de leur format, leur transformation expéditionnaire, l’abandon de l’idée de corps de bataille en Europe et, plus largement, de défense territoriale. Elle a aussi justifié le renoncement aux forces nucléaires tactiques qui assuraient le « tuilage » entre l’engagement du corps de bataille et l’ascension au seuil thermonucléaire. Tout cela était cohérent et adapté au contexte, et ne remettait pas en cause les équilibres de la dissuasion — jusqu’en 2022.
La France pouvait sereinement maintenir un arsenal pour sa seule défense, régulièrement professer publiquement le caractère européen de ses intérêts vitaux 6 et douter, à l’occasion, de la sincérité de l’engagement américain en Europe. Sans avoir pour autant à s’interroger réellement sur les scénarios possibles qui pourraient la voir s’engager concrètement au profit de ses voisins d’Europe centrale et orientale avec sa dissuasion en cas de défaut américain, ni investir dans des capacités conventionnelles d’ampleur pour les épauler le cas échéant. La menace était objectivement faible et l’allié américain toujours présent et en apparence fiable pour se contenter d’une rhétorique théorique. Or l’agression de l’Ukraine que mène la Russie depuis 2014 et qu’elle a choisi de transformer en conflit majeur depuis février 2022 illustre les nouvelles formes que pourrait prendre une agression russe contre une partie des alliés et partenaires européens de la France. Une agression qui pourrait prendre en défaut un modèle français pensé pour des crises « courtes, fortes et proches ».
Un modèle pensé pour les « crises courtes, fortes et proches »
L’hypothèse centrale commune à tous les scénarios de la guerre froide était celle d’une crise courte. L’idée que le choc avec le Pacte de Varsovie ne durerait pas était absolument centrale. Elle se fondait sur la préparation des deux camps, sur l’ampleur de leurs moyens militaires nucléaires et conventionnels et sur le caractère idéologique de leur opposition. Pour la France, la menace était très proche. Les plans soviétiques situaient la frontière française à moins de dix jours de combat 7. Dans ces conditions, en cas d’attaque surprise appuyée par des frappes nucléaires tactiques, toute mobilisation nationale était illusoire et le « rouleau compresseur » soviétique ne pourrait que difficilement être freiné. Méfiants envers la crédibilité de l’hypothèse de représailles nucléaires américaines, les Français avaient taillé leur dispositif après leur retrait du commandement intégré de l’OTAN pour que les forces françaises de bataille soient toutes entières déployées en Allemagne et soient à la fois la seule unité de réserve de l’Alliance et le seul rempart « conventionnel » du pays, avec comme but de manœuvre l’ambition non de vaincre, mais de tester la détermination de l’ennemi 8.
Que cette force soit détruite ou malmenée, à quelques centaines de kilomètres au plus de Paris, impliquait que la France serait, très rapidement, en situation de menace existentielle, sinon d’anéantissement au moins d’invasion sur fond de bataille nucléaire tactique. Dans ces conditions, centrer l’hypothèse principale de la défense nationale sur la dissuasion thermonucléaire au bord du gouffre faisait parfaitement sens, et l’autonomie de la dissuasion française en renforçait encore la crédibilité, face aux alliés comme face aux adversaires. Le reste de l’OTAN, pour sa part, était préoccupé par deux risques antagonistes : d’une part, l’invasion en bonne et due forme de l’Europe occidentale, et d’autre part la prise de gages limités, le « Hamburg grab » 9. Une telle hypothèse aurait pu voir l’URSS saisir des « tranches de salami » ou des « feuilles d’artichaut » selon les théoriciens, sous la forme de gages territoriaux limités par une attaque surprise avant de s’enterrer et de demander des négociations, contraignant l’OTAN à « passer pour l’agresseur qui escalade » s’il avait menacé de représailles ou tenté de contre attaquer (un modèle que Vladimir Poutine utilise sous la forme modernisée d’une sanctuarisation agressive10).
Si le risque d’invasion de grande ampleur plaidait pour un dispositif étalé dans la profondeur, celui de la prise de gages limitée, associé aux inquiétudes ouest-allemandes de n’être qu’un champ de bataille sacrificiel, plaidait pour une défense de l’avant, avec le positionnement permanent de toutes les forces de bataille au plus près de la frontière, ne laissant que les forces françaises (qui refusaient la bataille de l’avant) comme seules réserves 11. Américains comme Soviétiques, peu désireux d’avoir à engager un échange nucléaire tactique pouvant déboucher sur une escalade incontrôlable, s’employèrent à trouver, tout au long de la guerre froide, les moyens de retarder le seuil nucléaire le plus longtemps possible, voire de pouvoir l’emporter, au moins dans la bataille d’Europe, par les seules forces conventionnelles.
D’une position centrale d’usage initial dans les années 1950, à l’époque des « représailles massives », les armes nucléaires ne firent que reculer dans l’esprit des belligérants potentiels, pour ne plus être qu’une forme de garantie contre la défaite en rase campagne pour l’OTAN comme le Pacte de Varsovie à la fin des années 1980 12. Le point commun entre les conceptions de l’OTAN et celles de la France restaient l’hypothèse d’une crise courte. Il était alors peu concevable qu’un conflit en Europe dure plus de quelques semaines. La décision devait être emportée par les forces pré-positionnées et par l’afflux rapide des forces de second échelon (venant d’URSS ou d’Amérique du Nord), sans passer par une mobilisation pluriannuelle. Qu’il s’agisse de contrer une attaque menaçant directement ses frontières ou de se porter en soutien de ses alliés, la dissuasion française demeurait la clé de voûte de la stratégie de la France en cas de conflit, capable de neutraliser rapidement toute agression soviétique par une ascension aux extrêmes qui semblait inéluctable si l’adversaire semblait vouloir s’engager de manière résolue, au-delà d’un gage territorial. Une crise « courte, forte et proche » en somme.
La défense de l’espace européen après 2025 : des crises « longues, lointaines, à l’escalade lente »
L’agression russe de l’Ukraine s’inscrit dans une stratégie pluriannuelle de contournement de la lutte armée 13 qui a échoué et s’est transformée, malgré la volonté des stratèges russes, en un conflit ouvert et prolongé. Elle constitue malheureusement sans doute le modèle des conflits d’agression que la Russie pourrait mener à l’avenir face à l’espace européen. Menant initialement une stratégie de déstabilisation par un mélange d’influence, de propagande et d’actions clandestines ciblées (sabotages, assassinats, cyber attaques), la Russie entreprend le « modelage » de sa cible tout en soufflant le chaud et le froid de manière officielle. Il s’agit d’isoler son adversaire, de semer le doute chez ses soutiens éventuels et au sein de son opinion tout en se créant des points d’appui. Le même schéma s’est dégagé en Géorgie ou en Ukraine hier et pourrait se retrouver en Moldavie, en Finlande ou dans les pays Baltes demain.
Selon une mécanique rôdé, la Russie utiliserait ensuite les opportunités que lui offriraient des crises survenant de manière épisodique ( économiques, migratoires, tensions sociales et ethniques, voire crises climatiques) pour accroître la pression de ses attaques hybrides tout en commençant des opérations armées sous faux drapeau (milices, mercenaires, « petits hommes verts »), notamment pour « protéger » les prétendues minorités russes (ou au moins russophones). Face à des États bénéficiant de garanties explicites de sécurité de la part des États-Unis, la Russie tentera de les faire passer pour les agresseurs, recherchera la conciliation éventuelle d’une administration américaine isolationniste ou occupée en Asie ou au Proche-Orient ou reculera de manière provisoire en patronnant des accords de cessez-le-feu tout en professant son désir de paix et en additionnant les demandes plus larges et sans lien direct avec la crise. Si la crise survient dans un espace « intermédiaire » tel que la Biélorussie (à la faveur d’une révolte) ou la Moldavie, l’engagement russe pourrait être plus direct, surtout si les forces ont été régénérées après une pause ou un arrêt du conflit avec l’Ukraine. Bien entendu, tout au long de la crise, la Russie agiterait la menace nucléaire pour peser sur les opinions (et d’abord la sienne), mais sans signalement stratégique particulier vis-à-vis des trois puissances nucléaires occidentales pour ne pas donner aux spécialistes le sentiment qu’elle sort de la « grammaire nucléaire ». Il s’agit de maintenir une forme de « sanctuarisation stratégique agressive » par la parole, à l’ombre de laquelle la Russie a les mains libres sur le plan conventionnel, en comptant sur le fait que la peur du nucléaire des démocraties occidentales tend, à l’heure des réseaux sociaux, à transformer la dissuasion en une théologie de l’inaction des décideurs politiques.
La crise se prolongeant, elle pourrait déboucher sur des combats ouverts entre les forces d’un pays de l’Union européenne et des unités de l’armée russe, avec ou sans intervention américaine, qui pourraient durer des mois entre déni plausible de la Russie, blocage turc ou hongrois de l’OTAN, polémique sur les réseaux sociaux et atermoiements bruxellois. Pendant le déroulé de cette crise, à aucun moment il ne serait opportun pour la France de faire valoir que l’intégrité du ou des pays menacés constitue un « intérêt vital » pour Paris. Ni l’opinion, ni nos autres alliés, ni la Russie ne jugeraient crédible une menace nucléaire de la part de Paris, qui s’attirerait en outre un feu nourri de critiques en provenance d’une communauté internationale « hors zone OCDE » assez sensible à la question de la retenue dans l’usage, même rhétorique, de l’arme nucléaire.
La crise continuant, en cas de mise en péril de l’intégrité territoriale d’un État de l’Alliance, la question de l’engagement au sol à son profit se poserait. Qu’il se fasse « avec l’OTAN » et sous la justification de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord serait le cas le plus favorable, celui que la Russie souhaite éviter : bénéficiant du soutien des forces américaines, de leurs capacités clé de voûte (espace, cyber, C3, dissuasion, guerre électronique), la victoire conventionnelle défensive serait sans doute possible. Encore faudrait-il, pour qu’elle y prenne sa part et tienne ses engagements, que la France soit en capacité de projeter une division de combat, avec ses soutiens, pour de longs mois. L’hypothèse serait alors celle d’une crise qui à défaut d’être proche, serait encore « courte et forte », un conflit dont le risque d’ascension aux extrêmes — s’il ne peut jamais être totalement écarté — pourrait néanmoins être contenu, les dirigeants russes devant comprendre rapidement qu’ils devraient se retirer sous peine de ne pas pouvoir cacher à leur opinion leur défaite face au potentiel de l’Alliance qui leur est très supérieur. Mais ce scénario « OTAN uni » n’est plus (hélas) le seul à considérer. Il est parfaitement possible, au vu de l’évolution de la politique américaine, que les craintes françaises exprimées depuis plus de 70 ans soient finalement fondées, plaçant Paris dans une situation de « victoire morale », mais aussi au pied du mur. Après avoir plaidé pour une défense européenne plus autonome en cas de défaut américain, la France devrait « assumer ».
L’hypothèse d’une Europe qui assume seule la tentative de mise en échec d’une agression russe d’une partie de son espace dans le cadre d’une crise hybride prolongée est un véritable casse-tête. Outre l’aspect diplomatique qui consisterait en la création et surtout au maintien dans la durée d’une coalition de bonnes volontés très dépendantes de l’État, toujours fluctuant, des forces politiques en Europe, il faudrait surtout parvenir sur le plan militaire à assumer un combat potentiellement durable, surtout si la Russie, voyant l’échec (encore) de son contournement de la lutte armée, se décidait à assumer une posture offensive plus transparente après s’être assurée d’un nihil obstat américain. D’un engagement initial de quelques bataillons, la France se retrouverait avec une brigade au bout de quelques semaines, puis une division au bout de quelques mois, au sein d’une coalition hétéroclite pouvant rassembler Britanniques, Belges, Baltes, Polonais, Tchèques, Scandinaves, Canadiens… Mais sans doute sans l’Allemagne, de manière directe, ni la plupart des pays d’Europe occidentale.
Les premiers cercueils des militaires français passant le pont de l’Alma susciteraient une émotion intense, mais on ne va pas au seuil nucléaire pour 10 morts. Ni pour 100. Et pour 1 000 ? Mille morts militaires — professionnels et non conscrits — pour la France serait à la fois immense, mais bien peu au regard de l’histoire ou des hypothèses de la guerre froide, surtout si ce chiffre est atteint au bout de six mois ou un an d’engagement purement conventionnel qui, après quelques mois, n’occuperait plus le devant d’une scène médiatique volatile. Outre le fait que l’armée française serait, au bout de cette année, à la peine pour régénérer un dispositif qui aurait perdu environ 4 000 hommes (avec un ratio de trois blessés pour un tué) et des centaines de véhicules, sa dissuasion pèserait peu dans le conflit : elle se prémunirait contre toute menace nucléaire sur notre territoire national, se sanctuariserait sans doute aussi contre des frappes conventionnelles massives sur la métropole, mais serait peu crédible pour contraindre Moscou… À quoi d’ailleurs ? « Dévoiler ses intentions » ?
Aucun président français ne serait crédible en annonçant à ses adversaires, ses alliés ou le monde qu’il fait de la survie de l’intégrité du territoire estonien une question d’intérêt vitaljustifiant un « ultime avertissement » sous la forme du tir d’une ou plusieurs armes de 300 kilotonnes, rompant un tabou nucléaire vieux de plus de 80 ans. La Russie, en revanche, aurait beau jeu de rappeler, surtout si elle est en situation de défaite sur le champ de bataille, qu’elle dispose de moyens nucléaires tactiques qu’elle pourrait décider d’employer, y compris sur son propre territoire, pour oblitérer bases ou forces adverses de la coalition européenne, tout en maintenant qu’une guerre nucléaire demeure impossible à gagner et doit être évitée.
Mais même en cas de violation du tabou nucléaire par la Russie sur un champ de bataille qui entraînerait la mort de quelques milliers de militaires européens, serait-il crédible, là encore, d’engager le cœur de la dissuasion dans son format actuel pour contrer cette menace ? La réponse assez candide d’Emmanuel Macron quant à l’absence de réponse nucléaire française à une hypothétique frappe nucléaire russe sur l’Ukraine en 2022 permet au moins d’en douter et, en matière de dissuasion, la volonté du dirigeant est au moins aussi importante que la crédibilité de son arsenal. Une des raisons principales de cette difficulté est que la dissuasion française n’a pas vraiment de « gradation » dans son concept d’emploi et son arsenal. Depuis la disparition de la composante terrestre et de la Force aérienne tactique, son échelle manque de barreaux pour affronter des crises majeures mais non existentielles, trop sérieuses pour qu’on les ignore mais trop lointaines pour qu’on puisse envisager d’assumer la menace radicale d’une destruction mutuelle assurée. Certes, les Forces Aériennes Stratégiques conservent, avec le missile ASMP-A, un moyen aérien permettant des frappes plus « dosées » que les SNLE, mais leur rôle est, comme leur nom le suggère, éminemment stratégique et leur engagement serait porteur d’un signal clair : la France envoie son avertissement nucléaire, elle est prête à monter aux extrêmes, ce qui ne serait pas forcément le cas, loin de là.
Européaniser la dissuasion française : « réponse flexible », « dissuasion intégrée », « arsenal bis »
Le destin de la dissuasion nucléaire française est sans doute, comme certains l’ont écrit avec à-propos, de ne plus être à l’avenir « chimiquement pure 14 », à la fois dans l’isolement de l’arme nucléaire par rapport aux affrontements conventionnels, mais aussi par l’idée que cette arme ne serait qu’un objet dissuasif en toutes circonstances. Le concept français, on l’a vu, était pertinent lorsque la menace était forte, proche et devait se concrétiser de manière brutale et existentielle. Dans ces conditions, il y avait une vraie logique à refuser le principe même d’une guerre conventionnelle (au-delà d’un choc court) et à s’en remettre à la promesse d’anéantissement mutuel pour stopper l’agression au bord du gouffre. Les déclarations françaises qui concernant son étranger frontalier proche (la République Fédérale d’Allemagne) pouvaient être crédibles, car là encore très proches du territoire national et impliquant un corps de bataille de conscrits. Mais l’extension d’un « parapluie » nucléaire français à l’Europe centrale et orientale, à notre profondeur stratégique, ne peut pas se faire avec la même doctrine ni le même arsenal.
Il ne s’agit pas d’ailleurs seulement d’une question de nombre d’armes ou de format des composantes actuelles, mais plutôt de revoir le cœur de la conception de l’arme nucléaire française. L’exemple américain des garanties à l’Europe est ici éclairant : passées les toutes premières années de la guerre froide et dès qu’exista le risque d’anéantissement mutuel, il était devenu évident que les États-Unis ne seraient pas forcément prêts à risquer leur survie s’ils pouvaient espérer, sans désavouer leurs alliés, contenir un conflit au continent européen. La conséquence fut d’une part que les forces conventionnelles prirent une importance croissante et, d’autre part, que les États-Unis, pour prévenir tout découplage en cas d’attaque nucléaire soviétique limitée au continent européen, se dotèrent de moyens à portée limitée pour offrir une garantie crédible de riposte nucléaire depuis l’Europe qui n’engagerait pas le cœur de la triade protégeant l’Amérique du Nord. Cet exemple peut servir de guide pour penser l’avenir d’une forme de dissuasion nucléaire française au profit de l’espace européen.
Cela supposerait bien entendu de commencer par admettre que Berlin, Varsovie ou Tallin ne seront jamais Paris. Il n’y a d’ailleurs ni mépris ni abandon dans cette remarque, simplement le constat lucide que l’organisation actuelle de l’Europe en États nations repose sur une réalité de communautés nationales qui, si elles peuvent être proches, solidaires et confraternelles, ne sont néanmoins ni fongibles ni vouées à se sacrifier les unes au détriment des autres. Mais elles peuvent partager leur défense, et le font déjà pour la plupart au sein de l’OTAN. Pour qu’elle soit crédible, une garantie nucléaire française doit respecter cette réalité, tout en respectant aussi l’ordre nucléaire mondial et sa clé de voûte, le Traité de non prolifération. Il est donc exclu à la fois de transférer des armes nucléaires « à l’Europe », mais aussi d’encourager une prolifération nationale d’autres pays européens.
La première crédibilité de la dissuasion nucléaire française au profit d’une Europe qui serait au moins en partie « abandonnée » par l’allié américain passe donc par le renforcement des forces conventionnelles françaises. Pas pour recréer un corps de bataille sacrificiel de conscrits, mais pour mettre à disposition de l’Alliance, comme Paris s’y est engagée, des forces de combat terrestre d’un volume suffisant (une division avec l’arme aérienne et le soutien naval associés), pouvant être soutenue et relevée dans la durée, malgré des pertes lourdes. Cela suppose un effort capacitaire et industriel, mais aussi humain. Pas sous la forme d’un service national, mais plutôt d’un accroissement volumétrique de la réserve opérationnelle, en nombre mais aussi en jours d’activité annuels. Si, comme le soulignait le chef d’État major de l’armée de terre, avant de penser volume il faut penser cohérence, on ne peut pas faire l’économie de penser le nombre et les pertes. Cet effort est complémentaire du renforcement de la défense antiaérienne et antimissiles ou de l’acquisition de capacités de frappes conventionnelles dans la profondeur, qui donneraient là encore plus de flexibilité pour gérer une escalade avec la Russie.
Ajoutons qu’il faut aussi être prêts à faire cet effort dans le temps long. Si un éventuel conflit entre la Russie et l’espace européen serait sans doute bien moins violent que les hypothèses de 1964-1991, il serait sans doute plus long et pèserait sur des forces plus petites qui doivent gagner autant en profondeur temporelle qu’en cohérence et en masse. Pouvoir non pas dire, mais montrer à nos alliés et nos adversaires que « nous serons là, en nombre, dans la durée » est la première condition pour être crédibles et dissuasifs. Et pouvoir envisager de mettre en échec une agression russe par des moyens purement conventionnels est à la fois devenu possible et tout à fait souhaitable. Dans l’État actuel des choses, tant que dure au moins la garantie nucléaire américaine au profit de l’Europe, il est possible d’en rester là : européaniser la dissuasion française tant que Washington demeure fiable aux yeux de nos alliés n’est sans doute pas envisageable. Or, les États-Unis pourraient vouloir à la fois se retirer ou s’abstenir en cas de crise sur le plan conventionnel, mais maintenir une forme de garantie nucléaire en dernier ressort.
Et si les États-Unis « partaient » ou que certains pays d’Europe admettaient, à l’image de la France, que leur garantie nucléaire pourrait être incertaine ? Bruno Tertrais évoquait la première possibilité dans ces pages en parlant d’un « scénario Trump », qui se traduirait par un lien transatlantique nucléaire délibérément cassé par le président-élu américain. Alors, la seconde étape de la crédibilité serait de disposer, à l’image des Euromissiles, d’une forme d’arsenal « bis », séparé du cœur de la dissuasion nationale qui reposerait toujours sur le tandem FAS-FOST. Centré sur une composante terrestre (missiles balistiques et de croisière sur transport érecteur lanceur), cet arsenal de quelques dizaines d’armes pourrait être basé en totalité hors de France, dans des pays partenaires volontaires, via des accords bilatéraux avec Paris, à l’image des accords permettant aujourd’hui l’implantation d’armes nucléaires américaines en Europe. La dualité des vecteurs serait assumée, ce qui est moins problématique pour des forces non stratégiques (après tout, un Rafale est déjà un « vecteur dual »), et ces forces pourraient à la fois contribuer aux frappes conventionnelles dans la profondeur et permettre d’assumer une escalade nucléaire « non stratégique » si la Russie souhaitait s’engager sur ce terrain. Cet arsenal « bis », qui demeurerait la propriété de la France sous son contrôle exclusif pour être en conformité avec le TNP, offrirait, en cas de crise, une précieuse réassurance collective et une étape intermédiaire dans le dialogue nucléaire, susceptible de répondre aux armes nucléaires tactiques russes engagées contre les forces françaises ou le territoire de ses alliés sans que ses options se limitent à « le M51 ou rien ». Bien entendu, le coût de cette restauration de la composante terrestre ne serait pas négligeable et il serait souhaitable que les pays qui en bénéficient puissent contribuer d’une manière ou d’une autre à la prise en charge de ce fardeau commun, là encore sans violer le cadre de la non-prolifération. La séparation de cet arsenal du reste des forces de dissuasion rendrait la démarche budgétaire plus facile.
Le dernier élément de crédibilité, celui qui en fait fonde les autres, serait une évolution de la doctrine française et de sa pensée stratégique, pour la mettre en cohérence avec les enjeux européens et le niveau de la menace. Encore une fois, il s’agit de défendre de manière crédible une profondeur stratégique qui n’est pas nationale, sans prétendre de manière fallacieuse que son intégrité est « vitale » pour nous. La prise en compte de l’arsenal « bis » impliquerait de construire une doctrine qui serait toujours dissuasive et défensive. La France peut et doit continuer de refuser le principe de la « bataille » nucléaire stratégique. Mais elle peut aussi admettre que certaines armes nucléaires de faible puissance pourraient avoir leur utilité, séparément des forces stratégiques, pour contrer le risque d’usage de telles armes par la Russie, notamment si elle voyait ses forces conventionnelles s’effondrer face à l’Alliance et qu’elle souhaitait pour des raisons de politique intérieure notamment, renverser la table pour éviter la défaite en combinant usage militaire du nucléaire tactique et sanctuarisation agressive par menace nucléaire stratégique. La réponse « flexible » de l’arsenal « bis » français dans le cadre d’une dissuasion européenne « intégrée », cohabitant avec sa propre sanctuarisation stratégique, mettrait ainsi en échec cette option russe — la dissuaderait — et préserverait ce qui resterait le cœur de la réponse alliée, une action défensive conventionnelle. In fine, la France aurait préservé à la fois ses alliés et sa propre liberté d’action, ce qui est un des bénéfices les plus précieux de la dissuasion.
Admettons-le, ces réflexions reposent sur des hypothèses qui peuvent sembler lointaines ou impensables, hétérodoxes, voire hérétiques pour certains. La plus insupportable pour la plupart de nos alliés étant le retrait de la garantie américaine ou son affaiblissement terminal. Pourtant, en 2024, ce risque n’a jamais été aussi élevé depuis 1947 et la situation de la conflictualité en Europe n’a jamais connu un tel emballement depuis la fin des années 1970. Si nous voulons parvenir à éviter à la fois la guerre et la soumission, comme nous y sommes parvenus face à l’URSS, il faut élaborer une nouvelle posture défensive cohérente et crédible. La dissuasion française a admirablement rempli ce rôle ambigu au sein de l’Alliance jusqu’à la chute du mur de Berlin, lorsque la menace était à 300km de ses frontières. Maintenant qu’elle est à 1 500 kilomètres, il faut repenser la totalité de notre modèle de forces et de notre doctrine dissuasive, pour retrouver d’abord une capacité conventionnelle crédible qui sera suffisante tant que la protection américaine sur l’Europe sera crédible, et commencer à réfléchir au format et à la doctrine qui pourraient permettre d’offrir une forme de garantie de sécurité nucléaire élargie à l’Europe qui soit crédible. Ne pas le faire pourrait contribuer à encourager certains pays d’Europe à rechercher, de manière autonome, leur propre dissuasion, relançant les risques de prolifération au cœur du continent. Bien entendu, à l’heure où la France traverse des difficultés budgétaires durables, ce débat impose des choix et, sans doute, des renoncements qui doivent être affrontés en conscience, non par les armées ou la technostructure, mais bien par la classe politique.
Cette idée de « disparition » possible de la France est d’ailleurs évoquée sans détours par le général De Gaulle dans son discours du 15 février 1962. Cité par Nicolas Roche dans Pourquoi la dissuasion, Paris, PUF, 2017, p. 102.
Avery Goldstein (dir.) Deterrence and Security in the 21st Century — China, Britain, France and the Enduring legacy of the Nuclear Revolution, Stanford, Stanford UP, 2000.
Sur le « Hamburg Grab », voir Scott D. Sagan et Kenneth N Waltz, The spread of nuclear weapons — a debate renewed, New York, Norton, 2003.
Voir Pierre Vandier, La dissuasion au troisième âge nucléaire, Paris, Éditions du Rocher, 2018, p. 70-72.
C. Franc : « Le corps d’armée français — essai de mise en perspective », Revue de Tactique Générale, Paris, CDEC, p. 118-121, avril 2019.
*Pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, docteur en sciences politiques
« La prospective est un art difficile surtout lorsqu’elle concerne l’avenir » (Pierre Dac). Surtout si l’on ne fait pas l’effort indispensable pour anticiper l’évènement en amont et s’y préparer sans tabou en n’écartant aucune hypothèse, y compris les plus invraisemblables. Telle n’est pas la démarche suivie dans les principales chancelleries occidentales, y compris en France des deux côtés de la Seine. L’approche tactique et médiatique l’emporte sur l’approche stratégique et prospective. L’émotion sur la raison. La morale sur le réel. Les choses ont bien changé en ce bas monde au cours des trois décennies du XXIe siècle. Une sorte de changement de paradigme pour changement d’époque. Hier, les diplomates pratiquent naturellement la prévision au quotidien avec un certain succès. Aujourd’hui, ils excellent dans l’imprévision et l’impréparation au monde de demain avec une constance qui force le respect.
La diplomatie de la prévision au temps passé
Il fut un temps révolu où gouverner, c’était prévoir. Outre la gestion des dossiers courants, le travail des diplomates comportait une dimension prospective importante. Il leur revenait de toujours se poser la question du jour d’après et de penser l’impensable afin de s’y préparer. Afin de les épauler, voire de les suppléer dans cette fonction, le ministre des Affaires étrangères, Michel Jobert met en place le Centre d’analyse et de prévision (CAP) dont il confie la direction à un brillant esprit, Thierry de Montbrial en 1974. Cette structure a pour mission d’étudier, en toute indépendance intellectuelle, toutes les options envisageables le plus en amont possible sur quelques dossiers choisis. Dans les couloirs feutrés du Quai d’Orsay, on sait qu’un diplomate surpris est un diplomate désarmé. En ce temps-là, les surprises dites stratégiques sont rares à l’exception notable de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement de l’Union soviétique. C’était il y a trente-cinq ans. L’impression prévaut alors que les diplomates affectés à l’administration centrale ou dans les cabinets ministériels (cellule diplomatique de l’Élysée en particulier) sont prêts à parer à toute éventualité, disposant en permanence de plans B dans leurs tiroirs. Ainsi, la diplomatie, rarement prise au dépourvu, peut jouer son rôle traditionnel d’amortisseur des chocs géopolitiques. Et cela pour le plus grand bien de l’image de notre pays dans le monde. Depuis, les choses ont bien changé.
La diplomatie de l’imprévision au temps présent
Il est un temps bien présent où gouverner, c’est subir. L’Ukraine c’est sauve-qui-peut depuis l’élection de Donald Trump comme 47e président des États-Unis. Alors que certains (peu nombreux) mettent en garde contre une impréparation de notre diplomatie consécutive au retour à la Maison Blanche de l’homme à la mèche blonde sur le dossier ukrainien, d’autres (plus nombreux) n’en ont cure. Pourquoi perdre inutilement son temps à galoper dans les nuages alors que Kamala Harris est donnée favorite ? Pris de court, comme d’affreux gamins, ces prévisionnistes à la petite semaine nous font le coup de la fameuse surprise stratégique[1]. Et, ils tirent aujourd’hui frénétiquement la sonnette d’alarme alors que le train Trump est déjà parti et que l’Europe ne pourra le prendre en route. Pour eux, elle devrait sortir de sa torpeur habituelle en proposant une offre des Vingt-Sept leur permettant de ne pas subir un nouveau Munich russo-américain[2]. Mais, ils oublient que l’on manœuvre difficilement le mammouth bruxellois dans l’urgence et sur des questions de stratégie. Leurs suppliques risquent de rester à l’état de vœux pieux. Comme dit l’autre, il aurait fallu y penser plus tôt. L’Europe continuera de rester un nain politique pour longtemps encore. Alea jacte est ! Ainsi se présente une Europe – et la France également – pratiquant avec une constance qui force le respect tout l’art de la diplomatie de l’imprévision, de la négligence coupable.
Du choc du « non-savoir »
« C’est dire que la prévision est autant un art qu’une science, dont la pratique suppose une combinaison harmonieuse de savoirs et d’expérience » (Thierry de Montbrial). Le résultat est là. La conjugaison des erreurs et des aveuglements politico-diplomatiques se paie, le moment venu, intérêt et principal. Rien ne sert d’invoquer le Dieu pas de chance pour s’exonérer de ses responsabilités dans la mauvaise appréciation d’une échéance internationale : élections, guerre, paix, révolutions, catastrophes humanitaires, climatiques… De ce point de vue, les résultats des dernières élections présidentielles aux États-Unis constituent un cas d’école tant le bon sens fut absent des prévisions intangibles de la bien-pensance des deux côtés de l’Atlantique. Ils méritent d’être enseignés dans les écoles initiant à la diplomatie pratique, dans les universités de notre Douce France et à Sciences Po Paris. Des dangers de la diplomatie de l’imprévision !
[1] Sylvie Kaufmann, « L’électrochoc Trump secoue l’UE », Le Monde, 14 novembre 2024, p. 35.
[2] Michel Duclos, « Une « offre européenne » sur l’Ukraine doit être mise au point au plus vite », Le Monde, 14 novembre 2024, p. 32.
A la date d’août 2024, l’Ukraine a reçu plus de 300 milliards d’euros[1] d’aide des pays européens, des États-Unis et d’autres alliés. L’Union européenne prévoit également de lui octroyer 35 milliards d’euros supplémentaires en 2025[2].
Certains considèrent que cet engagement financier est justifié, estimant que l’avenir de l’Europe se joue en Ukraine : « les véritables enjeux du conflit en Ukraine dépassent les questions de territoires et visent à remettre en cause notre modèle européen de société démocratique. (…) La cessation des hostilités ne servirait qu’à permettre à la Russie de reconstituer ses forces afin de repartir à l’assaut de ses voisins occidentaux, à commencer par les pays baltes et la Pologne[3] ».
Face à ces arguments et à d’autres qui vont dans le même sens, évoquant une guerre existentielle pour l’Europe et insistant sur la nécessité de soutenir l’Ukraine à tout prix, se pose toutefois la question de leur pertinence : les raisons avancées sont-elles réellement fondées ? Étudions-les une à une.
« La guerre d’Ukraine est une remise en cause de notre modèle de société démocratique »
Cette affirmation est souvent relayée, mais l’argumentation reste floue : en quoi la défaite de l’Ukraine ou l’installation d’un gouvernement pro-russe menacerait-elle notre modèle de société démocratique ? L’Ukraine a déjà connu des gouvernements « pro-russes » sans que cela ait affecté nos institutions. D’ailleurs, nos relations avec des États peu démocratiques, comme les monarchies du Golfe, ne semblent pas remettre en cause notre propre modèle. Si l’Ukraine se situe géographiquement en Europe, l’impact de cette proximité reste limité, notamment sur le plan économique : en 2021, les échanges commerciaux entre la France et l’Ukraine n’étaient que de 2,1 milliards d’euros[4], bien en deçà des 4,8 milliards avec l’Arabie saoudite[5]. Ces échanges commerciaux montrent que les relations avec un pays peu démocratique ne posent pas nécessairement de dilemme moral. Nous ne partageons pas les mêmes valeurs, et après ?
Alors oui, la Russie essaie d’influencer les opinions publiques européennes. Mais là encore, la propagande russe, tant dénoncée, est à relativiser. Tous les médias russes ont été censurés et nous sommes bien davantage exposés à la propagande ukrainienne, sauf si l’on considère de manière totalement manichéenne que seuls les Russes mentent. De plus, la propagande russe qui nous parvient est automatiquement présentée comme telle, dénoncée et décortiquée. On aimerait, de la part de nos médias, autant de rigueur face à la propagande ukrainienne ou même américaine. L’affrontement dans le domaine communicationnel n’est qu’un pan de notre affrontement indirect avec Moscou. Les jours où les choses s’apaiseront diplomatiquement avec la Russie, nous verrons aussi cette guerre de communication se calmer.
Moscou n’a que faire de notre modèle de société. Les Russes ont le leur et nous le nôtre. Cela n’a jamais empêché les deux États d’entretenir des relations diplomatiques et économiques.
Donc non, dire que « les véritables enjeux du conflit en Ukraine dépassent les questions de territoires et visent à remettre en cause notre modèle européen de société démocratique » est un leurre qui ne repose sur aucun argument solide.
« Arrêter les armées russes en Ukraine, c’est empêcher la guerre en Europe »
Un autre argument-phare assure que, si la Russie remporte la guerre en Ukraine, elle ne s’arrêtera pas là et nos propres pays deviendront alors des cibles. Selon cette logique, prôner la paix reviendrait à offrir à la Russie le temps de se préparer à mieux nous agresser par la suite. Cette vision est souvent comparée à « l’esprit munichois » – une analogie qui frôle le point Godwin[6] –, rappelant les erreurs passées d’apaisement qui rendraient la guerre inévitable. Mais une question essentielle reste en suspens : pourquoi la Russie voudrait-elle attaquer la Pologne, les États baltes ou la Finlande ?
Quel projet stratégique pourrait justifier pour Moscou une offensive contre des pays européens ? L’idée du rêve de reconstitution de l’empire soviétique est souvent invoquée par certains experts, mais cette hypothèse repose davantage sur des projections que sur des faits concrets. Poutine cherche sans aucun doute à maintenir la Russie comme une puissance mondiale crainte et respectée, mais cela est bien différent d’une ambition expansionniste visant à soumettre militairement l’Europe.
Certes, il est légitime de considérer le cas des pays baltes, où existent des minorités russophones importantes. Cependant, l’adhésion de ces États à l’OTAN rendrait une attaque russe extrêmement risquée, si tant est que Moscou en ait les capacités militaires et humaines. La Moldavie pourrait éventuellement être un objectif, mais encore faudrait-il que les forces russes soient capables d’y parvenir, un défi majeur étant donné leur situation actuelle sur le front ukrainien et la distance qu’il leur resterait à parcourir. Conquérir et occuper un pays hostile exige des ressources humaines que la Russie ne possède pas – que ce soit pour la Pologne, la Finlande, ou même l’Ukraine entière.
L’argument selon lequel soutenir militairement l’Ukraine aujourd’hui permettrait de protéger l’Europe d’un conflit futur avec la Russie relève donc davantage de la peur que de la réalité. Ceux qui promeuvent cette vision sont souvent les mêmes qui brocardent la performance militaire russe en Ukraine. Il est incohérent de railler l’armée russe pour ses faiblesses tout en la présentant comme une menace pour l’Europe entière. En réalité, cette prétendue menace russe joue sur des peurs irrationnelles et justifie ainsi le soutien militaire et financier à l’Ukraine auprès de nos populations.
« Soutenir les Ukrainiens est une question morale, au nom de nos valeurs»
La Russie a attaqué militairement et violé les frontières d’un pays qui ne la menaçait pas directement, enfreignant par là-même le droit international ainsi que les mémorandums de Budapest. L’armée russe a également commis et commet des crimes de guerre lors de ce conflit. C’est une réalité tout à fait condamnable sur le principe, mais il ne faudrait pas non plus oublier que l’armée ukrainienne a commis et commet également des crimes de guerre. Malheureusement, toute guerre expose à ce genre de « dérapages » et les exemples récents ne manquent pas.
Maintenant, ces violations du droit international ne sont pas l’exclusivité de la Russie et l’indignation qui touche nos opinions n’est pas vraiment du même ordre selon qui commet ces actes. Personne ne songe à appliquer des sanctions à la Turquie, ni à critiquer publiquement Ankara pour son invasion et son occupation illégale de l’île de Chypre depuis 1974. Nous semblons nous en accommoder très bien. Nous pourrions parler de l’invasion de l’Irak en 2003 et des crimes de guerre perpétrés en toute impunité par l’armée américaine (prison d’Abu Ghraïb par exemple) sans que cela n’ait provoqué de grandes protestations chez nous. Que dire de la situation actuelle à Gaza et au Sud-Liban, si ce n’est que, là encore, les protestations sont pour le moins modestes malgré les très graves crimes de guerre qui y sont commis. Personne n’a envisagé d’imposer de lourdes sanctions économiques à l’État d’Israël et ni à inculper son Premier ministre et la démarche de la Cour pénale international semble au point mort malgré la demande émise. De même, nous continuons à soutenir Paul Kagamé, président du Rwanda, qui appuie le mouvement M23 responsable de très graves exactions en République démocratique du Congo. Et la liste des exemples pourrait continuer, car elle est encore longue.
Certes, il y a bien sûr les nouveaux « missionnaires » des plateaux TV, défendant l’idée de l’universalisme de nos « valeurs » qui devraient s’imposer au monde et qu’il convient donc d’inculquer à tous, à coups de canons s’il le faut. Mais de quoi s’agit-il quand on nous parle de la défense de « nos valeurs » ? De quelles valeurs parle-t-on exactement vu qu’elles semblent à géométrie très variable ? Cet argument n’apparaît alors que comme un argument moral destiné à susciter l’émotion, bien éloigné d’une réflexion équitable quant aux principes de justice.
« Il convient de faire respecter le droit international »
En théorie, l’ONU est censée instaurer un certain ordre mondial auquel chaque État doit se conformer. Cependant, dans la réalité, le monde n’a jamais été véritablement régi par le droit, mais bien par la loi du plus fort. La géopolitique pourrait se résumer par une réplique célèbre d’Audiard dans 100 000 dollars au soleil où le personnage de Jean-Paul Belmondo déclare : « Tu sais, quand les types de 130 kilos disent certaines choses, ceux de 60 kilos les écoutent. »
Transposée au contexte international, cette citation pourrait devenir : « Quand les pays dotés de l’arme nucléaire parlent, ceux qui n’en disposent pas écoutent.» Même si cette vision est simpliste, car la dissuasion conventionnelle joue également un rôle important, il n’en demeure pas moins que seuls trois pays – les États-Unis, la Russie et la Chine – ont réellement la capacité d’imposer leur volonté. La France et la Grande-Bretagne quant à elles ne disposent pas de moyens de dissuasion conventionnelle suffisamment importants et se trouvent donc reléguées au second rôle de dans l’ombre de la puissance américaine. Quant aux autres États, ils se placent plus ou moins dans l’orbite de l’un de ces trois blocs ou, s’ils sont suffisamment puissants comme l’Inde, parviennent à maintenir une position d’équilibre.
Il ne s’agit pas ici de cynisme, mais d’une simple observation de la réalité. Si la géopolitique mondiale fonctionnait autrement, il n’existerait pas de membres permanents au Conseil de sécurité de l’ONU avec un droit de veto, ce privilège permettant à ces nations de s’affranchir du droit international quand cela sert leurs intérêts. En définitive, ce qui prime dans les relations internationales, ce n’est pas la stricte adhésion aux règles, mais la protection de ses intérêts et la préservation de sa sphère d’influence.
« Les États sont libres de nouer les alliances qu’ils souhaitent »
Cet argument est souvent évoqué : l’Ukraine, en tant que pays souverain, devrait pouvoir choisir librement ses alliances, que ce soit avec l’OTAN ou l’Union européenne, sans devoir en référer à Moscou. Théoriquement, cela semble parfaitement justifié, mais la réalité est plus complexe.
Les États-Unis, durant la Guerre froide, ont largement façonné leur « étranger proche » – le continent américain –, intervenant directement pour s’assurer de la loyauté des gouvernements. Ils n’ont pas hésité à orchestrer des coups d’État et à soutenir des régimes dictatoriaux pour préserver leur influence régionale. Cette politique persiste aujourd’hui : l’embargo sur Cuba, par exemple, n’a pas de justification sécuritaire directe – l’armée cubaine n’a jamais représenté une réelle menace pour les États-Unis – mais relève de cette logique de contrôle de leur voisinage.
La Chine adopte une approche similaire en renforçant sa présence en mer de Chine méridionale, construisant des îles artificielles qu’elle militarise. Cette stratégie s’étend également à la Corée du Nord dont l’existence, en tant que zone tampon avec la Corée du Sud, offre à Pékin une profondeur stratégique précieuse. En somme, à l’instar des États-Unis sur le continent américain, la Chine façonne son voisinage immédiat en Asie pour préserver ses intérêts stratégiques.
De son côté, la Russie considère l’OTAN comme une menace potentielle depuis des décennies[7]. Dès les années 1990, les désaccords se sont multipliés et l’intervention de l’Alliance en 1999 contre la Serbie a renforcé sa perception d’une organisation perçue comme agressive et soumise aux intérêts américains. Sa progression vers ses frontières est vue par Moscou comme une atteinte directe à sa sécurité. Bien que le Kremlin instrumentalise en partie cette méfiance pour consolider son régime, cette attitude découle aussi d’une frustration ancienne liée à son exclusion progressive du système de sécurité européen, auquel elle souhaitait pourtant être intégrée.
Le Kremlin estime que l’OTAN ignore les intérêts de sécurité de la Russie et refuse de la considérer d’égal à égal. Certains analystes russes considèrent les interventions de l’OTAN en Afghanistan et en Libye comme des actions de déstabilisation de la région, minant la crédibilité de l’Alliance. Que cette vision soit fondée ou non, il est essentiel de comprendre que c’est là la perception de Moscou. George Friedman[8] rappelle l’importance de la « profondeur géographique » pour l’état-major russe, soulignant que son immense territoire a toujours joué un rôle clé dans la résistance aux tentatives d’invasion au fil de l’histoire. Moscou attribue donc une importance stratégique aux zones tampons pour assurer sa sécurité, une logique qui n’est pas si différente de celle des États-Unis ou de la Chine, qui cherchent également à établir des « glacis protecteurs. »
Historiquement, les grandes puissances ont toujours agi de la sorte, soumettant leurs voisins moins puissants pour s’assurer une profondeur stratégique face à leurs rivaux géostratégiques. En réalité, le choix des alliances a rarement été libre pour les pays, mais souvent influencé, voire imposé, par la puissance dominante de leur sphère régionale.
« Soutenir l’Ukraine pour lui permettre d’obtenir un rapport de force favorable en vue des négociations »
Cet argument a émergé lorsque l’évidence s’est imposée : l’Ukraine ne pouvait plus raisonnablement espérer une victoire militaire décisive face à la Russie ni atteindre ses objectifs de guerre. Désormais, l’objectif de l’Occident est de renforcer la position militaire de Kiev pour lui permettre d’imposer un rapport de force favorable et obtenir une paix « juste », selon les termes de Zelensky, bien que les contours de cette paix restent indéfinis. Concrètement, cela impliquerait un prolongement du conflit jusqu’à ce que la Russie se voit contrainte à des concessions majeures envers l’Ukraine.
Or, sur le terrain, la situation militaire semble se dégrader de plus en plus vite pour l’Ukraine[9] et l’aide militaire des pays occidentaux se réduit progressivement. Il apparaît ainsi peu probable que des pourparlers se concluent sans d’importantes concessions ukrainiennes. Cette évolution amène à s’interroger sur les réels bénéfices d’une poursuite de la guerre pour l’Ukraine, alors que les semaines et mois à venir pourraient voir une détérioration encore plus marquée de sa situation militaire.
Cet argument paraît donc manquer de pertinence et vient s’ajouter à une suite de justifications de plus en plus discutables pour éviter de poser la question de fond sur les véritables raisons du soutien à l’Ukraine et les objectifs concrets poursuivis.
Si les arguments avancés pour justifier notre soutien à l’Ukraine semblent discutables, pourquoi notre gouvernement et ceux d’autres pays européens se montrent-ils si investis dans cette cause ? Et, plus encore, pourquoi n’énoncent-ils pas clairement les raisons réelles de cet engagement ? Peut-être que ces motivations cachées sont moins liées aux intérêts stratégiques européens qu’à ceux de Washington ? Le sabotage des gazoducs Nord Stream n’est plus attribué à la Russie et les enquêtes diligentées par les riverains de la Baltique sont abandonnées les unes après les autres sans avoir rien donné, ce qui est peut-être un indice parmi d’autres du véritable responsable… Chacun se fera son opinion sur ces questions.
Aujourd’hui, le débat ne devrait pas uniquement porter sur la poursuite ou non du soutien à l’Ukraine, mais sur les motivations véritables qui le justifient. Les citoyens ont le droit de comprendre les raisons de cette aide, notamment en France, dans un contexte où les décisions budgétaires de 2025 imposeront 60 milliards d’euros d’économie alors même que 3 milliards ont été transférés à Kiev en 2024. N’est-ce pas précisément cette transparence qui est censée nous différencier des régimes autoritaires comme celui de la Russie ?
Cette réflexion n’implique pas un rejet du soutien à l’Ukraine, mais appelle plutôt à poser des objectifs clairs et réalistes. Le soutien militaire et financier ne peut se prolonger efficacement que si nos moyens financiers, industriels et militaires[10] sont pris en compte. Comme le souligne Pascal Boniface[11], « il ne faut pas confondre le souhaitable et le possible ». Nous pouvons nourrir de nombreuses aspirations, mais seules celles réalisables méritent d’être poursuivies.
Enfin, il devient nécessaire de cesser de brandir une morale façonnée pour la circonstance, nous incitant à aider l’Ukraine « aussi longtemps qu’il le faudra ». Une position durable exige des justifications honnêtes et des objectifs concrets surtout à l’heure où les États-Unis de Donald Trump pourraient se détourner de la question ukrainienne et nous laisser seuls dans cette posture.