Brèves de comptoir (diplomatiques) dans l’Orient compliqué

Brèves de comptoir (diplomatiques) dans l’Orient compliqué

par Jean Daspry* – CF2R – TRIBUNE LIBRE N°180 / avril 2025

*Pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, docteur en sciences politiques

 

« Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt » nous rappelle ce proverbe chinois ! L’on ne peut être qu’étonné, pour ne pas dire sidéré, par le florilège d’âneries déversées à jet continu par commentateurs à la petite semaine, hauts fonctionnaires et militaires retraités, experts de pacotille… intervenant sur les médias mainstream depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, le 20 janvier 2025. Ils excellent dans leur tropisme favori, asséner quelques vérités révélées régulièrement controuvées par le réel. Mais, rien ne trouve grâce à leurs yeux tant l’homme à la mèche blonde serait frappé de débilité grave[1]. Quoi qu’il dise, propose ou fasse[2], il a naturellement tort[3]. Le dossier du Moyen-Orient nous fournit une excellente illustration des multiples égarements de la bien-pensance obnubilée par des considérations morales, incapable de décrypter la réalité dans ce qu’elle a de plus crue. Les sachants omnipotents et omniscients sont incapables d’anticiper les évolutions futures, y compris les plus probables. Sur au moins trois sujets importants (Hamas, Hezbollah, Iran), les choses semblent bouger, sous les coups de boutoir de Donald Trump, à condition de s’attacher aux signaux faibles qui nous parviennent de temps à autre, noyés dans un flot d’informations sans importance.

Hamas : le chemin de l’exil ?

En quelques semaines, le ton a bien changé. Après une phase d’accommodement coupable avec le Hamas, cette organisation terroriste (branche palestinienne des Frères musulmans) à l’origine des attentats du 7-octobre, les yeux se dessillent, le langage change. À Gaza, incroyable mais vrai, des manifestations s’organisent pour contester la représentativité de cette organisation, pour réclamer la paix. Elles ne font la une ni des médias ni le miel des manifestants porteurs de keffiehs, voire des juristes au grand cœur obnubilés par le génocide israélien[4], arbitres des élégances morales[5]. Rappelons que la Ligue arabe adopte le 5 mars dernier un plan de reconstruction internationale de Gaza sur cinq ans, alternatif à celui de Donald Trump, rejette l’idée d’un déplacement de la population palestinienne mais, surtout, met sur la touche le Hamas en le remplaçant par l’Autorité palestinienne ! Dans la même veine, Emmanuel Macron, touché par la Grâce diplomatique, rejette au Caire le 7 avril « tout rôle futur pour le Hamas ». Ce qui est peu ou prou, le langage employé depuis le début de son mandat par Donald Trump ! Cette mise à l’écart du Hamas du futur de Gaza – elle reste bien sûr à confirmer sur le moyen et long terme – ressort clairement de la déclaration tripartite entre l’Égypte, la France et la Jordanie : « La gouvernance ainsi que le maintien de l’ordre et de la sécurité à Gaza, ainsi que dans tous les territoires palestiniens, devaient relever uniquement d’une Autorité palestinienne renforcée, avec un fort soutien régional et international »[6].

On ne saurait être plus clair ! Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? Imagine-t-on un seul instant faire la paix avec un interlocuteur palestinien adepte de la position d’un seul État, le sien (mettons de côté la délicate question israélienne à ce stade pour la commodité de la démonstration[7]) ? Les dirigeants arabes les plus concernés l’ont bien compris depuis belle lurette. Les dirigeants français préfèrent chevaucher des chimères sous les ors de la République[8].

Dans le cadre de sa diplomatie de l’agitation permanente, Emmanuel Macron annonce, le 9 avril, que la France pourrait reconnaître l’État palestinien en juin prochain (annonce saluée par le Hamas !)[9]. Si séduisante soit-elle, cette idée semble sortie du chapeau d’un prestidigitateur sans que l’on ne comprenne dans quelle stratégie globale elle s’insère[10]. Elle permet de se donner bonne conscience à vil prix sans que cette démarche nous permette de nous réintroduire dans une négociation de laquelle nous sommes de facto exclus. Selon nous, cette reconnaissance, conduit à mettre la charrue avant les bœufs Mais la réalité reprend vite le dessus. Les faits sont têtus. Le 11 avril, Emmanuel Macron est conduit à clarifier sa position (sa pensée complexe) sur le conflit au Proche-Orient en disant : « Oui à un État palestinien sans le Hamas ». Le 14 avril, Jupiter explicite son annonce en déclarant que sa décision devrait conduire à une série de reconnaissances de l’État de Palestine et de l’État d’Israël[11]. Comprenne qui pourra dans cette diplomatie de l’improvisation permanente.

Une fois encore, Emmanuel Macron est spectateur des évolutions en cours dans la zone. Il ne fait que prendre le train en marche au lieu d’anticiper une telle évolution largement prévisible depuis le début de l’année 2025. Gouverner, c’est prévoir et pas communiquer !

Hezbollah : le chemin de la déroute ?

Lors de sa deuxième visite à Beyrouth (4-6 avril 2025) depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, Morgan Ortagus, adjointe de l’émissaire américain pour le Moyen-Orient rencontre une large palette de dirigeants du pays du cèdre. Elle presse tous ses interlocuteurs libanais de lutter contre la corruption endémique dans le pays, de procéder au désarmement dans les plus brefs délais du Hezbollah tout en défendant Israël. Elle est très claire, comme savent l’être les Américains, lorsqu’elle déclare qu’en « cas de temporisation ou de refus de prendre part à la vision américaine pour le Liban, les autorités libanaises ne devaient pas s’attendre au partenariat de Washington »[12]. Si ce message vise directement le Liban, il concerne indirectement le régime iranien, principal soutien du Hezbollah, largement affaibli par la campagne militaire israélienne mais aussi par la chute du régime syrien qui lui était lié. Le président libanais l’a parfaitement compris, lui qui s’engage à retirer les armes de la milice chiite[13].

A-t-on entendu les autorités françaises développer une approche globale et cohérente sur ce sujet au cours des derniers mois ? Que nenni ! Elles excellent dans la pratique constante d’une diplomatie de l’attrape-tout. Or, dans l’Orient compliqué, tout se tient dans le temps et dans l’espace. Le règlement de la question libanaise doit être abordé, dans le même temps, à trois niveaux : local, régional et international. Ce ne sont pas les élucubrations passées d’Emmanuel Macron dans les rues de Beyrouth qui font avancer les choses et placent la France dans une position de médiatrice indépendante. Bien au contraire, elles discréditent la diplomatie française qui n’en a nul besoin dans le contexte d’instabilité intérieure chronique (politique, économique, financière, sociale, sécuritaire) que nous connaissons depuis la fameuse dissolution de l’Assemblée nationale.

Où sont donc passés les grands stratèges de la « Rue arabe » et du Centre d’analyse et de prospective stratégique (CAPS) du Quai d’Orsay ? Qui plus est, Emmanuel Macron préfère traiter (ou pas) de problèmes (questions de l’aide humanitaire à la population de Gaza) revenant à ses ministres ou à ses hauts fonctionnaires, au lieu de réfléchir à une stratégie globale pour la zone[14]. Ce qui serait naturellement son rôle dans une République fonctionnant normalement. Ne rêvons pas !

Une fois encore, Emmanuel Macron est spectateur des évolutions en cours dans la zone. Il ne fait que prendre le train en marche au lieu d’anticiper une telle évolution largement prévisible depuis le début de l’année 2025. Gouverner, c’est prévoir et pas communiquer !

Iran : le chemin de la négociation ?

Qu’apprenons-nous le 7 avril 2025 de la voix de Donald Trump à l’occasion d’une conférence de presse consacré au feuilleton de l’imposition de droits de douanes à la terre entière avec modulation en fonction des affinités ? L’existence de négociations directes à très haut niveau avec les Iraniens sur la question du programme nucléaire militaire de Téhéran. Piqués au vif par cette révélation gênante, le ministre iranien des Affaires étrangères, Abbas Araghtchi, tente maladroitement de rectifier le tir en soulignant qu’il ne s’agit que de discussions indirectes ayant lieu dans le Sultanat d’Oman[15]. Pour mémoire, rappelons que, quelques jours plus tôt, le Guide récusait tout contact bilatéral avec le Grand Satan sur le sujet, le jugeant humiliant. Lors de sa prestation télévisée, Donald Trump manie la carotte (« Je pense qu’ils seraient dans l’intérêt de l’Iran qu’elles réussissent ») et le bâton (« Si ces discussions échouent, ce serait un très mauvais jour pour l’Iran qui se trouverait en grand danger »). Deux jours plus tard, les autorités iraniennes déclarent chercher un « accord sérieux et équitable » avec Washington. Comme le répétait souvent le commentateur des matchs de football, Thierry Roland : « les mouches ont changé d’âne ». Mesure-t-on, à sa juste valeur, cette (r)évolution de la position iranienne dans les principales chancelleries occidentales ? La réponse est en grande partie dans la question.

On ne saurait être plus clair. L’idée d’un bombardement des installations nucléaires de Téhéran est dans l’air. Les Iraniens ont bien compris le message, eux qui traversent une phase difficile tant sur le plan international (éviction de Gaza, du Liban et de Syrie dans un court laps de temps, affaiblissement de leurs affidés houthis au Yémen[16]) que sur le plan interne (montée de la contestation en raison des difficultés économiques et sociales, du poids des sanctions internationales…)[17]. Pour Washington, il n’est pas question de s’appuyer sur les termes de l’accord de 2015 (Joint comprehensive Plan of Action/JCPOA) dont Donald Trump s’était retiré en 2018. Allemands, Britanniques et Français peuvent bien se réunir en Suisse, autour du Lac comme au bon vieux temps de la Société des Nations (SDN), pour discuter avec les Iraniens sur cette base juridique. Cela ne changera rien au train américano-iranien qui est désormais sur les rails sur des bases entièrement différentes après la rencontre bilatérale en Oman le 12 avril[18]. La deuxième session des discussions bilatérales débute à Rome, le 19 avril. Comme le rappelle fort justement, le stratège grec Thucydide : « Le fort fait ce qu’il peut faire et le faible subit ce qu’il doit subir ». Cette maxime s’applique aussi bien aux Iraniens qu’aux Européens ![19] Ces derniers étalent au grand jour leur faiblesse structurelle sur la question du traitement des grandes crises internationales. L’Union européenne, c’est avant la désunion européenne ! Paris est pris au piège de ses otages pris en otages par les autorités iraniennes[20].

Une fois encore, Emmanuel Macron est spectateur des évolutions en cours dans la zone. Il ne fait que prendre le train en marche au lieu d’anticiper une telle évolution largement prévisible depuis le début de l’année 2025. Gouverner, c’est prévoir et pas communiquer !

« L’odeur du monde a changé »[21]

« Toute vérité franchit trois étapes. D’abord elle est ridiculisée. Ensuite elle subit une forte opposition. Puis elle est considérée comme ayant toujours été une évidence » (Arthur Schopenhauer). Cessons de dire n’importe quoi. Prenons la hauteur nécessaire pour réfléchir avant de porter des jugements péremptoires sur les initiatives américaines du 47eprésident ! Même si une hirondelle ne fait pas le printemps, elle le laisse parfois entrevoir. Cent jours après sa prise de fonctions, Donald Trump bouscule les principes du monde d’hier[22]. Il remodèle le monde[23], le Moyen-Orient à son image… en bien ou en mal. Qu’on le veuille ou non ! Il n’envisage pas d’y exporter la démocratie et les droits de l’homme, comme certains de ses prédécesseurs. À sa manière, souvent brutale, il veut y apporter la paix et non la guerre avec des méthodes qui sont les siennes. Après les coups de menton viriles de ses partenaires et adversaires, vient le temps des accommodements, de la recherche de compromis si peu glorieux soient-ils ! Confus mais un peu tard, les alliés de l’Amérique enfourchent ses chevaux de bataille. Comme le dit le général MacArthur, « trop tard, le mot qui résume toutes les défaites ». Ainsi, ne devrions-nous pas anticiper les évolutions induites par ces brèves de comptoir (diplomatiques) au Moyen-Orient compliqué au lieu de nous agiter inutilement dans tous les sens ?


[1] « Les écrivains face à Trump », Le Monde des Livres, 11 avril 2025, pp. 1à 4.

[2] « Ukraine : l’incohérence américaine », Éditorial, Le Monde, 20-21-22 avril 2025, p. 30.

[3] « C’est de la faute à Donald », Le Canard enchaîné, 9 avril 2025, p. 2.

[4] Julian Fernandez et Olivier de Frouville, « L’intention génocidaire d’Israël à Gaza est transparente », Le Monde, 12 avril 2025, p. 26.

[5] Michaël Prazan, La vérité sur le Hamas et ses « idiots utiles », éditions de l’Observatoire, 2025.

[6] Philippe Ricard, « Macron cherche à se rapprocher des pays arabes », Le Monde, 9 avril 2025, p. 3.

[7] Samuel Forey, « Israël s’empare de pans entiers de Gaza », Le Monde, 15 avril 2025, p. 2.

[8] Ilyes Ramdani, « Gaza : Macron tente de rester dans le jeu diplomatique », www.mediapart.fr , 9 avril 2025.

[9] Philippe Ricard, « Macron pourrait reconnaître l’État palestinien en juin », Le Monde, 11 avril 2025, p. 3.

[10] Éditorial, « Israël-Palestine : sauver la solution des deux États », Le Monde, 12 avril 2025, p. 28.

[11] Philippe Jacqué, « Sur le dossier palestinien, les Vingt-Sept étalent leur impuissant », Le Monde, 16 avril 2025, p. 6.

[12] Laure Stephan, « Liban : les États-Unis font du désarmement du Hezbollah une priorité », Le Monde, 8 avril 2025, p. 3.

[13] Laure Stephan, « Liban : le président Aoun veut désarmer le Hezbollah par le dialogue », Le Monde, 17 avril 2025, p. 5.

[14] Philippe Ricard, « Emmanuel Macron met en garde contre une militarisation de l’aide humanitaire à Gaza », Le Monde, 10 avril 2025, p. 3.

[15] Piotr Smolar, « Trump annonce des discussions avec l’Iran », Le Monde, 9 avril 2025, p. 2.

[16] Madjid Zerrouky, « Yémen, l’hypothèse d’une offensive terrestre. Les frappes américaines s’intensifient », Le Monde, 18 avril 2025, pp. 1-2.

[17] Ghazal Golshiri, « L’Iran poussé à négocier avec les États-Unis sur le nucléaire », Le Monde, 10 avril 2025, p. 3.

[18] Ghazal Golshiri, « Une possible ouverture sur le nucléaire iranien », Le Monde, 15 avril 2025, p. 3.

[19] Louis Imbert et Philippe Ricard, « Nucléaire iranien : les Européens évincés », Le Monde, 13-14 avril 2025, pp. 1-2.

[20] Ghazal Golshiri et Élise Vincent, « Le sort d’une iranienne arrêtée à Lyon attise les tensions avec Téhéran », Le Monde, 20-21-22 avril 2025, p. 5.

[21] Citation de Georges Duhamel, médecin écrivain, poète français (1884-1966), prix Goncourt 1918 pour Civilisation, élu à l’Académie française en 1935.

[22] Philippe Ricard et Élise Vincent (propos recueillis par), « Muriel Domenach : Trump perçoit la notion d’alliance comme un système d’abus de confiance aux dépens des États-Unis », Le Monde, 20-21-22 avril 2025, p. 21.

[23] Éric Albert, Denis Cosnard et Béatrice Madeline (propos recueillis par), « François Villeroy de Galhau : Nous vivons un basculement historique », Le Monde, 10 avril 2025, p. 16.

Russie : à la recherche de la confiance perdue

Russie : à la recherche de la confiance perdue

par Jean Daspry* – CF2R – TRIBUNE LIBRE N°179 / avril 2025

*Pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, docteur en sciences politiques

https://cf2r.org/tribune/russie-a-la-recherche-de-la-confiance-perdue/


 

Vétérans ?

Vétérans ?

https://www.asafrance.fr/veterans/


Un parti politique français  a récemment présenté une proposition de loi  pour faire reconnaître le statut de « Vétéran ».

Le texte vise à introduire dans le droit français une notion en vigueur dans le monde anglo-saxon, notamment aux États-Unis.

 

 

 

 

L’objectif affiché est de favoriser le renforcement des liens entre les anciens militaires et leur institution en accordant à ces derniers des droits supplémentaires.

La proposition reprend une motion qui avait été débattue sans vote au CSFM (Conseil supérieur de  la fonction militaire) en 2018.

L’annonce a suscité un intérêt indéniable dans le monde combattant.

Il n’est pas dans le rôle de l’ASAF de s’impliquer dans le soutien à une proposition politique. Mais il est de son rôle et de sa responsabilité d’examiner les idées pouvant concourir à la volonté de défense  et à l’organisation de défense.

Le texte va être mis à l’examen du comité stratégique de l’ASAF pour analyser la pertinence du mot « vétéran »  dans notre  vocabulaire et notre histoire et pour peser les conséquences juridiques et financières d’un tel projet.

GCA (2S) Robert MEILLE
Vice-président de l’ASAF
02/04/2025


Lire la proposition ici : 

Proposition de loi n°1075 visant à créer un statut de vétérans des armées

UE. Quel chemin pour conquérir notre autonomie stratégique numérique ? Trump un électrochoc salutaire !

UE. Quel chemin pour conquérir notre autonomie stratégique numérique ? Trump un électrochoc salutaire !

Par Arnaud Coustillere* – Diploweb – publié le 5 avril 2025 

https://www.diploweb.com/UE-Quel-chemin-pour-conquerir-notre-autonomie-strategique-numerique.html


*Vice-amiral d’escadre (2S) Arnaud Coustillière. Président du « Pôle d’Excellence Cyber »
CEO de Str@t Algo Conseil. Senior Advisor « Cyber & Digital ». Operating Partner “TIKEAU Capital”. Ancien COMCYBER 2011/17 et DGNUM 2017/20 au Ministère des Armées.

La route sera longue, mais l’électrochoc de la prise de pouvoir par le président Trump et de son écosystème a le mérite de nous montrer que le monde d’avant est terminé ; que celui de demain parait surtout marqué par l’incertitude, les rapports de force et les volontés de domination.

L’Europe est seule et doit reprendre en main son destin. Cela passe aussi et de façon très importante par la défense militaire, la puissance économique et le numérique qui irrigue aujourd’hui tous les pans de nos sociétés. Que chacun soit à la hauteur de ses responsabilités.

LA RECOMPOSITION géopolitique majeure qui s’opère actuellement autour du conflit en Ukraine nous démontre que l’autonomie stratégique numérique n’est plus simplement une ambition économique, mais une nécessité absolue pour l’indépendance et l’autonomie de décision de nos nations. Le monde dans lequel nous vivons est marqué par l’intensification des cyberattaques, l’ingérence étrangère et la dépendance technologique.

La France et l’Europe doivent prendre leur destin numérique en main, sous peine de s’installer définitivement dans une forme d’asservissement et de disparition progressive de leurs modèles de société. Imprégné de technologie, le sujet est aujourd’hui beaucoup plus sociétal et politique que technique. Il convient donc de le placer à ce niveau de décision et de gouvernance, celui de l’État et de notre représentation nationale et européenne, mais aussi des entreprises clientes du numérique. Ce n’est plus en premier lieu un sujet d’expert technique.

Depuis 2018 le thème de la souveraineté numérique est devenu « politique » du fait de nos dépendances à nos « partenaires-concurrents » que sont nos alliés américains et des enjeux autour de la captation des données ; chaque pays, chaque bloc, défendant de plus en plus ouvertement ses propres intérêts en utilisant le droit comme forme d’ingérence extraterritoriale.

UE. Quel chemin pour conquérir notre autonomie stratégique numérique ? Trump un électrochoc salutaire !
Arnaud Coustillière
Vice-amiral d’escadre (2S).

2018/2025 a été le temps de la prise de conscience et de la fin de la naïveté…… Mais que faire à présent ?

Nous étions partenaires, alliés mais concurrents, ce n’est pas nouveau, le président François Mitterrand le déclarait déjà ; nous nous retrouvions cependant autour de valeurs communes. La souveraineté numérique semblait davantage une affaire économique que géopolitique, bien que les problématiques des données, notamment personnelles et de santé, posaient question et étaient l’objet de tractations difficiles entre l’Europe et les États-Unis.

Heureusement de nombreuses initiatives nationales et européennes ont été lancées dès cette période, tant dans le cadre de France 2030, des actions de l’ANSSI, des certifications SecnumCloud ou encore EUCS, des clouds souverains et de confiance, de la Loi « SREN » visant à sécuriser et réguler l’espace numérique en France, du combat courageux de plusieurs députés et sénateurs, du réseau des Campus Cyber, des travaux du Cigref …

Elles sont restées dans une logique de coopération, souvent subie, avec les grands acteurs non européens, sans oser en repenser le modèle relationnel, car il y avait plus d’intérêt à utiliser leurs systèmes parfaitement performants, qu’à partir sur d’autres voies très risquées, mais l’évolution vers le cloud, l’IA et le fait de confier ses données à un partenaire « non de confiance » posent de plus en plus question.

Le numérique dans toutes ses composantes est, et sera de plus en plus un terrain de compétition, de contestation et d’affrontement, tant commercial et culturel que stratégique.

Même si les actions offensives restent en deçà d’un certain seuil de violence, elles sont une réalité. De nombreux États en conduisent comme le montre régulièrement l’agence VIGINUM, elles cherchent à saper insidieusement la confiance dans l’État, le fonctionnement de la Nation et sa cohésion. Depuis une dizaine d’années, la désinformation est orchestrée avec des attaques techniques via des campagnes hybrides habilement conduites et planifiées. L’IA est plus récemment devenue un moyen et une arme pour fausser les perceptions des populations, rendant stratégique le sujet de son encadrement et de sa régulation.

La réélection du président Donald Trump en novembre 2024 marque une rupture à plusieurs niveaux

Rupture tout d’abord dans la méthode par rapport à l’administration précédente qui œuvrait avec certaines formes pour conforter sa suprématie d’empire numérique et sa « mainmise » sur l’espace numérique européen. Brutalité, surprise, hyperactivité, incertitude, mais aussi emprise sur les médias américains….

Rupture dans les soutiens : les GAFA [1] se sont ralliés très rapidement et très fortement aux discours et actions du mouvement MAGA [2], mus par l’appât des gains financiers grâce à un monde de l’Internet débridé où les données peuvent être captées sans contrainte, l’IA développée sans contre-pouvoir ou régulation, ou encore par une vision d’un monde futuriste porté par quelques grands patrons de la Silicon Valley. On parle même de « techno droite » comme nouveau courant idéologique mêlant les utopies libertariennes et les valeurs conservatrices.

Rupture majeure dans les alliances où le président Trump casse en quelques jours et quasiment seul le système des relations internationales et des alliances issues du siècle précédent, renvoyant à la politique américaine « Big Stick Policy » du tout début du XXème siècle.

Dans ce contexte, tout peut se produire… L’ennemi d’hier parait être devenu le nouvel ami ou du moins un partenaire comme les autres.

Un agent d’influence russe serait-il à la Maison Blanche comme la presse semble s’en faire l’écho ? L’Amérique est-elle en train de devenir, elle aussi, une autocratie qui tourne le dos à toutes les valeurs qui ont construit la relation transatlantique ? La question impensable il y a encore quelques semaines, est aujourd’hui sur la table.

Nous sommes face à un monde d’incertitudes !

Quid d’un décret présidentiel mettant à disposition de l’administration américaine les données des Européens, des sociétés, ou des organisations hébergées chez les GAFA ?

Quid d’une mise sous séquestre ou prise en otage des données de nos entreprises placées chez ces mêmes GAFA, juridiquement validée en droit américain ?

L’hébergement des données en France ou en Europe chez un GAFA les met de fait sous juridiction des Etats-Unis. C’est également vrai pour les données techniques confiées aux prestataires cyber de service américains issues des capteurs déployés et exploités dans le Cloud, et encore plus pour tout ce qui concerne les métadonnées et les algorithmes.

On le sait ! En l’absence d’infrastructure, de technologie et de services performants européens, il n’y a pas vraiment d’alternatives, et c’est bien cela qu’il faut collectivement bâtir progressivement afin de disposer d’une offre complémentaire, à un juste niveau technologique.

C’est ce point qui doit changer rapidement ; une voie existe, comme le montre les différentes initiatives autour des clouds de confiance/souverain, mais qui doivent passer à l’échelle au travers d’une nouvelle relation avec les grands GAFA. Une sorte de New deal entre une « Europe unie » – États et organisations représentatives des clients, comme CIGREF, NUMEUM, MEDEF, CGPME, Clubs de Directeur des Systèmes d’Information (DSI) [3]… et des sociétés privées de droit américain qui doivent s’adapter et adapter leurs infrastructures. Ce sont, in fine, les entreprises (Comex) et les DSI qui disposent du pouvoir de passer ou pas un contrat, et de peser sur leurs fournisseurs. Il faut donc s’appuyer sur eux et en faire des acteurs clef de ces démarches par de actions collectives.

Parmi les Européens employés par ces sociétés, nombre d’entre-eux se sentent de plus en plus mal à l’aise, mais ils peuvent aussi avoir un rôle en interne pour expliquer qu’un tel comportement de voyou n’est pas créateur de confiance et de stabilité. L’incertitude est mauvaise pour les affaires à moyen terme. Loin de les considérer comme des parias, il vaut mieux échanger avec eux et les associer pour en faire des « passeurs », il existe assez d’associations pour que ce sujet soit mis sur la table sans tabou.

Faire face

Premièrement, il y a aujourd’hui urgence à se préparer face à l’incertitude entretenue par la nouvelle administration américaine !

Déjà à court terme démarrons par le plus sensible qu’est déjà le besoin de se protéger et de se défendre de façon autonome, puis se mettre en sécurité juridique – déjà les sauvegardes – les données les plus importantes, et de sauvegarder sous cadre juridique européen tout ce qui peut l’être ; SECNUMCLOUD [4] bien sûr pour ce qui mérite de l’être et plusieurs initiatives de Clouds souverains sont ou seront bientôt disponibles. En cyber, il y a des solutions européennes performantes qui méritent de pouvoir passer à l’échelle.

Ensuite, un changement de paradigme pour les DSI… A-t-on besoin partout d’innovation ou de facilités de développement, qui font recourir aux « Market Places », très performantes mais non européennes pour avoir un « time to market » le plus rapide possible ? Les outils sont extraordinaires mais en a-t ’on réellement besoin partout ? Pour les domaines sensibles, ne peut-on pas penser à des systèmes plus « à façon » hébergés sur une infrastructure européenne ?

Il faut rester maître des « données sensibles » mais aussi des « algorithmes qui modélisent les savoir- faire et les modes de fonctionnement spécifiques des organisations, là où se trouvent les plus-values et la valeur qui font le « cœur stratégique » des organisations ».

Revisitons déjà tous les contrats en cours dont souvent les tarifs explosent (Broadcom/Vmware par exemple ou encore les différents avis régulièrement émis par le CIGREF).

Certains le font ! Il faut que tous les DSI s’en saisissent. Ce sont eux qui définissent l’architecture et le recours aux prestataires ; ils ont un pouvoir de décision.

Si l’infrastructure n’est pas encore passée à l’échelle ; les initiatives Secnumcloud et EUCS+ sont en cours avec des opérateurs français lancés dans l’aventure : OVH, S3NS, SCALEWAY, NUMSPOT, OUTSCALE, BLEU, OODRIVE et autres…

Des mesures à prendre en urgence, puis un long chemin restera à parcourir pour regagner le terrain informatique abandonné aux acteurs non européens, là où nos intérêts stratégiques et les données de nos citoyens le nécessitent.

Cette rupture est voulue et provoquée par notre partenaire américain. Il renoue avec le début de la Pax America post 1914 ; il tourne le dos à une partie de son histoire et de ses valeurs. Elle ne doit pas être vécue comme un traumatisme uniquement négatif mais comme un formidable défi à relever, une opportunité à saisir, pour lesquels la France a un rôle majeur à jouer, seule et avec ses partenaires les plus proches en Europe.

Un tournant de son histoire à ne pas ou à ne plus rater.

Souvenons-nous de Suez en 1956 ! Les Français et les Britanniques ont été sommés, du fait d’un accord entre les Etats-Unis et l’URSS, de stopper leurs opérations. Cela a été le point de départ de la constitution de la Force de Dissuasion par le général de Gaulle dans l’objectif de « Retrouver notre autonomie stratégique pour défendre nos intérêts nationaux ».

Le rapport « Nora-Minc » sur l’Informatisation de la Société Française datant de 1977 avait déjà anticipé beaucoup de choses, mais que d’échecs et de démissions collectives depuis face à l’émergence de l’hégémonie américaine.

Le général de Gaulle a su mobiliser les forces vives de la Nation et créer la Force de dissuasion en une dizaine d’années.

Les États et industriels ont su s’entendre et s’allier pour créer dans les années 1970 le consortium Airbus.

Plus récemment la Nation s’est retrouvée autour de la reconstruction de la cathédrale Notre Dame. L’État a su agir aux cotés des entreprises privées et d’acteurs nombreux, le tout avec un leadership original confié à un général, domaine bien éloigné de son parcours de carrière.

Des atouts à mobiliser

Si nous avons su créer une dynamique pour restaurer une architecture vielle de 800 ans, ne peut-on imaginer comment initier et entrainer une dynamique européenne pour bâtir une infrastructure numérique autonome avec des partenaires respectueux de la liberté et de la dignité des citoyens ?

Nous disposons de beaucoup d’atouts et d’énergies à libérer. La France a été à l’initiative de l’Appel de Paris en 2019 et plus récemment du Sommet de l’IA où le monde numérique a pu montrer sa diversité et son dynamisme, pas seulement états-uniens…

Il s’agit à présent de prendre son destin numérique en main et de ne plus subir. Ce n’est pas simple, même très compliqué mais la France doit se mettre au cœur de la dynamique européenne pour l’entrainer. Rassembler autour d’elle, l’Allemagne, les pays d’Europe du nord, l’Italie, l’Espagne…. Les acteurs et entrepreneurs de toute nation convaincue de cette évolution pour transformer une faiblesse en force.

L’État ne doit pas vouloir agir seul, ce doit être une action conjointe entre politiques et fonctionnaires, mais aussi et surtout avec les représentants des entreprises consommatrices et leurs DSI (Cigref, Club Décision DSI…).

Une force vive au cœur de la vie économique et politique apte à suivre un leader pour entrainer l’Europe dans cette voie.

La France dispose des atouts qu’il faut pour se positionner en catalyseur, source d’inspiration et leader. Nous avons les écoles et les compétences de haut niveau ; cyber, IA, innovation et recherche très dynamiques, French Tech, Business France, de dispositifs d’accompagnement comme France 2030 et de levées de fond.

Les compétences, la créativité et les entrepreneurs sont également là, mais il manque un marché « domestique », français et européen, d’une taille suffisante pour leur permettre de s’épanouir et de se développer, pour passer à l’échelle…

C’est l’une des étapes les plus importantes et essentielles, voire clef. Au-delà de toutes les aides et accompagnement, il faut créer un marché européen du numérique favorable aux acteurs européens et à des partenaires choisis exclusivement sous droit européen, sur la base de relations équilibrées comme on peut le voir dans les démarches de Cloud de confiance, ou encore lors de l’IA Summit.

Coca Cola est bien une société américaine, mais elle produit en France. McDonald’s est bien américain mais sa matière première est produite en Europe…. Ce sont des images éloignées du numérique, mais il faut aussi que les GAFA comprennent que leur attitude est devenue insupportable et que cela finira par nuire à leurs affaires, tant en Europe que dans le reste du monde

Il ne faut pas oublier non plus que l’espace numérique est l’espace stratégique d’affrontement où les États se confrontent en premier, restant sous le seuil de l’agression armée, combinant des actions d’ingérence, de désinformation, de propagande, ou encore des actions plus techniques pour perturber, saboter voire détruire. Saper la force morale des populations, faire perdre confiance dans l’État et ses institutions, désorganiser la société et les armées avant l’attaque, ou encore gagner sans combattre, le summum de l’Art de la Guerre (Sun Tzu).

Le réarmement européen source de nombreuses déclarations comporte lui aussi tout un champ numérique très dual qui commence chez nos industries, institutions et organisations…

L’autonomie en cybersécurité ne se limite pas à une question technique : c’est enjeu politique, un impératif de souveraineté, de compétitivité et de stabilité sociale.

Dans ce contexte, le Pôle d’Excellence Cyber est pleinement engagé à jouer un rôle clef dans la structuration de l’écosystème français et européen, centré sur le régalien européen et aligné avec les politiques du ministère des Armées, de l’ANSSI, des institutions européennes, et de partenaires européens. Sans attendre davantage, un groupe de travail sera lancé pour débattre de ce sujet avec nos membres.

Cette réflexion rend compte d’un tournant nécessitant une vision affirmée et des actions concrètes pour renforcer notre autonomie stratégique.

Quatre grandes initiatives pourraient être envisagées

Lancer une dynamique nationale « État/Représentation nationale/Entreprises » à effet d’entrainement européen pour coordonner et suivre au plus haut niveau des États l’ensemble des actions concrètes à mener sans plus tarder. Un véritable plan d’action 2025/2027 est à construire, ainsi qu’une dynamique large soumise à une gouvernance globale regroupant l’ensemble du numérique (cyber, data, cloud, IA, quantique…) et associant en premier lieu les entreprises « consommatrices » et pas simplement les grands groupes. La France a su le faire pour les JO 2024 !

Promouvoir à la fois les offres souveraines et de confiance, mais lancer un échange entre les acteurs « français » et les GAFA pour faire comprendre que la situation actuelle est intenable et sera « perdant-perdant « comme semble le montrer les récentes évolutions de la bourse américaine. Faire des affaires ne veut pas dire écraser ou prendre son client en otage….

La Revue Stratégique 2025 lancée par le Président de la République pourrait constituer le premier réceptacle pour ses premiers travaux.

Conduire des États généraux du numérique avec l’ensemble des partenaires pour définir le plan 2027/2032, inspiré des méthodologies utilisées pour les Livres blancs sur la Défense et la Sécurité nationale. La France dispose du SGDSN rodé à ce type d’exercice.

Élargir les travaux de France 2030 en allant au-delà des seuls projets techniques. Favoriser la montée en gamme de marchés « domestiques » accessibles aux offres issues de groupements d’entreprises européennes, faciliter l’accès à des marchés (gouvernement, OIV…) d’une taille importante.

Lancer une sensibilisation et concertations avec les associations de DSI d’entreprises de toutes tailles, les éditeurs et les entreprises de services numériques ESN. Grands groupes mais aussi et surtout ETI/PME qui ont besoin de davantage de conseils et des SI moins complexes, mieux adaptés dans un premier temps à des offres de services européennes.

La route sera longue, mais l’électrochoc de la prise de pouvoir par le président Trump et de son écosystème, a le mérite de nous montrer que le monde d’avant est terminé ; que celui de demain parait surtout marqué par l’incertitude, les rapports de force et les volontés de domination.

L’Europe est seule et doit reprendre en main son destin. Cela passe aussi et de façon très importante par la défense militaire, la puissance économique et le numérique qui irrigue aujourd’hui tous les pans de nos sociétés.

Là où il y a une volonté, il y a un chemin…

Copyright Mars 2025-Coustillière/Pôle d’Excellence Cyber


Plus

Le site du Pôle d’Excellence Cyber

[1] NDLR. GAFA : Google, Apple, Facebook, Amazon

[2] NDLR. MAGA : Make America Great Again. Littéralement « Rendre l’Amérique à nouveau grande », soit : « Rendre sa grandeur à l’Amérique », abrégé MAGA, est un slogan de campagne utilisé par des personnalités politiques des États-Unis, dont D. Trump.

[3] NDLR. Un Directeur des Systèmes d’Information (DSI) a pour missions de définir la stratégie informatique. Le DSI est chargé d’élaborer et de mettre en œuvre la stratégie informatique de l’entreprise, alignée sur les objectifs commerciaux. Cela inclut la planification des investissements technologiques et l’identification des opportunités d’innovation.

[4] NDLR. SECNUMCLOUD :« En tant qu’autorité nationale en matière de sécurité et de défense des systèmes d’information, l’ANSSI accorde des Visas de sécurité ANSSI à des solutions, produits ou services qui démontrent un niveau élevé de sécurité et de confiance. Dans le cadre de cette démarche, l’agence a élaboré en 2016 le référentiel SecNumCloud pour permettre la qualification de prestataires de services d’informatique en nuage, dit cloud. Son objectif : promouvoir, enrichir et améliorer l’offre de prestataires de cloud à destination des entités publiques et privées souhaitant externaliser, auprès de prestataires de confiance, l’hébergement de leurs données, applications ou systèmes d’information. » Source : https://cyber.gouv.fr/

Politique étrangère ou étrange politique ?

Politique étrangère ou étrange politique ?

par Jean Daspry* – CF2R – TRIBUNE LIBRE N°178 / avril 2025

*Pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, docteur en sciences politiques

https://cf2r.org/tribune/politique-etrangere-ou-etrange-politique/


 

 

« L’avenir n’appartient à personne. Il n’y a pas de précurseurs, il n’existe que des retardataires » (Jean Cocteau).

On ne saurait mieux dire de la sidération de l’élite française face aux bouleversements actuels du monde depuis l’arrivée à la Maison-Blanche de Donald Trump. Pourtant, il fait ce qu’il dit depuis des mois et entend bien continuer sur cette voie ! En quelques semaines, il met à mal tous les paramètres de la gouvernance internationale d’un monde révolu. Il prend de court tous ceux qui avaient le tort de ne pas le prendre au sérieux sur des sujets comme le conflit russo-ukrainien, celui du Proche-Orient ou de la sécurité européenne. Pour avoir fait preuve d’une imprévoyance coupable, ils sont contraints, dans l’urgence absolue et dans l’agitation permanente, d’improviser d’improbables scénarios déconnectés du réel. Le temps des rêves des dividendes de la paix fait place au temps des cauchemars des dividendes de la guerre.

Le temps des rêves : les dividendes de la paix

Les accents joyeux de la symphonie d’un nouveau monde aux innombrables promesses conduisent à l’anesthésie d’une politique étrangère insouciante.

La symphonie d’un nouveau monde

Les trois décennies écoulées resteront dans l’Histoire comme celles d’un optimisme béat et d’une insouciance assumée. Avec la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, le monde entrerait dans une période de paix, de stabilité et de prospérité sans équivalent depuis des siècles. Le monde des bisounours où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Le monde des fins (histoire, géographie, nations, frontières, protectionnisme, recours à la force, coercition, guerre…) et des commencements (universalisme, sécurité, liberté, doux commerce, recours au droit, coopération, paix éternelle…). Le monde allant vers la paix perpétuelle chère à Emmanuel Kant. En un mot, un monde qui récolterait, intérêt et principal, les dividendes de la paix. Un remake des mots du ministre des Affaires étrangères, Aristide Briand devant la Société des nations (SDN) à Genève en 1926 : « Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage à la paix ! ». Dans cet environnement euphorique, tout questionnement sur l’imprévisibilité du monde de demain est incongru, pour ne pas dire saugrenu. Les empêcheurs de tourner en rond sont stigmatisés pour leur pessimisme de mauvais aloi alors que les marchands d’illusion tiennent le haut du pavé médiatique. Le fameux « gouverner, c’est prévoir » est oublié, balayé pour faire place au « gouverner, c’est communiquer » à longueur de journée, c’est-à-dire être actif sur les réseaux sociaux.

L’anesthésie de la politique étrangère

Il va sans dire, mais cela va mieux en le disant, que toute réflexion salutaire sur les linéaments de la politique étrangère du futur est proscrite tant l’avenir est radieux. Multilatéralisme à tout-va et Europe à tout bout de champ sont les marqueurs d’une action extérieure assoupie. A-t-on encore besoin de tous ces inutiles que sont les diplomates dont on ne devine guère la réelle valeur ajoutée ? Laissons-nous porter par l’air du temps qui passe ! Cessons de suivre les conseils de certains esprits retors qui nous incitent à nous interroger sur les adaptations requises par un monde nouveau ! Or, ce dernier n’est pas exempt de spasmes, de défis, de menaces telles que le terrorisme islamiste, l’accession à l’arme nucléaire de la Corée du Nord ou de l’Iran, le retour des conflits, l’affaissement du multilatéralisme… Le temps est à la paresse intellectuelle. Nos femmes et hommes politiques sont trop affairés à se quereller sur des questions intérieures pour perdre inutilement du temps à réfléchir aux surprises que pourrait nous réserver un avenir incertain, un ensauvagement inattendu d’un monde sans maître ni règles. Le temps est aux rêveries d’un voyageur solitaire aux quatre coins de la planète. Qu’il est doux de ne rien faire lorsque tout s’agite autour de vous ! Laissons-nous porter par les bienfaits éternels d’un monde merveilleux à perte de vue et d’un avenir réconfortant par toutes les promesses mirifiques qu’il laisse entrevoir à celui qui sait les attendre.

Or, il n’en est rien. Le rêve merveilleux tourne au cauchemar éveillé des dirigeants politiques français, des experts et des médias face à un changement d’ère qui était largement prévisible.

Le temps des cauchemars : les dividendes de la guerre

Face à la cacophonie croissante d’un nouveau monde en éruption constante, la politique étrangère de la France est marquée au sceau d’une vacuité certaine.

La cacophonie du nouveau monde

Plus les années passent, plus le monde apparaît chaotique : attentats du 11 septembre 2001, guerre en Afghanistan, en Irak, conflit en Crimée, crise économique et financière, crise du Covid 19, guerre en Ukraine, éruption au Proche-Orient (Palestine, Iran, Israël, Liban), opposition Nord-Sud, retour des Empires, poussée des régimes autoritaires et des phénomènes migratoires, dégradation du système de sécurité collective, multiples obstacles à la liberté du commerce… Rien à voir avec la promesse de l’aube d’un monde pacifié. Mais, nous n’avions encore rien vu. Le second mandat présidentiel de Donald Trump achève de secouer l’édifice patiemment mis en place successivement après la Seconde Guerre mondiale et l’effondrement de l’URSS. En quelques semaines, l’homme à la mèche blonde provoque incompréhension et sidération chez ses alliés. Le monde ne parvient pas à se réveiller d’un cauchemar qui a pour nom États-Unis. L’Union européenne érige le fameux mur du déni pour conjurer le mauvais sort. Or, cette posture du chien crevé au fil de l’eau est de moins en moins tenable au fil des annonces du locataire malappris à crinière jaune de la Maison Blanche : l’OTAN n’est plus une assurance tous risques pour les mauvais payeurs ; l’article 5 du traité de Washington n’est plus d’application automatique ; la sécurité européenne doit être du ressort des Européens ; les problèmes sérieux se négocient entre les trois Grands (Chine, États-Unis, Russie), les va-nu-pieds n’ayant qu’à s’exécuter comme de vulgaires laquais. L’Europe devient un acteur mineur aux yeux de ses partenaires, alliés et concurrents, spectateur d’un monde en pleine recomposition. Elle ne fait qu’étaler son actuelle faiblesse. Notre pays ne fait pas exception[1].

La vacuité de la politique étrangère

Quels constats objectifs peut-on dresser de l’action internationale de la France conduite sous la férule exigeante de Foutriquet à une époque de relations internationales chaotiques et de l’émergence d’un monde nouveau ? L’élite française fait table rase de l‘un des enseignements du général de Gaulle pour qui la « France doit tenir compte de ce que l’avenir comporte d’inconnu et le passé d’expérience »[2]. Qui plus est, « Jamais le contraste n’a été aussi saisissant entre un ordre mondial et chancelant et l’impréparation des principales formations politiques hexagonales. Concentrées depuis des années sur des enjeux strictement nationaux (…) ils paraissent s’être isolés « dans une bulle »[3]. Certains y voient la conséquence d’un « sous-investissement politique et bureaucratique » dans la sphère internationale. Après avoir pensé que Donald Trump ne serait pas élu 47e président des États-Unis et avoir refusé de prendre ses propos au sérieux et au pied de la lettre, la nomenklatura germanopratine peine à prendre toute la mesure du changement de paradigme et à en tirer les conséquences qui s’imposent. Dans ce contexte, on imagine aisément que la politique étrangère (stratégie du long terme) – trop souvent confondue avec la diplomatie (tactique du court terme) – sous le second mandat empli de munificence de Jupiter 1er s’apparente à un ensemble vide, à une succession de gadgets comme celui de la dissuasion nucléaire partagée. Et cela au moment où la réalité – celle du rapport de force, du primat de la puissance – reprend ses droits. Heureusement, tout va changer avec la nomination d’un « Macronboy », l’illustrissime Clément Beaune au poste de « haut-commissaire au plan, commissaire général à la stratégie et à la prospective » en remplacement de François Bayrou[4]. Il annonce, aussitôt après avoir été choisi par Emmanuel Macron, disposer de pistes de réflexion pour donner consistance à sa fonction de stratège et de prévisionniste du XXIe siècle. Alléluia !

Chaos mondial et heure de vérité

« Il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va ! » (Sénèque).

Les pays du « Nord global » n’ont toujours pas digéré la grande désillusion du « monde d’après ». Qui plus est, il y a de fortes chances que la « cicatrice diplomatique » du tsunami Donald Trump ne se referme pas de sitôt. Face à un monde qui vacille sur ses assises anciennes, un sursaut salutaire est indispensable. Il passe avant tout par l’adoption d’une stratégie cohérente dans le temps et dans l’espace. Or, nous en sommes encore loin tant le temps est à l’agitation et à la communication débridées. Entre le dire et le faire, il y a la page blanche qu’il faut commencer par noircir de réflexions. Face aux menaces, la France éternelle doit choisir entre puissance et effacement. La France doit effectuer un choix crucial pour espérer conserver sa place dans le monde de demain : définir une véritable politique étrangère ou bien se contenter d’une étrange politique (étrangère) ?


[1] B. D., « Macron enfin populaire … », Le Canard enchaîné, 2 avril 2025, p. 1.

[2] Maurice Vaïsse, « Les propos gaulliens de 1959 collent à l’actualité », Le Monde, 7 mars 2025, p. 26.

[3] Claire Gatinois/Gilles Paris/Philippe Ricard, « Politique étrangère. Torpeur et tremblements dans les partis français », Le Monde, 9-10 mars 2025, pp. 20-21.

[4] Décret du 5 mars 2025, JORF du 6 mars 2025.

OPINION. Brasser du vent ou défendre l’Europe ?

OPINION. Brasser du vent ou défendre l’Europe ?

Deux programmes d’équipement gigantesques sont jugés nécessaires en Europe. L’un porte sur la décarbonation, l’autre porte sur un renforcement rapide et massif des armées et de leur équipement. Ces programmes, qui demanderont chaque année plusieurs dizaines de milliards d’euros supplémentaires, sont financièrement incompatibles. Par Philippe Roger, Ingénieur Général de l’Armement hors classe (2S).

« La défection au moins partielle des Etats-Unis et l'observation des techniques de combat en Ukraine créent des besoins très importants, qui viennent s'ajouter à l'énorme besoin de rattrapage des effets du sous-financement chronique des décennies passées » (Philippe Roger, Ingénieur Général de l’Armement hors classe 2S)

« La défection au moins partielle des États-Unis et l’observation des techniques de combat en Ukraine créent des besoins très importants, qui viennent s’ajouter à l’énorme besoin de rattrapage des effets du sous-financement chronique des décennies…DR

Deux programmes d’équipement gigantesques sont jugés nécessaires en Europe : l’un porte sur la décarbonation, à travers des éoliennes et des parcs photovoltaïques, et, entre autres, des subventions aux véhicules électriques et à l’isolation des bâtiments. L’autre porte sur un renforcement rapide et massif des Armées et de leur équipement. Ces programmes, qui demanderont chaque année plusieurs dizaines de milliards d’euros supplémentaires, sont financièrement incompatibles.

En tous cas en France où on ne veut pas toucher à la durée du travail, et à l’âge de la retraite, et où on ne peut plus emprunter aux frais de nos enfants. Et où, comme ailleurs, on s’approche d’un gouffre de dépenses de santé lié au vieillissement de la population. Quels sont actuellement l’utilité et les conséquences industrielles de ces deux programmes ?

Décarbonation, une vertu qui a un prix colossal

L’intérêt de principe du programme de décarbonation n’est contesté que par des scientifiques, que le GIEC fait déclarer hérétiques. Leurs arguments sur les causes non-anthropiques de l’augmentation du taux de CO2, sur le fait que cette augmentation suit, au lieu de la précéder, l’augmentation des températures, sur le rôle dominant de la vapeur d’eau dans la régulation des températures, sur l’existence et la saturation, s’il existe, de l’effet de serre, voire sur l’influence négligeable du taux de CO2 sur l’évolution des climats, ne parviennent pas à être mieux publiés et discutés que ceux de Galilée en son temps.

Rejetons ces hérétiques dans les ténèbres extérieures, puisqu’on ne peut les mettre au bûcher, où ils dégageraient exprès du CO2. En revanche, le rythme retenu, pour des motifs politiques purs, au niveau français comme au niveau européen, pour nos actions de décarbonation, de la quasi-neutralité carbone en Europe en 2050 à la suppression des véhicules thermiques en 2035, peut et doit être contesté sans risquer le bûcher. On peut à bon droit le considérer comme infondé et suicidaire.

Infondé, car l’objectif de CO2 visé pour l’Europe ne ferait gagner que 0,014 degrés sur la température finale « moyenne » de la Terre, d’après les formules mêmes du GIEC, la part de l’Europe dans les émissions « fossiles » du monde étant de 7,2% du total mondial. Pendant ce temps, les 92,8 % restants semblent ne faire l’objet que d’efforts minimes, et l’idée selon laquelle le concours de vertu publique des COP va obliger le reste du monde à se repentir et à nous imiter ne tient pas plus la route que celle qui voit la France, lumière du monde, imposer par son exemple la paix, la laïcité, ou l’égalité hommes-femmes, au reste du monde béat d’admiration. Pour la France, qui pèse 10% du total européen d’émissions, donc 0,72% du total mondial, l’objectif visé amènerait à gagner 0,0014 degrés, soit une quantité imperceptible pour le commun des mortels, qui supporte allégrement 15 degrés d’amplitude diurne, comme pour la Planète, qui en a vu d’autres.

Suicidaire, car il accélère le remplacement des produits de notre industrie par des importations, et l’exode de nos capitaux pour construire des usines ailleurs. Ce d’autant que notre industrie et notre agriculture sont déjà extrêmement affaiblies, victimes depuis longtemps de décisions politiques dépourvues de toute base scientifique, limitation du nucléaire à 50% de la production d’électricité en 2035, arrêt des réacteurs surgénérateurs, refus de tout OGM, refus du glyphosate, interdiction de la prospection d’hydrocarbures, menace permanente de l’obscurantiste mais constitutionnel-principe-de-précaution, et j’en passe.

La fureur déconstructrice ne s’est pas donnée libre cours que dans la philosophie et l’Éducation Nationale. C’est à ce rythme dément qu’il faut maintenant s’attaquer. Les objectifs retenus à Bruxelles de façon uniforme pour tous les États membres,sans tenir compte en rien des investissements que nous avons faits pendant des années sur la production nucléaire d’électricité, doivent être révisés très fortement à la baisse, et les dates arbitrairement fixées pour les atteindre doivent être reculées, pour tenir compte du rythme de la décarbonation en Chine, en Inde, et aux États-Unis.

Il est ridicule de détruire nos industries sans effet notable sur les émissions mondiales de CO2, qui ne dépendent en pratique, vu la désindustrialisation européenne, et vu les efforts déjà faits en France, que de la politique de nos lointains concurrents, qui se moquent de notre vertu comme de leur première centrale à charbon.

Parmi les outils que nous employons pour tenir ce rythme, il faut prêter une attention particulière à la production éolienne et solaire. Le nucléaire constitue environ les trois-quarts de la production électrique française. Pour le réduire à 50%, c’est environ le tiers de sa production qui devra donc, vers une date qui a aujourd’hui été fixée à 2035, avoir été remplacé par une électricité qui ne pourra pratiquement être que de l’éolien et du solaire, seuls moyens décarbonés disposant du potentiel de croissance nécessaire. D’où, pour être à ce rendez-vous, leur développement à marche forcée actuel.

Mais, n’étant pas pilotables du fait de leur intermittence, on ne peut compter sur eux : ils ne permettent pas de fermer des réacteurs nucléaires, sauf à mettre en service au fur et à mesure, comme l’Allemagne, des centrales thermiques de puissance équivalente. D’où la décision, début 2022, de prolonger la durée de vie des réacteurs du parc actuel jusqu’à au moins 60 ans, ce qui, au vu de ce qui se fait dans le monde, ne devrait pas poser de problème majeur, et reporter vers 2040 les premières fermetures. En définitive, du fait que l’on a attribué à l’éolien et au solaire la priorité d’injection sur le réseau, en particulier par rapport au nucléaire, le seul résultat de leur croissance est une diminution équivalente de la production du parc nucléaire. Non seulement cela ne réduit pas les émissions de CO2, et au contraire les augmente en Chine, mais c’est un véritable non-sens économique et technique.

Il résulte en outre de cette priorité d’injection, qui équivaut pratiquement à une garantie d’achat, et de ce qu’ils disposent d’un prix de vente garanti pour 20 ans très incitatif, et toujours très supérieur à celui du nucléaire qu’ils remplacent, d’une part une explosion des factures d’électricité des particuliers et des industriels et, d’autre part, qu’ils sont une affaire extraordinaire pour leurs opérateurs. De plus leur dispersion géographique (moindre pour les éoliennes marines, qui présentent plus d’intérêt) oblige à construire ab nihilo un maillage serré de lignes électriques ; rien que pour ce bouleversement du réseau, on pense devoir investir 100 milliards, rien qu’en France.

Il faut ajouter que l’injection forcée d’électricité intermittente amène fréquemment, pour ne pas dépasser le niveau de la consommation, à réduire puis remettre à niveau la puissance de nos centrales nucléaires. Ces cycles vont en fatiguer les éléments, en réduire la durée de vie, en augmenter les coûts de maintenance. Comme aucun pays n’a utilisé ainsi ses réacteurs pour compenser des variations rapides d’une production massive d’énergie éolienne et photovoltaïque, on ne dispose d’aucun retour d’expérience sur ce mode de fonctionnement inquiétant.

On détruit aujourd’hui à tour de bras le bénéfice des sages investissements faits autrefois dans la production d’électricité nucléaire. On marche sur la tête ! Faut-il, pour gagner le concours de vertu auquel nous, Européens, sommes les seuls à vouloir participer, continuer des politiques suicidaires, dont la base lointaine a été électoraliste, pour nous trouver faute d’armes aux mains d’occupants dont les élections ne seront pas le premier souci ?

Comment financer le réarmement en Europe

Le programme de réarmement européen est lancé maintenant depuis trois ans et nous avons pu doubler ou tripler nos cadences de production d’armes, au profit de l’Ukraine, mais aussi pour commencer à nous remettre à niveau. Mais « la défection au moins partielle des Etats-Unis, et l’observation des techniques de combat en Ukraine, créent des besoins très importants, qui viennent s’ajouter à l’énorme besoin de rattrapage des effets du sous-financement chronique des décennies passées. Or, ce n’est pas à Bruxelles que l’on trouvera les financements nécessaires, car les centaines de milliards évoquées par la Commission ne sont que des autorisations d’endettement des États, dont nous ne sommes plus en état de profiter. »

L’appel actuellement fait à l’épargne privée ne répond qu’à la marge à la question. En effet, nul industriel ne va voir son banquier pour lui demander de financer la production en série d’armes, s’il n’y a pas de perspective, et même de quasi-certitude, d’obtenir des contrats. Or ces contrats ne peuvent venir que des États, seuls clients, États qui engagent des crédits budgétaires.

A fortiori, on ne peut demander à emprunter pour le développement de nouveaux matériels complexes, car le risque technique et l’impossibilité de prédire si l’on trouvera un client rendent impossible la spéculation, tant pour l’industriel que pour le banquier. En particulier, emprunter de quoi développer en spéculation un matériel complexe destiné uniquement à l’export serait une folie financière, du fait du montant à engager et du fait que les clients étrangers ne veulent pas d’armes que les Armées du pays fabricant n’ont pas mises en service.

Cet appel aux banquiers, et à l’épargne privée, ne doit être envisagé, à mon sens, que pour alimenter des fonds de roulement, et préfinancer une partie des outillages, et pour faire crédit aux clients export, et uniquement pour des armes dont la production est déjà sous contrat ou va l’être sous peu. Certes, ce n’est pas rien, mais le flux financier du réarmement restera, à mon avis pour 80 à 90%, budgétaire. La modification des pratiques des banquiers, lancés eux aussi, jusqu’à aujourd’hui, dans un concours de vertu autoproclamée, aura toutefois un petit intérêt psychologique pour les acteurs de l’armement, ces pelés, ces galeux, dont nous venait tout le mal.

C’est pourquoi il faut maintenant s’attaquer à une au moins des vaches sacrées budgétaires qui paissent sur nos impôts et nos emprunts, et génèrent, outre du méthane à effet de serre, des dettes. Et, comme aurait pu le dire le regretté Professeur Choron, le premier qui dit qu’il ne s’agit pas de vaches mais de danseuses a perdu. Commençons donc par les énergies intermittentes terrestres, cela soulagera nos centrales, nos finances et notre balance commerciale, et cela réduira les émissions de CO2 de la Chine, quoi de plus vertueux ?

Mais les crédits budgétaires ainsi réorientés, quel serait leur effet ? Ils fourniront de la sécurité par une production accrue des produits déjà développés de l’industrie française existante, donc sans obérer notre autonomie stratégique comme le feraient des achats d’armes hors d’Europe, et bien sûr sans effet négatif sur notre balance commerciale. Certains de ces produits résultent d’une coopération bilatérale comme le missile SCALP ou le missile anti-aérien Aster, ou multilatérale comme l’avion de transport A400M ou l’avion ravitailleur MRTT, et produiront les mêmes effets dans les pays participants.

Ils auront un effet important sur l’industrie et sur les recettes de l’État qui en proviennent, même si ce n’est pas leur objectif premier. C’est autre chose que de brasser du vent avec du CO2 importé de Chine, pour continuer sur un chemin tracé il y a longtemps pour ramasser des voix. Ces crédits financeront aussi la recherche et le développement (R&D), si possible en coopération européenne, d’armes plus évoluées, qui seront nécessaires dans une dizaine d’années ou plus. Et le développement rapide des systèmes plus simples dont la nécessité est apparue en Ukraine, et qui n’ont pas besoin de passer par la complexification et les retards qu’entraîne nécessairement la définition d’un besoin et d’un produit communs à plusieurs pays.

C’est dans ce domaine de la R&D, donc du long terme, que les propositions d’abondement des crédits nationaux par des crédits européens, présentées par la Commission pour favoriser les développements en coopération, ont leur intérêt, mais il ne faut pas oublier que le budget européen est soumis comme les budgets nationaux à la nécessité d’arbitrages, et qu’il faudrait là sacrifier plutôt des mammouths sacrés que des vaches. Vaste programme !

Si les dépenses à faire en France vont fournir de la sécurité et, accessoirement, de l’activité ne nécessitant pas d’importations, c’est que l’industrie française, créée pour l’État et sur son budget, dispose des types de matériels dont on veut accélérer la production, et des bureaux d’études compétents pour s’attaquer aux sujets nouveaux, tels que les lacunes capacitaires listées par l’OTAN et par l’Agence Européenne de Défense (par exemple missiles de croisière à grande portée, défense antimissiles élargie, Intelligence artificielle du champ de bataille, connectivité spatiale).

Tout cela résulte de la politique d’autonomie stratégique menée avec continuité pour l’État par la Direction générale de l’armement (DGA) depuis les années soixante, principalement au profit des forces de dissuasion, avec le CEA/DAM, politique qui a aussi porté par entraînement toute l’industrie des armements conventionnels au meilleur niveau. La France a su mener des programmes d’armement sans attache étrangère autre que celles des coopérations européennes qu’elle a décidées et organisées. Elle dispose avec la DGA et son industrie d’outils sans équivalents en Europe.

En Allemagne, en Pologne, en Italie, en Espagne, et bien sûr en Ukraine, il existe des organisations et une industrie de même nature, qui pour l’instant sont dans beaucoup de secteurs techniques moins développées, et souvent orientées vers l’achat ou la production sous licence de systèmes américains. C’est ce qui fait, au fond, la difficulté des coopérations européennes, quand chacun essaye d’acquérir chez son voisin des compétences nouvelles au lieu de se contenter d’apporter ce qu’il sait déjà faire.

Cette difficulté est moins forte avec la Grande-Bretagne, qui est à parité technique avec nous dans beaucoup de domaines, et qui, pour l’instant, est la seule à partager avec nous une doctrine d’emploi de la force. L’exclure du mouvement de réarmement serait une profonde erreur. Ces pays vont comme nous augmenter la production des armes déjà développées, et, pour l’avenir, il faut espérer qu’ils privilégieront les coopérations européennes, et les achats en Europe, dans le champ actuellement occupé par les importations de matériels américains. La Commission veut s’employer à les en convaincre.On peut donc considérer que nous avons ce qu’il faut, en France et ailleurs en Europe, pour remettre nos armes au niveau nécessaire, mais il y faut un peu de temps. Et beaucoup d’argent. Trouvons-le !

Que faire ?

Il faut, pendant une bonne dizaine d’années, mettre bas celles des armes dirigées contre le gaz carbonique qui sont inutiles et dommageables, pour construire plus rapidement les armes nécessaires à notre survie et à celle de l’Europe, et étoffer nos armées. Cela s’impose à nous comme aux autres Européens. Si, dans dix ans, nous avons survécu, et recréé les conditions matérielles de la paix, nous pourrons à loisir reprendre l’importation à bride abattue de parcs de moulins à vent et de panneaux solaires. Et en finir avec les restes de notre industrie et de notre agriculture, aux applaudissements de nos concurrents et fournisseurs chinois et américains, dont les dégagements de CO2 pourront ainsi croître et embellir. Mais, d’ici là, moins de moulins à vent, plus de canons !

« Hâtez-vous, généreux guerriers… »

Billet du Lundi 30 mars 2025 rédigé par Jean-Philippe Duranthon, membre fondateur et membre du Conseil d’administration de Geopragma. – publié le 30 mars 2025

https://geopragma.fr/hatez-vous-genereux-guerriers/


Il eut été logique qu’il revêtit un uniforme, tel de Gaulle en 1960, ou se présentât en pull kaki, tel Zelensky depuis trois ans : le 5 mars dernier Emmanuel Macron nous a déclaré que « nous rentrons (sic) dans une nouvelle ère », que « la Russie est devenue au moment où je vous parle et pour les années à venir une menace pour la France et pour l’Europe » et que, « quoi qu’il en advienne, il nous faut nous équiper davantage ».

Il nous faut donc accroître notre effort militaire, nous réarmer, nous remilitariser. Soit. Mais les conditions dans lesquelles les modalités de cette remilitarisation sont annoncées surprennent.

1/ Rappelons-nous tout d’abord qu’en juin 2022 le même Macron avait déclaré, en inaugurant le salon de Satory, que « nous allons durablement devoir nous organiser… dans une économie de guerre ». Pourquoi donc tenir en 2025 des propos voisins de ceux de 2022 ? La réponse est évidente : parce que nous ne sommes pas passés en « économie de guerre ». Certes, la production des célèbres canons Caesar a été multipliée par trois, mais il s’agit là d’une brillante exception : aucune commande massive n’a été passée aux entreprises de la BITD (base industrielle et technologique de défense) et les industriels, ne sachant quand les commandes leur seraient passées, et même si elles le seraient, n’ont pas accru leur outil de production. Le gouvernent n’a-t-il pas voulu faire le nécessaire, ou ne l’a-t-il pas pu ? Et pourquoi le voudrait-il maintenant, ou le pourrait-il ? Le président de la République a, le 17 mars, annoncé l’acquisition de trente Rafale supplémentaires : quand les commandes seront-elles passées ?

C’est que les armes coûtent cher et que nous sommes démunis. E. Macron a présenté comme une grande victoire l’autorisation donnée aux Etats par Ursula von der Leyen d’augmenter, au-delà des limites permises jusqu’alors, leur déficit budgétaire pour financer, dans la limite de 1,5 % du PIB, leurs dépenses militaires. Curieuse victoire : autorisation ou pas, un tel accroissement augmentera une dette qui est dès aujourd’hui explosive. Réjouissons-nous donc comme le ferait un malade qui, alors qu’il a 40 degrés de fièvre, s’entendrait dire pas son médecin qu’un traitement ne lui sera nécessaire que lorsque sa température atteindra 41,5 degrés. Autre « victoire » étonnante : la décision annoncée par la même van der Leyen d’emprunter au niveau communautaire 150 M€ pour allouer des prêts bonifiés aux Etats[1]. Pour s’en réjouir il faut oublier que la France finance 17 % du budget européen, si bien que l’amortissement du nouvel emprunt communautaire se traduira par une augmentation de la contribution de la France à ce budget. Alors qu’un député européen, rapporteur du budget, a récemment remarqué que « nous n’avons toujours pas clarifié comment nous allons rembourser le grand emprunt commun qui a financé le plan de relance post Covid », ajouter une couche d’emprunt communautaire est-il si enthousiasmant ?

Ne se trompe-t-on pas, d’ailleurs, de cible ? Un récent audit[2] indique que « les entreprises… présent(ent) une structure financière et économique plus fragile dans la BITD que dans le reste de l’économie, avec des marges plus faibles, une capacité moindre à créer de la valeur, un endettement plus élevé et une potentielle sous-capitalisation ». Ce ne sont point tant les subventions et prêts qui sont nécessaires que des augmentations de capital. D’où la création par BPI France d’un nouveau fonds spécialisé destiné à accueillir l’épargne des particuliers ; mais, les généreux donataires, qui seront « collés » pendant cinq ans, ne bénéficiant en échange d’aucun avantage fiscal ou autre, on peut craindre que ce nouvel outil ne séduise guère et n’ait que des vertus d’affichage. D’où l’appel adressé aux fonds d’investissement privés afin qu’ils contribuent à l’effort demandé à la nation.

Le problème est que ces fonds interviennent au sein d’un écosystème financier auquel on demande de privilégier les investissements « verts » luttant contre le changement climatique et répondant aux critères ESG[3], et que les bureaucrates et les bonnes consciences ont classé la Défense dans la catégorie des parias. Le sujet est connu depuis longtemps[4] et la Commission comme le gouvernement reconnaissent la nécessité d’agir. Mais les actions concrètes se font attendre. La « taxonomie » qui, comme l’a fait remarquer le Délégué Général à l’Armement, « classe la Défense dans la même catégorie que la pornographie », et les directives européennes incitant les fonds à investir dans des domaines dont la Défense est exclue, n’ont pas été modifiées ; les PME et ETI du secteur qui cherchent à financer leurs besoins en fonds de roulement s’entendent dire par leurs banques qu’elles ne satisfont pas les critères d’investissement responsable ; la BEI (Banque Européenne d’Investissement) envisage d’étendre son champ d’action mais se refuse à financer la fabrication de munitions et armes létales (on se croirait revenu en 1981, lorsque F. Mitterrand inaugurait le salon aéronautique du Bourget après avoir demandé que les avions et hélicoptères soient présentés désarmés). Aussi le « monde de la finance » semble-t-il considérer que les déclarations ne suffisent pas : Euronext a prévenu, à la mi-mars, Airbus, Safran et Thales qu’il allait les exclure du CAC 40 ESG et n’y a renoncé qu’au dernier moment ; Ardian et Eurazeo affirment refuser tout investissement dans la Défense, la seconde se référant explicitement à la problématique ESG. Restent les fonds spécialisés de Tikehau et Weinberg mais ceux-ci n’ont pas attendu ces dernières semaines pour se mobiliser et ne suffiront pas à dégager les sommes nécessaires.

Les conditions financières d’une politique de réarmement ne semblent donc pas réunies aujourd’hui. Mieux vaudrait faire moins d’annonces et de grand-messes et, d’une part supprimer les freins aux investissements dans l’industrie de défense (c’est-à-dire modifier les textes ESG), d’autre part créer les conditions d’un financement durable (c’est-à-dire non pas à contractant de nouvelles dettes, mais en réduisant ou supprimant enfin les dépenses publiques inutiles ou inefficaces – comme nos voisins l’ont fait).

2/ Par ailleurs, il ne suffit pas d’avoir des matériels performants, encore faut-il disposer des personnels pour les utiliser. L’armée peine, aujourd’hui, à fidéliser ceux qui la servent. Que compte-t-on faire pour qu’on y parvienne désormais ?

3/ Le 5 mars dernier, E. Macron a également déclaré que « L’Europe de la Défense, que nous défendons depuis huit ans, devient donc une réalité ». Encore une grande victoire de la France, doit-on comprendre.

Notre pays dispose de nombreux éléments légitimant une place fondamentale dans cette « réalité » encore bien irréelle : une armée de militaires aguerris et maîtrisant les technologies de pointe (sans doute la seule armée digne de ce nom en Europe) ; des industriels de premier plan dans chaque domaine, s’appuyant sur un riche réseau de sous-traitants ; la possession de l’arme nucléaire. On aurait pu penser que la France aurait cherché, pour le bien de l’Europe comme celui du pays, à valoriser ces trois éléments et à faire de la reconnaissance de la préférence communautaire un préalable à toute action de sa part ; il semble qu’elle ait adopté une autre posture et préféré une approche institutionnelle. E. Macron semble chercher à la fois à porter au niveau communautaire les responsabilités aujourd’hui exercées avec efficacité au niveau national et à prendre la tête, avec la Grande-Bretagne, d’un étrange groupement de pays bien incapables d’influer sur le cours des évènements.

Cette approche est particulièrement étonnante pour ce qui concerne l’arme nucléaire, pour laquelle la président a indiqué que, « répondant à l’appel historique du futur chancelier allemand, (il a) décidé d’ouvrir le débat stratégique sur la protection par notre dissuasion de nos alliés du continent européen ». Depuis l’origine il est acquis – le général de Gaulle l’a dit explicitement – que l’intérêt vital national ne se limite pas aux frontières du pays et prend en compte les menaces pesant sur nos voisins. Mais s’étend-il à l’ensemble du « continent européen » ? Faut-il associer explicitement « nos alliés », et sans doute la Commission, aux décisions ? Suffit-il d’affirmer que « quoi qu’il arrive, la décision a toujours été et restera entre les mains du Président de la République, chef des armées », pour échapper à la mécanique communautaire et être en mesure d’agir rapidement ? Pourra-t-on reconnaître qu’on « protège » un pays et lui interdire de « décider » son sort ? Ne sera-t-on pas obligé de formaliser a priori les cas de recours à l’arme nucléaire, alors que l’incertitude sur l’usage de l’arme est une condition de son efficacité, de la dissuasion ? Serait-il normal que nos voisins bénéficient soudain d’un outil financé depuis cinquante ans par les seuls contribuables français ?

Tout cela est bien étonnant, et bien inquiétant.

4/ Certains commentateurs voudraient chanter, comme dans l’opéra Dardanus de Rameau :

« Il est temps de courir aux armes,

Hâtez-vous, généreux guerriers,

Allez, au milieu des alarmes,

Cueillir les plus brillants lauriers ».

Ne faisons pas trop de théâtre : n’oublions pas que dans la vraie vie il y a de vrais soldats et de vraies morts.

N’oublions pas non plus que, si elles ont une frontière à l’Est, l’Europe et en particulier la France ont aussi une frontière au Sud.

Jean-Philippe Duranthon

30 mars 2025


[1] Ces prêts ne pourront bénéficier qu’à des projets associant plusieurs Etats. Cela laisse augurer de jolis délais pour mettre en œuvre ce programme au bel acronyme : SAFE, pour Security Action for Europe.

[2] Réalisé par le Trésor et l’Observatoire économique de la Défense. https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/ea3a6a07-04a8-4ec4-af34-1d066bd794af/files/8293e924-b180-4aa4-9575-06331ed76b0f

[3] Critères environnementaux, sociaux et de gouvernance.

[4] Voir mon article du 20 mai 2024 : https://geopragma.fr/drole-deconomie-de-guerre/

Point de vue. Quelle Europe nucléaire ?

Point de vue. Quelle Europe nucléaire ?

Longtemps, l’Europe a vécu à l’ombre du parapluie nucléaire américain. La France bénéficiait de surcroît de la protection assurée par sa propre dissuasion. Certes, le visage hideux de l’apocalypse n’était jamais très loin. Ce ne fut pas un long fleuve tranquille. Mais en Europe, la guerre restait froide grâce à la dissuasion et à nos alliances, souligne François Heisbourg, auteur d’« Un monde sans l’Amérique » paru chez Odile Jacob.

La classe Suffren, issue du programme Barracuda, est la deuxième génération de sous-marins nucléaires d’attaque de la Marine nationale française. Ici, le 6 novembre 2020, dans la rade de Toulon.
La classe Suffren, issue du programme Barracuda, est la deuxième génération de sous-marins nucléaires d’attaque de la Marine nationale française. Ici, le 6 novembre 2020, dans la rade de Toulon. | ARCHIVES NICOLAS TUCAT, AFP

Longtemps, l’Europe a vécu à l’ombre du parapluie nucléaire américain. La France bénéficiait de surcroît de la protection assurée par sa propre dissuasion. Certes, le visage hideux de l’apocalypse n’était jamais très loin. Ce ne fut pas un long fleuve tranquille. Mais en Europe, la guerre restait froide grâce à la dissuasion et à nos alliances.

Avec la guerre contre l’Ukraine, les menaces atomiques d’une Russie néo-impériale en marche et le départ désormais inéluctable des États-Unis, cet édifice a vécu. Les pays membres de l’Union Européenne, tels la Pologne, les États baltes et la Scandinavie, qui ressentent le plus vivement la menace du grand voisin russe, cherchent désormais, parfois avec fébrilité, une dissuasion qui puisse prendre le relais.

Plusieurs voies d’inégales valeurs se présentent. Devant son Parlement, le Premier ministre polonais, Donald Tusk, a esquissé il y a quelques jours l’hypothèse d’une force de dissuasion nationale. En Suède, pays qui avait engagé des travaux en ce sens pendant la Guerre froide, des chercheurs y songent, tout comme leurs collègues dans une Finlande qui partage une frontière de 1 300 kilomètres avec la Russie de Vladimir Poutine. Au nom de quoi la France héritière de la « force de frappe » du général de Gaulle s’y opposerait-elle ? Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais.

Pourtant, ce serait une catastrophe annoncée. Depuis plus d’un demi-siècle, l’accord quasi universel qu’est le Traité de non-prolifération l’interdit expressément. Violer l’un des derniers et peut-être le plus important élément de ce qui reste d’un ordre international ouvrirait la voie à un chaos nucléaire mondial, de l’Arabie saoudite et du Japon à la Turquie ou à la Corée du Sud. Dans une telle anarchie, le nucléaire passerait trop aisément de la dissuasion mutuelle à l’emploi mortifère d’armes à la puissance de destruction infinie. À éviter donc…

Jouer la dissuasion française

Le président polonais demande pour sa part que les États-Unis déploient dans son pays des armes nucléaires américaines, à la manière de ce qui existe déjà de longue date en Allemagne, Italie, Belgique et aux Pays-Bas. Pourquoi pas ? Mais l’Amérique de Donald Trump le voudrait-elle ? Et qui prendrait au sérieux la garantie d’un pays qui paraît désormais plus proche de l’envahisseur russe que de ses partenaires de naguère, plus prompt aussi à annexer le Canada ou le Groenland qu’à épauler ses alliés ?

Les Jeux olympiques de Paris 2024 ont-ils amélioré l’image de la France à l’international ?

Mieux vaut tenter de faire jouer la dissuasion française de façon explicite et organisée, le cas échéant aux côtés de l’allié britannique. Il est en effet clair que l’invasion de pays membres de l’Union mettrait en jeu nos intérêts vitaux. Au premier chef, la Pologne, mais aussi l’Allemagne et les États baltes qui ont tout récemment manifesté leur intérêt. D’autres, des Pays-Bas à l’Italie, y réfléchissent. Le champ de la discussion pourra être large en termes d’appréciation des moyens qu’il faudrait mobiliser, de réflexion sur leurs lieux de déploiement, de participation à des exercices, d’évaluation commune des menaces, de doctrines partagées. La décision d’emploi devrait, elle, rester nationale pour la bonne et simple raison que la meilleure façon d’apporter une garantie crédible serait d’éviter qu’elle ne soit engluée dans des procédures improbables.

Les dénonciations des initiatives françaises par les responsables russes montrent que Moscou y croit, à sa façon. C’est paradoxalement encourageant…

Spatial Militaire français : Attention au déclassement

Spatial Militaire français : Attention au déclassement

par André Rougé* – Revue Conflits – publié le 27 mars 2025

*André Rougé, au nom du groupe défense des Horaces.

https://www.revueconflits.com/spatial-militaire-francais-attention-au-declassement/

La France veut se doter d’une stratégie spatiale nationale. Il y a urgence tant le pays risque le déclassement

François Bayrou a annoncé jeudi 6 mars le lancement d’une mission gouvernementale afin d’établir d’ici à juin une « stratégie spatiale nationale » devant permettre à la France de « rester une puissance de premier rang mondial ».

Cette mission n’est pas inutile, tant le secteur spatial français a souffert des deux révolutions spatiales portées par SpaceX : les lanceurs, dits réutilisables, et la constellation télécom en orbite basse Starlink. La viabilité économique du programme Ariane 6 est désormais fortement remise en cause à moyen terme et malgré les 18 lancements commerciaux signés avec Amazon, Arianespace reste une société commerciale déficitaire. Les autres pays européens n’ont pas souhaité contribuer à la viabilité du lanceur européen et l’Allemagne développe même un lanceur concurrent d’Ariane 6.

Le Commandement de l’Espace pousse vers un changement de stratégie, mais il se heurte au conservatisme de la DGA et des industriels TAS et ADS.

Outre le développement du programme Ariane 6, la France a beaucoup investi dans l’accès à l’Espace : 5 programmes de micro-lanceurs (dont la viabilité technologique et commerciale reste hypothétique), 2 démonstrateurs de lanceurs réutilisables et 5 nouveaux pas de tirs en Guyane. L’urgence est désormais clairement de passer de systèmes à deux ou trois satellites – télécoms, observation ou écoute- à des systèmes de constellations de plusieurs dizaines de satellites. Les grandes puissances spatiales militaires (USA, Chine, Russie) possèdent toutes des constellations qui leur assurent une revisite importante des zones d’intérêt pour les satellites de renseignement et une couverture beaucoup plus large pour les satellites de télécom. Par ailleurs, nos satellites militaires sont aujourd’hui de « big juicy target » et la perte de l’un d’entre eux a des conséquences majeures. Les constellations permettent donc d’assurer la redondance du service, une meilleure revisite et complexifient les actes hostiles. Le Commandement de l’Espace pousse vers ce changement de stratégie, mais il se heurte au conservatisme de la DGA et des industriels TAS et ADS. L’État devrait pour le moins exiger, en contrepartie, qu’ils aient la capacité de répondre aux nouveaux besoins des forces, et ce à des prix raisonnables.

Aujourd’hui les satellites militaires et civils français et européens dépendent des données américaines pour assurer leur sécurité en orbite

L’augmentation du nombre de satellites de renseignement optique et écoute doit s’accompagner d’une montée en puissance de notre capacité d’analyse et de valorisation de la donnée, une donnée acquise et non traitée est une donnée perdue. Cet effort sur l’analyse des données spatiales permettra d’accentuer notre effort vers des zones géographiques aujourd’hui moins prioritaires, comme le Pacifique, où nos intérêts sont primordiaux. Il faut encourager des sociétés de surveillance de l’espace (SSA) à y implanter des capteurs radars et optiques pour surveiller les parties d’orbites invisibles depuis la métropole. Aujourd’hui les satellites militaires et civils français et européens dépendent des données américaines pour assurer leur sécurité en orbite. Paradoxalement la France dépense énormément pour garantir sa souveraineté d’accès à l’Espace, mais peu d’argent pour assurer sa souveraineté en surveillance de l’Espace.

Augmenter nos capacités de renseignement de façon massive pour obtenir une utilisation tactique et opérationnelle des données spatiales, assurer la redondance de nos communications par la mise en orbite de constellations télécoms en orbite basse et assurer l’autonomie de la surveillance de l’Espace va nécessiter d’engager de gros budgets militaires.

Le spatial militaire français a été pendant des années une grande réussite, mais aujourd’hui, il doit se réinventer, car il risque sinon le déclassement par les autres puissances militaires spatiales.

Ces engagements devront tout d’abord être compensés par des économies sur d’autres domaines moins essentiels du spatial militaire. Les déclarations du Président Macron visant un budget de la défense jusqu’à 5% du PIB relevant encore du vœu pieux, la prudence doit donc nous pousser à proposer une stratégie pour le spatial de défense dans une enveloppe seulement légèrement supérieure à l’actuelle. Des économies sont possibles en arrêtant les développements peu pertinents ou peu prometteurs, comme ceux d’action dans l’Espace, les missions d’observation hyperspectrale ou tout simplement en utilisant davantage les talents des agents de l’État du CNES plutôt que de payer des ingénieurs de TAS ou ADS !

Le spatial militaire français a été pendant des années une grande réussite, mais aujourd’hui, il doit se réinventer, car il risque sinon le déclassement par les autres puissances militaires spatiales. À cet égard, la priorité à accorder au lancement de constellations spatiales est une nécessité tant pour le renseignement que pour les communications de nos forces déployées sur les futurs champs d’opérations.

Les missions spatiales pour 2030-2035 se décident aujourd’hui, il faut aujourd’hui des actes forts et courageux, pour reprendre la devise du Commandement de l’Espace : Res non verba !

Diplomates, corruption et compromission

Diplomates, corruption et compromission

par Jean DASPRY* – CF2R – TRIBUNE LIBRE N°177 / mars 2025

*Pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, docteur en sciences politiques