Electricité : RTE en Camargue ou comment décarboner sans balafrer

Electricité : RTE en Camargue ou comment décarboner sans balafrer

OPINION. L’implantation par RTE d’une nouvelle ligne électrique aérienne de 400. 000 volts aux portes de la Camargue entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer se heurte aux résistances locales en raison de l’impact des travaux. L’entreprise planche sur huit scénarios. Par Didier Julienne, Président de Commodities & Resources (*).

                                                        (Crédits : Didier Julienne)

Entre les départements du Gard et des Bouches-du-Rhône, l’entreprise RTE (Réseau de transport d’électricité) est accusée de menacer d’une immense balafre la Camargue, d’abîmer ou de détruire des écosystèmes arboricoles, viticoles, de maraîchages et de faire fuir les touristes. Comment ? Par l’implantation d’une nouvelle ligne électrique aérienne de 400. 000 volts aux portes de la Camargue entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer.

RTE est un paradoxe, l’entreprise est remerciée d’apporter l’énergie décarbonée, l’électricité, et de réparer les lignes électriques après des tempêtes, réparations que des agents paient parfois de leur vie. Personne dans le Gard ou les Bouches-du-Rhône n’est opposé à la modernisation et à l’augmentation du flux électrique, parce qu’il est essentiel pour l’industrie post-pétrole de Fos-sur-Mer : Exxon y a mis en vente sa raffinerie le 11 avril dernier.

« Surtout pas chez moi »

Mais le paradoxe est que RTE est le mètre étalon de l’effet «  surtout pas chez moi  ». L’entreprise est combattue lorsqu’elle modernise son réseau parce que les gigantesques mats de ses lignes aériennes impactent durement et durablement les paysages. Entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer, le parcours de la ligne aérienne de 400 kV pose de graves problèmes. Le décideur doit choisir entre huit routes, et il a une tentation.

Les huit solutions sont huit parcours démarrant dans le Gard et aboutissant dans les Bouches-du-Rhône. Huit circuits qui évoluent entre les rives droite et gauche du Rhône, dans un mikado de terres protégées par des appellations agricoles ; des zones de sauvegarde, naturelles ou bien d’intérêt écologique faunistique et floristique ; des parcs et réserves naturelles nationaux ou régionaux ; des zones protégeant des oiseaux, des biotopes, des espaces naturels sensibles, des zones humides ou encore Natura 2000 ; des sites historiques, classés, patrimoniaux ou archéologiques ; des biens Unesco, un site Ramsar, des plans locaux d’urbanisme, des villes et villages, etc. Et au milieu, coule le Rhône.

Le décideur qui ne veut pas balafrer la Camargue cherche pour la ligne aérienne un impénétrable chemin au milieu de cet enchevêtrement de normes. En effet, tous les parcours envisagés impactent directement tels ou tels environnement et paysages et sont destructeurs d’une économie locale reposant sur des écosystèmes basés sur l’histoire, la nature et l’agro-tourisme. À chaque fois que la ligne 400 kV pénètre un périmètre, c’est une directive, un règlement ou une autorité qui menaceront de déclasser un parc, enlever une appellation agricole, annuler une étoile hôtelière. Quel touriste se rendra dans une réserve, un hôtel, une ferme ou un vignoble dégradés par la proximité ou la vue d’une ligne 400 kV ?

Équilibrer les dommages

Si le mikado empêche l’esquisse d’un nouveau parcours, la vie interdit d’utiliser des tracés existants. Pourquoi ? Parce que transformer en 400kV une vieille ligne de 63 kV, dont l’âge est parfois proche du siècle, c’est effacer l’en-dessous de cette ligne. Sous cette dernière, sous ses petits pylônes de 20 mètres de haut transportant 63 kV dans trois câbles, deux ou trois générations ont construit, ont prospéré, ont transformé des terres agrestes en champs fertiles, en vignes et en pacages ; elles ont restauré des ruines en hôtel, elles ont fait classer des sites remarquables et protéger la nature ; des agglomérations s’y sont aussi étendues. Mais comment cette vie pourra-t-elle continuer à vivre en harmonie et prospérer sous des pylônes culminants entre 60 et 80 mètres et transportant 400 kV dans 18 câbles sous 40 mètres d’envergure ?

Quand on dit : le roi est bon, c’est que le règne est manqué. C’est pourquoi, pour gagner son règne, le parcours ne doit être bon pour personne : ne favoriser ni la rive gauche ni la rive droite du Rhône, mais équilibrer les dommages entre les deux. De cette façon, le Gard ne sera pas la poubelle des Bouches-du-Rhône et ces dernières payeront également leur part.

Mais cette tentation présente des dangers. L’opposition des populations contre le projet est déjà là ; les oppositions de la nature et de l’agriculture contre les usines viendront-elles ? L’opposition des emplois des uns contre ceux des autres sera-t-elle une menace ? Soyons raisonnables, notre société est suffisamment violente pour ne pas en rajouter.

Comment sortir de cette situation par le haut  ?

Une récente étude de l’université de Chicago (1) constate que, dans les grandes entreprises, il existe une corrélation entre la baisse de l’innovation et le nombre croissant de politiciens qu’elles embauchent pour améliorer leur lobbying. N’insultons pas l’avenir. Si le lobbying tue l’innovation, pour inverser la désindustrialisation, c’est-à-dire innover, ces entreprises doivent se déconnecter de la précipitation politique qui sacrifie tout à son calendrier empressé.

Qui n’a pas vu au moins une fois dans les yeux d’un agent RTE la fierté de raccorder des maisons coupées de l’électricité après le passage d’une tempête, qui n’a pas vu dans ces mains-là la noblesse d’un artisan couplée à une puissance scientifique. Ces qualités également présentes en tête de RTE ranimeront l’innovation pour résoudre les problèmes plutôt que le lobbying, l’habitude et la routine n’en créeront.

Lorsque toutes les solutions sont mauvaises, il faut choisir la meilleure, c’est la plus innovante et heureusement elles sont ici au nombre de deux, l’une à court terme, l’autre à moyen terme.

Au Pays basque, une ligne souterraine de 400 kV et 5 GW sera enterrée sur 80 km, puis elle sera sous-marine sur 300 km avant de rejoindre l’Espagne. De l’autre côté des Pyrénées, ce sont 65 km d’une ligne souterraine 320 kV livrant 2 GW qui rejoignent la Catalogne. Sans parler de lignes sous-marines au Japon ou bien entre la France et l’Angleterre, sans évoquer une ligne souterraine sous le Saint-Laurent au Québec, regardons l’Allemagne qui lançait en 2023 trois autoroutes électriques reliant en 2028 les éoliennes de la mer du Nord aux industries du sud en Bavière. Cette ligne de 700 km à 380 kV livrant 4 GW commence en souterrain sous l’Elbe, puis se poursuivra par des tronçons majoritairement enfouis.

À court terme, l’habitude et la routine, c’est une ligne aérienne, mais l’innovation, c’est refuser la culture de l’impossible, c’est-à-dire faire une ligne souterraine de 45 km en courant continu qui aboutit à Fos-sur-Mer avant 2030. Ce projet souterrain aurait « de la gueule », et nul ne doute que les municipalités trouveront les terrains nécessaires à l’enfouissement. Mais à quel coût ? Il y a 23 ans, une ligne aérienne de 225 kV ne coûtait plus que deux fois plus cher qu’une ligne aérienne. Accompagnée de ses deux stations de conversion, une ligne souterraine de 400 kV coûtera plus cher qu’en aérien. Mais de combien très exactement ? Car ce coût doit être diminué des externalités négatives d’une ligne aérienne sur les deux départements : pertes économiques et pertes de chance liées aux impacts sur le paysage, le tourisme, l’agro-tourisme et la faune.

Refuser la culture de l’impossible

À moyen terme, l’innovation 2030 c’est rapprocher le producteur d’électricité du consommateur. Dans une vie antérieure, l’auteur de ces lignes a expérimenté les réacteurs nucléaires « de poche » de notre Marine nationale. Ils fonctionnent parfaitement depuis 57 ans et sont un avant-poste des petits réacteurs civils que notre pays aurait déjà dû mettre au point s’il n’avait pas eu à sa tête des hommes sous une emprise antinucléaire. Rapprocher producteurs et consommateurs d’électricité en refusant la culture de l’impossible, c’est implanter à Fos-sur-Mer un chapelet de réacteurs modulaires. C’est possible et cette réponse à l’ultimatum aurait également « de la gueule ».

Que ce soit à court ou bien à moyen terme, des solutions techniques émergent pour s’affranchir d’une ligne aérienne aux portes de la Camargue. Et que l’on ne dise plus que c’est irréalisable. Cela fait 50 ans que la culture de l’impossible fabrique des victimes et immobilise la France. Même pour une ligne de 400 kV, il est temps d’utiliser l’innovation et de retrouver une étoffe de héros amoureux des défis.

(1)   Connecting to power : political connections, innovation and firm dynamics

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(*) Didier Julienne anime un blog sur les problématiques industrielles et géopolitiques liées aux marchés des métaux. Il est aussi auteur sur LaTribune.fr.

Retrait des troupes américaines au Niger : un revers pour Washington ?

Retrait des troupes américaines au Niger : un revers pour Washington ?

Pointant du doigt un manque de souveraineté, les dirigeants nigériens ont poussé les États-Unis à retirer leurs troupes du Niger le 19 avril dernier. Alors que les Américains disposaient d’une place stratégique au Sahel, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamiste, le départ forcé des Américains représente un nouveau revers pour les Occidentaux dans la région alors que la Russie ou la Chine gagnent du terrain. Quelle analyse peut-on tirer de la situation et l’influence états-unienne au Niger et au Sahel ? Éléments de réponse avec Jeff Hawkins, ancien diplomate américain et chercheur associé à l’IRIS.

Le 19 avril dernier, Washington a annoncé le retrait de ses militaires au Niger sous la pression de la junte au pouvoir. Pourquoi le Niger a-t-il décidé de rompre avec les États-Unis ? Quel rôle occupaient les Américains sur place ?

Les relations américano-nigériennes sont actuellement au plus bas et ce n’est pas ce que souhaitaient les États-Unis. Jusqu’à l’année dernière, le gouvernement américain considérait le Niger comme un partenaire essentiel dans la région, un allié démocratique pleinement engagé dans la lutte contre l’extrémisme islamiste. Le coup d’État de juillet 2023 à Niamey, qui a porté au pouvoir le Conseil pour la sauvegarde de la patrie (CNSP), a tout changé. Peu après le coup d’État, Washington a été contraint, en vertu de la législation américaine, de suspendre la majeure partie de l’aide américaine au Niger. Cette aide comprenait 200 millions de dollars d’assistance bilatérale et la planification d’un projet de transport de 302 millions de dollars financé par le Millennium Challenge Account des États-Unis. Les États-Unis ont également suspendu leurs opérations militaires dans le pays, notamment celles menées à partir de la base aérienne 201 d’Agadez, sans toutefois retirer les plus de 1 000 personnes qui constituaient la présence américaine sur place. En mars, le CNSP de plus en plus hostile s’est retiré de l’accord sur le statut des forces régissant la présence militaire américaine au Niger. Peu après, une délégation américaine de haut niveau s’est rendue à Niamey, dans l’espoir d’aider à remettre le Niger sur la voie de la démocratie et de trouver un moyen de reprendre la coopération militaire. Les Nigériens ont repoussé cet effort. D’autres négociations à Washington n’ont pas non plus réussi à faire fléchir le CNSP. Le coup d’État a peut-être empêché les États-Unis de poursuivre leurs activités habituelles, mais cela ne signifie pas que Washington ait cherché la rupture.  Ce sont plutôt les Nigériens qui ont torpillé la relation.

Pourquoi Niamey a-t-elle agi de la sorte ? Les dirigeants nigériens ont formulé leur décision en termes de souveraineté. Un nouveau gouvernement patriote, selon le CNSP, a cherché à renverser une présence américaine « illégale » « en tenant compte des intérêts et des aspirations de son peuple ».  Cette décision fait suite au renvoi tout aussi brutal de la présence militaire et diplomatique française au Niger l’année dernière.  Ces deux actions peuvent être considérées comme un effort pour obtenir la légitimité d’un gouvernement militaire non légitime et non démocratique.  Dans de nombreuses régions d’Afrique francophone, les mesures anti-françaises attirent toujours les foules. En chassant les Français, il était certain que la junte bénéficierait d’un certain soutien populaire. Bien que la présence américaine au Niger s’accompagne de beaucoup moins de bagages que la présence française, les actions des Nigériens à l’égard des États-Unis peuvent être considérées de la même manière.  Compte tenu des inévitables préoccupations concernant la démocratie et les droits de l’homme, tant à Paris qu’à Washington, et de la suspension de l’aide, le choix du CNSP n’a pas été difficile. Comme nous le verrons, les Russes ont fourni une alternative toute trouvée. Les impacts à plus long terme de la décision sur le Niger, notamment en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme, seront presque négatifs.

Jusqu’au gel actuel des relations, les États-Unis étaient un acteur important au Niger. La présence militaire américaine à Agadez et à Niamey était l’une des plus importantes d’Afrique subsaharienne et se concentrait sur les cibles d’Al-Qaïda et de l’État islamique. Le pays était l’un des principaux bénéficiaires de l’aide américaine ainsi qu’un pays cible pour le Millennium Challenge Account des États-Unis, qui fournit une aide à long terme et à grande échelle aux États ayant des antécédents particulièrement bons en matière de gouvernance démocratique. Les liens entre les États-Unis et l’ancien président nigérien Mohamed Bazoum, renversé par le coup d’État, étaient cordiaux.

Que peut-on retenir sur la stratégie américaine dans les autres pays du Sahel, notamment au Tchad ? Quels sont les intérêts américains dans la région ?

Les États-Unis cherchent à établir avec la sous-région des relations à la fois larges et profondes. Les relations militaires, jusqu’à récemment très visibles au Niger, en sont une composante importante.  La menace terroriste islamiste, en particulier dans le Sahel et la Corne de l’Afrique, est l’une des principales préoccupations des Américains sur le continent.  Le commandement américain pour l’Afrique (AFRICOM) mène des opérations militaires dans la région, mais se concentre également sur l’établissement de partenariats avec les armées africaines.  Comme l’a expliqué le commandant de l’AFRICOM, le général Michael Langley, au Congrès le mois dernier, l’engagement militaire des États-Unis a pris de l’importance à mesure que les présences française, européenne et des Nations unies diminuaient.   Les États-Unis sont un partenaire commercial et d’investissement important pour les pays de la région, et l’administration Biden a fait du renforcement de ces liens une priorité lors du sommet des dirigeants américano-africains de 2022.  Les investissements américains dans l’extraction des ressources naturelles – avec des majors pétrolières et gazières américaines opérant dans des pays comme le Nigeria et le Tchad – sont substantiels.  L’aide américaine vise à renforcer la gouvernance démocratique, à soutenir les investissements dans les services sociaux tels que la santé et l’éducation, et à répondre aux crises humanitaires.  Malheureusement, les relations entre les États-Unis et le Tchad pourraient suivre une trajectoire similaire à celle du Niger voisin.  Ce mois-ci, les Tchadiens ont demandé aux États-Unis de retirer une petite présence militaire à l’aéroport de N’Djamena.  Le porte-parole du département d’État américain a indiqué que les responsables américains « sont en conversation permanente avec les responsables tchadiens sur l’avenir de notre partenariat en matière de sécurité ».

Peut-on parler d’une perte d’influence des États-Unis au profit d’une influence russe dans la région ?

Un déclin catastrophique de l’influence occidentale en Afrique est certainement souhaité par les Russes, et l’ours russe, bien sûr, a ses empreintes partout sur le renversement des fortunes occidentales au Niger. La présence de la Russie en Afrique, surtout dans le domaine de la défense, est ancienne. La Fédération de Russie est le plus grand fournisseur d’armes du continent, loin devant la France et les États-Unis. Alors que les tensions montent entre l’Occident et la Russie au sujet de l’Ukraine, les Russes jouent un rôle de plus en plus perturbateur, cherchant à renverser les liens de sécurité établis de longue date entre les principaux pays de l’OTAN et leurs partenaires africains. Les Russes ont effectivement utilisé leur propre assistance militaire bilatérale et des groupes de mercenaires associés au Kremlin, comme le groupe Wagner (aujourd’hui le Russian African Corps), pour offrir une alternative à l’engagement occidental. Comme le souligne la stratégie américaine de l’administration Biden à l’égard de l’Afrique subsaharienne, « la Russie considère la région comme un environnement permissif pour les entreprises parapubliques et les sociétés militaires privées, qui fomentent souvent l’instabilité pour en tirer des avantages stratégiques et financiers ». Nous pouvons également supposer que les services de sécurité russes font tout ce qu’ils peuvent en coulisses pour attiser les sentiments anti-français et antiaméricains au sein du public africain. En fin de compte, les régimes autoritaires comme celui du CNSP sont très heureux de renoncer aux exigences françaises ou américaines en matière de réformes démocratiques et de respect de l’État de droit et d’accepter à la place l’aide russe sans condition. Les forces russes de l’Africa Corps sont arrivées à Niamey ce mois-ci dans le cadre d’un nouvel accord de défense.

À plus long terme, cependant, il reste à voir quel terrain les Russes gagneront et conserveront en Afrique. Jusqu’à présent, Moscou a remporté de nombreux succès dans des pays comme le Mali et le Niger. Mais perturber les relations entre les États-Unis et le Niger et envoyer des mercenaires russes à Niamey ne signifie pas établir des liens profonds et durables. La Russie est un acteur économique secondaire sur le continent, par exemple, les flux commerciaux russes vers l’Afrique (environ 18 milliards de dollars en 2021) étant éclipsés par le commerce Afrique-Chine (282 milliards de dollars).  La véritable menace à long terme pour les intérêts américains sur le continent africain est la Chine, et non la Russie. Compte tenu de l’engagement diplomatique intense de la Chine dans la région, de ses vastes liens économiques avec l’Afrique et de son intérêt croissant pour la sécurité sur l’ensemble du continent, la véritable menace pour les intérêts américains vient de Pékin et non de Moscou.

L’économie chinoise surprend avec des résultats du premier trimestre dépassant les attentes

L’économie chinoise surprend avec des résultats du premier trimestre dépassant les attentes

SHANGHAI, CHINA – MARCH 25, 2024 – Citizens are walking past the Shanghai Stock Exchange in front of the Lujiazui Securities Building in Pudong, Shanghai, China, March 25, 2024. (Photo by CFOTO/Sipa USA)/52171136//2403251447

par Alex Wang – Revue Conflits – publié le 25 avril 2024

https://www.revueconflits.com/leconomie-chinoise-surprend-avec-des-resultats-du-premier-trimestre-depassant-les-attentes/


La Chine a enregistré une croissance de 5,3% au cours du premier trimestre, une performance surprenante pour les observateurs extérieurs, qui dépasse même les attentes des grandes banques d’investissement. Certains commencent à revoir à la hausse leurs prévisions, ce qui souligne clairement que, tout en poursuivant ses transformations en cours, l’économie chinoise continue de croître.

Pour éviter d’être influencés par le ton souvent négatif de certains médias occidentaux et afin d’avoir une vision précise de la réalité économique en Chine, il nous paraît utile de passer en revue de manière objective et cohérente certains chiffres et faits à l’occasion de la publication des résultats du premier trimestre.

Résultats du premier trimestre

Le 16 avril, le Bureau national des statistiques de la Chine a dévoilé ses données de croissance (1), surprenant les observateurs extérieurs avec un PIB en hausse de 5,3 % pour le premier trimestre. Cette performance dépasse les attentes pessimistes du monde extérieur, surpassant même les prévisions des grandes banques d’investissement comme Goldman Sachs et Morgan Stanley, ainsi que celles des analystes interrogés par les agences Reuters et Bloomberg.

Pour rappel, le FMI avait prévu une croissance de 4,6 %, tandis que la Chine avait annoncé un objectif de 5 % en mars. Il faudra attendre la fin de l’année pour confirmer cette reprise, à la fois attendue pour une Chine confiante et surprenante pour les observateurs sceptiques.

Certaines institutions financières ont rapidement révisé à la hausse leurs prévisions de croissance annuelle pour l’économie chinoise. Les économistes d’ANZ prévoient désormais une croissance de 4,9 % pour cette année, comparé à leur prévision précédente de 4,2 %, tandis que ceux de DBS Bank ont augmenté leurs perspectives pour 2024 de 4,5 % à 5 %. Société Générale a également relevé sa prévision de croissance pour 2024, passant de 4,7 % à 5 %, tandis que Deutsche Bank anticipe désormais une croissance de 5,2 %, soit un demi-point de pourcentage de plus que leur précédente prévision (2).

Ceux qui sont derrière les chiffres

L’économie chinoise est-elle sortie de l’affaire ? Une lecture plus détaillée et nuancée de l’ensemble des éléments, derrière ces chiffres, nous aide à saisir toute la complexité de la situation, concernant les moteurs et les freins.

La Chine vise une croissance d’environ 5 % pour l’année, un objectif jugé ambitieux par de nombreux économistes. Avec une croissance à 5,3% au 1er trimestre, l‘économie chinoise a pris un bon départ, mais les bases d’une croissance économique stable et saine ne sont pas encore complètement solides (3).

Pour soutenir sa croissance, la Chine a investi massivement dans son secteur manufacturier, notamment en construisant de nouvelles usines qui ont boosté les ventes mondiales de panneaux solaires, de voitures électriques, de batteries et d’autres produits. Certains experts voient cette expansion comme une sorte de « pic de sucre » alimentée par des prêts bancaires massifs, en hausse de 9,9 % par rapport à l’année précédente. C’est une situation à surveiller attentivement.

Au premier trimestre, l’économie chinoise a enregistré une croissance de 1,6 % par rapport au trimestre précédent, ce qui, sur une base annuelle, équivaut à une croissance d’environ 6,6 %. Cependant, la croissance des ventes au détail a été modeste, avec une augmentation de 4,7 % par rapport à l’année précédente, et plus faible en mars. La Chine doit continuer à encourager la consommation pour réduire le chômage des jeunes et aider les entreprises et les ménages endettés.

Les exportations robustes en début d’année ont également contribué à la croissance, bien que la baisse des prix ait limité les gains réels. Le tourisme intérieur et les ventes de smartphones ont connu une hausse pendant le Nouvel An lunaire (sauf pour Apple), dépassant les niveaux prépandémiques. Cependant, la baisse généralisée des prix reste un défi, en particulier pour les exportations et le commerce de gros.

On a observé le ralentissement de la construction de nouveaux logements et la baisse des prix des appartements. En même temps, les banques ont été encouragées par le Gouvernement à donner plus de prêts pour finir les appartements sur le point de terminer, sachant qu’en 2023, les achèvements ont atteint 7,8 milliards de pieds carrés (square feet) en 2023, éclipsant pour la première fois les mises en chantier (4).

Bien sûr, les taux d’intérêt américains élevés ont un impact négatif.

Il est important de considérer tous ces éléments lors de l’évaluation de la situation globale. La route à parcourir est encore longue et difficile. Des efforts sont indispensables pour promouvoir les transformations déjà initiées (5).

Y a-t-il un problème de surcapacité (overcapacity) ?

Lors de réunions de haut niveau au début du mois avec des responsables chinois, la secrétaire au Trésor Janet L. Yellen a estimé qu’il y a un problème de surcapacité de l’industrie chinoise qui inonderait les marchés d’exportations, perturberait les chaînes d’approvisionnement et menacerait les industries et les emplois.

Madame Yellen, une experte en économie, devrait comprendre que l’expansion des parts de marché d’un produit est étroitement liée à ses avantages comparatifs, tels que les coûts de production, la qualité et le marketing. Dans un marché concurrentiel, il n’y a pas de problème de surcapacité, car les produits de qualité avec un coût moindre se vendent naturellement mieux que les autres. Par ailleurs, la capacité de production relève d’une décision librement prise des acteurs en présence.

De plus, certains produits concernés, tels que les voitures électriques, sont encore au stade initial de leur développement sur le marché mondial des automobiles. D’où vient donc cette notion de surcapacité ? Sinon, comment doit-on qualifier la situation d’ASML qui domine complètement le marché des machines de lithographies notamment les EVU ?

La vérité est que les exportations chinoises inquiètent de nombreux pays et entreprises étrangers. Lorsque leurs produits possèdent les pleins avantages comparatifs, ils sont 100% pour la libre concurrence vers la Chine ; quand cela ne soit pas le cas, ils craignent qu’un afflux de livraisons chinoises vers des marchés lointains ne porte atteinte à leurs industries manufacturières.Il semble que l’histoire d’Overcapacity soit simplement un nouveau prétexte inventé pour justifier le protectionnisme.

Un autre cas mérite d’être soulevé. Depuis plusieurs années, nous observons des sanctions touchant les chipsets, notamment les machines et les produits haut de gamme. Les entreprises américaines et européennes sont interdites de les vendre à la Chine. Le jour où la Chine serait en mesure de produire ces chipsets en grande quantité, avec la qualité requise et à moindre coût, peut-être entendrons -nous la même histoire de surcapacité chinoise ?

Plutôt que de rêver à imposer une sorte de VER à la japonaise (Volontary Export Restraintlimitation volontaire des exportations) (6), il serait plus judicieux d’être franc et de s’engager pleinement dans le dialogue en respectant intégralement les règles de l’OMC.

Le nouveau modèle / la nouvelle productivité

Beaucoup parlent de la nouvelle productivité ou du nouveau modèle économique en Chine. De quoi s’agit-il ? L’objectif est d’augmenter la production en tirant parti des progrès technologiques et scientifiques, en particulier dans les secteurs de pointe, pour dynamiser l’économie et créer davantage de valeur ajoutée (7). Le trio des véhicules électriques, des batteries et des panneaux solaires est souvent cité en exemple.

Conclusion

Depuis 2019, le ralentissement de la croissance en Chine a conduit de nombreux observateurs à affirmer que le pays avait déjà atteint son apogée en tant que puissance économique. Cependant, dans son récent article intitulé La Chine se développe encore (China Is Still Rising), publié dans la Revue Foreign Affairs, l’économiste américain de renom Nicholas Lardy estime que cette vision témoigne d’une compréhension insuffisante de la résilience de la Chine.

Il est indéniable que la Chine est confrontée à d’énormes défis, tels que la bulle immobilière, les sanctions imposées par les États-Unis, relatives aux exportations de technologies de pointe, notamment les semi-conducteurs haut de gamme, une population vieillissante, le chômage croissant des jeunes, le surendettement des gouvernements locaux et la nécessité de stimuler la consommation intérieure. En même temps, il convient de rappeler que la Chine a surmonté des défis bien plus importants par le passé lorsqu’elle a entamé ses réformes et son ouverture.

Nicholas Lardy est convaincu que la Chine continuerait de croître à un rythme deux fois plus rapide que les États-Unis à l’avenir (8). Il prédit que la Chine contribuerait, à hauteur d’un tiers, à la croissance économique mondiale, tout en étendant son influence, principalement en Asie. La solide performance du premier trimestre confirme cette tendance.


1. Cf. Bureau national des statistiques de la Chine. PIB : 29 630 milliards de RMB (4 100 milliards de dollars) ; +5,3% sur un an. Ventes au détail : 12 000 milliards de RMB (1 660 milliards de dollars) ; +4,7%. Valeur ajoutée industrielle : +4,5%. Valeur ajoutée des services : +5%2. Joe Cash and Kevin Yao, China’s economy grew faster than expected in the March quarter, Reuters, April 16, 2024 Ceux qui sont derrière les chiffres.

3. China’s Economy, Propelled by Its Factories, Grew More Than Expected, Keith Bradsher, Alexandra Stevenson, April 17; 2024.

4. Nicholas R. Lardy, China Is Still Rising, Don’t Underestimate the World’s Second-Biggest Economy, Foreign Affairs,

5. Alex Wang, L’économie chinoise : douleurs transitoires ou début d’effondrement, Revue Conflits, le 14 février 2024.

6. Les VER sont apparus dans les années 1930 et ont gagné en popularité dans les années 1980, lorsque le Japon en a utilisé un pour limiter les exportations automobiles vers les États-Unis. En 1994, les membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ont convenu de ne pas mettre en œuvre de nouveaux VER et d’éliminer progressivement ceux qui existaient déjà (Cf. Marshall Hargrave, September 20, 2023)

7. Cf. 新质生产力的内涵特征和发展重点, 习近平经济思想研究中心, 2024/03/01

8. Nicholas R. Lardy, China Is Still Rising, Don’t Underestimate the World’s Second-Biggest Economy, Foreign Affairs,

Attaques des houthis en mer rouge : un rebondissement pour la Jeune École ?

Attaques des houthis en mer rouge : un rebondissement pour la Jeune École ?

The frigate “Hessen” leaves the port at Wilhelmshaven, Germany, Thursday, Feb. 8, 2024 for the Red Sea. A German Navy frigate set sail on Thursday toward the Red Sea, where Berlin plans to have it take part in a European Union mission to help defend cargo ships against attacks by Houthi rebels in Yemen that are hampering trade. (Sina Schuldt/dpa via AP)/amb808/24039359943113/GERMANY OUT; MANDATORY CREDIT/2402081126

 

par Revue Conflits – publié le 24 avril 2024

https://www.revueconflits.com/attaques-des-houthis-en-mer-rouge-un-rebondissement-pour-la-jeune-ecole/


Les attaques incessantes des Houthis sur les navires marchands en mer Rouge sont un coup dur pour le commerce mondial. Pour les protéger, les marines de guerre occidentales livrent aux rebelles une petite guerre navale, surtout défensive. Mais les opérations sont coûteuses et la stratégie des Yéménites de harcèlement à coûts faibles est fonctionnelle. Un parallèle est à faire avec les idées de la Jeune École, qui ambitionnait de révolutionner la guerre navale en pensant une marine française qui serait comme David contre le Goliath britannique.

Article de Kevin D. McCranie paru sur War On The Rocks. Traduction de Conflits.

Kevin D. McCranie est titulaire de la chaire Philip A. Crowl de stratégie comparative à l’U.S. Naval War College. Il est l’auteur de Mahan, Corbett, and the Foundations of Naval Strategic Thought (Mahan, Corbett et les fondements de la pensée stratégique navale). Les positions exprimées dans cet article n’engagent que l’auteur et ne représentent pas celles du Naval War College, de la marine américaine, du ministère de la défense ou de tout autre organe du gouvernement américain.

Récemment, un journaliste a interrogé le vice-amiral Brad Cooper, du commandement central des États-Unis, sur les opérations navales en mer Rouge et dans le golfe d’Aden : « À quand remonte la dernière fois où la marine américaine a opéré à ce rythme pendant deux mois ? » La réponse de l’amiral est éloquente : « Je pense qu’il faut remonter à la Seconde Guerre mondiale pour trouver des navires engagés dans le combat. Quand je dis « engagés dans le combat », c’est qu’ils se font tirer dessus, que nous nous faisons tirer dessus et que nous ripostons ». M. Cooper a décrit les combats qui se sont déroulés depuis la fin de l’année 2023 avec des drones et des missiles houthis ciblant les navires. L’utilisation de ces armes devient de plus en plus sophistiquée, les rapports indiquant que les Houthis ont lancé au moins 28 drones en une seule journée au début du mois de mars.

Pour mieux comprendre le conflit entre les Houthis et les puissances navales qui protègent la navigation dans la région, il est important de revenir sur les idées divergentes concernant la stratégie navale à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. L’un des camps mettait l’accent sur les flottes traditionnelles et la puissance navale, tandis que l’autre, y compris un groupe originaire de France connu sous le nom de Jeune École, proposait une autre approche de la guerre navale. Elle s’appuyait sur de petites flottilles armées de torpilles pour mettre en péril les flottes traditionnelles et exposer leurs navires commerciaux à des attaques incessantes. Aujourd’hui, les États-Unis et leurs partenaires navals possèdent la flotte traditionnelle, tandis que les Houthis sont en train de réimaginer la Jeune École pour le XXIe siècle.

Approches de la stratégie navale

À l’aube du XXe siècle, beaucoup de choses ont changé depuis la dernière grande guerre comportant un élément naval important, qui s’est achevée avec la défaite de Napoléon. Les nouvelles technologies ont transformé la guerre en mer, mais les modalités de cette transformation font l’objet d’un débat sans fin. Après la publication de The Influence of Sea Power upon History (L’influence de la puissance maritime sur l’histoire) en 1890, Alfred T. Mahan est devenu le commentateur le plus reconnu des affaires navales. Dix ans et demi plus tard, Mahan affirmait : « L’histoire navale témoigne de deux courants continus de croyance, l’un dans l’efficacité supérieure des grands navires, l’autre dans la possibilité d’atteindre un moyen d’attaque bon marché qui supplantera la nécessité des grands navires ». Plus précisément, il se lamente :

« Aucune déception ne tue cette attente ; l’expérience ne peut rien contre elle, et elle est tout aussi impuissante à réprimer la théorie, qui revient sans cesse, selon laquelle une certaine catégorie de petits navires, dotés de qualités particulièrement redoutables, sera trouvée pour combiner résistance et économie, et ainsi mettre fin à la suprématie, jamais ébranlée jusqu’à présent, du grand navire de l’ordre de bataille … le contrôle de la mer passera aux mains du destructeur ».

Mahan décrit une tension palpable entre ceux qui affirment que l’histoire n’est plus un guide efficace pour comprendre l’environnement maritime contemporain, et ceux qui pensent que l’histoire, si elle est utilisée judicieusement, peut donner un aperçu des conditions contemporaines. Mahan appartenait à ce dernier groupe. La plupart des écrivains anglophones de l’époque, y compris Julian Corbett, étaient d’accord avec lui.

Mahan et Corbett ont défendu la pertinence d’une flotte équilibrée. En temps de guerre, la mission de la flotte était d’assurer la « maîtrise de la mer », définie par Corbett comme « le fait de s’établir dans une position telle que nous puissions contrôler les communications maritimes de toutes les parties concernées ». Pour ce faire, la marine doit vaincre ou bloquer les flottes rivales, puis utiliser la force brute pour réguler les activités commerciales et militaires en mer.

La Jeune École entre en scène

La Jeune École est née en France dans les dernières décennies du XIXe siècle. Ses membres sont issus de la marine, du gouvernement et de la presse. Parmi ces derniers, Gabriel Charmes a joué un rôle important dans la propagande des idées de la Jeune École. Auguste Gougeard, officier de marine à la retraite, est l’un des premiers partisans à accéder à un poste gouvernemental important lorsqu’il est nommé ministre de la marine pendant quelques mois en 1881 et 1882. La figure centrale est cependant Théophile Aube. Il atteint le rang d’amiral et devient ministre de la Marine.

Ensemble, les membres de la Jeune École reconnaissent l’Allemagne comme l’ennemi principal de la France. En raison de l’immédiateté de cette menace terrestre contiguë, l’armée française est prioritaire. En revanche, la marine française n’obtiendrait jamais suffisamment de fonds pour défier symétriquement la Royal Navy britannique pour le commandement de la mer – au lieu de cela, les partisans de la Jeune École développent une stratégie pour affronter la Grande-Bretagne à moindre coût. Contrairement à Mahan et à ses partisans qui s’appuient sur la pertinence de l’histoire, ils affirment que de nouvelles technologies relativement peu coûteuses ont révolutionné la guerre navale au point que l’histoire ne peut plus servir de guide. Faisant la promotion de petites flottilles peu coûteuses, Aube explique que « l’escadre, qui est plus ou moins une collection de cuirassés, n’est plus la garantie de la puissance navale ». Et Gougeard d’ajouter : « Il est et il sera toujours ridicule de risquer 12 à 15 millions, et même davantage, contre 200 000 ou 300 000 francs, et six cents hommes contre douze ». Le risque encouru par des navires de guerre coûtant des millions et dotés de centaines d’hommes d’équipage devrait être mis en balance avec l’utilisation agressive de navires beaucoup plus petits coûtant une fraction de ce montant et dotés d’une poignée d’hommes d’équipage. Les partisans de la Jeune École pensent pouvoir chasser la flotte britannique des côtes françaises.

En empêchant la Royal Navy de bloquer les ports français, les pilleurs de commerce français pourraient s’échapper vers les océans où ils pourraient infliger des chocs catastrophiques à la navigation commerciale britannique en coulant les navires avec leurs passagers et leurs équipages. Compte tenu de l’importance du commerce pour l’économie britannique, les membres de la Jeune École pensent que les effets économiques sur la Grande-Bretagne seront décisifs. Selon Charmes, « la rivalité économique sera plus chaude que la compétition militaire ». Il spécule que « la prime d’assurance contre les pertes en mer deviendra si élevée que la navigation sera impossible ».

L’obtention d’effets à partir des nouvelles technologies d’armement est au cœur de l’argumentation de la Jeune École. Pour eux, le mariage des petites embarcations de flottille avec la torpille est essentiel, voire décisif, car il permet de disposer d’un moyen rentable pour mettre en péril les navires de guerre les plus grands et les plus coûteux. Même ceux qui remettaient en question les idées de la Jeune École admettaient que le torpilleur changeait la donne. Corbett décrit comment ces petites embarcations de flottille armées de torpilles ont acquis une « puissance de combat ». Il affirme : « C’est une caractéristique de la guerre navale qui est entièrement nouvelle. À toutes fins utiles, elle était inconnue jusqu’au développement complet de la torpille mobile ».

Philip H. Colomb, officier de marine britannique à la retraite et commentateur important de la puissance navale à la fin du XIXe siècle, explique que la Jeune École « peut avoir tout à fait tort dans ses spéculations, et tout à fait raison dans ses conseils pratiques, qui n’ont pas grand-chose à voir avec ses spéculations ». Colomb est d’accord avec la Jeune École pour dire que la flotte de guerre française n’a aucune chance face à la Royal Navy, et il reconnaît également la vulnérabilité du commerce britannique. Cependant, Colomb pense que la méthode technologique de la Jeune École pour déstabiliser la position commerciale de la Grande-Bretagne sera moins efficace que ne le croient ses adeptes.

Rétrospectivement, la stratégie de la Jeune École était pour le moins prématurée. Ils avaient identifié plusieurs vulnérabilités critiques de la puissance navale dominante, mais les technologies des années 1880 s’avéraient incapables de les exploiter pour obtenir un effet décisif. Bien plus tard, le développement du sous-marin et ce qu’il a accompli au cours des guerres mondiales ont donné un nouveau souffle à la Jeune École. Lors des deux guerres mondiales, l’Allemagne, puissance navale la plus faible, avait utilisé le sous-marin en combinaison avec la torpille pour obtenir des effets plus proches de ceux postulés par la Jeune École, mais dans les deux guerres mondiales, les puissances navales dominantes se sont montrées résistantes. À l’inverse, la campagne sous-marine la plus efficace des deux guerres mondiales a été menée par la marine américaine dans le Pacifique, mais au moment où cette campagne a produit ses plus grands effets, la marine américaine était devenue la puissance navale dominante, et les sous-marins n’ont été qu’un instrument parmi d’autres pour mettre en péril la navigation japonaise.

Pertinence contemporaine

La dernière grande guerre navale s’est achevée en 1945 avec la défaite du Japon impérial. Au cours des décennies suivantes, les changements technologiques ont transformé l’environnement maritime international, mais ce que ces changements signifient pour la guerre navale reste flou.

Il est toutefois possible d’y voir un peu plus clair en étudiant les événements actuels en mer Rouge. Les Houthis, officiellement connus sous le nom d’Ansar Allah, sont un groupe militant chiite au Yémen. Le groupe contrôle de vastes zones de l’ouest du Yémen. Depuis la fin de l’année 2023, les Houthis ont utilisé divers types de technologies d’armement relativement peu coûteuses, notamment des drones aériens et maritimes ainsi que des missiles de croisière et balistiques, pour attaquer des navires de guerre et des navires commerciaux autour de l’entrée sud de la mer Rouge. On pourrait dire que les Houthis modernisent les méthodes de la Jeune École.

À l’époque où la Jeune École a écrit, le monde était devenu de plus en plus dépendant du commerce maritime pour les biens dont la société avait besoin pour survivre. Les partisans de la Jeune École ont cherché à transformer cette dépendance à l’égard du transport maritime mondial en un risque. L’interruption des lignes de communication maritimes peut toujours avoir des effets démesurés. Il suffit de penser aux coûts engendrés par le blocage du canal de Suez par un grand porte-conteneurs, l’Ever Given, en 2021. Bien que la situation du porte-conteneurs soit due à un accident, les Houthis exercent une pression similaire sur les chaînes d’approvisionnement mondiales. Pour ce faire, les Houthis mettent en péril la navigation maritime en utilisant des drones et des missiles. La Jeune École ne s’attendait pas à couler un grand nombre de navires marchands ; son objectif était plutôt de perturber le commerce et d’augmenter les coûts de transport. Les actions des Houthis semblent avoir des effets similaires.

En ce qui concerne les attaques des Houthis contre les navires de guerre, la Jeune École a identifié l’écart de coût entre les navires de guerre et les armes tueuses de navires. Depuis lors, les navires de guerre sont devenus encore plus chers et les technologies permettant de les attaquer ont proliféré. En apparence, l’argument technologique de la Jeune École semble se vérifier, bien qu’avec différents types de missiles et de drones plutôt que des torpilles et des flottilles.

Cependant, les technologies défensives continuent également de progresser, ce que la Jeune École n’a pas su apprécier à sa juste valeur. Il s’agit d’un thème récurrent. L’une des parties, souvent l’attaquant, utilise une nouvelle arme avec succès, et le défenseur exploite d’autres technologies pour la vaincre. Les événements survenus en mer Rouge au cours des derniers mois montrent l’efficacité des technologies défensives. Bien que les armes défensives se soient généralement avérées efficaces contre les armes offensives des Houthis, le coût d’utilisation de ces armes pourrait s’avérer prohibitif à long terme. La protection des navires par des missiles défensifs semble plus coûteuse que les missiles offensifs et les drones utilisés par les Houthis. Cela s’explique par le fait que la défense s’attaque à un problème plus difficile. Il est plus facile de cibler de grands navires se déplaçant à faible vitesse que des missiles se déplaçant rapidement. Les défenseurs cherchent toutefois de nouvelles solutions avec des canons et même des armes à énergie dirigée. Il reste à voir comment les risques liés à l’utilisation de ces moyens défensifs alternatifs s’équilibrent avec leur efficacité.

À l’heure actuelle, les combats dans la mer Rouge sont à peu près dans une impasse. Les puissances navales ont réussi à stopper la grande majorité des attaques des Houthis, bien qu’en utilisant des armes défensives coûteuses. Pourtant, les attaques se poursuivent et les coûts commerciaux augmentent. Les cas historiques concernant la protection du commerce, y compris les exemples de l’ère de la voile et des guerres mondiales, indiquent que ce type d’impasse est généralement résolu en faveur de la puissance navale la plus forte, à condition qu’elle ait la volonté et la capacité, sur le long terme, de payer les coûts de la défense.

Nous ne pouvons toutefois pas nous fier à la réponse facile selon laquelle le passé sert toujours de guide pour le présent. Il est important de se demander si le coût des transporteurs commerciaux et les dernières avancées technologiques se conjuguent pour favoriser un argument de type Jeune École ou si les marines peuvent maintenir leur présence et continuer à exercer efficacement leur commandement sur la mer.

La République islamique d’Iran au pourtour du détroit d’Ormuz : enjeux sécuritaires et stratégies navales

La République islamique d’Iran au pourtour du détroit d’Ormuz : enjeux sécuritaires et stratégies navales

Par Owen Berthevas – Diploweb –  publié le 21 avril 2024 

https://www.diploweb.com/La-Republique-islamique-d-Iran-au-pourtour-du-detroit-d-Ormuz-enjeux-securitaires-et-strategies.html


Owen Berthevas est étudiant en Master 2 de Géopolitique à l’Université de Reims. Sa formation universitaire lui a permis de développer un attrait pour l’étude des relations entre l’espace et le pouvoir, un rapport de corrélation qu’il a su transposer dans son mémoire de recherche. Ce dernier a pour sujet l’étude de la stratégie navale iranienne au pourtour du détroit d’Ormuz.

En une trentaine d’années, la République islamique d’Iran s’est considérablement renforcée sur le plan naval. L’arsenal militaire iranien est en constante modernisation et permet à Téhéran de contester l’ordre voulu par les Etats-Unis et leurs alliés, dont Israël.
Avec trois cartes.

DEPUIS LE 7 OCTOBRE 2023, date du retour du conflit israélo-palestinien avec ce qu’on appelle désormais « la guerre Israël-Hamas », le spectre de l’importance iranienne dans ce conflit n’a de cesse d’être exacerbé. En Occident, l’Iran est vu comme un acteur responsable de la déstabilisation actuelle au Proche-Orient. Il est reproché au régime iranien de financer des groupes armés pro-palestiniens, dont le Hamas fait partie.

Plus récemment l’Iran s’inscrit directement en confrontation militaire avec le régime israélien. L’offensive iranienne du 13 avril 2024, à l’encontre d’Israël a été soutenue par le Hezbollah libanais et les rebelles yéménites houthis, tous deux soupçonnés d’être financés par le gouvernement iranien. En parallèle, de récentes attaques en mer Rouge, orchestrées par les Houthis et visant à paralyser le trafic maritime mondial, sont venus mettre les gouvernements occidentaux en alerte. Un nouveau théâtre d’opération s’est donc ouvert, détournant l’attention médiatique du conflit russo-ukrainien. Ces évènements ont provoqué l’intervention militaire coordonnée des armées américaines et britanniques en mer Rouge pour, selon elles, garantir la sécurité du commerce international. Ce contexte d’instabilité régionale est renforcé par la stratégie iranienne de régionalisation des conflits et de soutien tacite aux entités chiites alliées. Pour autant, bien que le régime ne soit pas officiellement impliqué, l’Iran œuvre à la réhabilitation de ses forces armées en vue d’anticiper une potentielle confrontation avec ses rivaux.

Pour comprendre la posture qu’adopte la République islamique d’Iran, à l’aune du conflit entre Israël et le Hamas, il est important de remonter dans les années 1980 et de suivre les évolutions de la pensée stratégique du régime. Le Golfe Persique et le détroit d’Ormuz se sont avérés être des éléments charnières dans la doctrine stratégique iranienne. Nous nous concentrerons ici plus précisément sur les composantes navales du régime iranien, conscient de l’importance des espaces maritimes dans les conflits dans lesquels l’Iran est susceptible d’être engagé. D’autant plus que les agissements Houthis en mer Rouge disposent de similitudes notables avec les manœuvres iraniennes au pourtour du détroit d’Ormuz depuis 1980.

Le détroit d’Ormuz est un véritable goulet d’étranglement large de 55 kilomètres. Au même titre que le détroit de Bab-el-Mandeb, il est un espace de forte concentration de flux de marchandises. Près de 90% du pétrole produit dans le Golfe, soit entre 20 et 30% du total mondial [1], quitte la région sur des tankers par ce haut lieu [2] de la mondialisation. Les articles 38 et 39 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), confèrent aux navires internationaux le droit de traverser, sans entrave, le détroit d’Ormuz. Des couloirs de navigation sont érigés à travers les eaux territoriales iraniennes et omanaises. Toutefois, la République islamique d’Iran n’a pas ratifié la CNUDM. Le régime iranien se réserve le droit d’ignorer ces règles et d’envisager une fermeture complète du détroit d’Ormuz. Mohammad Reza Rahimi, alors vice-président iranien, déclare le 27 décembre 2011 que « si le pétrole iranien est mis sous sanctions, alors pas une goutte de pétrole ne passera par le détroit d’Ormuz ». Cette déclaration s’inscrit en réponse à l’intensification des sanctions internationales allant à l’encontre de la République islamique depuis sa proclamation en 1979.

Le tournant historique et stratégique : la guerre Iran-Irak (1980-1988)

La menace d’une fermeture du détroit d’Ormuz s’inscrit tel un outil dissuasif pour l’Iran. La posture navale iranienne dans le Golfe est, depuis la Révolution islamique, en perpétuelle reconfiguration. Toutefois, la dissuasion reste une caractéristique historiquement charnière dans la doctrine navale du régime. Ali Bagheri Dolatabadi et Mehran Kamrava, respectivement chercheurs iranien et qatari se sont focalisés sur cette évolution stratégique. Leurs travaux permettent de souligner que la République islamique d’Iran a adopté au lendemain du conflit avec l’Irak une posture navale dite « défensive », avant d’adopter au début des années 2000 une stratégie alternative « défensive – offensive » et d’entamer depuis le milieu des années 2010 une stratégie pleinement « offensive » [3].

Dès septembre 1980, la naissante République islamique fait face à l’invasion de son voisin, l’Irak. Saddam Hussein, alors à la tête du régime irakien, souhaite se prémunir de toutes potentielles révoltes populaires similaires à celles survenues en Iran entre 1978 et 1979. En parallèle, il souhaite endosser le rôle d’hégémon dans les eaux du Golfe Persique, assuré par l’Iran depuis le départ de l’armée britannique. Le conflit armé s’étend depuis la terre, dans les eaux du Golfe. L’Irak entreprend des manœuvres militaires en direction d’infrastructures pétrolières iraniennes. En réponse, Hachemi Rafsandjani, alors président iranien, fait part de la volonté iranienne de paralyser le trafic maritime pétrolières dans le Golfe [4], depuis le détroit d’Ormuz. Le Koweït, allié de l’Irak et inquiet pour ses exportations pétroliers, lance un appel à l’aide international en 1987, auquel les États-Unis répondent. Ces derniers lancent l’opération Earnest Will. Elle vise à offrir aux pétroliers koweïtiens une escorte navale. S’ensuit de nombreux évènements, impliquant tour à tour les Gardiens de la Révolution iranienne en charge de la sécurité au large du détroit d’Ormuz et la marine américaine. L’US Navy inflige à la marine iranienne, des pertes matérielles considérables mais au-delà de l’aspect matériel, l’issue de ce conflit marque un tournant dans la configuration stratégique iranienne en mer.

En 1988, l’Iran est militairement, économiquement et socialement affaibli. Le gouvernement, soucieux de protéger les intérêts de la République islamique entame un examen complet et une révision de sa stratégie militaire navale [5]. Cette période de transition est marquée par l’adoption d’une posture avant tout défensive. L’objectif étant d’éviter toute potentielle confrontation avec les États arabes voisins le temps de reconstruire l’arsenal militaire défait après le conflit contre l’Irak. Jusqu’au début des années 2000, l’Iran ne dispose pas de moyens militaires à la hauteur de ses ambitions. Le régime laisse planer le doute quant à l’efficacité et l’effectivité de ses forces militaires, dans le but de décourager tout potentiel adversaire d’entreprendre des manœuvres offensives à l’encontre de la République islamique.

Le 29 janvier 2002, George W. Bush, dans son discours sur l’état de l’Union inclut l’Iran, au même titre que l’Irak et la Corée du Nord, dans « l’axe du mal » [6]. Accusé de soutenir le terrorisme au lendemain des attentats du World Trade Center, la République islamique est témoin des invasions américaines successives de l’Afghanistan en 2001 et de l’Irak en 2003. L’US Navy renforce, en parallèle, sa présence dans le Golfe Persique en vue de mener une potentielle attaque depuis la mer. L’omniprésence américaine encourage les dirigeants iraniens à revoir leur doctrine auparavant uniquement défensive et dissuasive. L’Iran développe alors ses capacités offensives afin de rendre toute attaque éventuelle contre le régime, prohibitive pour l’adversaire [7]. Pour ce faire, les deux forces armées navales iraniennes voient leurs effectifs renforcés. La coopération entre la Marine de la République islamique (IRIN) et la Marine du Corps des Gardiens de la révolution (IRGCN) est retravaillée et leurs moyens sont accrus. En 2007, le gouvernement iranien redéfinit les zones de responsabilité de ses deux marines, en des districts navals. Les opérations stratégiques menées dans le Golfe Persique sont alors confiées aux Gardiens de la révolution alors que celles en haute mer sont du ressort de la Marine régulière. Le quartier général de l’IRIN est installé à Bandar Abbas, ville portuaire d’une importance capitale dans la reconfiguration stratégique iranienne dans le Golfe. L’Iran a en parallèle œuvré à la militarisation de son littoral, depuis la côte mais aussi depuis les nombreuses îles sous contrôle du régime, dans les eaux du Golfe. L’instauration d’une stratégie dite « défensive – offensive » est toujours fondée sur le principe de dissuasion, mais elle permet au régime iranien d’allier acte et discours. Les forces navales iraniennes sont enclines à mener des actions de déstabilisation capables de surprendre l’ennemi au pourtour du détroit d’Ormuz.

Une nouvelle doctrine stratégique dite « offensive »

Ali Khamenei, Guide suprême de la Révolution iranien depuis 1989, déclare en 2016 qu’afin « de sécuriser, la nation, le pays et l’avenir, en plus de la capacité défensive, la puissance offensive doit être accrue » [8]. Progressivement, l’aspect offensif prend le dessus sur le caractère défensif. Le retrait américain de l’Accord sur le nucléaire iranien en 2018, confirme le régime des mollahs dans l’adoption de cette nouvelle philosophie stratégique.

L’objectif pour Téhéran n’est pas de lutter pour la suprématie dans les eaux du Golfe, mais bien de contrecarrer celle des États-Unis à bas coût.

Les composantes navales occupent un rôle central dans cette reconfiguration. La modernisation des forces maritimes opérée dès 2016, témoigne d’une ambition croissante d’assoir l’emprise iranienne au pourtour du détroit d’Ormuz et dans l’ensemble du Golfe Persique. Cette position est érigée à l’encontre de la politique étrangère des États-Unis et de la présence de la Ve flotte américaine stationnée à Manama depuis 1995. Toutefois, l’objectif pour Téhéran n’est pas de lutter pour la suprématie dans les eaux du Golfe, mais bien de contrecarrer celle des États-Unis à bas coût [9]. Cette doctrine a été plus conçue pour défier ce que les autorités iraniennes perçoivent comme les ambitions hégémoniques de Washington, que pour s’opposer aux rivaux régionaux [10]. La rhétorique stratégique évolue à la fin de la décennie 2010, l’Iran ne se contente plus de simplement répliquer à une potentielle attaque. Le régime affirme être prêt à entamer un conflit armé dès le moindre faux-pas adverse. La doctrine iranienne visant à sanctuariser le territoire, se base une nouvelle fois sur une forme rhétorique dissuasive.

En parallèle, l’Iran a poursuivi son réarmement militaire. L’objectif étant de faire concorder l’aspect rhétorique et la réalité matérielle. Le régime s’est attelé à développer sa capacité en matière de missiles. Ce type d’armement permet d’atteindre des cibles relativement éloignées des côtes iraniennes en un temps record. Le caractère amovible des véhicules transportant les systèmes de lancement est aussi un réel atout en temps de guerre. Le renforcement de l’armée de l’air, vise aussi à renforcer les capacités navales offensives iraniennes et à soutenir une potentielle fermeture du détroit d’Ormuz.

Le développement d’une réponse asymétrique

En réponse à la présence américaine, l’Iran a développé une stratégie asymétrique. Comme au temps de la Guerre froide, cette stratégie réside en la capacité à convaincre l’adversaire potentiel que le prix à payer pour remporter la victoire est disproportionné au regard des dommages qui lui seront infligés [11]. L’asymétrie est une stratégie utilisée par les puissances révisionnistes, qui consiste à agir dans la zone grise pour ne pas être tenu responsable [12]. Pour la République islamique d’Iran, l’asymétrie passe par le développement de moyens militaires non-conventionnels mais aussi par l’adoption de stratégies méticuleusement définies.

Dans un premier temps, le régime iranien a fréquemment recours à la stratégie du déni plausible. Cette dernière réside en la capacité pour l’Iran de mener des attaques sans qu’il soit possible, à court terme, de retracer avec précision l’origine [13]. Pour Benjamin Blandin, cette pratique s’inscrit dans « une guerre de l’ombre ». Le Corps des Gardiens de la Révolution (CGRI) dispose de nombreux bateaux, vifs et furtifs, capables de se dissimuler dans la masse d’embarcations au pourtour du détroit d’Ormuz et d’agir dans la zone grise. Le géographe français Philippe Boulanger définit, dans son ouvrage intitulé « Géographie militaire et géostratégie », les zones grises comme « des zones de non-droit, d’absence ou de faiblesse de l’État sur tout le territoire national ou sur une partie » [14]. Téhéran laisse au CGRI la possibilité d’opérer dans l’ombre, l’objectif étant de contrôler officieusement le pourtour du détroit. Cette stratégie du déni plausible est facilitée par la présence de nombreux bateaux de pêche et de commerce stationnés dans les ports iraniens. Le régime profite de la présence de ces multiples embarcations pour y dissimuler des infrastructures et des bâtiments militaires. Distinguer un « fast boat » militaire au milieu d’une foule d’embarcations via des images satellites, n’est pas chose aisée. Pour les Occidentaux, lors de potentiels incidents, il est difficile de trouver des preuves fiables et de justifier des représailles. La géographie du littoral iranien est alors extrêmement précieuse pour l’Iran. La bonne exploitation du littoral est une caractéristique charnière de cette stratégie navale asymétrique.

Téhéran souhaite rendre l’accès à son espace maritime extrêmement risqué pour ses adversaires.

Dans un second temps, la République islamique a développé une stratégie de déni d’accès. Elle fait référence aux capacités, généralement à longue portée, conçues pour empêcher un ennemi en progression de pénétrer une zone opérationnelle. Cette stratégie est complémentaire avec le déni de zone qui réfère aux capacités généralement de courte portée, conçues non pas pour empêcher l’ennemi d’entrer, mais pour limiter sa liberté d’action dans la zone opérationnelle [15]. Ce type de stratégie est une nouvelle fois issue de la Guerre froide. Présenté sous le prisme du contexte des conflits actuels, le déni d’accès est avant tout la défense d’un territoire face à un envahisseur. En l’occurrence ici, l’Iran a érigé cette stratégie en réponse à la présence américaine dans le Golfe. Téhéran souhaite rendre l’accès à son espace maritime extrêmement risqué pour ses adversaires. Cette stratégie reste avant tout dissuasive [16] mais elle s’inscrit pleinement dans la logique de guerre asymétrique menée par la République islamique.

Afin de mettre en place ces stratégies, l’Iran s’est renforcé sur le plan technologique et militaire. Le régime dispose d’un arsenal de missiles de tous types, enclin à soutenir les manœuvres maritimes et contribuant directement à la dissuasion globale. L’Iran dispose notamment de missiles balistiques ayant une portée plus vaste que celle d’un missile tactique de croisière. Théoriquement, la capacité balistique iranienne est jugée suffisante pour atteindre toutes les bases américaines dans la région [17]. Le gouvernement iranien, conscient du caractère dissuasif de ses missiles, met l’accent sur la médiatisation de ses progrès technologiques en la matière. Les exercices militaires dans le Golfe sont aussi fréquemment relayés par la presse nationale. L’aspect psychologique est central dans la doctrine iranienne.

Bandar Abbas, une ville portuaire d’importance capitale

La ville portuaire de Bandar Abbas est située sur les rives du Golfe Persique, au Nord du détroit d’Ormuz. Le port de Shahid Bahonar abrite la principale base navale iranienne. Cette dernière est pour l’Iran, le garant de la sécurité et du trafic maritime dans le détroit. L’ayatollah Khamenei souligne en juillet 2011, lors d’une visite de la base navale de Bandar Abbas, que « les forces navales de l’armée et du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique sont le symbole de l’autorité de la nation iranienne, dans la défense des intérêts de notre pays dans le Golfe Persique et la mer d’Oman » [18]. Le CGRI a déplacé en juillet 2010 l’ensemble de son quartier général de la banlieue de Téhéran à Bandar Abbas afin de faciliter le contrôle opérationnel des forces [19]. Toutefois, la situation géographique de la ville fait que la marine iranienne y a également installé son quartier général. Bandar Abbas étant situé à la jonction entre les eaux du Golfe Persique, sous responsabilité de l’IRGCN, et la haute mer placée sous l’égide de la marine régulière. Les deux forces armées sont amenées à cohabiter et le port de Shahid Bahonar est à l’image de la structure militaire bicéphale du pays. Il est lui-même divisé en deux parties distinctes comme nous le montre l’image satellite ci-dessous. L’IRIN et l’IRGCN disposent d’installations respectivement disposées à l’est et à l’ouest de l’entrée du port. Le nord est quant à lui réservé aux activités civiles, mais la proximité avec les infrastructures militaires est notable. Cette disposition s’inscrit pleinement dans la stratégie de déni plausible mise en place par le gouvernement iranien et développée précédemment.

Carte. Iran. La ville portuaire de Bandar Abbas. Le port de Shahid Bahonar abrite la principale base navale iranienne
Le port de Shahid Bahonar est à l’image de la structure militaire bicéphale de l’Iran. Source : “Submarine monitoring at Bandar Abbas”, Preligens, 2021.

Les technologies d’ISR (Intelligence, Surveillance and Reconnaissance) [20] permettent, partiellement, aux rivaux de l’Iran de détecter, au sein de ces infrastructures portuaires, les différents bâtiments de guerres opérationnels ou en construction, amenés à manœuvrer dans les eaux du Golfe Persique. La lecture d’articles publiés par la presse locale, est aussi une méthode qui permet de dresser un inventaire plus ou moins précis de l’arsenal militaire iranien. À titre d’exemple, en 2019, les autorités iraniennes ont organisé une cérémonie médiatisée, depuis Bandar Abbas, pour présenter leur nouvelle gamme de sous-marins, le « Fateh » [21]. Téhéran fait de la production nationale de son arsenal une priorité. Le ministère de la Défense iranien dispose notamment d’une « Organisation des Industries de la Marine » entièrement nationalisée et l’une de ses entreprises phare de conception navale, Shahid Darvishi, est implantée à Bandar Abbas. Cette ville portuaire est donc hautement stratégique pour l’Iran mais aussi pour ses potentiels rivaux. La forte concentration d’équipements et d’infrastructures militaires dans la ville reste un facteur de vulnérabilité pour l’Iran.

Bandar Abbas joue aussi un rôle stratégique dans l’économie de la région. Les infrastructures aéroportuaires permettent une insertion directe dans le commerce international. De nombreux pétroliers accostent chaque jour dans le port en eaux profondes de Shahid Rajea et dans le port pétrolier de Foulad Jetty. La raffinerie inaugurée en 1996, à proximité de ce dernier, place Bandar Abbas au cœur du dispositif d’exportations maritimes de l’Iran [22]. La carte ci-dessous met en avant la connexion entre l’hinterland (arrière-pays) et Bandar Abbas. De nombreuses voies de communication, dont une voie chemin de fer, permettent la connexion vers le reste du pays mais aussi vers l’Europe et l’Asie. L’Iran est, en parallèle, au cœur du projet chinois des Nouvelles routes de la soie. Cette initiative vise à faciliter les liaisons commerciales entre la Chine et l’Europe. Pour ce faire, Pékin participe activement à la rénovation et la modernisation des ports de Bouchehr et Bandar Abbas ce qui contribue grandement au dynamisme économique du littoral iranien.

 
Carte. Bandar Abbas, un verrou stratégique et commercial pour l’Iran
Sources : Géofabrik – Google Earth – Google Maps / Réalisation : Owen Berthevas, 2023.

Bandar Abbas dispose donc d’un double intérêt stratégique pour le gouvernement iranien. D’un côté, sur le plan militaire, cette ville portuaire s’affirme comme une base arrière stratégique à proximité directe du détroit d’Ormuz. La présence de nombreuses infrastructures et bâtiments militaires permet au régime d’assurer un certain contrôle sur cette zone. De l’autre côté, malgré les sanctions économiques, Bandar Abbas reste une ville insérée dans la mondialisation. Les flux maritimes mondiaux et régionaux lui confèrent un caractère économique et commercial stratégique.

La stratégie iranienne à l’origine d’une reconfiguration de l’ordre géostratégique régional ?

La stratégie navale iranienne repose sur un fort ancrage territorial depuis le littoral. Ce dernier dispose d’une multitude d’avantages géographiques sur lesquels l’Iran s’est appuyé pour renforcer son emprise au pourtour du détroit d’Ormuz. La République islamique s’appuie aussi sur un certain nombre d’îles situées dans le Golfe. Trois d’entre-elles sont une source de tensions historiques avec les Émirats Arabes Unis (EAU). En effet, le statut des îles d’Abou Moussa, de Petite et Grande Tomb est sujet de controverse entre iraniens et émiratis. Le conflit remonte à 1971, date de la création des EAU. L’Iran, alors sous domination du shah envahi quelques jours avant la proclamation d’indépendance des EAU, ces trois îlots, dont la superficie ne dépasse pas les 10 km2. Depuis ce jour, ces trois îles sont revendiquées par les EAU mais restent sous contrôle iranien. La présence de quelques ressources pétrolières justifie en partie cette occupation, mais c’est avant tout leur position géographique, qui confère à ces îlots, leur intérêt stratégique. Dans le cadre de sa nouvelle posture stratégique, l’Iran a largement renforcé sa présence militaire dans ces îles du Golfe Persique [23]. Au même titre que les îles de Qeshm, Hormuz ou encore Larak, ces îlots revendiqués par les EAU, constituent une ligne de défense avancée et militarisée. L’installation de missiles balistiques et tactiques sur ces territoires insulaires permettent à l’Iran d’élargir son champ d’action en matière de dissuasion.

Ces actions de constante militarisation de la région ne sont pas sans répercussions de l’autre côté du Golfe Persique. Les États du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) œuvrent en conséquence à la modernisation de leur arsenal militaire. Les marines des États du Golfe sont très longtemps restées cantonnées à un stade de développement embryonnaire par rapport aux forces aériennes et terrestres [24]. Selon Kévin Thievon, la composante navale fut historiquement délaissée par les pays du CCG puisque la présence de la Ve flotte américaine leur assurait une protection suffisante. Seulement, ces États ont cherché à se détacher progressivement du parapluie américain sous lequel ils se tenaient depuis la guerre Iran-Irak. Sous la présidence de Donald Trump, les États-Unis ont accru leur velléité isolationniste en se retirant notamment d’Afghanistan. Cette tendance au retrait a encouragé les États du Golfe à développer leurs capacités à assurer, eux-mêmes, la sécurité dans leurs eaux territoriales. Pour ce faire, depuis 2010, les États membres du CCG ont affecté des budgets croissants au domaine militaire. Par exemple, le Qatar a augmenté de près de 518% son budget militaire entre 2010 et 2021 pour atteindre un total d’environ 11,6 milliards de dollars. Cette tendance à l’augmentation est notable pour tous les pays de la côte ouest du Golfe Persique. Toutefois, la modernisation navale opérée depuis 2010, ne repose pas uniquement sur l’achat à outrance d’équipements dernier cri et sur l’augmentation du budget alloué à la marine. En effet, elle repose aussi sur la transformation de la philosophie navale en mettant l’accent sur l’amélioration du moral et la formation des marins à l’utilisation de technologies de pointe [25].

Le retrait progressif américain et l’émergence, sur le plan naval, de l’Iran tel un acteur enclin à endosser le rôle de leader régional a poussé les États du CCG à moderniser leurs marines respectives. A titre d’exemple, l’Iran est le seul État de la région qui dispose de sous-marins capables d’opérer dans le Golfe. Les partenariats iraniens, avec la Russie et récemment la Chine contribuent à renforcer la posture militaire du régime. L’adhésion de l’Iran à l’Organisation de Coopération de Shangaï en septembre 2021 a facilité le rapprochement sino-iranien. Comme évoqué précédemment, la Chine joue un rôle clé dans la redynamisation économique du littoral en Iran. Sur le plan militaire, les deux pays ont, aux côtés de la Russie, réalisés des manœuvres navales conjointes dans l’Océan Indien en 2022. L’objectif affiché était de « renforcer la sécurité commune » [26].

Conclusion

Carte. L’Iran, mainmise sur le détroit d’Ormuz ?
Sources : AFPDiploweb.com – Google Maps / Réalisation : Owen Berthevas, 2023.

Les considérations géostratégiques et commerciales sont, en mer Rouge, similaires à celles observables au pourtour du détroit d’Ormuz. Les Houthis font planer la menace de leurs actions sur le trafic maritime mondial à l’instar des multiples mises en gardes iraniennes de fermeture du détroit. Une fois de plus, il est possible de faire le parallèle entre ces deux situations.

Pour ce qui est du gouvernement iranien, la tactique asymétrique adoptée vise à handicaper l’hégémonie apparente de la marine américaine dans le Golfe tout en anticipant l’implantation de navires étrangers et alliés des États-Unis dans la zone. L’éventualité d’un déploiement militaire dans le Golfe étant une option étudiée depuis le 7 octobre 2023. En revanche, la marine iranienne s’est alors affirmée comme la plus encline, sur le plan régional, à mener des opérations d’envergure dans la région. Ces actions sont renforcées et consolidées par des relations économiques, commerciales et militaires de plus en plus fortes avec la Chine. La République islamique d’Iran n’est donc bel et bien pas en mesure d’assurer le leadership dans l’immédiat, mais la stratégie navale appliquée dans le Golfe confère au régime une plus vaste marge de manœuvre sur le plan militaire. En une trentaine d’années, la République islamique d’Iran s’est considérablement renforcée sur le plan naval. L’arsenal militaire iranien est en constante modernisation. Il repose sur de forts partenariats stratégiques et l’objectif étant de répondre aux nouvelles attentes du régime, toujours plus ambitieuses.

Copyright Avril 2024-Berthevas/Diploweb.com

Mots-clés :

[1] PAGLIA, Morgan, (2021), « Détroit d’Ormuz : la guerre des nerfs », Politique Étrangère, Institut français des relations internationales, 2021/2, pp. 139-150.

[2] BRUNET, Roger, (dir) ; FERRAS, Robert ; THÉRY, Hervé, (1993), Les mots de la géographie, dictionnaire critique, 3e édition, Reclus – La Documentation Française, Paris – Montpellier, p. 252.

[3] BAGHERI DOLATABADI, Ali ; KAMRAVA, Mehran, (2022), “Iran’s changing naval strategy in the Persian Gulf : motives and features”, British Journal of Middle Eastern Studies.

[4] « Irak – Iran. Attaques de pétroliers dans le Golfe », Universalis.

[5] BAGHERI DOLATABADI, Ali ; KAMRAVA, Mehran, (2022), op. cit.

[6] Bush George W, State of the Union Adress¸ 29 janvier 2002.

[7] BAGHERI DOLATABADI, Ali ; KAMRAVA, Mehran, (2022), op. cit.

[8] « Le commandant en chef visite l’exposition de l’industrie et de la Défense et rencontre des responsables et des experts du ministère de la Défense », Khameinei.ir, 31 août 2016.

[9] SAMAAN, Jean-Loup, (2018), « Rivalités irano-saoudiennes : la dimension maritime », Moyen-Orient, n°38

[10] THERME, Clément, (2022), « La stratégie maritime de la République islamique d’Iran : défis et enjeux », Les Grands Dossiers de Diplomatie, n°69, pp. 86-89.

[11] RODIER, Alain, (2010), « La doctrine asymétrique des forces iraniennes », Centre Français de Recherche sur le Renseignement, note d’actualité n°206.

[12] Entretien réalisé avec Mathieu, un chercheur aigri et spécialiste des rivalités navales dans le Golfe Persique.

[13] BLANDIN, Benjamin, (2023), « Les stratégies de déni d’accès mises en place par l’Iran », IRIS Asia Focus, n°196.

[14] BOULANGER, Philippe, (2015), « Le développement des zones grises », in, P. Boulanger, Géographie militaire et géostratégie, Armand Colin, pp. 147-172.

[15] “Joint Operational Access Concept”, U.S. Department of Defense, 17 janvier 2012.

[16] LAGRANGE, François, (2016), « L’A2/AD ou le défi stratégique de l’environnement contesté », Revue Défense Nationale, n°794, pp. 67-72.

[17] RAZOUX, Pierre, (2022), « Que penser de l’arsenal balistique iranien ? », Les Grands Dossiers de Diplomatie, n°69, p. 83.

[18] « Le Guide suprême a visité la force navale de l’armée iranienne à Bandar Abbas », Leader.ir, 23 juillet 2011.

[19] NADIMI, Farzin, (2020), “Iran’s Evolving Approach to Asymmetric Naval Warfare”, Policy Analysis, The Washington Institute for Near East Policy.

[20] En français : Renseignement, Surveillance et Reconnaissance.

[21] « La marine iranienne met un nouveau type de sous-marin en service », Laurent Lagneau, Zone Militaire, 18 février 2019.

[22] MICHELIS, Léa, (2019), L’Iran et le détroit d’Ormuz. Stratégies et enjeux de puissance depuis les années 1970, L’Harmattan, Paris, p. 65.

[23] BAGHERI DOLATABADI, Ali ; KAMRAVA, Mehran, (2022), op. cit.

[24] THIEVON, Kévin, (2023), “New Ambitions at Sea : Naval Modernisation in the Gulf States”, International Institute for Strategic Studies.

[25] THIEVON, Kévin, (2023), op. cit.

[26] « L’Iran participe à des manœuvres navales conjointes avec la Russie et la Chine dans l’Océan Indien », Radio France internationale, 20 janvier 2022.

Armement: pourquoi la France a commandé des milliers de drones kamikazes

Armement: pourquoi la France a commandé des milliers de drones kamikazes

Sébastien Lecornu. Photo Samuel Kirszenbaum

Sébastien Lecornu, le ministre des Armées, a récemment annoncé un renforcement significatif de l’arsenal français avec la commande de 2000 drones kamikazes. Cette décision stratégique a été révélée lors d’une visite à l’entreprise Delair, située à Labège, près de Toulouse. Ce choix illustre l’importance croissante que revêtent ces technologies dans les stratégies militaires modernes, notamment en raison de leur utilisation intensive par l’Ukraine face aux tactiques de guerre électronique et de brouillage GPS des forces adverses.

L’annonce de cette commande massive de drones kamikazes intervient alors que l’Ukraine, actuellement en manque d’obus, utilise de plus en plus ces appareils dans ses opérations militaires. Les drones, notamment ceux adaptés à partir de modèles civils pour transporter des charges explosives, jouent un rôle clé sur le terrain. La France, en observant l’utilisation efficace de ces drones par l’Ukraine, cherche à améliorer ses propres capacités dans ce domaine. Selon certains médias, une partie de la commande française est d’ailleurs destinée à Kiev.

Les modalités de cette commande sont également un indicateur de la volonté française d’accroître rapidement ses capacités militaires. Deux consortiums, impliquant des PME et de grands groupes de défense, ont été sélectionnés pour fournir ces drones. Ils proposent des solutions innovantes, comme des drones à voilure tournante, qui améliorent la manœuvrabilité et l’efficacité en milieu urbain, crucial pour les opérations contemporaines.

La dimension industrielle de cette commande est également notable. Le projet Colibri, sous lequel s’inscrit cette commande, vise à développer des munitions télé-opérées capables d’opérer sur un rayon de 5 km pour un coût inférieur à 20 000 euros par unité. Cette initiative reflète un effort significatif de rationalisation des coûts et d’efficacité opérationnelle. Les premières livraisons sont prévues pour 2024-2025, marquant un jalon important dans le renforcement des capacités militaires françaises.

Le choix de Delair comme partenaire privilégié pour cette commande souligne la compétence française en matière de technologie drone. Sébastien Lecornu a loué cette PME pour sa capacité à répondre rapidement aux exigences militaires, qualifiant Delair de modèle en économie de guerre. Delair a non seulement réussi à augmenter sa cadence de production mais a aussi collaboré avec des partenaires ukrainiens pour envisager une production locale.

Cette décision stratégique de la France de commander des milliers de drones kamikazes révèle une adaptation aux réalités modernes du conflit armé, où la technologie et la rapidité de déploiement sont devenues des axes centraux de la supériorité militaire. En s’appuyant sur les retours d’expérience de l’Ukraine et en renforçant sa propre production, la France cherche à rester à l’avant-garde de la technologie militaire, tout en soutenant ses alliés en temps de crise.

La maintenance dans une opération d’envergure, enjeu majeur de l’économie de guerre (III de III)

La maintenance dans une opération d’envergure, enjeu majeur de l’économie de guerre (III de III)


Par le Chef d’escadron Thomas Arnal, officier de l’arme du Matériel et Ecole de guerre – Terre – Partie III : se donner les moyens d’une « industrie prête à la guerre »

Disposer d’une économie de guerre pour soutenir une opération d’envergure implique le renforcement d’un secteur économique structurant pour la France. Pour l’armée de Terre, il s’agit de saisir l’opportunité du contexte actuel pour retrouver l’épaisseur logistique indispensable pour répondre aux enjeux de défense actuels.


Economie de défense et défense de l’économie française

La BITD française est un maillage industriel d’environ neuf grands groupes et plus de quatre mille PME, dont quatre-cent-cinquante considérées comme stratégiques. Elle représente deux cent mille emplois de haute technicité, et 15 G€ de chiffre d’affaire (hors MCO). Avec jusqu’à 7% des emplois industriels de certaines régions, elle est l’un des rares secteurs avec l’aéronautique à contribuer positivement à la balance commerciale de la France (en 2018, l’export de la BITD représentait 6,9 G€, soit 20% des exportations françaises)1.

L’impact économique du secteur défense se mesure sur l’ensemble du territoire français à partir d’externalités (effets sur l’activité, l’emploi, la recherche et le développement). La BITD contribue activement au maintien de l’activité dans les zones industrielles sous-dotées et a remplacé des sites militaires fermés lors des réorganisations géographiques successives de la défense.

Il est estimé que chaque milliard d’euros investi dans la BITD génère deux milliards supplémentaires en activité (PIB) au bout de dix ans. De plus, les dépenses publiques n’évincent pas les investissements de recherche et développement (R&D) privés2. L’effet multiplicateur de cet investissement est supérieur à celui des dépenses de fonctionnement de l’Etat (qui sont de la consommation, sans retombée sur la productivité privée). L’effort en équipements militaires et en R&D concentre ainsi 80% de l’investissement public français. L’aspect national de la production de défense renforce encore cet effet, en ce sens que la BITD externalise davantage sa R&D vers des entreprises françaises (82%) que les entreprises privées (52%).

Enfin, le suivi et le pilotage de la BITD par la DGA témoignent du contrôle étatique et de la protection de la vie économique du secteur. La prise de conscience politique et l’expertise industrielle historique de notre pays sont des atouts à valoriser pour renforcer un secteur stratégique, source d’emploi et de croissance économique.


Remettre l’Etat au cœur d’un secteur stratégique

Au-delà des réquisitions, le SGA travaille sur la priorisation de la livraison de biens et services au bénéfice des forces armées3. Il s’agit de pouvoir ordonner à un partenaire contractuel de l’Etat de l’approvisionner par priorité sur tout autre engagement. Cette mesure s’inspire de la législation américaine dite DPAS pour « Defence Priorities and Allocations System »4.

Le régime de contrôle des entreprises de fourniture de matériels de guerre est également en étude de modernisation. La DAJ préconise la clarification des prérogatives des commissaires du gouvernement siégeant dans les entreprises liées à l’Etat par un marché relatif aux matériels de guerre (contrôle de la stratégie d’entreprise et mise en œuvre éventuelle de priorisation ou réquisition). Enfin, le SGA souhaite renforcer les prérogatives de contrôle de l’Etat dans le cadre des marchés publics, exclus du droit européen. Il s’agit d’éviter de soumettre ces marchés à des règles trop contraignantes. Cela peut également passer par l’extension des obligations liées aux enquêtes de coûts à ces marchés (transparence notamment). En effet, l’absence de mise en concurrence au sein de la BITD conduit régulièrement à une dérive de prix contraignante.

Pour le MCO-T, ces enjeux sont primordiaux pour commander et constituer dans la durée les stocks nécessaires au soutien d’une opération d’envergure.

Plusieurs autres pistes sont étudiées par la SIMMT, telles que :

  • la standardisation de sous-ensembles pour plusieurs types de matériels majeurs. Le passage à l’échelle SOR – HEM impose en effet la priorisation de la soutenabilité sur le respect exhaustif du cahier des charges. A titre d’exemples, on notera qu’entre 1945 et 1985, les Etats-Unis sont passés de vingt-sept châssis de camions de transports à un seul pour des dizaines de matériels différents. Idem, en 2010, l’Allemagne disposait de trois familles de moteurs différents pour équiper une dizaine de familles de matériels majeurs, quand la France en avait sept pour équiper le même volume de parcs différents.
  • Ou encore la prise en compte de l’évolution constante d’un matériel plutôt que l’acquisition de nouveaux parcs à échéance régulière. L’exemple du char T72 russe mérite à cet égard d’être étudié. Ce matériel est en évolution constante depuis 1973. Pensé pour une production de masse à des coûts maîtrisés par la planification, il permet d’ajouter la masse à l’innovation permise par les matériels plus récents. Pour la France, la conservation du VAB (matériel emblématique et connu de tous les militaires français, y compris nos réservistes) est une piste intéressante dans ce sens.


Saisir la réalité d’une opération d’envergure

Pour l’armée de Terre, le retour de la guerre en Europe doit se traduire par des moyens à la hauteur de la réalité de la menace. Dans le cadre de son ambition 2030, la SIMMT s’est fixé l’objectif d’une « industrie prête à la guerre ». Cela passe par une coordination des capacités industrielles au niveau ministériel et une contractualisation des évolutions nécessaires au soutien d’une opération d’envergure. Mais surtout, il s’agit de reconstituer des stocks étatiques au plus vite. En contexte budgétaire tendu, l’armée de Terre arbitre depuis des années entre l’activité des forces terrestres (le potentiel d’entraînement soutenable) et la constitution de stocks logistiques.

L’engagement opérationnel expéditionnaire mené depuis des décennies déterminait jusqu’à présent la priorité de l’activité. Après les récents désengagements militaires d’Afrique et l’affirmation d’une ambition HEM comme nation-cadre, l’armée de Terre doit s’adapter afin d’assurer une transition du modèle de l’opération expéditionnaire vers une logique de confrontation entre puissances étatiques. Ce changement d’échelle des menaces impose une anticipation, notamment logistique, ce qui nécessite des ressources financières plus élevées sur le temps long pour garantir le respect du contrat opérationnel fixé aux forces terrestres.

En raison de décennies de fragilisation de l’industrie française, l’épaisseur logistique de l’armée de Terre ne pourra être reconstituée qu’à force d’efforts s’inscrivant dans la durée, tandis que, parallèlement, les citoyens français doivent être davantage sensibilisés sur l’attractivité d’un secteur économique en pointe et dont la performance est reconnue à travers le monde.


Notes de bas de page : 

1 DGA – Développer la BITD française et européenne : https://www.defense.gouv.fr/dga/nos-missions/developper-bitd-francaise-europeenne
2 Chaire EcoDef de l’IHEDN : Impact économique de la défense (27/05/2020) : Impact économique de la défense – Chaire Économie de défense – IHEDN (ecodef-ihedn.fr).
3 Partie normative de la LPM : réquisitions ; BITD (note n°0001D22013106 ARM/SGA/DAJ du 21/07/2022).
4 NDLR : cette législation est associée au « Defense Production Act » établi en pleine guerre froide en 1950 et a été amendée pour la dernière fois en 2014. Elle est actuellement en cours de révision au sein du Bureau of Industry and Security du Département du Commerce >>> https://www.bis.doc.gov/index.php/other-areas/strategic-industries-and-economic-security-sies/defense-priorities-a-allocations-system-program-dpas ; https://www.bis.doc.gov/index.php/documents/federal-register-notices-1/3446-clarif-and-updates-dpas-proposed-ruleaj15-as-pub-ofr-272024/file

 

Photo : contrôle des stocks de missiles moyenne portée au dépôt de munitions du camp de Cincu en Roumanie dans le cadre de la mission AIGLE © CABCEMACOM (photo diffusée en ligne le 30 mai 2023 >>> https://www.defense.gouv.fr/terre/actualites/roumanie-service-interarmees-munitions-au-coeur-du-soutien-operationnel)

La maintenance dans une opération d’envergure, enjeu majeur de l’économie de guerre (I de III)

La maintenance dans une opération d’envergure, enjeu majeur de l’économie de guerre (I de III)

Par le Chef d’escadron Thomas Arnal – OPS – publié le 15 avril 2024

https://operationnels.com/2024/04/15/la-maintenance-dans-une-operation-denvergure-enjeu-majeur-de-leconomie-de-guerre-i-de-iii/

Par le Chef d’escadron Thomas Arnal, officier de l’arme du Matériel et Ecole de guerre – Terre –  Partie I :

 

Le constat d’un manque de profondeur logistique

Le commandant Thomas Arnal est saint-cyrien (promotion CES Francoville) et officier de l’arme du Matériel. Il a servi successivement au 3e régiment du Matériel, au 2e régiment de parachutistes d’Infanterie de marine, au 8e puis au 6e régiment du Matériel. Il a été projeté au Tchad, au Mali et au Liban. Affecté en 2020 au centre opérationnel de la Structure Intégrée du Maintien en condition opérationnelle des Matériels Terrestres (SIMMT), il a développé les échanges et la coordination avec les industriels de défense pour le soutien MCO-T des opérations et de l’hypothèse d’un engagement majeur.

Dans cet article rédigé dans le cadre de la formation qu’il effectue actuellement au sein de l’Ecole de guerre-Terre et que nous diffusons en trois parties, il décrit la fragilisation du niveau de soutien nécessaire à la conduite d’une opération d’envergure contre un ennemi à parité et le « manque d’épaisseur logistique de l’armée de Terre ». Ainsi, « la maintenance des matériels militaires en constitue un des aspects essentiels pour hausser la disponibilité des équipements majeurs et régénérer pour pallier l’attrition. Composante essentielle d’une économie de guerre, la constitution de stocks de pièces et l’anticipation des montées en cadence doivent être initiées dès maintenant et soutenues dans la durée par un effort financier à la hauteur de l’enjeu. »

Une stratégie que le gouvernement français a commencé à mettre en œuvre sous l’appellation générale d’« économie de guerre » depuis près de deux ans – avec en particulier le décret récemment adopté « relatif à la sécurité des approvisionnements des forces armées et des formations rattachées »1 – et dont les initiatives commencent à porter leurs fruits, si l’on en juge par exemple par le triplement des cadences de production chez Nexter (pour le canon Caesar) ou Dassault Aviation (pour le Rafale).

De nombreux événements récents ont mis en exergue le manque de profondeur logistique de l’armée de Terre, qu’il s’agisse de la crise du COVID, de l’exercice de montée en puissance de l’armée de Terre (MEPAT) organisé en mai 2022, de notre projection de force en Roumanie, de l’exercice ORION 2023, ou encore des désengagements successifs du continent africain. Le domaine du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (MCO-T) – que l’on peut définir comme étant une sous-fonction logistique ayant pour but la conservation ou le rétablissement du fonctionnement nominal d’un matériel et incluant l’entretien et la réparation des matériels, l’approvisionnement, la livraison et la distribution des rechanges, la récupération et l’évacuation des chutes tactiques et techniques amies, ainsi que l’élimination de certains matériels – est de fait particulièrement concerné.

Dans le cadre d’une opération d’envergure, il s’agit de relever l’ambition opérationnelle fixée pour 2027 : la constitution, la projection et l’entretien dans la durée d’une division (avec ses appuis et soutiens) en trente jours. Pour rappel, l’opération d’envergure, encore récemment décrite comme hypothèse d’engagement majeur (HEM), définit un engagement terrestre volumineux (niveau division, voire au-delà) en coalition internationale face à un ennemi à parité. Un tel scénario est caractérisé par une forte attrition (matérielle et humaine) lors des phases de combat de haute intensité.

Après des décennies de réductions budgétaires et de politique logistique de flux plutôt que de stock, il semble difficile sur le court terme de satisfaire cette ambition. Pour autant, les crises multiples auxquelles le pays est confronté ont fait réémerger le concept d’économie de guerre. En juin 2022, le Président Macron expliquait que la France et l’Union européenne étaient entrées dans « une économie de guerre dans laquelle (…) nous allons durablement devoir nous organiser »2. Cette déclaration appelait au renforcement de l’industrie de défense tant française qu’européenne au regard des besoins militaires accrus mis en lumière par la guerre russo-ukrainienne. Cette prise de conscience politique fait écho au constat logistique fait par l’armée de Terre.

L’économie de guerre désigne une situation dans laquelle l’appareil productif national est dédié en priorité aux besoins de la guerre, possiblement par prélèvement autoritaire (réquisitions, livraisons obligatoires, etc.). Dans ce contexte, le MCO-T est déterminant, car il permet d’agir sur l’endurance industrielle, indispensable au soutien d’une opération d’envergure sur la durée.

 

I – Le constat d’un manque de profondeur logistique

Le MCO-T fait face à trois défis : générer la force, la soutenir et la régénérer :

• La génération de force implique de nombreuses actions : identifier les matériels à projeter, les affecter aux unités concernées, remonter la disponibilité des parcs, constituer les stocks de pièces de rechange et éventuellement une réserve de maintenance, regrouper les ressources, contrôler/réparer les matériels avant leur projection, désigner et équiper les maintenanciers projetés sur le théâtre (outillage technique notamment).

• Le soutien de l’engagement consiste à réparer les matériels indisponibles (pannes techniques et destructions par l’ennemi) dans les différentes zones d’opération. Cela concerne également le remplacement des matériels endommagés par des matériels en bon état en provenance de la zone arrière (réserve de maintenance de théâtre).

• La régénération de la force est un défi industriel national qui se joue principalement sur le territoire national. Il englobe les actions de production, de réparation lourde et d’acheminements (boucles arrière et avant). Elle concerne des acteurs tant étatiques que privés et relève directement de la Base industrielle technologique de défense (BITD) et de l’économie de guerre.

Ces trois défis se fondent sur plusieurs constats : le retour d’expérience (RETEX) des exercices récents MEPAT 2022 et ORION 2023, ainsi que sur l’écart entre la facture logistique d’une « division engagement majeur » et l’état réel des stocks détenus.

 

MEPAT : le retour d’une véritable planification de la montée en puissance

L’Etat-major de l’armée de Terre (EMAT) a organisé en mai 2022 une simulation de la manœuvre de montée en puissance de l’armée de Terre (MEPAT) pour répondre au défi d’un engagement majeur. Le scénario faisait de la France la nation cadre d’une coalition. Le RETEX démontre un défaut de profondeur logistique, accentué par des fragilités capacitaires. Cela se traduit par une armée de Terre à la fois limitée par un format strictement adapté à la gestion de crise, par des stratégies d’externalisation notamment en matière d’acheminement stratégique, (c’est-à-dire l’ensemble des actions de transport entre le territoire national et le théâtre d’opération) et la concurrence économique internationale en situation de crise (rareté des ressources et prédations).

L’enjeu principal de la MEPAT est la réactivité. L’armée de Terre doit disposer au bon moment des bonnes ressources en quantité suffisante, ce qui implique anticipation et souplesse. Pour le MCO-T, les stratégies de soutien actuelles semblent trop rigides pour remplir cet objectif (format, délais, volume financier alloué). Les procédures dérogatoires et les contrats de soutien doivent donc gagner en souplesse. Les mécanismes actuels de mobilisation et de réquisition ne sont en outre pas assez performants. Pourtant, le recours impératif à des moyens extérieurs est l’un des premiers enseignements du wargame.

Enfin, la MEPAT est subordonnée à la remontée de la disponibilité technique des matériels. Cela implique une remontée en puissance préalable de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Mais elle ne vit pas au même rythme que l’armée de Terre. La réactivité est donc un des enjeux de l’économie de guerre. Il s’agit de constituer des stocks préalables et de réaliser des réquisitions planifiées. Cette anticipation ne doit pas attendre le « top départ » d’une montée en puissance à six mois au déclenchement d’une crise.

C’est pourquoi le nouveau référentiel opérationnel (NRO) fixé par la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 établit un délai de trente jours pour déployer une division à horizon 2027. L’armée de Terre doit donc disposer de leviers successifs pour chaque étape de ce scénario. Chaque levier serait caractérisé par des budgets dédiés, des commandes industrielles, des réquisitions de moyens privés et par l’abaissement de blocages juridiques ou administratifs propres au « temps de paix ». Le travail du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) sur les stades de défense (STADEF) va dans ce sens.

 

ORION 2023 : un rééquilibrage entre soutien et besoins opérationnels à revisiter

Concrétisation d’un entraînement d’envergure, l’exercice ORION fut l’un des évènements majeurs de 2023 pour l’armée de Terre. Il visait plusieurs objectifs : entraînement des forces terrestres, intégration de nations alliées, démonstration capacitaire dissuasive et établissement d’une « photographie instantanée » de nos capacités opérationnelles. S’il a confirmé la pertinence du modèle complet de l’armée de Terre, ORION en a aussi illustré certaines insuffisances capacitaires. Ces fragilités entraînent une autonomie limitée et une dépendance envers les nations alliées. Elles sont à même de fragiliser l’ambition nationale d’assumer le rôle de cadre dans un engagement en coalition.

ORION a également démontré les limites de la politique des parcs et des stratégies actuelles de soutien des matériels terrestres. La logique de densification des parcs régimentaires initiée en 2020 va dans le sens de l’ambition haute intensité. Le choix français d’une armée de Terre « échantillonnaire » permet en théorie de disposer d’une base de départ polyvalente avant une phase de massification par montée en puissance (sous réserve de délais, de financement et d’atouts industriels préalables).

Pour autant, les matériels majeurs du segment de décision (VBCI et char LECLERC) sont contraints par des impératifs liés aux marchés de soutien en service (MSS), ce qui implique le maintien d’un parc d’entraînement (PE) conséquent. Le principe du PE est de fournir aux unités en préparation opérationnelle dans les camps de manœuvre des matériels majeurs dédiés afin de conserver le potentiel de leurs propres matériels régimentaires. Ces marchés s’avèrent rigides dans l’anticipation de la consommation annuelle.

Pour l’armée de Terre, il s’agit donc de revoir ces stratégies et de définir l’équilibre entre socle de soutien industriel, niveaux des stocks et évolution du besoin en potentiels. Illustration de la limitation actuelle des ressources, la phase 4 d’ORION a non seulement vu le déploiement de vingt-trois XL et quarante-cinq VBCI, soit quatre fois moins que l’effectif théorique d’une division blindée, mais il faut garder à l’esprit que ledit déploiement des XL pendant deux semaines a à lui-seul représenté 40% des heures de potentiel annuel prévues en métropole par la Loi de programmation militaire (trois mille deux-cent-vingt-cinq heures sur huit mille).

Enfin, ORION a souligné l’impératif de consolider les données logistiques en haute intensité. Les limites de l’exercice n’ont pas permis l’emploi massif des ressources « consommables » d’une division (notamment les pièces de rechange pour le MCO-T). Pour autant, cet exercice a confirmé la nécessité de réévaluer les lois de consommation, ainsi que de constituer une base de données unique, partagée et accessible. Celle-ci est primordiale pour la constitution de stocks logistiques adaptés à une opération d’envergure.

 

L’état des stocks face à la « facture logistique » d’une division HEM

En avril 2023, la structure intégrée du maintien en condition opérationnelle des matériels terrestres (SIMMT) a mené un exercice de planification avec les acteurs étatiques et privés (notamment les entreprises ARQUUS, NEXTER, THALES et NSE) du MCO-T. Il s’agissait d’une réflexion commune sur la montée en puissance industrielle nécessaire à un conflit de haute intensité, sur le scénario de la MEPAT.

Ces travaux mettent en lumière des stocks limités à la gestion de crise et difficiles à reconstituer. Sans entrer dans le détail de données classifiées, les taux de réalisation des stocks nécessaires à une division à une opération d’envergure, donc calculés à partir du contrat opérationnel fixé à l’armée de Terre, demeurent faibles. La reconstitution de stocks pour le MCO-T représente un effort élevé sur les plans budgétaires et logistiques. Cet investissement permettrait pourtant d’augmenter la capacité de production de la BITD et de gagner des délais sur la MEPAT en cas d’opération d’envergure. Ces besoins demeurent semble-t-il sous financés à ce stade par la LPM 2024-2030.

Au-delà du coût, les délais de production semblent également incompatibles avec l’ambition opérationnelle fixée pour 2027. Dans l’éventualité d’un déblocage en urgence de budgets dédiés, les délais de constitution des stocks s’avèreraient à ce jour inadaptés à l’objectif de projection en trente jours. Les délais de constitution de lots de rechanges de projection (LRP) par les industriels se comptent en effet en mois, un minimum de deux années étant généralement de mise et ce, sans compter avec les aléas dûs aux obsolescences de rechanges ou aux éventuels problèmes d’approvisionnement côté fournisseurs.

La BITD terrestre, actuellement structurée pour répondre aux justes besoins de la situation opérationnelle de référence (SOR), ne semble pas en mesure de soutenir une opération d’envergure, et encore moins dans la durée. Ce constat posé, il est intéressant d’étudier les premières mesures concrètes permettant potentiellement de dépasser ce blocage et de façonner une industrie de défense « prête à la guerre ».


Notes de bas de page :

1 Décret n° 2024-278 du 28 mars 2024 >>> https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000049339435

2 Voir par exemple : article du Monde du 13/06/2022 : « Economie de guerre » : Emmanuel Macron demande une réévaluation de la loi de programmation militaire.

Photo © formation des rames pendant Orion 2023, armée de Terre, 16 février 2023 (https://www.defense.gouv.fr/operations/actualites/orion-2023-montee-puissance-unites.

Les États arabes se rendent à l’évidence : seuls les États-Unis et leurs alliés occidentaux peuvent dissuader les Iraniens d’étendre leur influence au Moyen-Orient

Les États arabes se rendent à l’évidence : seuls les États-Unis et leurs alliés occidentaux peuvent dissuader les Iraniens d’étendre leur influence au Moyen-Orient

Après des années de flottement, de tentatives d’établir de nouvelles alliances, de recherche d’une plus grande autonomie vis-à-vis de l’Occident, les pays du Golfe semblent se rendre à l’évidence : les tentatives de rapprochement avec l’Iran n’ont pas permis de contenir la menace de Téhéran que ce soit au Yémen, en Syrie ou en Irak. Au moment des choix cruciaux, les pays de la région se sont rangés du côté des États-Unis et de leurs alliés pour faire échec à l’attaque aérienne de l’Iran contre Israël.

Le pragmatisme qui guide la prise de décision des principaux dirigeants du Golfe a été le moteur de cette décision. Depuis les attaques du Hamas du 7 octobre contre Israël, les États de la région, à l’exception d’Oman très en pointe dans la dénonciation d’Israël, ont été très peu vocaux dans la condamnation de la riposte massive d’Israël. Ils se sont contentés pour la plupart à lancer des appels au cessez-le-feu, certains comme le Qatar se sont engagés dans la médiation entre Hamas et Israël pour l’instauration d’une cessation des combats et un échange des otages contre des prisonniers palestiniens, tous ont envoyé des aides humanitaires pour soulager la population de Gaza mais peu de voix se sont élevées pour condamner Israël.

Les attaques en mer Rouge, une menace prise au sérieux

L’entrée en action des Houthis en mer Rouge contre les navires supposés appartenir à des pays soutenant Israël a suscité de graves inquiétudes chez les Saoudiens qui ont concentré tous leurs projets futuristes sur cette façade maritime. Il en va de même pour les Égyptiens qui subissent des pertes considérables. L’une des principales sources de revenus du pays réside dans les droits de passage par le canal de Suez (8 milliards de dollards). La Chine non plus n’a pas réagi à ces actions qui entravent leurs échanges commerciaux.  Ce silence est dû pour l’essentiel, côté saoudien, à la volonté de ne pas rompre le fragile équilibre de la trêve au Yémen et pour l’Égypte au désastreux souvenir de son engagement au Yémen dans les années 60.

Seules les marines occidentales et l’Inde ont permis tant bien que mal d’assurer la continuité de la navigation en mer Rouge. C’est une évidence et un signal fort envoyé aux alliés de la région, tentés un moment d’aller voir ailleurs.

Les limites de la diplomatie

La diplomatie a démontré ses limites. L’accord signé à Pékin en avril 2023 entre les Saoudiens et les Iraniens a permis certes de normaliser les relations entre les deux pays mais la méfiance est restée de mise. Aucun des problèmes liés à l’ingérence de Téhéran dans la région n’a été réglé. L’influence iranienne est patente auprès des Houthis du Yémen, comme elle l’est en Syrie, en Irak ou au Liban que ce soit directement ou au travers des différentes milices qu’il y a créées et qui sont sous le commandement de la force Al-Qods des Gardiens de la révolution iraniens.

Un des exemples les plus notables est la Syrie. La Jordanie qui a beaucoup œuvré avec l’Arabie de Mohammed Bin Salman pour la réintégration de Damas dans le giron arabe dans l’espoir de limiter les trafics de drogues (Captagon) et d’armes s’est rendue à l’évidence. Le régime de Bachar Al-Assad n’a tenu aucune de ses promesses et les milices proches du cercle familial du dirigeant syrien et de ses alliés iraniens ont même accentué leur trafic ce qui a nécessité l’intervention de l’armée jordanienne en territoire syrien.

La présence de Téhéran est partout dans l’arc de cercle qui va du Liban à l’Irak et au Yémen au sud. Dans ces conditions les craintes saoudiennes sont justifiées et ses espoirs de neutraliser l’influence iranienne déçus. De plus, les importantes capacités en termes de missiles et de drones développées par l’Iran ces dernières années et dont l’Arabie saoudite a subi les effets lors des attaques revendiquées par les Houthis en 2019 contre les installations pétrolières d’ARAMCO sont une source d’inquiétude. Les pays de la région souhaitent installer un système de protection antiaérien que seuls les Américains ou les Israéliens seraient capables de fournir.

Les Américains reprennent la main

De leur côté les Américains n’ont pas ménagé leurs efforts pour regagner l’influence perdue ces dernières années. Les visites à Riyad d’Anthony Blinken, Lloyd Austin, du Général Erik Kurilla, commandant du Central command, et d’autres hauts responsables américains se sont multipliées depuis le 7 octobre. Riyad est (re)devenu un interlocuteur majeur de Washington et a retrouvé sa place d’allié privilégié. Ce qui flatte l’ego de Mohammed Ben Salmane qui a avait été meurtri par le fait d’être traité en paria après l’assassinat de Jamal Khashoggi. La pusillanimité des Chinois réticents à s’engager en mer Rouge où pourtant leurs intérêts sont en jeu a fait le reste.

Dans ce contexte de fortes tensions, il n’est pas étonnant que les pays de la région aient choisi leur camp. Il est vrai que Washington dispose de trente mille militaires dans la région. L’aide non négligeable en termes d’engagement direct pour la Jordanie, d’autorisations de survols pour les aviations occidentales dans les autres pays, les renseignements fournis par les pays de la région traversés par les drones et missiles iraniens lors de leur attaque du 13 avril ont été d’une aide précieuse même si ces États se sont abstenus de tout commentaire sur l’aide fournie aux alliés occidentaux y compris Israël.

En participant activement à l’opération, la Jordanie a pris un risque important en allant à contre-courant de la majorité de sa population qui manifeste massivement devant l’ambassade d’Israël à Amman. Le Royaume hachémite avance l’argument de la défense de son espace aérien mais l’a autorisé aux chasseurs israéliens qui ont abattu un grand nombre de missiles et de drones au-dessus de la Jordanie.

Pour les pays de la région, la menace iranienne pèse très lourd dans la balance et les capacités ou la volonté d’action de la Russie et de la Chine sont encore loin de répondre aux attentes et aux impératifs de sécurité que ces pays attendent de leurs alliés.

La stratégie de dissuasion nucléaire (SDN). Un pense-bête

La stratégie de dissuasion nucléaire (SDN). Un pense-bête

Par François Gere  Diploweb – publié le 17 avril 2024    

https://www.diploweb.com/La-strategie-de-dissuasion-nucleaire-SDN-Un-pense-bete.html


Agrégé et docteur habilité en histoire (Paris 3 Sorbonne nouvelle). Président du Cercle des amis du général Lucien Poirier (2019 – ). F. Géré a présenté l’ouvrage posthume du Général Lucien Poirier, « Éléments de stratégique ». , éd. Economica, Ministère des Armées, 2023. François Géré a consigné avec Lars Wedin, L’Homme, la Politique et la Guerre, éd. Nuvis, 2018. François Géré a publié, “La pensée stratégique française contemporaine”, Paris, Economica, 2017.

La menace d’un recours à l’arme nucléaire est un discours récurrent de V. Poutine depuis sa relance de la guerre russe en Ukraine, le 24 février 2022. La France est un des pays dotés de l’arme nucléaire mais la stratégie de la dissuasion nucléaire (SDN) reste relativement peu expliquée sur la place publique. François Géré fait œuvre de pédagogue avec ce document qui en explique les cinq grands principes.

Antécédents

LA DISSUASION est un mode d’action à but négatif aussi ancien que la guerre. Visant à interdire les velléités d’action d’un adversaire, il a été pratiqué avec plus ou moins de succès en raison de son caractère aléatoire. Il repose sur le calcul des probabilités connu dès le XVIIème siècle. En 1800, le mathématicien Pierre-Simon Laplace remarquait : « dans la conduite de la vie…il convient d’égaler au moins le produit du bien que l’on espère par sa probabilité, au produit semblable de la perte. »

Auparavant si un agresseur prenait le risque de transgresser la dissuasion et que son entreprise tournait mal… il se prenait une raclée mais n’en mourait pas. Avec l’atome, la dissuasion revêt désormais une toute autre dimension car la probabilité d’occurrence de la riposte nucléaire comporte le risque d’une perte exorbitante, dite insupportable, dépassant la valeur de l’enjeu.

 

La stratégie de dissuasion nucléaire (SDN). Un pense-bête
François Géré
Professeur agrégé, docteur habilité en Histoire des relations internationales et stratégiques contemporaine, président de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS). Crédit photo : Diploweb.com
Herbert/Diploweb.com

Domaine de validité

La stratégie de dissuasion nucléaire (SDN) n’apporte pas la paix absolue.

Elle ne peut en effet s’exercer que dans le cas d’une attaque massive, quelle qu’en soit la nature, contre les intérêts vitaux du pays agressé.

Le périmètre du « vital » ne doit pas être défini restant à l’appréciation du chef de l’État de manière à placer le candidat agresseur dans l’incertitude.

Ainsi la stratégie de dissuasion nucléaire repose-t-elle sur cinq principes.

. Principe de crédibilité

La dissuasion nucléaire exige la création et la démonstration de capacités techniques. C’était le rôle des essais qui ne sont plus nucléaires depuis leur suspension pour une durée indéterminée en 1994 ou leur interdiction par un traité (TICE).

. Principe de permanence : la SDN est assurée par le chef de l’État, seul décideur, disposant 24h/24 des codes électroniques et des moyens de transmission aux forces stratégiques aériennes en veille et aux sous-marins en patrouille. La robustesse des communications est vitale.

. Principe d’incertitude

« l’effet dissuasif résulte de la combinaison d’une certitude et d’incertitudes dans le champ mental d’un candidat agresseur : certitude quant à l’existence d’un risque inacceptable… incertitudes sur les conditions exactes d’application du modèle en cas d’ouverture des hostilités. »

. Principe de suffisance pour une puissance moyenne comme la France en quantité et en qualité ni trop, ni trop sophistiqué.

C’est ce que l’on nomme parfois « dissuasion du faible au fort » (c’était l’Union Soviétique). Il est inutile et ruineux de se lancer dans une course aux armements, il faut et il suffit :

a) de disposer d’une force nucléaire invulnérable capable de riposter en cas d’agression (les SNLE sous-marin nucléaires lanceurs d’engins sont durablement indétectables). Il est indispensable de prévoir une redondance en cas de défaillance humaine ou technique. En janvier 2024, la Royal Navy a enregistré deux tirs ratés du Trident, missile de conception américaine pourtant éprouvé de longue date.

b) de passer les défenses adverses.

L’interception à 100% n’existe pas. Le dommage reste tolérable si les charges explosives sont classiques mais si elles sont nucléaires le problème change complètement. Une salve de SNLE envoie 96 charges pouvant « vitrifier » potentiellement autant de cibles. Aucune défense ne parviendrait à les intercepter quels que soient les progrès réalisés. D’autant plus que ces têtes sont environnées de leurres, manoeuvrantes (changement de trajectoire) et furtives (faible signature radar). Cette supériorité durable de l’agression sur la protection fait donc de la SDN l’unique parade.

. Principe de proportionnalité

Le volume des destructions dites « insupportables » est rapporté à la valeur de l’enjeu ; en l’occurrence l’invasion et la conquête de la France valent-elles l’anéantissement d’un ou deux ou trois centres vitaux de l’agresseur ?

Dès lors que cibler ? Anticités ou antiforces ? Les progrès de la précision permettent un ciblage plus fin sur des surfaces réduites. Le discours officiel quelque peu jésuitique affiche que la France ne vise plus les villes mais les centres de commandement des forces nucléaires et les centres décisionnels, en l’occurrence les dirigeants politiques. Toutefois, on relèvera que de telles cibles se situent rarement au cœur des déserts mais ont le mauvais goût de se trouver au beau milieu de zones densément peuplées.*

In Cauda

La création d’une dissuasion stratégique nucléaire européenne (UE) devra souscrire à l’ensemble de ces principes. Toutefois, la valeur de l’enjeu pour l’agresseur changerait de dimension. Des intérêts vitaux de la France seule, on passerait à ceux de l’ensemble des États membres de l’Union européenne. Le calcul de la proportionnalité s’en trouverait affecté.

Copyright Avril 2024-Géré/Diploweb.com


Plus

Vidéo et résumé de la conférence Eric Danon : La dissuasion nucléaire a-t-elle un avenir ?

Éric Danon, diplomate, spécialiste des questions de sécurité internationale et de prospective stratégique s’interroge dans cette passionnante conférence (2018) : La dissuasion nucléaire a-t-elle un avenir ? Une heure de réflexion partagée pour nourrir le débat citoyen.

Bonus : le résumé par Estelle Ménard pour Diploweb.com