Les tentatives de séduction, les portes qui claquent et les accusations d’infidélité, dignes de Feydeau, qui ont caractérisé le choix du Premier Ministre puis la formation du gouvernement, ont éclipsé l’annonce de la composition de la nouvelle Commission européenne : celle-ci a été à peine évoquée dans la presse et est restée absente des déclarations des responsables politiques. Elle est pourtant riche d’enseignements sur l’influence que la France a désormais au sein de l’Union Européenne et vis-à-vis de la Commission.
Quatre faits sont troublants.
1/ Thierry Breton a eu l’élégance de déclarer qu’il n’était plus candidat, ce qui a arrangé tout le monde, mais en précisant qu’Ursula von der Leyen avait réclamé son départ ; il a ensuite affiné son propos en indiquant que celle-ci avait placé Emmanuel Macron devant un choix : « ou bien c’est Thierry Breton mais avec un plus petit portefeuille, ou bien c’est un autre, mais avec un plus gros portefeuille ». Une forme de chantage, donc. Le propos n’est pas ici de dire qui, d’Ursula von der Leyen ou de Thierry Breton, avait raison dans les différents débats qui les ont opposés ces derniers mois ; il est de remarquer que la présidente de la Commission s’est permise de récuser un candidat présenté par la France et que le président de la République s’est plié à cette étrange initiative. On peut en déduire que le rapport de forces entre ladite présidente et ledit président n’est pas en faveur de ce dernier, à qui pourtant elle doit son poste, et que le poste de président de la Commission a pris une stature nouvelle, qui le place au-dessus des chefs d’Etat, ces derniers fussent-ils d’un grand pays.
2/ La « grosseur » du portefeuille alloué au commissaire français peut être discutée. Celui-ci est en charge de « la prospérité et la stratégie industrielle » : « vaste programme ! », pourrait-on s’exclamer, tant ces deux thèmes, et surtout le premier, sont vastes. Mais ils sont aussi bien vagues ! Cette imprécision autorise tous les débordements mais permet aussi une « cornérisation ». D’ailleurs, d’autres commissaires ont en charge « la transition » (climatique, peut-on supposer), « la souveraineté technologique », « l’économie et la productivité », « l’énergie », « la recherche et l’innovation », concepts qui sont beaucoup plus précis ; peut-on agir pour « la prospérité » et définir la stratégie industrielle de l’Union sans s’intéresser à ces domaines qui sont en d’autres mains ? L’action de « notre » commissaire sera donc conditionnée par celle de ses collègues compétents pour les mêmes problématiques.
On pourrait se rassurer en notant que le commissaire français fait partie des quatre « vice- présidents exécutifs » de la Commission. Mais le titre est plus honorifique que fonctionnel (la précédente Commission comportait huit vice-présidents exécutifs, chiffre élevé qui amène à relativiser l’importance du rôle) car leurs titulaires ne bénéficient d’aucun pouvoir hiérarchique sur les commissaires « de base » ; il ne peut d’ailleurs pas en être autrement puisque les décisions de la Commission sont collectives et que, juridiquement, chaque commissaire dispose du même poids que les autres. En outre, les trois autres vice-présidents exécutifs sont les commissaires présentés par l’Espagne, la Finlande et la Roumanie : difficile d’en déduire que le titre reflète l’importance du pays au sein de l’UE.
Le portefeuille confié au commissaire français est-il vraiment « un plus gros portefeuille » comme l’avait promis Ursula von der Leyen ?
3/ Le choix de Stéphane Séjourné peut surprendre. Il ne s’agit pas ici de discuter des mérites et des limites d’une personne mais seulement de noter que le nouveau commissaire français n’a ni la personnalité, ni l’expérience longue et multiple de son prédécesseur. Il est peu probable qu’il ait rapidement le même poids que lui au sein des instances européennes.
Les mauvais esprits pourraient penser qu’au moment où, en France, se met laborieusement en place une vraie-fausse cohabitation, son choix résulte avant tout de la volonté du président de la République d’avoir à Bruxelles un commissaire qui lui sera personnellement fidèle, de montrer que le choix du commissaire et les relations avec la Commission font partie du « domaine réservé » qu’il n’entend pas partager. Si cela était vrai, il faudrait en déduire que les vicissitudes de la politique intérieure ont le pas sur la défense des intérêts du pays au sein de la Commission.
4/ Le choix des commissaires et la répartition des rôles entre eux ne sont pas toujours favorables aux intérêts français. Ainsi, les deux commissaires qui seront en première ligne sur les questions énergétiques sont de fervents adversaires du nucléaire : l’Espagnole Teresa Ribera Rodriguez,
« vice-Présidente exécutive à la transition juste, propre et compétitive », et le Danois Dan Jorgenson, « commissaire à l’énergie et a au logement ». Il est étrange que, s’agissant d’un sujet aussi important et sensible, qui fait l’objet de fortes oppositions au sein de l’Union, la France n’ait pas pu éviter que les deux commissaires en charge de cette politique fassent l’un et l’autre partie du camp hostile aux orientations qu’elle défend.
Plusieurs conclusions peuvent être tirées de ce rapide examen :
1/ Le poids de la France dans l’UE se réduit. L’époque où les pays fondateurs pilotaient le processus est bien fini, la France n’est plus qu’un pays comme un autre, l’élargissement a fait son œuvre. La Commission s’est émancipée et le « couple franco-allemand » n’est qu’un souvenir.
2/ Le Commissaire français aura bien des difficultés à défendre, dans le cadre des orientations communautaires, nos intérêts nationaux. Il disposera de bien peu de leviers pour son action au sein des institutions communautaires.
3/ Alors que chaque renouvellement de la Commission est toujours l’occasion, pour chaque pays, de pousser ses pions, les dirigeants français ont fait preuve d’une grande légèreté (naïveté ou impuissance ?). Ils n’ont pas cherché à, ou su, résister aux pressions de leurs homologues ou de la présidente de la Commission. C’est surprenant compte tenu de l’importance que tient l’Europe dans leurs discours.
Tout se passe donc comme si la France se désengageait involontairement du pilotage des institutions européennes, Une sorte de Frexit institutionnel, en quelque sorte. Etonnant !
Venant à la suite du rapport d’Enrico Letta sur l’avenir du marché unique publié en avril dernier, le rapport de Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, sur l’avenir de la compétitivité européenne, fait un constat sans complaisance de la situation économique de l’Union européenne (UE). Évoquant le « défi existentiel » auquel est confrontée l’Europe, il propose un ensemble de mesures ambitieuses qui visent à relancer l’investissement et la croissance et impliquent une coopération renforcée entre les États membres, sous l’égide des institutions européennes. Le point avec Pierre Jaillet, chercheur associé à l’IRIS ainsi qu’à l’Institut Jacques Delors.
Mario Draghi, dans cet important rapport, tire la sonnette d’alarme sur l’état de l’économie de l’UE. Quel est son diagnostic ?
Les données étaient déjà connues, mais le rapport en dresse un tableau d’ensemble alarmant pour illustrer le « décrochage » de l’UE. De 2002 à 2023, son produit intérieur brut (PIB) a reculé de plus de 15 % par rapport à celui des États-Unis, du fait de gains de productivité trois fois inférieurs mais aussi du moindre dynamisme de l’emploi. Les parts de l’UE dans le commerce mondial s’effritent régulièrement et ses positions s’affaissent dans le secteur des technologies avancées. Ayant privilégié l’investissement productif dans les industries traditionnelles, les entreprises européennes ont raté le tournant de la dernière révolution industrielle, comme l’illustre le fait que seulement quatre firmes européennes figurent parmi les 50 plus grandes entreprises mondiales du high-tech. Mais ce n’est pas tout. Le rapport met en exergue d’autres handicaps de l’UE dans la compétition mondiale : des coûts de l’énergie très élevés (trois à quatre fois supérieurs à ceux des États-Unis, par exemple) ; une forte dépendance vis-à-vis de l’extérieur pour certains biens « critiques » (minéraux rares, semi-conducteurs…) ; un marché « unique », en réalité fragmenté, peu propice à l’émergence d’entreprises de taille mondiale ; enfin, une gouvernance économique défaillante inapte à dessiner et mettre en œuvre une stratégie cohérente et ambitieuse.
Que préconise le rapport pour endiguer le déclin économique de l’UE face à la pression concurrentielle des grands blocs dominés par la Chine et les États-Unis ?
Le rapport fixe une stratégie industrielle axée en priorité sur la réduction de l’écart d’innovation, tout en optimisant les efforts de décarbonation (domaine où l’UE dispose encore d’un avantage comparatif) et en sécurisant ses approvisionnements pour limiter ses vulnérabilités stratégiques. Il préconise à cet égard la mise en place d’une « politique économique étrangère » (Foreign economic policy) intégrant des investissements directs concertés et des accords commerciaux préférentiels avec des pays ou zones disposant des ressources qui lui font défaut (idée qui fait écho à l’initiative chinoise des « nouvelles routes de la soie » et pourrait s’appuyer sur le projet de Gateway européen).
La proposition centrale consiste à relever massivement le taux d’investissement annuel de l’UE de près de 5 % pour le porter de 22 % à 27 %, soit un effort de 800 milliards d’euros abondé par trois sources de financement (non réparties ex ante): (1) une hausse des dépenses publiques d’investissement des États membres, dont les marges de manœuvre de la plupart d’entre eux sont réduites du fait de leur endettement élevé et de la nécessité (soulignée dans le rapport) de respecter les règles budgétaires européennes; (2) la mobilisation de l’épargne européenne – abondante mais surtout orientée vers des placements liquides et des supports nationaux – sur des projets d’investissement communs innovants, en réduisant la fragmentation du marché européen des capitaux (Mario Draghi renvoie sur ce sujet aux préconisations du rapport Letta); (3) une nouvelle facilité de financement communautaire alimentée par un emprunt européen (du type de la facilité pour la reprise et la résilience – Next Generation EU (NGEU) – lancée en 2021), qui aurait aussi l’avantage d’offrir un actif sûr et attractif aux investisseurs et accessoirement de conforter le rôle international de l’euro.
S’agissant de la gouvernance, le rapport Draghi avance diverses mesures visant à alléger les procédures de décision de l’UE (revisitant au passage le principe de subsidiarité), qui freinent la mise en œuvre des programmes communautaires. Il propose aussi la création d’un « Cadre de coordination de la compétitivité » ayant une double vocation horizontale et verticale (pilotage d’une douzaine de plans d’action sectoriels dans les domaines prioritaires).
Quelles réactions ce rapport a-t-il suscitées parmi les États membres de l’UE ? Peut-on en attendre des inflexions décisives des politiques communautaires ? Est-il susceptible de relancer le débat sur la question de la dette commune et de l’union budgétaire ?
Ce rapport a d’abord le mérite de sortir du déni de réalité sur « l’état de l’union ». C’est peut-être aussi le premier document européen d’envergure qui s’inscrit dans une perspective éco-géopolitique globale intégrant la dynamique des rapports de force entre les grands blocs et incitant l’UE à développer des alliances stratégiques – commerciales et financières – d’intérêt mutuel avec des pays et des zones d’autres continents. Le rapport, toutefois, ne précise pas les modalités conduisant des entreprises le plus souvent concurrentes à coopérer pour atteindre les objectifs industriels communs. De même laisse-t-il dans l’ombre les implications institutionnelles de propositions qui, pour certaines, impliqueraient probablement une révision des Traités (cf. l’extension du champ de la majorité qualifiée, ou le partage des compétences entre les États et l’UE dans le domaine industriel). Mario Draghi, qui s’est à plusieurs reprises prononcé en faveur d’un « fédéralisme pragmatique », reste à cet égard très prudent et il se garde de remettre en cause la nature intergouvernementale de l’UE ou d’évoquer la possibilité d’une union budgétaire.
La balle est désormais dans le camp des capitales européennes et à Bruxelles, dans le contexte d’une Europe très divisée. Vingt États membres de l’UE ont publié le 20 septembre un non-paper appelant la Commission européenne à mettre en œuvre le rapport Draghi. Le document ne retient pour l’essentiel que les propositions relatives à la simplification et à l’harmonisation des règles européennes, en ignorant celles, plus innovantes ou plus clivantes, comme la création d’une nouvelle facilité communautaire, un marqueur des divergences entre États « frugaux « et « dépensiers ». Or on peut supposer que ces dernières sont précisément celles ayant la préférence des sept États manquant à l’appel (dont l’Espagne, la France et l’Italie…), sans l’exprimer ou disposer de l’influence pour les promouvoir.
Le risque majeur, en fin de compte, est que ce rapport ambitieux, sur fond de désaccord entre États membres et faute d’un leadership européen apte à le porter sur les fonts baptismaux, n’aille rejoindre ses prédécesseurs dans les tiroirs ou soit mis en œuvre a minima, laissant les problèmes fondamentaux non résolus et l’Europe sombrer dans la « lente agonie » qu’appréhende Mario Draghi.
La France et le Royaume-Uni relancent leur plan commun en matière de défense. Les deux pays évoquent « un contexte de menace renouvelée pour l’Europe en raison du conflit en Ukraine. Le Royaume-Uni cherche à conclure de nouveaux accords bilatéraux avec des partenaires clés du continent, dont la France.
Le secrétaire britannique à la Défense, John Healey, a déclaré à Politico qu’il prévoyait de relancer l’accord de Lancaster House, un pacte de défense signé entre le Royaume-Uni et la France en 2010, « en reconnaissance des menaces croissantes émanant d’acteurs hostiles ». Le cabinet du Premier ministre britannique, Keir Starmer, entré en fonction seulement en juillet, souhaite relancer les relations avec Paris dans ce domaine.
Signés le 2 novembre 2010 par le président français, Nicolas Sarkozy et le Premier ministre britannique, David Cameron, les traités de Lancaster House ont permis d‘établir un partenariat de défense et de sécurité solide entre la France et le Royaume-Uni. Cela obligeait les deux pays à coopérer plus étroitement dans le développement d’équipements militaires.
Le renouvellement de l’accord portera sur le renforcement de la coopération entre les deux pays « à la lumière des activités hostiles de la Russie », rapporte Politico qui signale que le plan mis à jour fera partie d’une campagne plus large visant à reconnaître le « rôle accru de la défense dans la diplomatie ».
Plus tôt en septembre, Keir Starmer a rencontré les alliés du Groupe de contact pour la défense de l’Ukraine en Allemagne. Lors de ce voyage, il a fait savoir que le moment est venu de renégocier le traité avec la France. Au cours de ce voyage, il a, selon le média anglophone, déclaré que c’était « le bon moment » pour revoir le traité avec la France et qu’il était « confiant que les Français voudront pousser ce degré de coopération plus loin ».
Cette décision, a-t-il rajouté, représente « exactement ce que nous avions dit avant les élections, à savoir que nous serons un gouvernement qui restaurera les relations du Royaume-Uni avec l’Europe et en particulier avec les principaux pays européens ».
Peu de temps après son entrée en fonction, Keir Starmer a stipulé qu’il souhaitait forger une « nouvelle approche » des relations de Londres avec l’Europe, y compris un tout nouveau pacte de sécurité avec l’UE. La soi-disant « réinitialisation » des relations européennes du Royaume-Uni a été annoncée dans le manifeste du Parti travailliste : « Nous renouerons avec nos alliés et forgerons de nouveaux partenariats pour assurer la sécurité et la prospérité au pays et à l’étranger ».
Le nouveau Premier ministre britannique a déjà eu trois réunions bilatérales avec le président français, Emmanuel Macron, à Washington, au Royaume-Uni et en France.
Par ailleurs, Londres renforce ses relations avec Berlin. L’équipe de négociation britannique est arrivée en Allemagne cette semaine pour commencer à peaufiner les détails de l’accord bilatéral annoncé par Keir Starmer et le chancelier allemand, Olaf Scholz, lors du récent sommet de l’OTAN, précise Politico. Les parties se concentreront sur un programme commun de missiles.
Euronewssoulignait le 13 septembre dernier que « les États-Unis et le Royaume-Uni envisageraient d’autoriser l’Ukraine à utiliser des missiles Storm Shadow, en partie de fabrication britannique, pour frapper des cibles situées plus profondément à l’intérieur de la Russie ». Joe Biden et Keir Starmer ont discuté des missiles longue portée pour Kiev.
Libérationrappelait : « Pour Emmanuel Macron, l’Ukraine doit pouvoir frapper les bases russes d’où sont tirés les missiles ». « Le président français a estimé que Kiev doit pouvoir frapper certaines bases russes avec des armes occidentales », a précisé le quotidien françajs. Le Mondetitrait : « Emmanuel Macron prêt à autoriser l’Ukraine à frapper les sites militaires russes avec des missiles livrés par la France ».
Pierre Duval
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Le Diplomate fait le point cette semaine sur la guerre russo-ukrainienne à la suite de l’incursion vers Koursk initiée le 6 août dernier dans un contexte paradoxal d’avancée des forces russes dans le Donbass. Nikola Mirkovic, géopolitologue, spécialiste des Balkans et des relations Russie-Occident, préside l’association Ouest-Est et a écrit de nombreux ouvrages, notamment Le Chaos ukrainien. Il nous livre ici un point de vue iconoclaste aussi factuel que possible, loin de l’émotionnel ou du manichéisme ambiants. Il livre un état des lieux dans son contexte géostratégique global et dans le sillage de l’école réaliste des relations internationales, sachant que l’incursion ukrainienne, si spectaculaire qu’elle soit, n’a pas empêché la Russie de continuer à avancer dans le Donbass. L’interview a été réalisée juste après le bombardement par deux missiles russes Iskander d’une très importante académie militaire ukrainienne située entre Kiev et Kharkiv à Potlava.
Propos recueillis par Angélique Bouchard – Le Diplomate Média – publié le 10 septembre 2024
Le Diplomate : Avez-vous des données et une opinion différente des médias mainstream qui relaient souvent et probablement de bonne foi les informations de l’armée et du pouvoir ukrainiens ? La Russie de Poutine a-t-elle reçu une vraie claque tactique avec l’incursion ukrainienne à Koursk ?
Nikola Mirkovic : Oui j’ai heureusement accès à d’autres sources d’informations que les mainstream occidentaux. Malheureusement, en France, nous craignons tellement d’être traités de pro-russes que nous occultons certains événements qui contrent le narratif dominant. C’est une erreur. Pour analyser cette guerre de manière objective, il faut pousser la réflexion au bout et ne pas craindre d’analyser toutes les sources d’information avant d’émettre un jugement. L’objectif ne doit pas être de soutenir un camp mais de comprendre objectivement ce qui se passe sur le terrain et, en tant que Français, de savoir déceler ce qui est de notre intérêt.
Quelles que soient les sources consultées, il est évident que la Russie s’est en effet pris une claque tactique avec l’invasion ukrainienne. Elle a laissé une partie de sa frontière à la merci d’une armée adverse et de mercenaires étrangers. La claque est double car elle montre qu’il n’y avait pas eu de préparation dans l’oblast (région) de Koursk en amont pour défendre le territoire (pose de dents de dragon, mines, fortifications et surtout coordination de la défense entre les gardes-frontières, la garde nationale, le FSB, l’armée…). Et la deuxième claque vient de la lenteur de la réaction militaire russe. Moscou avait bien vu l’accumulation de troupes sur sa frontière mais a tardé à réagir militairement. Soit la hiérarchie n’a pas cru que Kiev oserait envahir, soit le temps de réaction purement administratif a été affreusement long. Moscou a perdu plusieurs localités et a dû évacuer plus de 200 000 habitants de la région. C’est évidemment une image humiliante pour le Kremlin qui voit Kiev lui prendre plus de territoire en 15 jours qu’elle-même ne lui en a pris depuis le début de l’année. Mais d’un point de vue purement militaire pour Poutine, l’invasion ukrainienne sur son territoire est plutôt une épine dans le pied qu’un dard dans la gorge.
LD : Pouvez-vous nous apporter des précisions sur l’attaque russe contre l’académie militaire ukrainienne à Potlava qui aurait fait des dizaines de morts selon les Occidentaux et Ukrainiens, mais qui aurait en fait « détruit » des centaines d’experts ukrainiens et des instructeurs occidentaux y compris officiers spécialisés en guerre électronique et drones militaires de précision ?
NM : Le 3 septembre dernier les Russes ont tiré deux missiles balistiques Iskander sur le centre de formation militaire ukrainien 179, spécialisé en communication, à Poltava en Ukraine. L’attaque a fait beaucoup de bruit en Ukraine et dans les médias russes. Les médias occidentaux ne sont pas entrés dans le détail de ce qui se passait réellement dans le bâtiment visé et se sont contentés de partager l’information de Kiev qui affirme que 58 personnes ont été tuées et plus de 300 personnes ont été blessés. Selon les médias russes en revanche, il y aurait eu beaucoup plus de morts et, parmi ces derniers, il y aurait même eu des instructeurs étrangers. Selon les médias russes en effet plusieurs instructeurs suédois qui formaient les Ukrainiens sur l’utilisation de l’avion radar ASC 890 (un Saab 340 – sur lequel a été greffé un radar AESA « Erieye » à balayage électronique) auraient fait partie des victimes. Il n’y a pas de confirmation de la part des Suédois, mais ce qui est certain c’est que le ministre suédois de la Défense, Tobias Billström, a donné sa démission deux jours après l’attaque de façon inattendue et sans donner de raisons particulières… Il est difficile évidemment de distinguer le vrai de la propagande dans le brouillard de la guerre. Toutefois, l’attaque a été de toute évidence majeure puisque même Zelensky a été obligé de prendre la parole à son sujet et que les réseaux sociaux ukrainiens ont fait circuler des demandes importantes et urgentes de don du sang (nécessaire pour les blessés). La Suède, qui vient de rejoindre l’OTAN, reste discrète sur le sujet. Le petit clin d’œil historique est que c’est à Poltava que l’armée russe de Pierre 1er a battu le roi Charles XII de Suède en 1709. En tout état de cause l’attaque russe a affaibli le moral des troupes de Zelensky à un moment où l’incursion dans la région de Koursk a été freinée, où les soldats ukrainiens perdent du terrain dans le Donbass à la veille de la bataille stratégique de Pokrovsk et où le député ukrainien Ruslan Gorbenko, membre du parti de Zelensky ‘Serviteurs du peuple’, parle officiellement de 80 000 déserteurs dans l’armée ukrainienne. Un article de CNN du 8 septembre dernier évoque aussi ce problème de désertion massif ainsi que le moral au plus bas des soldats ukrainiens.
LD : Concernant le nouveau front intérieur en Russie face à l’armée ukrainienne, a-t-on des données fiables et recoupables des deux bords qui permettraient d’évaluer la progression de l’armée ukrainienne jusqu’aux alentours de Koursk ?
NM : Dans les guerres modernes, on reçoit beaucoup d’informations. Certaines chaines Telegram recensent toutes les attaques filmées avec les dates et les coordonnées GPS. C’est impressionnant. L’enjeu pour un analyste est de recouper les bonnes informations et de ne pas tomber dans le piège de la propagande qui se pratique évidemment de part et d’autre de la ligne de front. Ce que l’on peut dire aujourd’hui sans prendre de risque est que l’armée ukrainienne est entrée avec environ 10 000 à 15 000 soldats et mercenaires en Russie, l’armée russe n’était pas prête, les soldats ukrainiens ont réussi à progresser plusieurs dizaines de kilomètres à l’intérieur des lignes russes. Plusieurs villages russes et la petite ville de Sudzha (6 000 habitants) ont été prises. Dans la bataille, Kiev a récupéré un atout stratégique qui est la station de comptage de gaz de Sudzha. Malgré cette prise, le gaz russe continue d’affluer vers l’Ukraine à un débit légèrement inférieur qu’avant l’invasion. Pour le reste, la prise concerne essentiellement des zones non stratégiques et l’armée ukrainienne est loin pour l’instant d’avoir d’autres prises de guerre significatives comme la centrale nucléaire de Koursk ou la voie de chemin de fer qui relie Belgorod à Koursk et par laquelle transite du matériel militaire russe. Volodymyr Zelensky dit contrôler un peu plus de 1000 km2 de territoire russe, ce qui est important à l’égard de la guerre, mais reste relativement insignifiant par rapport à la taille de la Russie (17,1 millions de km2). Plus de trois semaines après l’incursion, on peut dire que les Russes sont maintenant organisés et que l’élan ukrainien est ralenti. C’est l’avis même de l’Institut for the Study of War qui est plutôt pro-ukrainien. Les Ukrainiens tentent d’agrandir le territoire conquis en largeur maintenant plutôt qu’en profondeur pour ne pas laisser de flanc dégarni. S’ils veulent conserver ce territoire, ils ont urgemment besoin de creuser des tranchées et de bâtir des lignes de défense. Cette tâche n’est évidemment pas facilitée par les bombardements russes.
LD : Comment expliquez-vous la lenteur des forces russes militaires et du ministère de l’intérieur ainsi que des forces tchétchènes d’appoint de l’ex-SMP Wagner nouvellement appelée Africa Corps ?
NM : La situation était, il est vrai, consternante. On a dû mal à imaginer que les Russes n’avaient pas imaginé une offensive ukrainienne au-delà de Soumy. Cette situation est d’autant plus surprenante que Zelensky avait déjà poussé ses mercenaires étrangers en territoire russe à Briansk et Belgorod. Moscou aurait dû se douter que de telles incursions pourraient se produire ailleurs. Face à cette situation inédite, Moscou a décidé de ne quasiment pas dégarnir ses forces sur le front ukrainien et a préféré laisser les conscrits et les forces disponibles dans la région de Koursk les premiers jours le temps de s’organiser. La Russie ne veut absolument pas perdre la main en Ukraine où elle progresse, mais elle n’avait pas de plan B en presse bouton pour réagir dans la région de Koursk. Heureusement pour elle qu’il n’y avait pas plus d’hommes, de matériel et une meilleure logistique dans l’offensive ukrainienne.
LD : Après une première phase de refus de dégarnir le front ukrainien, il semblerait que la Russie ait fait venir sur le front de l’oblast de Koursk et de Belgorod des troupes russes du Donbass et de Kherson ou Zaporidja, qu’en est-il exactement ?
NM : Un des objectifs ukrainiens en ouvrant ce nouveau front était clairement d’obliger les Russes à dégarnir le front ukrainien. Moscou n’est pas tombée dans ce piège car les Russes sont en train de gagner du terrain en Ukraine en ce moment. C’est, entre autres, pour cela que la réaction a tardé. Il fallait trouver des soldats prêts au combat sans pour autant affaiblir l’avance stratégique sur le front ukrainien. D’après les renseignements américains, l’équivalent de quelques brigades de mille hommes aurait été retiré du front ukrainien pour aller défendre la région de Koursk. Cela me semble beaucoup, mais il est certain que les Russes ont dû revoir urgemment leurs allocations de ressources et ont paré au plus pressé sans trop toucher aux forces présentes en Ukraine.
LD : La riposte russe se profilerait selon des informations russo-ukrainiennes et biélorusses, et elle s’annoncerait très forte. Mais comment l’armée russe peut-elle bombarder les troupes ukrainiennes sur son sol sans détruire des maisons et infrastructures russes et tuer des civils russes dans les zones sous contrôle de l’Administration militaire ukrainienne d’invasion ?
NM : La situation créée par Kiev est pour le moins cocasse pour les raisons que vous évoquez. Pour autant, Poutine ne peut pas laisser cette situation durer trop longtemps car son image a été ternie et les habitants russes de la région de Koursk ne sont pas contents. N’oubliez pas qu’en Russie, il y a une partie importante de la population qui pousse pour que l’armée soit beaucoup plus agressive et termine la guerre plus rapidement. Il va être difficile pour l‘armée russe de bombarder des villages russes pour déloger des soldats ukrainiens, mais elle n’hésitera pas à la faire s’il le faut pour regagner le territoire. Dans la région de Koursk, les soldats ukrainiens sont essentiellement dans la nature. Les Russes ont déployé des moyens importants pour évacuer le maximum de citoyens et les replacer ailleurs en Russie. S’il n’y a plus de civils, ils avanceront et bobarderont jusqu’au départ du dernier ukrainien. Il y a même fort à parier que l’avancée russe soit suivie d’une offensive sur la ville ukrainienne de Soumy.
LD : Croyez-vous en l’hypothèse selon laquelle l’armée ukrainienne en ayant envoyé 3000 à 20 000 hommes selon les sources pourrait elle-même se retrouver dans un piège au cas où la Russie aurait en partie laissé faire l’incursion dans le but de prendre en étau par la suite des troupes ukrainiennes ?
NM : Le risque pris par Zelensky à Koursk est immense. Même la presse internationale plutôt pro-atlantiste le reconnaît comme le Washington Post, le New York Times, Der Spiegel ou le Wall Street Journal. Il faut comprendre que l’opération de communication et l’effet de surprise ont été 100% bénéfiques à Zelensky, mais à moyen terme, le Président ukrainien a quand même ouvert un nouveau front en se privant des réserves cruciales dont l’armée ukrainienne a besoin dans les batailles qu’elle est en train de perdre en ce moment à Pokrovsk, Ugledar ou Chasov Yar. On aurait pu croire au début que le Kremlin avait peut-être laissé faire l’armée de Zelensky, mais je pense qu’il faut plutôt écarter cette hypothèse maintenant car on voit bien que l’armée ukrainienne a été ralentie mais qu’elle n’est pas tombée dans un piège pour autant, ce qui aurait été le cas si les Russes les avaient insidieusement laissés entrer. Le vrai piège est celui que Zelensky tend à son armée. Par ce coup d’éclat il espère convaincre l’OTAN de continuer à le soutenir, récupérer des prisonniers russes qu’il échangera contre les siens, récupérer du territoire russe qu’il échangera contre celui qu’il a perdu et in fine damer le pion à Poutine. Une partie de ces objectifs pourraient être réalisés si des négociations avec Moscou sur un traité de paix étaient actuellement en cours, mais ce n’est pas le cas. S’il n’y a pas de suite stratégique d’envergure donnée à cette incursion en territoire russe, le piège se refermera sur Zelensky qui aura affaibli son armée sans pour autant obliger la Russie à négocier. Si la Russie récupère rapidement ses territoires perdus (d’ici quelques mois) et si elle continue de progresser en Ukraine, Volodymyr Zelensky sera plus que jamais en situation de difficulté à Kiev.
LD : D’autres voix estiment que la Russie est tombée dans un piège tendu par l’Ukraine et les pays de l’OTAN qui auraient préparé de longue date l’attaque en laissant croire à Moscou que le camp pro-ukrainien occidental respecterait le principe de sanctuarisation du territoire d’un pays nucléaire ?
NM : Cette attaque ukrainienne n’a pas été préparée à la va-vite. Elle a en effet été ourdie il y a plusieurs mois et il est impossible que des hauts-responsables des pays membres de l’OTAN n’en aient pas eu connaissance malgré leurs déclarations officielles. La Russie semble en effet avoir fait preuve de beaucoup de candeur en pensant qu’elle ne pourrait pas être envahie par une armée adverse du fait de sa puissance nucléaire. L’Otan et l’Ukraine ne cessent de franchir les lignes rouges de Moscou dans l’espoir d’enregistrer des gains tactiques en se disant que la Russie ne répliquera pas avec des ogives nucléaires pour autant. C’est un pari très risqué car à ce jeu Kiev et l’OTAN risquent de se penser impunies et finiront par croiser une ligne rouge russe fatale qui finira par déclencher une riposte très violente qui pourrait être nucléaire. Pour l’instant Kiev attaque des cibles stratégiques russes en Russie et Moscou ne surréagit pas. Avec l’invasion de Koursk, Moscou aurait pu envoyer des ogives nucléaires sur Kiev en invoquant sa propre doctrine militaire mais ne l’a pas fait. Elle aurait aussi pu faire intervenir l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (organisation militaire regroupant l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et la Russie) mais ne l’a pas fait non plus. Ou alors Moscou redoute l’escalade militaire et nucléaire ou alors elle ne se sent pas encore réellement menacée et estime qu’elle peut essuyer ces attaques de Kiev et de l’Otan sans que cela ne mette en péril l’existence même de son Etat. Il est difficile de dire à ce stade ce qui se passe dans la tête des militaires russes mais il est clair qu’ils font preuve d’une réserve certaine alors qu’ils auraient des arguments en interne pour être beaucoup plus agressifs. Mon analyse est qu’ils pensent pouvoir battre l’OTAN en Ukraine mais qu’ils ne veulent pas de confrontation directe avec l’OTAN ailleurs
LD : N’est-ce pas ici un tabou qui a sauté et qui fait courir le risque que les pays nucléarisés ayant pris acte de la désanctuarisassions de leur territoire révisent leur doctrine nucléaire et abaissant le seuil de l’emploi en prévoyant une utilisation du feu atomique de façon plus souple et avec moins de conditions dans le but de rétablir une dissuasion et le principe de non-attaque sur un pays nucléaire ?
NM : Il est évident qu’attaquer un pays nucléaire semblait quelque chose de complètement impensable il y a encore quelques années. Le fait que la Russie, première puissance nucléaire mondiale, soit attaquée sans riposter alors que sa doctrine stratégique le lui permet nous oblige tous à revoir nos doctrines en la matière. En ce qui concerne Moscou je pense que les mots clefs dans sa doctrine sont la mise en place d’une riposte nucléaire « quand l’existence-même de l’Etat est en danger. » Si la Fédération de Russie ne riposte pas encore contre Kiev ou l’OTAN c’est qu’elle estime que ses intérêts vitaux ne sont pas encore menacés. Cela minimise par la même occasion l’importance de la prise de certaines localités dans la région de Koursk. Cela brise en même temps le tabou de l’inattaquabilité d’une puissance nucléaire. Pour autant ce jeu est pernicieux car on ne sait plus où se trouve la limite et subséquemment une fois qu’une limité a été dépassée n’importe quel événement peut justifier une riposte nucléaire.
LD : S’il est avéré, comme le croient les Russes, que les États Unis, la Grande Bretagne et d’autres pays de l’OTAN aient aidé voire encouragé ou suggéré pareille attaque sur un pays nucléaire, le risque de guerre directe conventionnelle ou nucléaire tactique entre les pays de l’Otan et la Russie est-il plus élevé que jadis ?
NM : Ce risque ne cesse de grandir à force de repousser les lignes rouges des uns et des autres. On parle beaucoup de la partie militaire mais les opérations subversives et de déstabilisation sont moins médiatisées et de plus en plus employées de part et d’autre. Sans l’OTAN, Kiev aurait déjà signé un traité de paix avec Moscou. N’oublions pas qu’en mars 2022 Kiev et Moscou étaient en train de négocier. Cela a été confirmé entre autres par Naftali Bennett (ex-Premier ministre israélien), Mevlüt Çavuşoğlu (le ministre des Affaires étrangères turc) et David Arakhamia (membre du parti ukrainien Serviteur du peuple – le même parti que Volodymyr Zelensky). Pendant les négociations Boris Johnson, le Premier ministre britannique, a débarqué à l’improviste à Kiev et menacé Zelensky de lui retirer le soutien atlantiste s’il signait avec Moscou. Les négociations ont ainsi capoté. L’OTAN et la Russie sont clairement en guerre et l’Ukraine sert de ring. L’OTAN essaye de se donner un rôle de conseiller ou de simple revendeur d’armes mais elle est beaucoup plus impliquée que cela. Elle est au courant de toutes les décisions prises par Kiev quand elle ne les prend pas directement à sa place. Le problème pour l’OTAN est que la stratégie multipolaire de Poutine fonctionne, les pays qui appliquent des sanctions contre la Russie ne représentent que 16% de la population mondiale. L’économie russe prospère pendant que les nôtres se grippent. De surcroît Washington se trouve dans la pire situation possible avec des zones de guerre ou de forte tension non seulement en Ukraine mais également au Moyen-Orient et en Asie. Washington perd de plus en plus sa dominance sur l’Amérique du Sud également. Avec un endettement colossal et une situation économique moyenne Washington ne peut pas couvrir toutes ces crises géopolitiques en même temps. Les USA vont devoir faire des choix et l’élection du prochain président américain nous donnera d’ici quelques mois un aperçu des véritables priorités de l’Amérique et donc de l’OTAN. La politique de Harris ou Trump déterminera le niveau d’escalade entre Washington et Moscou.
LD :Concernant les revers subis par les Ukrainiens face aux forces russes dans le Donbass et sur toute la ligne de front russo-ukrainien confirmez-vous que les troupes russes continuent de gagner du territoire ?
NM : Oui, c’est bien pour cela que l’incursion ukrainienne en Russie paraît pour l’instant insensée. Sans prise d’atouts stratégiques supplémentaires, sans ouvertures de nouveaux fronts (en Transnistrie, en Crimée ou au Nord de la Russie par exemple) qui affaibliraient l’armée russe, l’avancée ukrainienne prive essentiellement l’armée de Zelensky de renforts dont elle a besoin sur la ligne de front en Ukraine. De plus cette incursion ukrainienne a un coût élevé pour Kiev qui perd beaucoup de soldats et de matériel. Kiev a étendu la ligne de front alors qu’elle a moins d’hommes, moins de matériel et moins de puissance de feu que la Russie. Kiev est en train de perdre des combats stratégiques à Pokrovsk, Chasov Yar et Toretsk. Pokrovsk est un verrou important de la défense ukrainienne. S’il saute, Moscou avancera ses troupes en profondeur dans le territoire ukrainien en direction du Dniepr. L’armée russe pourra prendre par la même occasion un important carrefour ferroviaire et autoroutier de première importance pour la logistique ukrainienne. Si les Russes gagnent ces batailles ils poursuivront leur avancée et continueront d’affaiblir les lignes de défense de Kiev. Selon The Economist : « L’Ukraine avait de grands espoirs qu’une offensive soudaine dans la région de Koursk soulagerait la pression. Toutefois, l’offensive de la Russie n’a fait qu’accélérer. » L’hebdomadaire britannique souligne que l’armée ukrainienne elle-même reconnaît que ses défaites sur la ligne de front sont liées à l’état de fatigue de ses soldats et le besoin d’en recruter d’autres. Les nouvelles recrues ukrainiennes ne sont pas à la hauteur et beaucoup craignent de se battre selon une enquête de l’Associated Press menée auprès de plusieurs soldats ukrainiens. Malgré la surprise de l’incursion dans la région de Koursk, le bilan global de la situation est, pour l’instant, plutôt défavorable pour Kiev.
Angélique Bouchard
Diplômée de la Business School de La Rochelle (Excelia – Bachelor Communication et Stratégies Digitales) et du CELSA – Sorbonne Université, Angélique Bouchard, 25 ans, est titulaire d’un Master 2 de recherche, spécialisation « Géopolitique des médias ». Elle est journaliste indépendante et travaille pour de nombreux médias. Elle est en charge des grands entretiens pour Le Dialogue.
A l’occasion du salon Farnborough, fin juillet, l’Agence OTAN de soutien et d’acquisition (NSPA) a notifié trois contrats de développement à Airbus Helicopters, Lockheed Martin Sikorsky, et Leonardo pour la réalisation d’études conceptuelles détaillées dans le cadre du programme « Next Generation Rotorcraft Capability » (NGRC) de l’OTAN.
Pour rappel, le programme NGRC a été lancé fin 2020 à l’initiative de la France, de l’Italie, du Royaume-Uni, de la Grèce et de l’Allemagne, rejoints par la suite par les Pays-Bas et le Canada, tandis que les États-Unis et l’Espagne conservent un rôle d’observateur au sein du programme. Il vise à concevoir une nouvelle génération d’hélicoptère de transport et d’assaut, dont les caractéristiques générales avaient été abordées dans un précédent article. A la clé : le remplacement de près d’un millier d’hélicoptères de manœuvre à partir de 2035.
Des industriels européens enfin impliqués dans le NGRC
Les trois contrats qui viennent d’être signés forment le cinquième et dernier volet des études préliminaires lancées dans le cadre du NGRC. Rappelons que, outre deux volets portant respectivement sur les technologies et les concepts opérationnels, menés par les états membres eux-mêmes, deux autres volets avaient déjà été attribués à des industriels : une étude portant sur les modes de propulsion pour les futurs hélicoptères, confiée à GE Aerospace, et une autre portant sur les architectures ouvertes et les écosystèmes numériques confiée à Lockheed Martin. Deux industriels américains, alors même que Washington n’a qu’un rôle d’observateur dans ce programme.
Une situation qui semble enfin s’inverser avec la sélection de deux industriels européens, Airbus et Leonardo, aux côtés de l’américain Sikorsky, filiale de Lockheed Martin. Chacun sera chargé de « réaliser des études détaillées sur les concepts de plateforme dans le cadre du programme Next Generation Rotorcraft Capability (NGRC). » Pas question donc, pour le moment, de financer le développement de prototypes ou même de démonstrateurs, mais simplement de proposer une architecture capable de répondre aux attentes de l’Alliance.
Un NGRC qui s’éloigne du Future Vertical Lift américain… pour l’instant.
Il faudra attendre un peu plus d’un an pour connaître plus en détail ces différentes architectures, même si chaque industriel a déjà exposé son approche générale. Leonardo devrait ainsi continuer dans la voie des rotors basculants (tilt-rotors), déjà adopté pour son AW609 destiné au marché civil. Airbus, de son côté, va sans doute proposer un dérivé de son RACER, en intégrant des hélices propulsives sur une architecture d’hélicoptère relativement conventionnelle. Lockheed Martin Sikorsky, de son côté, va ainsi profiter de ses travaux sur le X2, le S-97 Raider et le SB-1 Defiant, et présenter un engin doté de deux rotors contrarotatifs.
Lockheed Martin Sikorsky : qui perd gagne ?
La sélection par l’OTAN de Lockheed Martin Sikorsky est intéressante à plus d’un titre. Ces dernières années, le géant américain a déployé de gros efforts pour convaincre la NSPA du bien-fondé de sa formule, particulièrement depuis l’échec du SB-1 Defiant dans le cadre du programme FLRAA de l’US Army, et plus encore après l’abandon du programme FARA avant même le premier vol du S-97 Raider. Dès lors, Sikorsky n’a pas d’autre solution que de viser le marché européen – et les fonds de développement de l’OTAN – afin de rentabiliser ses nombreux investissements.
Pour Washington, une sélection de Sikorsky pour les futures étapes du NGRC pourrait même être vu comme un bon moyen de maintenir une double production d’engins de nouvelle génération, avec un Bell V-280 Valor financé par l’US Army, et un dérivé du Raider financé par l’OTAN et certains pays européens.
Une solution unique pour l’OTAN ?
Heureusement, nous n’en sommes pas encore là. Les différents concepts seront présentés en fin d’année prochaine. Si le programme NGRC se poursuit au-delà, une de ces solutions pourrait être développée et industrialisée à large échelle afin de livrer les premiers clients vers 2035. Et rien n’empêche d’imaginer que, à la suite de la phase actuelle, plusieurs candidats se rapprochent afin de présenter une solution commune aux différents pays membres de l’initiative.
Car, l’histoire nous l’a montré, les programmes otaniens de cette ampleur sont éminemment politiques. Difficile d’imaginer que les pays aujourd’hui à l’origine du NGRC, et qui sont les héritiers d’Agusta Westland, d’Eurocopter et de NHIndustries, acceptent de financer pleinement le développement d’un nouvel hélicoptère si celui-ci devait être confié uniquement à un industriel américain. Et inversement, on imagine bien que la gestion quelque peu chaotique du programme NH90 ne doit pas laisser que de bons souvenirs aux industriels européens.
Dès lors, à moins d’un fort rapprochement entre acteurs européens, à la fois sous l’égide du NGRC et sous l’impulsion du programme européen ENGRT, on risque fort de voir cette initiative de l’OTAN s’éparpiller dans plusieurs directions, au grès des investissements nationaux et des accords entre partenaires. On se rappellera peut-être que, dans les années 1950, le programme NBMR-1 avait échoué à doter l’ensemble de l’OTAN d’un avion d’attaque au sol léger commun. Mais l’élan industriel offert par cette compétition nous avait tout de même donné le G.91 italien, l’Étendard français et, d’une certaine manière, le F-5 américain, autant de symboles de leurs industries nationales respectives. A voir quel chemin prendra le NGRC.
Après des débuts très difficiles, le programme SCAF est parvenu, en 2023, à sortir de l’ornière dans laquelle il se trouvait, grâce à un accord politique imposé fermement par les trois ministres de la Défense français, allemands et espagnols.
Depuis, le programme semble sur une trajectoire plus sécurisée, même si les engagements actuels ne portent que jusqu’à la phase 1b d’étude du démonstrateur, et qu’il sera nécessaire, à nouveau, de renégocier le partage industriel au-delà, ce qui ne manquera pas de créer de nouvelles frictions.
Au-delà des tensions entourant les questions de partage industriel, voire de cahier des charges, divergent selon les forces aériennes, un nouveau sujet de discorde pourrait émerger prochainement, tout au moins en France.
En effet, loin de représenter la solution budgétaire optimisée avancée par l’exécutif français, pour justifier de cette coopération européenne, il apparait que le programme SCAF va couter plus cher, et même beaucoup plus cher, aux finances publiques françaises, comme à ses industriels, que si le programme était développé à l’identique, par la seule base industrielle et technologique aéronautique Défense nationale, avec un écart de cout, pour les contribuables français, pouvant atteindre les 20 Md€.
Sommaire
La Coopération européenne, seule alternative pour financer le développement du programme SCAF, selon l’exécutif français
Depuis le lancement du programme SCAF, le discours de l’exécutif français, pour en justifier le développement conjoint avec l’Allemagne, puis avec l’Espagne, n’a pas dévié d’un millimètre : les couts de développement d’un avion de combat et de son système de systèmes de 6ᵉ génération, sont à ce point élevés, qu’ils ne peuvent plus être supportés par un unique pays européen, fut-il la France.
Le sujet a, à de nombreuses reprises, été abordé sur la scène publique, notamment par les députés et sénateurs français, interrogeant le gouvernement pour savoir si la France était en mesure de développer, seule, un tel programme, en particulier lorsque le programme était au bord de la rupture.
La réponse donnée alors, par l’exécutif comme par la DGA, avançait que si la France devait faire seule un tel programme, celui-ci serait nécessairement moins performant et moins polyvalent, que ne prévoit de l’être SCAF aujourd’hui, pour des raisons essentiellement budgétaires. En d’autres termes, pour le gouvernement français, il n’y avait point de salut, en dehors de cette coopération franco-allemande, puis européenne.
Le programme SCAF en coopération coutera 14 Md€ de moins à la France, que si elle devait le faire seule.
L’étude des chiffres disponibles, aujourd’hui, tendrait, en effet, à accréditer la position gouvernementale. Ainsi, le budget total de R&D de l’ensemble du programme SCAF qui atteindrait les 40 Md€, permettant à chaque participant de ne participer qu’à hauteur de 13,3 Md€, soit, plus ou moins, un milliard d’euros par pays et par an, jusqu’en 2036 et le début de la production des avions eux-mêmes.
Cet écart se creuse encore davantage en intégrant les couts d’acquisition des appareils eux-mêmes. Pour étayer cette affirmation, il est nécessaire de poser certaines valeurs de départ. Ainsi, le prix unitaire de l’avion, s’il était produit uniquement en France, sera considéré à 140 m€ TTC, avec une enveloppe complémentaire de services et équipement de 40 m€ TTC par appareil. Nous considérerons, également, que les couts de R&D, pour la France, serait de 30 Md€, et que la France fera l’acquisition de 200 appareils.
Du côté du programme SCAF européen, nous considérerons un surcout par appareil et par services et équipements de 10 %, lié à la coopération (ce qui est très faible), soit respectivement 144 et 54 m€, alors que nous diviserons par deux le coefficient multiplicateur empirique de coopération internationale passant de 1,73 (racine carrée de 3) à 1,37, en admettant une coopération exemplaire entre les trois pays et leurs industriels, et très peu de dérives comme celles observées autour des programmes A400M ou NH90, pour un cout de R&D de 36 Md€.
Enfin, nous considérerons que l’Allemagne commandera 175 appareils, et l’Espagne 125, pour un total de 300 appareils pour ces deux pays, soit le remplacement incrémental de leurs flottes d’Eurofighter Typhoon en 2040. L’ensemble de ces valeurs sont, pour l’essentiel, des valeurs conservatoires, tendant à réduire l’efficacité de la démonstration qui suit.
Sur ces bases, les 200 appareils destinés aux forces aériennes et aéronavales françaises, couteront 36 Md€ aux finances publiques, pour un programme total à 66 Md€, développement inclus, dans le cas d’un programme exclusivement national, contre 40 Md€ pour les appareils, et 52 Md€ pour le programme, dans son format actuel.
En d’autres termes, dans le cas du programme SCAF, la coopération européenne doit permettre aux finances publiques françaises, d’économiser 14 Md€, soit presque 27 % du prix du programme, par rapport à un programme exclusivement national. Alors, l’exécutif a-t-il raison de clamer le bienfondé de ce modèle ? C’est loin d’être évident, pour deux raisons : le retour budgétaire et les exportations.
Le retour budgétaire neutralise les bénéfices de la coopération sur le budget de l’État concernant le programme SCAF
Le retour budgétaire représente les recettes et économies appliquées au budget de l’État, par l’exécution du programme et de ses investissements. Il fait la somme des impôts et taxes générés directement et indirectement par les investissements, sur l’ensemble de la chaine industrielle, ainsi que des économies sociales pouvant s’appliquer au budget de l’État, du fait de la compensation des déficits sociaux.
Dans cette démonstration, pour plus d’efficacité, nous considérerons deux valeurs bornant le coefficient de retour budgétaire. La première, une valeur planché, est fixée à 50 %, dont 20 % de TVA, et 30 % d’impôts, de taxes et de cotisations sociales. Cette valeur correspond au cout des prélèvements français de l’OCDE, de 42 %, avec une TVA moyenne à 12 %, ramené à une TVA fixe à 20 % appliquée aux équipements des armées.
La seconde valeur applique un coefficient multiplicateur Keynésien aux recettes, lié à la Supply Chain de l’industrie de défense française, presque exclusivement française, entrainant une déperdition export particulièrement faible pour cette activité. En 2010, ce coefficient, en France, était de 1,39 pour l’investissement public. Nous ne prendrons, ici, que 1,3 pour un coefficient de retour budgétaire de 65 %, ce qui représente une valeur plafond largement par défaut, considérant la dimension industrielle et la dimension Defense de l’activité.
En appliquant ces coefficients aux valeurs précédentes, nous obtenons respectivement un retour budgétaire de 33 Md€ (50 %) et de 42,9 Md€ (65 %), pour un programme exclusivement français, et de 22,5 Md€ (50 %) et 29,3 Md€ (65 %), pour les finances publiques françaises, dans le cas du programme européen.
Remarquez que dans ce dernier cas, nous avons appliqué un partage équipotentiel industriel entre les trois pays sur le volume total des appareils commandés, soit l’équivalent de 166,6 (=500/3) appareils produits en France.
Le solde budgétaire, la différence entre les dépenses et les recettes, s’établissent alors comme ceci :
Solde avec un retour budgétaire de 50 % (hypothèse basse) : – 33 Md€ pour le programme Fr, – 29,1 Md€ pour le programme EU
Solde avec un retour budgétaire de 65 % (hypothèse classique) : – 23,1 Md€ pour le programme Fr, – 22,4 Md€ pour le programme EU.
On le voit, une fois le retour budgétaire appliqué, la différence de cout entre les deux programmes, selon qu’ils sont exclusivement français ou en coopération européenne, à périmètre d’investissement constant, tend à considérablement se réduire, allant de 3,9 (33-29,1 Md€ en hypothèse basse) jusqu’à 0,7 Md€ (23,1-22,4 Md€ en hypothèse classique), selon les hypothèses.
Les industriels français pourraient perdre jusqu’au 55 Md€ de chiffre d’affaires sur le marché export en raison du partage industriel
Le volet des exportations a toujours représenté un sujet d’inquiétudes, en France, autour du programme SCAF. Industriels et analystes craignaient, en effet, de voir Berlin imposer son véto sur certains contrats exports clés, comme c’est le cas aujourd’hui avec la Turquie, concernant le Typhoon. Si les inquiétudes portaient bien sur le bon sujet, il est probable qu’elles ne portaient pas sur le bon volet.
En effet, le principal inconvénient, concernant le programme SCAF, au sujet des exportations, n’est pas lié au périmètre ni au possible droit de véto de Berlin, mais à la ventilation de l’activité industrielle, en exécution de ces commandes internationales.
Ainsi, dans le cas d’un programme national, l’activité générée sera intégralement exécutée en France, par la BITD française, alors qu’elle sera équitablement répartie entre les trois partenaires, dans le cas du programme européen.
Ici, nous considérerons que le cout unitaire d’un appareil vendu à l’exportation équivaut à son prix unitaire hors taxe, auquel s’ajoutent deux lots d’équipements et services, contre un seul pour les armées Fr/De/Es employé précédemment.
Dans le cas d’un programme national, le chiffre d’affaires France hors taxes, réalisé pour 100 appareils exportés égale 18,3 Md€, 200 appareils pour 36,7 Md€, 300 appareils pour 55 Md€ et 400 appareils pour 73,3 Md€. Ce même CA HT pour la France, dans le cas du programme européen, égale 6,7 Md€ pour 100 appareils, 13,4 Md€ pour 200 appareils, 20,2 Md€ pour 300 et 26,9 Md€ pour 400 avions exportés.
De fait, la différence de Chiffre d’Affaires entre le programme France et européen, pour la BITD française, va de 11,6 Md€ à 46,4 Md€, en faveur du programme français, soit l’équivalent de 140 000 à 557 000 emplois annuels pleins. Sur une période de 40 ans de production (hypothèse haute), la différence représente de 5 600 à 22 300 emplois à plein temps.
L’État Français va perdre jusqu’à 24 Md€ sur le programme SCAF, en raison de la coopération européenne
Cependant, l’intérêt des exportations, pour la France, n’est pas uniquement que de créer de l’activité industrielle et des emplois. Celles-ci génèrent, en effet, des recettes supplémentaires au budget de l’État, de la même manière que précédemment, au travers d’un coefficient de retour budgétaire.
N’étant pas soumis à TVA, ce coefficient est toutefois réduit de 20 %, et les deux valeurs balises précédemment employées, se transforment donc en 50%-20%=30%, valeur planché, et 65%-20%=45 %, valeur plafond.
Une fois appliquées aux chiffres d’affaires France générés selon l’hypothèse d’exportation, nous obtenons donc :
Retour export (30 %)
Programme Fr
Programme Eu
Différence (m€)
100 app. exportés
5 500
2 017
3 483
200 app. exportés
11 000
4 033
6 967
300 app. exportés
16 500
6 050
10 450
400 app. exportés
22 000
8 067
13 933
Retour budgétaire appareils exportés, hypothèse à 30 %, en million d’euros.
Retour export (45 %)
Programme Fr
Programme Eu
Différence (m€)
100 app. exportés
8 250
3 025
5 225
200 app. exportés
16 500
6 050
10 450
300 app. exportés
24 750
9 075
15 675
400 app. exportés
33 000
12 100
20 900
Retour budgétaire, appareils exportés, hypothèse à 45 %, en million d’euros.
En intégrant le solde budgétaire étudié dans la précédente section, pour les acquisitions nationales, nous obtenons donc le tableau suivant :
Solde budgétaire 30 %
Programme Fr (en m€)
Programme UE (en m€)
Différence (en m€)
100
-27 500
-27 119
– 381
200
-22 000
-25 102
3 102
300
-16 500
-23 086
6 586
400
-11 000
-21 069
10 069
Solde budgétaire 45 %
100
-14 850
-19 350
4 500
200
-6 600
-16 325
9 725
300
1 650
-13 300
14 950
400
9 900
-10 275
20 175
Solde budgétaire France total du programme SCAF, en million d’euros – en gras les seuils autoporteurs
On le voit, le seul cas dans lequel le programme SCAF Européen, s’avérerait plus performant, budgétairement parlant, qu’un programme SCAF français identique, s’observe avec un retour budgétaire en hypothèse basse de 50 % / 30 %, et avec un total export de 100 appareils, ou moins.
À l’inverse, dans le cas d’un retour budgétaire à 65 % / 45 %, par ailleurs loin d’être une hypothèse peu probable concernant l’industrie de défense, le programme SCAF serait non seulement jusqu’à 20 Md€ plus performant en version nationale, mais à partir de 300 appareils exportés, il atteindrait même un solde budgétaire positif, pour les finances publiques, signifiant qu’il rapporterait davantage de recettes et économies budgétaires, qu’il n’aura couté à l’état.
On le voit, programme SCAF, dans son organisation européenne actuelle, est loin d’être justifiable par des arguments budgétaires, et encore moins par d’éventuels arbitrages technologiques défavorables, s’il devait être réalisés seul. Au contraire, en dehors de la phase de R&D initiale, toutes les autres phases industrielles, se montrent beaucoup plus efficaces, budgétairement, socialement, comme en termes d’emplois créés, dans l’hypothèse d’un modèle exclusivement national.
Notons, enfin, que si la coopération facilite, aujourd’hui, le financement du programme dans sa phase initiale de R&D, nombreux sont ceux qui, autour de ce programme, s’inquiètent de la marche budgétaire considérable qu’il devra franchir, à partir de 2031, lorsque la phase industrielle débutera, et que le partage des couts perdra de son efficacité.
De fait, une fois mis en perspectives l’ensemble des aspects budgétaires, mais également les difficultés industrielles rencontrées lors des négociations, le volet social, et les risques directement liés aux programmes en coopération, il apparait que rien, aujourd’hui, ne plaide en faveur de la poursuite de SCAF dans son modèle actuel, si ce n’est un dogme politique plébiscitant la coopération européenne, et l’éventuelle volonté de masquer des dépenses à venir, qu’il sera difficile de financer, par des dépenses plus aisément soutenables aujourd’hui, sur la phase de développement.
D’ailleurs, la situation est strictement la même, mais en faveur de l’Allemagne cette fois, concernant le programme MGCS, Berlin disposant effectivement de l’ensemble des compétences, et du marché international captif avec le Leopard 2, pour developper seul son nouveau char, et le rentabiliser, budgétairement, par l’exportation, ce qui sera beaucoup plus difficile à faire, pour Paris. Cependant, Berlin sait pouvoir financer seul le développement du MGCS, le cas échéant, ce qui n’est pas le cas de la France, aujourd’hui, concernant le programme SCAF, tout au moins dans le contexte politique et budgétaire du moment.
Reste qu’entre un programme à 12 ou 15 Md€, pour 300 chars de nouvelle génération, et un programme à 70 Md€, pour 200 avions de combat, il est impossible de compenser l’un par l’autre, et les pertes d’exploitation et de recettes budgétaires liées au partage au sein du programme SCAF, par celles qui seront générées par le programme MGCS, font de cet accord global franco-allemand SCAF + MGCS, un puissant tremplin pour l’industrie allemande, sans réelles contreparties pour la partie française, bien au contraire.
Article du 5 aout en version intégrale jusqu’au 14 septembre 2024
De nombreux rebondissements géopolitiques, souvent passés sous silence, ont émaillé la trêve olympique.
Le basculement s’est accéléré autour des deux conflits majeurs, au Moyen-Orient et en Ukraine ; deux conflits qui ont montré l’impuissance des États-Unis à parvenir à un quelconque règlement. Sombre tableau pour l’administration Biden…
Cette impuissance a permis à la Chine, déjà à l’origine de l’improbable rapprochement entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, de tenter désormais de se présenter sur ces deux dossiers comme le barycentre des négociations. Pékin a invité cet été 14 factions palestiniennes afin d’obtenir une position commune sur le futur d’un État Palestinien.
L’assassinat d’Ismaël Haniyeh à Téhéran par Israël a redistribué les cartes ; Israël avait pourtant misé sur le Hamas d’Ismaël Haniyeh face à l’Autorité Palestinienne.
Yahya Sinwar, l’ancien patron de la branche militaire du Hamas ayant remplacé Ismaël Haniyeh à sa tête, a toujours été toujours très méfiant envers les Frères Musulmans.
Il serait prêt néanmoins à négocier dans le cadre d’un nouvel État Palestinien, avec l’ancien homme fort et patron de la sécurité de l’Autorité Palestinienne, Mohammed Dalhan, réfugié depuis aux Émirats Arabes Unis…
Le soutien apporté par les États-Unis et ses alliés européens aux Frères Musulmans s’est avéré un échec. Non seulement, les Printemps arabes ont été un échec, mais les massacres du 7 octobre n’ont pu être évités.
Pendant ce temps, Benjamin Netanyahu continue de massacrer le peuple palestinien, et à s’opposer à toute tentative de paix… La mort des six otages, probablement tués pour venger l’assassinat d’Ismaël Haniyeh, a mis à mal la stratégie de B. Netanyahu.
Quant à R.T Erdogan, lui aussi Frère Musulman, il ne pardonnera pas à Israël les massacres à Gaza ni l’assassinat de son ami, Ismaël Haniyeh ; cela le conduira sans doute à prendre quelques distances avec l’OTAN. La Turquie vient en effet d’annoncer qu’elle désirait rejoindre les BRICS.
Preuve en est sa récente tentative de rapprochement avec Bachar el-Assad afin de pouvoir régler le problème des 3,2 millions de réfugiés syriens, encombrants sur le sol turc.
Le principal ennemi de Bachar el-Assad va donc rendre les armes, laissant les pays européens s’enfoncer un peu plus dans leur déni de réalité.
Concernant le dossier ukrainien, c’est là encore la Chine qui reçoit et soutient Victor Orban, président de l’Union Européenne jusqu’à fin décembre, dans sa volonté d’établir un plan de paix… Ce qui lui vaudra d’ailleurs les foudres des autres pays européens, pour qui toute négociation serait un acte de capitulation.
Cela va d’ailleurs contraindre la Hongrie à emprunter 1 milliard d’euros à la Chine !!
Dans la foulée, Victor Orban sera également reçu par Donald Trump, lui aussi demandeur d’un plan de paix.
Quel pied de nez aux européens !
Puisque l’Europe ne veut pas la paix, et bien utilisons d’autres canaux.
Un monde multipolaire est en train d’émerger, résultat de l’aveuglement des européens. Vladimir Poutine sera reçu en visite d’état en Azerbaïdjan afin de prôner la stabilité du Caucase du Sud. Il y en apportera son soutien au projet sur le corridor de Zangezur, mettant l’Iran dans l’obligation d’y adhérer également.
L’Azerbaïdjan a par ailleurs demandé elle aussi à rejoindre les BRICS. Un mauvais signal là encore pour l’Europe, grand soutien de l’Arménie qui risquent ainsi de voir son influence dans la région sérieusement diminuer.
De même en Asie centrale, l’influence de l’Europe et des Etats-Unis diminue, laissant la Chine y développer sa route de la soie et ses grands projets.
L’évolution de ces conflits rejaillira automatiquement sur l’élection américaine en novembre.
L’unilatéralisme euro-atlantique et la tentation autoritaire de l’occident sont mis en cause par le reste du monde et le conflit à Gaza ne fait qu’accélérer cette tendance. Malheureusement ni Paris, ni Londres, ni Berlin, ni Washington ne sont prêts à accepter le nouveau rapport de force entre le G7 et les BRICS.
Nous risquons fort de vivre les cent prochains jours les plus dramatiques de l’histoire contemporaine. C’est malheureusement ce que vient de réaffirmer le chef d’état -major des armées, Thierry Burkhard.
Et tout ceci dans l’indifférence la plus totale de nos dirigeants.
Pour Donald Trump, l’effort de défense des pays européens constitue, depuis de nombreuses années, l’un de ses thèmes de campagne préférés. Flattant l’ego de son électorat, il dénonce le trop faible niveau des investissements défense en Europe, obligeant les États-Unis à protéger ces pays, et aux contribuables américains, de payer pour la sécurité des allemands, belges et roumains.
Le candidat Républicain pour la campagne présidentielle 2024, avait déjà menacé les européens de cesser de les protéger, s’ils ne « payaient pas ce qu’ils devaient aux États-Unis ». Il est revenu sur ce thème, à l’occasion de son intervention devant la national Guard Association.
Pour l’occasion, il a promis d’exiger, rien de moins, des européens, qu’ils dépensent au moins 3 % de leur PIB dans le cadre de l’OTAN. Il est donc utile de revenir sur le fonctionnement de l’Alliance Atlantique, et sur le pouvoir dont disposent effectivement les États-Unis, vis-à-vis des états-membres, pour comprendre la portée de ces menaces, bien plus réelles qu’il n’y parait de prime abord.
Sommaire
Le sous-investissement des européens au sein de l’OTAN : un thème récurrent pour Donald Trump depuis 2016
Le thème du sous-investissement chronique des pays européens membres de l’OTAN, est un sujet récurrent pour Donald Trump. Déjà, lors de la campagne pour les élections présidentielles de 2016, il avait mené plusieurs charges contre les capitales européennes, accusées de faire reposer leur sécurité sur la protection américaine, sans jamais les payer en retour.
Lors de son mandat présidentiel, il s’était à plusieurs reprises montré particulièrement véhément vis-à-vis de ses homologues européens, provoquant notamment une sourde colère de la part de la chancelière allemande, Angela Merkel.
C’est suite à cet épisode que celle-ci s’engagea, aux côtés d’Emmanuel Macron nouvellement élu, dans plusieurs grands programmes de défense franco-allemands, comme SCAF, MGCS ou CIFS, tout en soutenant l’émergence d’une Europe de la Défense, et même d’une armée européenne.
Cependant, si, en 2020, seuls 5 pays européens avaient effectivement atteint, ou dépassé, un effort de défense représentant 2 % du PIB, imposé lors du sommet de l’OTAN de Londres de 2014, la situation est très différente aujourd’hui. Ainsi, en 2023, 10 pays européens atteignaient ou dépassaient ce seuil, alors qu’ils seront, selon l’OTAN, 23 en 2024.
À l’exception de certains pays, comme la Belgique, l’Espagne ou l’Italie, qui n’ont pas produit de trajectoire budgétaire pour respecter cet objectif pour 2025, l’effort de défense européen a augmenté, en moyenne, de plus de 40 % depuis 2017, la moyenne européenne s’établissant à 2,15 % du PIB pour 2024.
L’Europe ne sera plus en situation de faiblesse militaire d’ici à 2030
Au-delà de cette progression remarquable depuis 2017, beaucoup de pays se sont engagés dans une trajectoire visant à encore davantage augmenter leur effort de défense d’ici à 2030, pour atteindre alors, en Europe, un effort de défense moyen de 2,4 % de PIB.
Ce faisant, l’Europe, ou plutôt les pays européens membres de l’OTAN, disposeront d’un budget annuel défense entre 550 et 600 Md$, soit 65 % du budget des États-Unis, pour un écart de seulement 0,45 % du PIB, si l’effort de défense US restait à 2,9 % PIB comme aujourd’hui.
En outre, il serait quatre fois plus important que le budget de la défense russe, de quoi compenser l’écart d’efficacité d’investissement entre les deux blocs. En d’autres termes, sur la simple trajectoire actuellement suivie, les Européens seront parvenus, d’ici à 2030, à neutraliser la menace militaire conventionnelle Russe, ne dépendant plus des États-Unis que pour la dissuasion, et certaines capacités de renseignement, de commandement et de communication.
Il faudra, évidemment, plusieurs années avant que les hausses d’investissements en Europe, permettent de faire évoluer sensiblement le rapport de force. Toutefois, cette trajectoire est largement suffisante pour permettre, au besoin, aux forces américaines de réduire sensiblement leur empreinte sur le sol européen, dans les années à venir.
S’il retourne à la Maison-Blanche, Donald Trump promet d’imposer aux européens un effort de défense à 3 % PIB
Logiquement, donc, Donald Trump devrait avoir toutes les raisons d’être satisfait de cette trajectoire européenne, d’autant que parallèlement, dans le Pacifique, l’Australie, la Corée du Sud et le Japon ont, eux aussi, sensiblement accrus leurs moyens dans ce domaine.
Pourtant, à l’occasion de son intervention devant la National Guard Association, lors de sa conférence annuelle qui se tenait, cette année, à Detroit, l’ancien président, et candidat républicain aux élections présidentielles de novembre 2024, s’en est à nouveau pris vivement aux Européens, et à leur effort de défense.
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Laurent Chamontin (1964-2020), était diplômé de l’École Polytechnique. Il a vécu et voyagé dans le monde russe. Il est l’auteur de « L’empire sans limites – pouvoir et société dans le monde russe » (préface d’isabelle Facon – Éditions de l’Aube – 2014), et de « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol », éditions Diploweb 2016.
Longtemps avant la relance de la guerre d’agression russe le 24 février 2022, Laurent Chamontin (1964-2020) a vu juste sur la Russie de Poutine et ses ambitions impériales à l’encontre de l’Ukraine. Il fait partie des quelques experts qui ont mis à disposition des faits à considérer et des analyses à intégrer pour ne pas être surpris. En accès gratuit, le Diploweb a publié dès août 2016 son ouvrage « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol ». L. Chamontin alertait non seulement sur les visions impériales de Moscou mais aussi sur les dangers de la désinformation russe, (Cf. Chapitre 6. « La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre »). Créé en 2021, le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ne cesse depuis de mettre à jour des actions de désinformation russes à l’encontre de la France. Chapitre par chapitre, la publication numérique de l’ouvrage de L. Chamontin a été achevée en février 2017 par le chapitre « Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne ». Après la publication numérique gratuite, le Diploweb en assuré la publication aux formats Kindle et livre papier, par Amazon. Sous ces trois formats, le livre « Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol » a reçu un bel accueil. Ce dont témoigne d’ailleurs en creux sur Amazon la hargne de quelques trolls pro-russes aux commentaires pathétiques, hommages involontaires à la pertinence d’une pensée critique argumentée et toujours nuancée. Ce qui les gêne, c’est la mise à disposition d’éléments de connaissance qui réduisent l’efficacité de leurs manipulations mentales.
Laurent Chamontin est décédé le 15 avril 2020 de la combinaison d’un cancer et du Covid-19. Il nous manque humainement et intellectuellement tant sa lucidité aurait été la bienvenue pour éclairer la relance de la guerre russe en Ukraine. Cette dernière exerce des effets de long terme sur la reconfiguration stratégique de l’Europe géographique. C’est pourquoi il est utile de (re)lire un auteur qui avait su en distinguer les signes annonciateurs. La grâce de l’écriture et les possibilités de la publication internet permettent de remettre en avant son analyse contextualisée, puisque chaque page HTML porte en pied la date de publication initiale. Chacun saura trouver dans ces lignes rédigées en 2016 des réflexions pour aujourd’hui.
L’opinion européenne a été prise à froid par la crise russo-ukrainienne : soumise à un feu roulant de propagande et au travail de sape des groupes de pression du Kremlin, au sujet de pays qu’elle connaît mal, elle peine encore aujourd’hui à admettre la réalité et l’importance du conflit. Dans le cas français, se surimposent à tout ceci une tradition anti-américaine parfois très excessive, et une russophilie qui n’a rien de répréhensible en soi mais qui ne facilite pas la compréhension de la singularité russe, ni d’ailleurs celle des causes de la chute de l’URSS. Il s’agit ici d’un ensemble de facteurs pesants, même si au total l’opinion n’a pas trop mal résisté au choc.
Une opinion prise à froid par les évènements
LE MONDE CHANGE, et il change vite. Le public découvre avec stupeur que la mondialisation heureuse, celle des plages de l’île Maurice, a aussi sa face noire. Cette prise de conscience est spécialement pénible pour les Européens, qui ont la malchance stratégique d’être entourés de deux zones où la modernisation est particulièrement laborieuse – nous aurons l’occasion d’y revenir en conclusion. Depuis en fait le début des printemps arabes en 2011, les habitants de notre continent sont quotidiennement confrontés à des crises qui les concernent mais se déroulent dans des pays qu’ils connaissent mal, dont il faut apprendre à toute vitesse la géographie, la composition ethnique et la culture.
En ce qui concerne l’espace anciennement soviétique, il faut de plus tenir compte d’une réalité qui a évolué brusquement au début des années quatre-vingt-dix, mettant le public, ou du moins sa part la plus âgée, face à des pays nouveaux, qu’il a du mal à se représenter. Parmi ceux-ci, la Russie fait bien sûr ici exception, du fait de la continuité qu’elle a maintenue avec l’Empire via l’URSS sur le plan des perceptions, et aussi du fait qu’elle conserve bon nombre des attributs soviétiques de la puissance – une taille encore suffisante pour être le plus vaste pays du Monde, l’arme nucléaire, et un siège au conseil de sécurité de l’ONU, pour ne citer que les principaux. Comme nous l’avons détaillé au chapitre précédent, face à ce contexte complexe et angoissant, l’opinion est de plus soumise au travail de sape des groupes de pression du Kremlin, avec une dissymétrie fondamentale, puisqu’une action en sens inverse se heurte à des difficultés considérables du fait du verrouillage autoritaire de la société russe ; et elle doit faire face à ses propres démons, ceux qui par haine d’eux-mêmes font de l’Occident la source de tous les maux. Cependant, le désarroi du citoyen provient aussi d’une difficulté importante à comprendre le point de vue de l’autre ; pour le dire schématiquement, l’idée que Moscou puisse choisir la voie de l’aventurisme militaire au détriment de la croissance et de la stabilité à ses frontières, qui est pourtant un fait patent, est rarement menée jusqu’à ses ultimes conséquences, dans la mesure où il est difficile de se représenter la forme de rationalité qui la sous-tend. D’où par exemple la floraison de propositions [1] qui prônent la reconnaissance du fait accompli en Crimée, au nom du « réalisme ». Passons sur le fait que ces propositions font bon marché du fait inouï qu’un membre permanent du conseil de sécurité ait bafoué un accord lié à la non-prolifération (la Russie ayant garanti les frontières de l’Ukraine en échange de la dénucléarisation de cette dernière) ; au-delà de cette désinvolture, elles signalent aussi une incapacité complète à comprendre la nature de la menace.
Encore une fois, l’option d’une fuite en avant mettant Moscou aux prises avec l’OTAN ou une déstabilisation complète de la zone ne peuvent pas être aujourd’hui complètement exclues, compte tenu de ce que nous avons appris des blocages de la société russe et de l’instabilité intrinsèque qui en découle. Le fait de donner une prime au premier pas, sans de très solides contreparties qui ne sont jamais mentionnées, ne fait dans un tel contexte qu’augmenter la sensation d’impunité et donc le danger. Au fond, le Narcisse postmoderne, l’hédoniste de la guerre à zéro mort imaginait paresseusement que les États post-soviétiques s’aligneraient à plus ou moins long terme sur son mode de vie, d’autant que ses dépenses militaires étaient au plus bas et que l’OTAN s’était judicieusement abstenue d’installer des bases aux frontières de la Russie. Au-delà d’une résistance à la réalité pénible de l’augmentation du risque, certes compréhensible après les dévastations de la Seconde Guerre mondiale, les conflits qui surviennent à ses portes ont de la peine à se frayer un chemin dans une psychologie qui favorise le relativisme des opinions, la psychologie de ceux qui pratiquent « la fuite devant l’épreuve de la coexistence conflictuelle » selon Marcel Gauchet [2].
Quand on est dépolitisé aussi profondément que notre Narcisse, et fermement convaincu que rien ne justifie de mourir pour des idées, qu’on ignore les réalités consternantes de l’État friable post-soviétique, les martyrs de l’Euromaïdan comme l’idolâtrie dont Vladimir Poutine est l’objet en Russie sont des réalités difficilement appréhendables. Cela n’empêche pas d’ailleurs la résurgence périodique du mythe de l’homme fort, ou providentiel, dont le maître du Kremlin est soudain censé représenter l’archétype ; il faut y voir la réaction d’une opinion, confrontée aux lenteurs d’une société aux processus complexes, et soudain tentée par les vertus du court-circuit. L’enthousiasme soudain pour un sauveur, plus doué pour mettre en scène sa résolution à la télévision que pour se soucier des conséquences de ses actes, dont le président George W. Bush est un exemple aussi emblématique que déplorable, est un phénomène indéniable. Il est clair qu’il est difficile de construire un nouvel aéroport (ou de décider d’abandonner ce projet) avec des procédures de concertation exhaustives comme nous en avons en France ; mais il est également assuré que la mise en scène de la pacification de la Tchétchénie par Vladimir Poutine, pour totale qu’elle soit, a fait des victimes par dizaines de milliers. En d’autres termes, le récit du héros pliant la réalité à ses désirs est tout à fait incompatible avec l’exercice des valeurs démocratiques d’écoute et de concertation. Malgré cet argument de bon sens, il est à craindre que le spectre de G. W. Bush ne vienne encore longtemps polluer le jeu démocratique, y compris dans les sociétés libérales ; c’est en particulier vrai dans le cas français où subsiste dans une partie de l’opinion une nostalgie bonapartiste, que les conditions de la prise de décision dans le Monde moderne rendent de plus en plus surannée.
Cela sort de notre propos, mais il faut quand même le rappeler en préambule : les États-Unis, pour n’être pas exempts de toute critique, par exemple au sujet de l’intervention en Irak, cultivent des valeurs de démocratie et de liberté ; ils garantissent la libre circulation sur les mers, la sécurité de l’Europe et jouent un rôle crucial dans la lutte contre la prolifération nucléaire. L’antiaméricanisme français, qui prend sans doute sa source dans le recul de la puissance nationale au XXème siècle et dans le deuil laborieux auquel il contraint, a cependant le privilège inégalable d’être dans certains milieux érigé en dogme ; comme nous l’avons évoqué plus haut, la guerre en Ukraine, dans cette optique, est surtout vue comme une occasion de régler des comptes avec l’oncle Sam, ce qui a pour effet déplorable de détourner de la compréhension de ce qui se passe en réalité.
Il faut cependant mentionner, à côté de cet antiaméricanisme pathologique, une certaine tradition de russophilie française, transférée de l’Empire à l’URSS puis à la Fédération de Russie, qui a pour elle le poids de la géopolitique et de l’Histoire, conserve sa force jusqu’à aujourd’hui, et n’a rien de répréhensible en soi. De fait, l’éloignement entre les deux pays permet aux Français d’attribuer spontanément à leur contrepartie un statut de puissance lointaine, et leur évite donc de se confronter aux inconvénients de leur voisinage, ce qui n’est pas le cas des Baltes ou des Polonais. Dans les faits, de l’alliance franco-russe de 1894 jusqu’en 1945, Moscou a joué pour Paris le rôle d’une puissance de contrepoids face à l’Allemagne ; et, dans les années soixante, la relation entretenue avec le Kremlin a permis au général De Gaulle de cultiver sa différence par rapport aux États-Unis, dans un contexte où ceux-ci tendaient un peu trop à considérer l’Europe comme quantité négligeable. Dans la mesure où certains « gaullistes » d’aujourd’hui se laissent attirer par les sirènes du culte de Vladimir Poutine, il importe au passage de préciser quelques points à ce sujet, et en premier lieu, que l’homme du 18 juin est l’auteur de la déclaration définitive selon laquelle « un État digne de ce nom n’a pas d’amis » ; ensuite, qu’il était un lecteur averti de Custine [3], et qu’à ce titre il n’avait aucune illusion sur l’Union Soviétique, ni sur l’ouverture de la civilisation russe à la démocratie libérale ; et enfin, qu’il était porteur d’une vision et d’un sens de l’honneur dont l’ensemble de notre propos suggère qu’ils pourraient ne pas être le lot de l’homme du Kremlin.
Cependant les excès de la russophilie française ne se limitent pas au culte de Vladimir Poutine, qui ne concerne au fond que les bonapartistes que nous évoquions plus haut. Tout au long du XXème siècle, le public français aura ainsi été abreuvé de thèses progressistes sur la révolution russe, censée être une étape majeure sur le chemin de la société sans classes. Cette grille explicative s’appuyait sur une vision abstraite du développement des sociétés humaines, supposé suivre les mêmes étapes dans toutes les aires culturelles. Sans doute faut-il attribuer à ce contexte particulier le fait que l’Histoire de la Russie des tsars de l’Américain Richard Pipes [4], dont l’approche est complètement différente, ait dû attendre pendant près de quarante ans une traduction dans notre langue, même si bien sûr l’antipathie déclarée de Pipes pour l’expérience soviétique a aussi joué son rôle. Il ne faisait pas bon, dans les années soixante-dix, être qualifié de « réactionnaire ». Quoi qu’il en soit, l’un des mérites de cet ouvrage fondamental est de mettre en évidence les continuités essentielles qui existent entre la Russie impériale et l’URSS en matière de développement étatique – en d’autres termes, il souligne de manière convaincante le caractère très russe de la révolution de 1917 et de l’expérience soviétique qui s’en est ensuivie, ainsi que la continuité du développement de l’État policier… Dans une société française dont l’un des travers est de s’accrocher à des vérités supposées sacrées (l’Algérie française, les Ardennes infranchissables…) au prix de démentis cinglants, une thèse de ce type se heurte à la conviction rarement interrogée selon laquelle la Russie est un pays européen.
Il est pourtant utile, pour comprendre la Russie telle qu’elle est, de se pénétrer du fait suivant, difficilement contestable : que la construction de l’État russe, dans sa logique, n’a rien à voir avec l’État de droit, des origines à nos jours – un fait qui suffit à en faire une civilisation sui generis, certes influencée par l’Europe, mais tout à fait inassimilable à celle-ci. De même, il faut sans doute soupçonner l’existence d’une inavouée nostalgie pour le modèle soviétique de l’emploi à vie dans une partie de la société française, pour expliquer un certain manque de curiosité à l’égard des causes et des conséquences de la chute de l’URSS – lesquelles, comme nous l’avons rappelé, brossent un tableau très éloigné des lendemains qui chantent de la propagande communiste…
Le public français est ainsi maintenu dans une ignorance regrettable d’intérêts nationaux qui ne s’arrêtent plus depuis longtemps à la frontière du Rhin : quand la Russie, en juillet 2015, déplace de quelques centaines de mètres la ligne de démarcation entre l’Ossétie du sud et la Géorgie, elle met la main sur un tronçon d’oléoduc qui approvisionne l’Occident en pétrole de la mer Caspienne. A-t-on prêté ici à cet incident l’attention qu’il méritait ?… Ce que nous avons passé ici en revue, c’est un ensemble de facteurs pesants, qu’il ne faut pas ignorer et qui ne pourront évoluer que sur le long terme ; cependant, encore une fois, les opinions n’ont pas trop mal résisté au choc, ce qui est à mettre au crédit de la démocratie en tant que système. C’est un point sur lequel il va falloir maintenant bâtir, tant le rôle de l’Europe sera déterminant dans la suite de la crise, comme nous allons le voir maintenant.
Encadré 8
Que nous apprend sur la France l’affaire des « Mistral » ? par Bernard Grua, porte-parole du collectif “No mistrals for Putin”
En 2008, peu de temps après la guerre menée par le Kremlin contre la Géorgie, certains membres de l’État-Major russe font part de leur souhait d’acquérir des BPC (Bâtiments de Projection et Commandement) Mistral. Concrètement il s’agit d’acheter le nec plus ultra des navires d’invasion, ceux-ci étant construits par la France au chantier STX de Saint Nazaire. L’amiral Vyssotsky, chef d’Etat-Major de la Marine, déclare, que, dotées d’un navire de la trempe du Mistral, les troupes russes auraient gagné la guerre éclair menée contre la Géorgie “en quarante minutes au lieu de vingt-six heures”… En dépit de l’opposition de nos partenaires de l’OTAN, et plus particulièrement des voisins de la Russie, devant la matérialisation de la menace stratégique qu’elle représente, en dépit de la désapprobation de nombres d’officiers généraux français, malgré la réprobation du syndicat CFDT de STX, le Président Nicolas Sarkozy finit par céder à toutes les exigences russes, y compris le système “Senit-9” de pilotage tactique. Le 25 janvier 2011, le gouvernement Fillon signe un contrat de 1,2 milliards d’Euros prévoyant la livraison de deux navires d’invasion Mistral (Vladivostok – automne 2014 et Sébastopol – automne 2015) équipés du “Senit-9” ainsi que d’une flottille d’engins de débarquement.
Ce contrat militaire, le plus gros signé par une puissance occidentale depuis la fin de la Deuxième mondiale avec l’ex-URSS permet au constructeur, le chantier STX de Saint Nazaire, de garnir son carnet de commandes, désespérément vide à cette époque, fournissant ainsi du travail à environ 2 000 employés et sous-traitants. Trois ans plus tard, la situation a bien changé : la Russie de Vladimir Poutine ayant annexé la Crimée, le gouvernement français se retrouve dans une situation de plus en plus inconfortable, avec la perspective de la livraison prochaine du premier BPC. Quant au chantier STX, ses perspectives économiques se sont considérablement redressées depuis 2011 ; il bénéfice d’un carnet de commande pléthorique et se trouve dans une situation de plein emploi. Sur le plan international, au fur et à mesure que l’échéance approche, un seul pays, la Russie, se montre ouvertement favorable à la livraison. La plupart des États occidentaux et le Japon font connaître leur opposition, d’autant plus vivement qu’ils sont proches géographiquement de la Russie. Les autres pays sont neutres. À moins de se rapprocher encore plus clairement du régime de Poutine, la France est donc très isolée.
Il faut également compter avec l’émergence en mai 2014 du collectif “No Mistrals for Putin“, mouvement démocratique et décentralisé, lancé par une poignée de Français, qui lutte seul contre la livraison des Mistral. On peut y voir un exemple particulièrement encourageant d’une mobilisation endogène de la société civile ayant su rassembler par-delà les frontières un groupe de citoyens qui partagent les mêmes valeurs et une même vision consciente de l’Histoire en train de s’écrire, Histoire dans laquelle ils décident d’être acteurs. Cependant, au sein de ce collectif créé en France, la part des Français reste faible : l’analyse des sympathisants de la communauté Facebook montre que ceux-ci ne constituent que 8 % du total, et qu’en termes de nombre de fans rapporté à la population totale, notre pays ne se trouve qu’à la 7ème place…
Bien plus, à de très rares exceptions près, aucune ONG, aucun homme politique, aucune association ne participent au mouvement contre la livraison des Mistral dans la patrie des droits de l’Homme. Le PS et le Gouvernement, après quelques mois cacophoniques, se voient imposer un mutisme absolu. Le Front National, le reste de l’extrême droite, les communistes, une bonne partie de l’extrême gauche et la plupart des hommes politiques de droite sont ouvertement pour la livraison, quand ils ne relayaient pas directement et consciemment la propagande du Moscou.
Entre juillet 2014 et septembre 2015, la presse du Kremlin, notamment par l’intermédiaire de “Sputnik“, paraissant en de nombreuses langues dont le français, se déchaîne littéralement en cherchant à affoler la population sur les conséquences d’une non-livraison. Ce pilonnage est repris par tous les médias ou blogs favorables au Kremlin avant de finir comme une vérité établie dans la pensée commune, reprise par les médias “mainstream”. Quant au gouvernement, certes dans une position délicate, il met fort longtemps à sortir d’une position très ambiguë, illustrée par deux faits caractéristiques entre tant d’autres : l’annonce par François Hollande le 22 juillet 2014, 5 jours après la destruction du vol MH17 par un missile russe, de la décision ferme de livrer le Vladivostok en octobre de la même année ; et le 14 novembre 2014, le passage sous pavillon russe du Vladivostok, brutalement désactivé sans qu’on connaisse le fin mot de l’histoire quand “No Mistrals for Putin” a levé le lièvre.
Bien loin des explications par l’assujettissement à l’impérialisme américain, on peut raisonnablement penser que ce sont les représentants des pays européens à l’OTAN et au sein de l’UE qui font véritablement fait pencher la balance en faveur de l’abandon de la livraison, de même que les marchés polonais. La destruction du vol MH17, en juillet 2014 et l’implication du Kremlin dans la boucherie de la bataille d’Ilovaïsk, Donbass, en août 2014 y tiennent, de plus, une part considérable. La victoire que représente l’abandon de la livraison sans préjudice financier majeur nous montre que, pour les grands défis internationaux, l’Etat français doit sortir de son mutisme et de ses “éléments de langage” afin de communiquer, à la population, les observations tangibles et prouvées dont il a connaissance. Elle nous force à reconnaître qu’il est inacceptable de laisser une puissance hostile occuper le champ médiatique français, déserté par ceux qui ont la charge de notre pays.
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Table des matières
Introduction. Ukraine et Russie : pour comprendre. Retour de Marioupol
1 – Aux racines du conflit : la décomposition de l’URSS
2 – Géopolitique de l’”Etranger proche”
3 – L’Ukraine : émergence d’un nouvel État-nation
4 – “Euromaïdan” : une lame de fond
5 – Russie : les risques d’une puissance instable
6 – La guerre de l’information à la russe, et comment s’en défendre
7 – Les opinions européenne et française dans la guerre hybride
Conclusion. Le rôle crucial de l’Europe dans la résolution de la crise ukrainienne
Le prochain sommet des BRICS doit se tenir en octobre en Russie. À l’approche de ce sommet, de nouveaux États ont demandé à intégrer le groupe. Les échanges économiques et le système indépendant de paiements sont également en cours de renforcement.
De nouveaux candidats pour intégrer le groupe
Le prochain sommet des BRICS devrait se tenir dans la région russe de Kazan en octobre. Le 16e sommet verra la participation de quatre pays nouvellement intronisés : les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Iran et l’Éthiopie. L’alliance de neuf membres décidera de l’orientation du groupe lors du prochain sommet et s’engagera en faveur d’un partenariat plus solide.
Une poignée de pays en développement d’Asie, d’Afrique, d’Europe de l’Est et d’Amérique latine ont exprimé leur intérêt à rejoindre le groupe BRICS en 2024. Anton Kobyakov, conseiller présidentiel russe, a confirmé lors d’une dernière conférence de presse que 59 pays ont exprimé leur intérêt à rejoindre les BRICS en 2024.[1] Citons quelques-uns dans la liste : la Turquie, le Venezuela, la Thaïlande et la Malaisie.
La Turquie veut adhérer aux BRICS. C’est ce qu’a déclaré son ministre des Affaires étrangères Hakan Fidan lors de sa visite en Chine, le premier déplacement à Pékin d’un responsable politique turc de premier plan depuis douze ans.[2] Ce geste a un impact considérable étant donné que la Turquie est un membre de l’OTAN et un aspirant de l’Union européenne depuis des années.
Dans un communiqué commun publié à l’issue d’une rencontre tenue à Pékin, entre le président chinois Xi Jinping et le président vénézuélien Nicolas Maduro, ce dernier a réitéré, lors de leur rencontre, l’intérêt de son pays à rejoindre les BRICS.[3] Cette candidature, plus celle de Colombie et de Bolivie, jette une pierre dans l’arrière-cour des États-Unis.
La Malaisie et la Thaïlande ont également annoncé qu’elles demanderaient à devenir membres des BRICS. C’est une victoire pour la multipolarité.[4] Le Premier ministre malaisien a annoncé le 18 juin que la Malaisie s’apprêtait à rejoindre les BRICS. Cette déclaration est survenue quelques heures avant la venue en Malaisie du Premier ministre chinois.
Commerce explosif entre les pays BRICS
Le commerce entre les nations BRICS devrait atteindre 500 milliards de dollars en 2024, marquant une progression notable.[5] En 2023, les échanges commerciaux au sein du groupe ont fortement augmenté grâce à de nouveaux accords et au renouvellement de partenariats, renforçant leur position internationale.
Selon la Banque Mondiale, bien que ce chiffre reste en dessous de la moyenne mondiale, la croissance des BRICS est constante et prometteuse, ouvrant la voie à de futurs accords commerciaux. L’initiative clé des BRICS est leur projet de dédollarisation, visant à réduire leur dépendance au dollar américain en favorisant l’utilisation de leurs propres monnaies.
La Chine et la Russie mènent ces efforts, avec des actions concrètes pour réaliser ce projet. Lors du 15e sommet des BRICS à Johannesburg, cinq nouveaux pays exportateurs de pétrole ont été intégrés. Si les BRICS réussissent à convaincre d’autres pays de régler leurs paiements pétroliers en monnaies locales, l’impact sur le dollar américain pourrait être significatif. L’élimination du statut de monnaie globale du dollar est un objectif à long terme des BRICS.
Un système de paiement indépendant
Après des années de discussion, les BRICS ont enfin annoncé la création d’un nouveau système de paiement[6] pour réduire l’influence du dollar sur leurs économies. Initialement prévu pour utiliser le système russe SPFS, ce projet s’appuiera finalement sur la blockchain et les cryptomonnaies. Cette initiative vise à renforcer l’autonomie des BRICS dans la finance internationale et à diminuer leur dépendance au dollar américain et aux systèmes financiers occidentaux comme SWIFT. Les discussions laissent place à des actions concrètes, permettant l’utilisation des monnaies des BRICS ou d’une nouvelle monnaie commune éventuelle.
Ce développement est un élément clé de l’agenda 2024 des BRICS, qui vise à renforcer leur rôle sur la scène financière mondiale et à s’affranchir du dollar. Ces derniers mois, l’alliance a multiplié les initiatives en ce sens. Selon de récentes informations, le ministère russe des Finances collabore avec la Banque de Russie et les partenaires des BRICS pour développer la plateforme de paiement multilatérale BRICS Bridge, destinée à améliorer l’efficacité du système monétaire mondial. Dans l’ensemble, les efforts des BRICS pour sortir du dollar vont au-delà de la création d’un système de paiement.
Le Parlement des BRICS
Récemment, Vladimir Poutine a avancé l’idée de construire à l’avenir son propre Parlement des BRICS.[7]
Comme tout le monde le sait, les BRICS sont une alliance plutôt économique. Si cette déclaration reflète l’état d’esprit des tous les leaders des BRICS, cela signifie qu’ils vont passer, d’une initiative économique conjoncturelle à une alliance politique plus organisée donc plus efficace.
L’établissement du Parlement permettrait la transformation des BRICS en une organisation digne de ce nom au lieu, comme actuellement, des réunions annuelles.
Le lien entre les BRICS sera plus serré et plus formel, aidant à mieux gérer la disparité des priorités des membres et les résolutions des conflits internes. En même temps, il y aurait plus de disciplines dans la mise en place des décisions collectives.
Vis-à-vis de l’extérieur, ce groupe aurait un front uni, ayant des positons plus cohérents et plus consistants dans les discussions internationales et contre les éventuelles sanctions unilatérales. Ce Parlement serait aussi une plateforme d’expérimentation pour une gouvernance mondiale d’un nouveau genre.
BRICS et SCO (Shanghai Cooperation Organisation)
Fondée en 2001 par la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, SCO a accueilli l’Inde et le Pakistan en 2016, l’Iran en 2021, et le Bélarus en 2024. Elle vise à assurer la sécurité collective contre le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme.
Les BRICS élargissent leur coopération à presque tous les domaines, y compris potentiellement la sécurité dans les régions initiales et au-delà, pour inclure, par exemple, le besoin de protéger les ouvrages BRI en Amérique latine (par exemple, le port de Chancay[8]) et en Afrique notamment dans l’Est. Il est donc envisageable qu’un rapprochement, voire une fusion, entre les BRICS et la SCO puisse se produire à l’avenir.
BRICS et UE
Les BRICS et l’UE devraient et peuvent se dialoguer davantage. Un article très intéressant de Henri Malosse en a résumé les possibilités.[9]
L’idée des BRICS comme alternative à l’hégémonie américaine pourrait attirer les partisans de l’intégration européenne. Des tentatives de rapprochement entre l’Europe et les BRICS ont déjà eu lieu, comme durant la présidence grecque de l’UE. L’attrait des BRICS se ressent aussi en Europe, avec des pays comme la Serbie envisagés comme futurs membres des BRICS tout en étant candidats à l’UE.
L’Union européenne aurait peu d’intérêt à s’aligner complètement sur les positions américaines et devrait plutôt explorer des opportunités de collaboration avec les BRICS, au lieu de les considérer comme des rivaux ou des ennemis. De plus, une présidence américaine potentiellement plus isolationniste compliquerait davantage la situation pour l’Europe.
Par exemple, en ce qui concernant l’Afrique, il serait pertinent d’explorer des synergies entre l’aide européenne à l’Afrique et l’assistance des BRICS, en respectant les principes de non-ingérence et l’identité culturelle et politique des pays africains. Cette coopération pourrait offrir des opportunités prometteuses pour des collaborations constructives entre l’UE et les BRICS.
[1] Vinod Dsouza, 59 Countries Show Interest To Join BRICS in 2024, Watcher.Guru, June 11, 2024.
[2] Euro topics, Turquie : les BRICS plutôt que l’UE ? 10 juin 2024.
[3] La Chine salue l’intention du Venezuela de rejoindre les BRICS, Islam Uddin, Anadolu Ajansi, 14.09.2023
[4] Sarang Shidore, Southeast Asia in BRICS Is Good for the Global Order, The club’s expansion affirms the Global South’s hedging strategy—and sends a message to the great powers, FP, July 4, 2024
[5] Commerce explosif entre les pays BRICS : Vers les 500 milliards de dollars ! Agence BD OR, 29 décembre 2023
[6] Luc José Adjinacou, BRICS : Vers un système de paiement basé sur la blockchain et les cryptos, Mar 05, 2024
[7] Elena Teslova, Poutine : les BRICS pourraient créer leur propre parlement à l’avenir, AA, 11.07.2024
[8] Alex Wang, Le port de Chancay au Pérou : une pierre chinoise dans l’arrière-cour des États-Unis ? Revue Conflits, le 25 mars 2024
[9] Henri Malosse, Les Brics élargissent leur influence et leur attractivité, Revue Conflits, le 14 mai, 2024
Alex Wang
*Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques