Les négociations annoncées, à hauteur de 1,5 milliard d’euros, entre le gouvernement italien et SpaceX pour des services de communication satellitaire, bien qu’encore non officialisées, mettent en lumière une question stratégique cruciale : l’échec de l’Europe à bâtir une réelle autonomie technologique et défensive. Une fois de plus, la faiblesse des projets européens ouvre la voie à l’hégémonie américaine, incarnée ici par l’influence d’Elon Musk et de sa société SpaceX, qui renforce sa présence dans des secteurs stratégiques de la sécurité globale.
Le vide européen et la victoire de Starlink
La présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, a tenté de minimiser la portée de cette nouvelle, parlant d’une « enquête en cours » et soulignant qu’il n’existe actuellement aucune alternative publique capable de rivaliser avec la technologie offerte par Starlink. Cependant, cette reconnaissance souligne une vérité amère : le projet européen de communications satellitaires sécurisées, IRIS², ainsi que l’initiative parallèle GovSatCom, peinent à rattraper une concurrence déjà gagnée par les Américains. Divisée dans ses intérêts et ralentie dans son développement, l’Union européenne a laissé un vide que les États-Unis ont rapidement comblé.
Les systèmes Starlink, déjà opérationnels, offrent des services avancés capables de répondre aux besoins de communications cryptées pour les gouvernements, les forces armées et la gestion des crises. L’Europe, avec un GovSatCom prévu pour 2025 et un IRIS² attendu pour 2031, risque d’arriver bien trop tard, laissant ses États membres dépendants d’un acteur privé américain.
L’intérêt de SpaceX n’est pas seulement commercial, mais profondément stratégique. Fournir des communications sécurisées aux gouvernements et aux forces armées signifie un accès direct à des infrastructures critiques et à des informations sensibles, renforçant ainsi l’influence américaine sur des alliés européens comme l’Italie. Elon Musk, à travers Starlink, incarne le visage moderne du pouvoir technologique américain, qui s’impose dans des secteurs vitaux pour la sécurité et l’autonomie stratégique.
La dépendance européenne vis-à-vis de SpaceX ne représente pas seulement une défaite industrielle, mais aussi une déclaration d’échec géopolitique. Tandis que le gouvernement italien considère l’adoption des systèmes Starlink comme une nécessité, cette décision met en évidence l’incapacité de l’Europe à réagir promptement face aux défis de la compétition mondiale.
Pour l’Italie, ce contrat avec SpaceX semble offrir une solution immédiate à un problème réel : l’absence d’infrastructures satellitaires autonomes et opérationnelles. Cependant, cette décision à court terme comporte des risques stratégiques sur le long terme. Confier des communications gouvernementales, militaires et diplomatiques à un acteur privé étranger, c’est céder une part de sa souveraineté technologique et opérationnelle.
Une Europe spectatrice et impuissante
Le contexte européen, fragmenté et dominé par des rivalités nationales, n’offre pas d’alternatives immédiates. Les initiatives communes, comme IRIS², sont ralenties par des complexités bureaucratiques et des tensions entre entreprises des principaux pays membres, notamment la France et l’Allemagne. Pourtant, s’appuyer sur SpaceX ne fait qu’aggraver cette dépendance, affaiblissant davantage les ambitions européennes.
Ce cas n’est pas isolé, mais reflète un paradigme. De la technologie à la défense, en passant par l’énergie, l’Europe continue de jouer un rôle secondaire sur la scène mondiale, laissant aux États-Unis le leadership. La création d’un système de communication satellitaire commun, comme GovSatCom ou IRIS², a été entravée par un manque de vision et de coordination. Chaque retard a permis aux États-Unis de consolider leur domination.
L’influence de Musk, renforcée par sa proximité avec le gouvernement américain, illustre une stratégie où les entreprises privées deviennent des extensions de la politique étrangère des États-Unis. SpaceX, dans ce cadre, agit comme un levier stratégique, pénétrant les marchés européens et s’assurant une présence clé dans des secteurs stratégiques.
Le potentiel accord entre l’Italie et SpaceX sera probablement perçu comme une victoire pour l’hégémonie américaine et une défaite pour l’Europe. Pour le Japon, qui s’appuie sur ses propres technologies, ou pour la Chine, qui développe ses constellations satellitaires, cette dépendance serait impensable. Mais pour l’Europe, incapable d’agir en tant que bloc uni et cohérent, cela devient la norme.
La question qui reste ouverte est de savoir si l’Italie et ses partenaires européens seront capables de tirer des leçons de cette situation et d’accélérer le développement de leurs propres capacités. Dans le cas contraire, l’avenir de l’autonomie stratégique européenne pourrait être déjà compromis, laissant le continent relégué au rôle de spectateur dans un jeu mondial dominé par les États-Unis.
La Pologne a succédé à la Hongrie à la tête de la présidence du Conseil de l’Union européenne ce 1er janvier, pour une durée de six mois. Ce mandat intervient alors que la guerre en Ukraine et la menace russe perdurent, et que le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche plonge l’Europe dans l’incertitude. Varsovie, qui renoue avec Bruxelles depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Tusk, entend donc faire de cette présidence une opportunité pour faire valoir ses positions sur ces sujets à l’échelle du continent, notamment en matière de défense et de sécurité. Quels seront les grands axes de la présidence polonaise du Conseil de l’UE ? Comment ses relations avec Bruxelles ont-elles évolué depuis la crise de 2021 ? La Pologne est-elle en mesure d’impulser un véritable leadership sur le continent ? Les réponses de Louise Souverbie, chercheuse à l’IRIS, spécialisée sur les questions de défense européenne et sur l’industrie de l’armement.
La Pologne vient d’accéder à la présidence du Conseil de l’Union européenne, succédant à la Hongrie. Quelles sont les grandes orientations stratégiques envisagées sous la présidence et les priorités en matière de défense ?
La présidence polonaise est placée sous le signe de la sécurité, une thématique qui sera déclinée en sept dimensions au cours des prochains mois : extérieure, intérieure, économique, énergétique, sanitaire, alimentaire et informationnelle. Dans un environnement sécuritaire dégradé et face à la multiplication des menaces hybrides, Varsovie entend contribuer au renforcement de la résilience et de la préparation de l’Union européenne (UE) par une approche holistique de la sécurité.
En ce qui concerne la défense, les efforts porteront notamment sur la poursuite du renforcement de l’industrie de défense et de la montée en puissance des capacités militaires européennes. La question du financement des initiatives pour atteindre ces objectifs constituera par conséquent le cœur du débat européen au cours de la présidence polonaise. Varsovie soutient en effet une prise de responsabilité européenne en matière de défense passant par un accroissement significatif des fonds investis dans ce domaine, tant au niveau des États membres qu’à celui de l’UE. Les autorités polonaises sont ainsi favorables à un endettement européen commun pour soutenir la relance du secteur européen de la défense et le financement de projets conjoints dans le domaine de l’armement, ainsi que la construction d’infrastructures militaires ou duales. La Pologne est notamment préoccupée par la protection de la frontière orientale de l’UE et porte ainsi le projet East Shield, un bouclier d’infrastructures composé de fortifications militaires et de systèmes technologiques (radars, systèmes anti-drones, etc.). Varsovie souligne l’intérêt que présente ce projet pour l’ensemble de l’Union et souhaite donc pouvoir utiliser les instruments de l’UE pour le soutenir.
Justement, l’identification d’une série de « projets d’intérêt commun en matière de défense européenne » devrait être abordée dans le cadre des négociations sur le futur programme pour l’industrie de défense européenne (EDIP). À la tête du Conseil, la Pologne jouera un rôle clé dans les discussions sur ce texte proposé par la Commission européenne en mars 2024. La présidence hongroise n’étant pas parvenue à boucler les discussions au Conseil avant la fin de l’année pour ensuite transférer le texte au Parlement, c’est donc la Pologne qui prend le relais et aura pour tâche de faire émerger la position des États membres sur ce dossier crucial pour la défense européenne.
Alors que la Pologne avait frôlé le « Polexit » en 2021, l’arrivée au pouvoir de Donald Tusk semble avoir permis de meilleures relations entre Bruxelles et Varsovie. Comment la relation entre la Pologne et l’Union européenne a-t-elle évolué, notamment depuis la guerre en Ukraine ?
Les politiques du précédent gouvernement polonais, dirigé par Mateusz Morawiecki, et de la Diète dominée par le parti Droit et Justice (PiS) ont en effet été marquée par un fort euroscepticisme et une remise en cause de l’État de droit en Pologne. Ce positionnement a logiquement tendu les relations entre Bruxelles et Varsovie et a notamment conduit à une suspension du versement des fonds du plan de reprise et de résilience post-Covid à la Pologne, conditionné à la mise en œuvre de réformes sur l’indépendance du pouvoir judiciaire. Néanmoins, l’attachement à l’UE – majoritaire au sein de la population polonaise – et surtout la situation de premier bénéficiaire net du budget européen de la Pologne ont toujours permis de limiter la crédibilité d’un éventuel « Polexit ».
Depuis le 24 février 2022, alors que le PiS était toujours au pouvoir, le rôle clé de la Pologne dans le soutien à l’Ukraine a contribué à faire passer au second plan les problématiques d’État de droit dans les relations entre Varsovie et Bruxelles, même si Mateusz Morawiecki ne manquait pas de dénoncer « une guerre sur deux fronts » et une stigmatisation de la Pologne. À l’automne 2023, la victoire électorale de la coalition menée par Donald Tusk – ancien président du Conseil européen – a donc marqué un basculement majeur du positionnement de Varsovie vis-à-vis de l’UE.
En outre, la Commission européenne est en passe de devenir un acteur incontournable dans le domaine de l’industrie de défense. Cette montée en puissance s’est notamment traduite par le déblocage de financements (limités pour l’instant) pour soutenir l’accroissement des capacités de production et les acquisitions communes d’armement. Les autorités polonaises ont ainsi témoigné leur intérêt pour ces initiatives qui représentent aussi une opportunité pour leur industrie de défense de monter en puissance, dans un contexte où celle-ci représente désormais un pilier de la sécurité nationale.
Ce recalibrage de la position polonaise vis-à-vis de la Commission européenne et des initiatives européennes en matière de défense s’est également manifesté à travers une initiative polono-grecque sur un « bouclier anti-aérien européen ». Les chefs de gouvernement des deux pays ont en effet envoyé conjointement une lettre à la présidente de la Commission européenne – prenant donc acte du rôle nouveau de l’exécutif européen – pour appeler au développement de cette nouvelle capacité en se basant sur les compétences de l’industrie européenne, ainsi qu’à l’émergence d’une « Union de la défense ».
Alors que les meneurs traditionnels, la France et l’Allemagne, sont très fragilisés sur le plan intérieur, dans quelle mesure la Pologne est-elle en mesure d’imposer son leadership sur l’Union européenne, notamment en matière de défense ?
Varsovie est effectivement devenue un centre de gravité géographique et politique dans le contexte de la guerre d’agression de la Russie, dont les pays du flanc oriental ont toujours craint qu’elle ne redevienne une menace. Plaque tournante du soutien à l’Ukraine et puissance militaire émergente, la Pologne a rapidement construit une crédibilité sur laquelle fonder son leadership, déjà reconnu dans la région de la Baltique et sur le flanc oriental.
En 2024, la Pologne a consacré 4,1 % de son PIB aux dépenses de défense et ce chiffre pourrait atteindre 4,7 % en 2025 – en comptabilisant un fonds extra-budgétaire mis en place en 2022 et doté de 8 à 12 milliards d’euros par an. En 2025, les dépenses de défense polonaises pourraient ainsi s’élever en tout à 41 milliards d’euros, dont 29 milliards d’euros de budget – contre un peu moins de 13 milliards en 2021 – rattrapant ainsi peu à peu les principales puissances militaires européennes. Ces investissements visent à renforcer rapidement les capacités militaires polonaises à travers d’importants contrats d’armement avec les États-Unis, la Corée du Sud ou encore le Royaume-Uni.
Forte de cette légitimité nouvelle et du retour d’un gouvernement pro-européen au pouvoir, Varsovie entend désormais s’affirmer sur la scène européenne et renforcer son influence au sein de l’UE (et de l’OTAN). La Présidence du Conseil représente donc une opportunité pour l’affirmation de ce leadership, alors que l’UE se prépare au retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Dans ce contexte, l’atlantisme historique de la Pologne serait susceptible de représenter un atout pour les relations avec Washington, à condition que Varsovie et les autres capitales européennes ne cèdent pas à l’approche transactionnelle renforcée souhaitée par le nouveau président américain, et à la division interne de l’UE qui en découlerait.
Le monde est en train de changer en passant de la domination des occidentaux à celle des BRICS. Parallèlement après avoir cru à la mondialisation depuis 1990 nous rentrons dans la multipolarité dans laquelle chaque groupe de pays veut affirmer sa spécificité et recouvrer une souveraineté mise à mal par le système occidental.
La souveraineté c’est le droit absolu d’exercer une autorité législative, judiciaire ou exécutive sur une région, un pays ou un peuple. Comme l’a défini le général De Gaulle : Tout système qui consisterait à transmettre notre souveraineté à des aéropages internationaux serait incompatible avec les droits et devoirs de la république française.
Au niveau d’un pays elle peut être politique, territoriale, économique, militaire et, pour ce qui nous intéresse, numérique.
A ce stade il faut rappeler la définition du numérique : c’est une information qui se présente sous forme de nombres, associés à une indication de la grandeur physique à laquelle ils s’appliquent, permettant les calculs, les statistiques, et la vérification des modèles.
La souveraineté numérique c’est donc tout ce qui permet à un état ou une organisation d’établir son autorité, pour exercer ses pouvoirs dans le cyberespace, en couvrant des domaines comme le contrôle des données personnelles ou la dépendance technologique.
Pour aller plus loin il faut se souvenir qu’elle est de deux ordres :
La souveraineté numérique proprement dite concerne la propriété et fait référence à la capacité de gouverner l’infrastructure numérique. Elle permet de donner confiance aux citoyens, aux entreprises et aux administrations en contribuant à la protection de leurs données personnelles, professionnelles ou étatiques. On la mesure en identifiant au niveau des fournisseurs, des technologies, et des personnes, les endroits où un effet de verrouillage ou d’autres problèmes affectent ou peuvent affecter la souveraineté numérique
La souveraineté des données concerne le contrôle. Elle fait référence aux lois et à la gouvernance entourant la collecte et le stockage des données. Elle repose sur l’autorité permettant de détenir des données et sert en droit générique au service des nombreux aspects liés au traitement des données numériques entre protection chiffrement transmission et stockage.
En France la RGPD établit ce qui est acceptable en matière de collecte de traitement et de stockage des données personnelles. On attend des entreprises qu’elles respectent la vie privée, qu’elles soient transparentes sur la manière de collecter et d’utiliser les données, et qu’elles leurs fournissent les outils dont elles ont besoin pour gérer leurs données.
Au niveau de l’UE dans le cadre du Digital Cyber Act mis en marche le 6 mars 2024, le commissaire européen Thierry Breton a fait adopter 3 textes : le Digital Operational Resilience Act (DORA) pour les financiers, le Digital Service Act (DSA) pour les contenus illégaux , et le Digital Market Act (DMA) pour protéger les utilisateurs européens et leurs données.
Cette souveraineté des données de l’UE est garantie par l’application de ces réglementations assurant leur protection quel que soit leur lieu de traitement ou de stockage.
Elle développe la concurrence sur les marchés numériques avec les géants du secteur. Sa mise en œuvre au niveau des enquêtes qui démarrent va permettre des sanctions réelles : ainsi Apple risque 6% d’amendes sur son CA mondial pour abus de monopole. Mais les capacités de remplacement des GAFAM par des acteurs européens est loin d’être évidente d’autant que la commission se mobilise peu pour y contribuer comme on l’a vu par exemple pour Nokia.
En complément de la souveraineté numérique et des données, il faut évoquer l’IA souveraine qui est la capacité d’une nation à développer l’IA avec des talents locaux à différents niveaux, en fonction de sa stratégie nationale en matière d’IA. Elle fait référence au contrôle exercé par un gouvernement ou une organisation sur les technologies d’IA et les données pour l’adapter à ses besoins locaux en vue de préserver ses valeurs et sa surveillance réglementaire.
Comme l’a dit Joseph Wehbe au World Economic Forum de Davos : Tous les gouvernements devraient travailler à lancer et développer des ecosystèmes d’IA locaux pour piloter la compétitivité économique et préserver leurs propres valeurs.
Selon la définition de Francois Jolain, la souveraineté numérique repose sur 3 piliers :
– l’électronique que l’on fabrique (hardware) – les logiciels qui tournent (software), – les logiciels qui offrent un service en ligne sur internet (cloud)
Le Hardware :
C’est la filière des infrastructures commençant par les serveurs dans les datacenters reliés par des câbles de fibres optiques à travers le monde et se terminant en périphérie par tous les appareils connectés.
Les GAFAM et les BATX investissent dans les infrastructures. Les câbles sont surveillés et interceptés non seulement par les pays traversés mais aussi sur leur parcours sous-marins.
L’ensemble repose sur l’utilisation massive de semi-conducteurs. Il y a quelques années Intel contrôlait la chaine avec un quasi-monopole. Aujourd’hui c’est très fragmenté mais la majeure partie de la fabrication se concentre sur l’Asie, principalement à Taiwan avec TSMC, Foxcom, et Mediatel mais il y en a aussi en Corée, au Japon, et en Chine avec Huawei.
La clé du process est dans la réalisation des puces. Les schémas de base sont vendus par ARM ou RISC-V en open source. La fabrication passe par un producteur sélectionné pour sa capacité selon l’épaisseur en nanomètre sachant que plus les transistors du circuit électronique sont fins plus on peut densifier le circuit et dissiper la chaleur. La plupart des producteurs font des puces de 7nm, soit environ 10.000 fois moins que l’épaisseur d’un cheveu, qui répondent à des besoins courants.
Les Hollandais d’ASML sont les seuls à faire des machines de gravure de 5nm. En position quasi monopolistique puisqu’elle est la seule capable de fabriquer des puces de 5nm, TSMC est localisée dans la zone conflictuelle de Taiwan. Pour préserver la souveraineté numérique des occidentaux, les Américains ont obtenu la création de deux usines dans l’Arizona qui seront opérationnelles fin 2026. l’UE a également obtenu qu’une usine soit construite en Allemagne. Parallèlement on est obligé de constater que, depuis l’interdiction d’achat de puces taiwanaises et de machines ASML imposée par les Américains, la Chine rattrape son retard plus vite que prévu grâce à de très gros investissement dans la recherche avec l’aide de l’espionnage technologique.
Dépendre de puissances étrangères pour le hardware ouvre la porte à la surveillance et aux interceptions. On l’a vu avec Cisco pour la 4G et Huawei pour la 5G. Pour limiter le risque il faut avoir des entreprises capables de concevoir et de produire en France, comme ST Micro appuyé par des labos de recherche comme le CEA Tech à Grenoble qui intéresse nos concurrents.
Le Software :
Il existe autant de logiciels tournant sur le hardware que d’usage, les plus critiques étant les systèmes d’exploitation (OS). Chacun crée une sorte de monopole car leurs applications sont conçues pour cet OS. De surcroit, plus il y a d’utilisateurs plus il y a d’applications ce qui attire plus d’utilisateurs. Le meilleur exemple est Microsoft qui propose un OS avec son ensemble d’applications permettant de répondre à tous les besoins.
Tout OS permet d’espionner son utilisateur directement ou par des back doors. C’est dans le software qu’apparaissent chaque semaine 5 000 virus nouveaux qui peuvent piller, détourner, copier ou détruire les données, ou encore organiser des demandes de rançons. Leur capacité peut aller jusqu’aux destructions massives avec des virus type Scada comme Stuxnet et Olympic Games qui peuvent détruire des usines iraniennes ou couper des sources d’énergies comme la lumière de villes ukrainiennes.
D’un autre côté l‘exploitation des failles des OS et des applications ouvre des possibilités qui justifient les travaux de recherche pour les détecter et les éliminer. L’open source qui réduit une partie du danger et de la dépendance est devenue la norme la plus utilisée. La Gendarmerie française qui utilise un OS, basé en open source, sur Linux en est un bon exemple.
Le Cloud
Les Américains ont été les premiers à créer des clouds pour stocker des datas et créer nombre de services et logiciels en ligne. Le problème est venu des lois extraterritoriales des Etats-Unis qui permettent aux Services et administrations de pouvoir consulter et copier tout ce qui passe à travers ou utilise un élément américain.
De surcroit les différences de conception de la donnée, protégée en Europe mais commercialisée aux USA fait que des opérateurs comme, par exemple, Facebook, Tik tok ou Waze aspirent les données quand on les utilise.
Au-delà de son utilité indiscutable, le cloud est donc un endroit dangereux pour la sécurité des données si l’on n’y prend pas garde. Il faut toujours vérifier où sont localisés les datacenters et connaitre l’origine et les fonds du propriétaire du cloud. Ce risque réel a provoqué la création de clouds souverains européens et nationaux aux résultats variables car la concurrence est rude avec ceux d’outre atlantique qui sont en général moins coûteux et plus performants.
En réalité, si l’on veut vraiment sécuriser ses données, la solution passe par une évaluation hiérarchisée des données mises dans le cloud. On peut confier à un cloud américain ou international celles dont la diffusion ne représente aucun risque, à un cloud national celles qui sont très importantes ou essentielles, et à un cloud européen celles qui sont entre les deux.
La pratique montre que nous en sommes loin pour deux raisons ;
Après l’échec du projet Andromède, la France ne dispose que d’un nombre très restreint de clouds souverains performants. De plus on est obligé de constater que les tentatives d’entrées en bourse d’OVH pour se renforcer ont été perturbées selon un processus que l’on a déjà connu chaque fois que cela pouvait pénaliser des entreprises américaines.
En dépit des alertes et sensibilisations l’État et de nombreuses grandes entreprises continuent à traiter avec des clouds et des sociétés américaines dans des domaines variés comme la santé les impôts ou les énergies.
Au-delà du législatif, incluant la certification et les réglementations en vigueur, de l’optimisation de la chaine opérationnelle, et de la protection des données, le maintien de la souveraineté numérique implique l’utilisation de la cyberdéfense défensive et offensive face aux prédateurs de toute sortes et de toutes origines. Face à une évolution continue des technologies et des modes d’actions utilisés par les Etats, certaines entreprises et les groupes criminels, c’est un complément indispensable pour sécuriser sa position, qui utilise des outils conçus pour cette mission.
L’efficacité de la cybersécurité suppose une définition des objectifs à atteindre, un cadrage du périmètre et une identification préalable des vulnérabilités de l’entreprise. A ce stade il faut viser large en commençant par les modes de travail, les outils et leur utilisation, les bonnes pratiques, sans oublier les actions de prévention. Il ne faut jamais oublier que sans une politique de prévention on subit. Ajoutons que le développement de la mobilité et des outils nomades renforce l’importance des communications sécurisées et les risques d’interceptions.
Vouloir une souveraineté numérique demande non seulement d’anticiper mais aussi de répondre aux attaques qui se multiplient. Ainsi en 2023 :
69% des attaques ciblaient des entreprises
20% des collectivités territoriales
11% des établissements de santé
Sommes-nous numériquement souverains quand :
– en janvier 2024 l’hôpital Simone Veil de Cannes est attaqué par un ransomware et le groupe Ramsay santé subit une attaque conjointe dans deux établissements
– en février France Travail subit un malware infiltré ses systèmes informatiques
– en avril Saint-Nazaire subit une attaque qui paralyse les systèmes d’information et les services municipaux tandis qu’à Pont-à-Mousson la communauté de communes doit faire face à un cryptovirus
– en mai Engie subit une cyberattaque du groupe Lapsus tandis qu’Intersport se fait voler 52 Go de données sensibles.
– et pendant tout ce temps la SNCF et la Société générale affrontent des actions de pishing sur les clients qui continuent encore aujourd’hui
Les fondements et les frontières de la souveraineté numérique concernent aussi bien la data que la régulation, l’innovation que la cyberdéfense, sans oublier la puissance numérique dans tous les domaines que nous venons d’évoquer. Leur énumération et les problèmes rencontrés démontre qu’il est impossible pour un pays comme la France mais également pour l’Europe de contrôler toute la chaine. Notre souveraineté ne peut donc être totale. Elle ne peut être que partielle et sélective car certaines composantes doivent être partagées ou transférées. C’est à travers la liberté de choisir ce qui est transférable que s’exerce la véritable souveraineté. Le but ultime étant la protection du pays et la capacité d’assurer les fonctions essentielles à son bon fonctionnement. Cette option est donc réalisable en se focalisant sur certains niveaux et certains domaines comme les logiciels dans le software et dans le cloud ou sur des secteurs stratégiques.
Mais n’oublions pas l’évolution permanente des techniques et outils. L’arrivée du quantique risque de remettre en cause toute une partie de notre analyse et des éléments potentiels de souveraineté. Pouvant gérer d’énormes ensembles de données beaucoup plus efficacement, il va changer notre futur technologique dans de nombreux secteurs. De surcroit, il faut être conscient que ces innovations et leurs applications variées vont être amplifiée par l’intelligence artificielle.
Alain JUILLET Conférence prononcée par le président de l’AASSDN
Producteur de la chaine Open Box TV http://openboxtv.fr/emissions/
Présentation : Le Groupe “Vauban”, est composé d’experts des questions de Défense soucieux de préserver la souveraineté nationale notamment dans le domaine stratégique de l’industrie d’armement. Les deux articles ci-dessous, parus fin 2024 dans La Tribune, ont pour objet d’alerter et de sensibiliser les Français sur les conséquences des opérations de recomposition envisagées et en cours des alliances dans l’industrie d’armement européenne. Selon les conclusions de l’analyse très argumentée réalisée par le Groupe “Vauban”, la situation de l’industrie de défense française, atout majeur de la souveraineté de notre pays en sortirait très affaiblie.
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L’Europe coalisée contre la France Les deux Bruxelles contre la France
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Où va l’Union européenne dans le domaine de l’industrie de la défense ? Selon le groupe Vauban, la création d’un marché unique au niveau européen ouvrira la porte aux industriels américains, israéliens et sud-coréens avec la création d’une autorité centralisée européenne de l’industrie de défense. Elle permettra une « coordination améliorée pour agréger l’acquisition de systèmes américains par des groupes d’États-Membres de l’UE », selon une recommandation du rapport Draghi. C’est pour cela que la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, a souligné le rôle de l’Otan qui est, selon elle, « la colonne vertébrale » de la défense commune.
Dans sa longue histoire, la France s’est régulièrement retrouvée seule face à une Europe coalisée contre elle : la force de son État-nation, de son génie diplomatique et militaire et de son rayonnement culturel lui a toujours permis d’y faire face. Les guerres de Louis XIV puis celles de la Révolution et de l’Empire, jusqu’aux décisions diplomatiques et militaires du général de Gaulle, en témoignent. L’Histoire se répète aujourd’hui sous d’autres formes, moins épiques mais tout aussi décisives : la résurrection de la Communauté Européenne de Défense de 1952, l’alliance germano-italienne dans le domaine terrestre (avant son prolongement ultérieur dans le domaine naval), et l’accord germano-britannique de Trinity House, prenant à revers le Traité de Lancaster House et celui d’Aix-la-Chapelle, en sont trois récentes manifestations.
Au terme de ces développements, la France n’est nulle part dans une Europe qu’elle prétend pourtant bâtir mais qu’elle n’a ni volonté ni constance pour la guider vers le sens de ses intérêts.
Bruxelles la fédérale ou la « volière des cabris »
L’âme de la première coalition anti-française est à Bruxelles. S’arrogeant des compétences qu’aucun traité ne lui reconnaît, la Commission européenne, pourtant gardienne des traités, use et abuse des mêmes procédés, dénoncés en son temps par la France lors de la politique de la chaise vide (mai – juillet 1965) : utilisant avec zèle son droit d’initiative, elle prend prétexte du marché intérieur pour réglementer le domaine de la Défense, sanctuaire pourtant exclusif des États-nations.
Avec ses manières à la fois arbitraires et bureaucratiques mais toujours opaques, car avançant masquée, elle promet à ce secteur le même sort que les autres domaines dont elle s’est occupée depuis 1958 : la ruine totale au profit de la concurrence extra-européenne. L’agriculture, les transports, l’énergie, la métallurgie, l’automobile ont été sacrifiés sur l’autel de ses décisions et de ses convictions : les mêmes remèdes produisant les mêmes causes, la Défense ne fera pas exception.
En ce sens, le rapport Draghi et la nomination d’un Commissaire européen à la défense accélèrent le processus, amorcé en 1952 avec la CED. La marche fédérale de von der Leyen consiste en cinq étapes claires dont la caractéristique commune est de reposer sur des principes tous aussi faux que néfastes aux systèmes de défense de chaque État-membre :
L’Europe sous les fourches caudines américaines
Ce schéma n’est ni imaginaire ni exagéré : c’est très exactement l’Europe de la Défense que dessine le rapport Draghi et que M. Kubilius s’efforcera, pas à pas, de concrétiser durant son mandat. En ruinant assurément le secteur de l’industrie d’armement en Europe, il détruira l’objectif même recherché : la défense de l’Europe par elle-même. Que nombre d’États-membres n’aient pas protesté, se conçoit : comme le disait le général De Gaulle [1], « les Allemands, les Italiens, les Belges, les Pays-Bas sont dominés par les Américains ».
Mais il est tragique de constater qu’en France, il n’y aura plus communistes et gaullistes – ou un Mendès-France – pour faire échec à cette CED nouvelle version. Les communistes ont disparu et les gaullistes, depuis Jacques Chirac, se sont ralliés à la fédéralisation de l’Europe tout en maintenant la doctrine de dissuasion française, refusant de voir que l’une sacrifie délibérément l’autre. Aucun parti, y compris le RN, ne va jouer le rôle-clé qu’il aurait pu jouer sur ce dossier, à l’instar de celui joué par le gaullisme en 1954.
Cette marche à la supranationalité ne sera donc pas freinée par les États-membres sans géopolitique ni par les partis souverainistes sans courage, mais bel et bien recadrée par ceux-là même à qui elles profitent in fine : l’OTAN et les Etats-Unis, car ce que Madame von Der Leyen n’a pas voulu voir ou dire, c’est que sa CED à elle, en faisant doublon à l’OTAN, se condamne d’elle-même.
L’Europe ne faisant pas le poids face à l’OTAN, la seule issue à ce conflit, déjà palpable à Bruxelles, sera une supranationalité soigneusement encadrée ou recadrée par les Etats-Unis pour, à la fois, assoir leur leadership politique en Europe (un théâtre d’opération majeur pour eux quoiqu’en dise) et s’assurer des parts dominantes dans le marché européen de la Défense. « To get the U.S in, the Soviets out and the Germans down » : cette définition cynique de l’OTAN formulée par le premier Secrétaire-Général de l’OTAN, Lord Ismay, reste toujours d’actualité.
L’Europe de la défense de Mme von der Leyen se dissoudra donc dans le pilier européen de l’OTAN, donnant ainsi raison au général De Gaulle : « Vous savez ce que ça veut dire, la supranationalité ? La domination des Américains. L’Europe supranationale, c’est l’Europe sous commandement Américain » [2].
La seule initiative qui subsistera sera la communautarisation forcée de l’industrie de défense des États-membres, annoncée dès le 8 juillet 2017 par Mme Goulard, éphémère ministre de la Défense française : « Si nous voulons faire l’Europe de la défense, il va y avoir des restructurations à opérer, faire des choix de compatibilité et, à terme, des choix qui pourraient passer dans un premier temps pour aboutir à privilégier des consortiums dans lesquels les Français ne sont pas toujours leaders ». La perte de souveraineté industrielle assumée est toujours d’actualité si l’on en croit MM. Cingolani et Folgiero, respectivement PDG de Leonardo et de Fincantieri qui ont repris récemment la même antienne…tout en s’assurant que cette Europe industrielle-là se fera sous leur tutelle [3].
Au bilan, la seule « politique de la chaise vide » que la France aura faite, n’a pas été le fruit d’une décision d’un ministre de la Défense français qui s’affiche gaulliste, mais de quelques industriels tricolores qui ont refusé de signer leur arrêt de mort sur l’autel de la fédéralisation de l’industrie d’armement. Deux d’entre eux sont les maîtres d’œuvre de la dissuasion : ce n’est pas un hasard tant la CED de Mme von Der Leyen est négatrice de la doctrine de dissuasion nationale qui suppose la souveraineté intégrale et non la servitude volontaire aux deux Bruxelles.
[1] C’était de Gaulle, Alain Peyrefitte, Tome II, page 296 [2] Op.cit. [3] Propos extrêmement clairs de M. Cingolani, Corriere della Serra, 27 octobre 2024, liant perte de souveraineté et leadership : « Dans l’espace, comme dans la défense, ce qui est petit n’est pas beau et même une taille moyenne comme la nôtre ne suffit pas : les entreprises européennes doivent s’allier, sacrifiant leur souveraineté sur le petit marché intérieur pour pouvoir rivaliser ensemble sur l’immense marché mondial. Leonardo fait office de sherpa dans ce domaine et avec Rheinmetall, nous avons atteint un premier sommet historique ».
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L’Europe coalisée contre la France L’Allemagne, l’âme des coalitions de revers (2/2)
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Après avoir exploré les pièges de la résurrection de la Communauté européenne de défense de 1952, le groupe Vauban décrypte la stratégie de marginalisation de la France par l’Allemagne, l’Italie et la Grande-Bretagne avec l’alliance entre Berlin et Rome dans le domaine terrestre et l’accord de Trinity House avec Londres.
L’âme de la deuxième coalition est, sans surprise, à Berlin même. Poursuivant sa politique de champions nationaux (Diehl dans les missiles ; OHB dans le spatial ; Rheinmetall plus que KMW, dans les blindés ; Hensoldt dans l’électronique de défense ; TKMS dans le naval ; Renk et MTU dans la propulsion) et de récupération des compétences qui lui font encore défaut (propulsion spatiale, satellites d’observation et aéronautique de combat et missiles), l’Allemagne a compris depuis les années 90 qu’elle obtiendrait beaucoup plus d’une France récalcitrante en faisant des alliances de revers que par la négociation directe.
En ce sens, l’actualité récente est la réédition des années 1997 à 2000, années où Berlin a proposé à Londres des fusions de grande ampleur : Siemens avec BNFL, bourse de Francfort avec celle de Londres, DASA avec British Aerospace. A chaque fois, il s’agissait moins de forger des alliances de revers que de faire pression sur la France. Trop faible pour voir clair dans ses intérêts et le jeu de ses concurrents, trop altruiste pour voir toute la naïveté et la portée de ses actes, la France de Lionel Jospin a offert la parité à l’Allemagne dans le domaine de l’aéronautique, elle qui n’en demandait au mieux que le tiers (qu’elle pesait au demeurant très justement…).
L’Allemagne, l’âme des coalitions de revers
Avec ses alliances en Italie (dans le domaine des blindés) et au Royaume-Uni (sur l’ensemble des segments), Berlin tend à Paris de nouveau le même piège : « cédez sur le MGCS et le SCAF, ou nous actionnons l’alliance de revers ». L’Europe de l’industrie d’armement qui se prépare, n’est en réalité qu’une coalition contre les thèses françaises dans la Défense et son indispensable corolaire, l’armement. Nulle surprise dans ce constat : dominant ses concurrents militaires et industriels grâce à l’héritage gaullien, possédant le sceptre nucléaire qui lui ménage une place à part dans le concert des grandes nations, influente par son siège au Conseil de sécurité aux Nations-Unies et ses exportations d’armement, la France est le pays à ramener dans le rang des médiocres aigris et jaloux et de la petite bourgeoisie de la défense européenne.
Rien de nouveau sous le soleil européen puisque, si l’on en croit Alain Peyrefitte, le général De Gaulle faisait déjà cette analyse : « Pour la dominer aussi, on s’acharne à vouloir la faire entrer dans un machin supranational aux ordres de Washington. De Gaulle ne veut pas de ça. Alors, on n’est pas content, et on le dit à longueur de journée, on met la France en quarantaine. » (13 mai 1964).
La menace Rheinmetall
Marginalisée depuis la création de KANT puis de KNDS, méprisée voire sacrifiée en France même par le gouvernement de François Hollande en 2015 avec la complicité des députés UMP, l’industrie terrestre nationale ne vit que par des îlots (canons, tourelles, obus), ayant abandonné les chars (sans que la DGA ne réagisse en 2009 lors de la suppression de la chaîne Leclercpar Luc Vigneron), les véhicules blindés chenillés (choix très contestable du tout-roues), l’artillerie à longue portée et saturante ; écrasée par la férule de Frank Haun, désormais noyé dans KNDS France sans trop oser se défendre lui-même, Nexter est menacé de disparition par la double alliance KMW/Rheinmetall au sein du MGCS et Rheinmetall/Leonardo dans l’ensemble des segments.
Aveuglé par le couple franco-allemand, Paris n’a pas accordé assez d’attention à la montée en puissance de Rheinmetall, vrai champion du terrestre allemand, qui, par commandes et acquisitions, se retrouve enraciné en plein milieu du jeu allemand (comme future actionnaire de TKMS et bras armé de la politique ukrainienne de Berlin), et de la scène européenne qu’il a conquise pas à pas : en Hongrie d’abord, puis au Royaume-Uni, en Lituanie, en Roumanie, en Ukraine, en Croatie et désormais en Italie, sans oublier d’établir la relation transatlantique (avec Lockheed Martin sur le F-35, avec Textron sur la compétition Lynx et en achetant le constructeur Loc Performance Products). La toile tissée par Rheinmetall en Europe est une véritable coalition contre les positions françaises.
Un partage de l’Europe sans la France
Le même coup de faux se prépare avec l’accord germano-britannique de Trinity Housequi, même s’il ne réalisera pas toute ses prétentions faute de compétences et de moyens, érige un axe concurrent durable et redoutable dans des domaines clés pour la France : le nucléaire, les systèmes de missile à longue portée, les drones d’accompagnement des avions de combat de future génération, la robotique terrestre, la patrouille maritime.
Fidèles serviteurs de l’OTAN et de Washington, animés d’un désir de mettre la France en position d’infériorité militaire et industrielle, les coalisés se sont partagés l’Europe : à l’Allemagne, la défense du flanc Nord de l’OTAN ; à l’Italie, la défense du flanc Sud joignant théâtre de la Méditerranée orientale à l’Asie-Pacifique ; au Royaume-Uni, la Turquie, la Pologne et les pays baltes en liaison avec l’Allemagne. Les contrats industriels suivent les diplomates, avec une moisson gigantesque de chars de combat Leopard, de véhicules blindés Boxer, de l’artillerie RCH-155, de véhicules blindés de combat d’infanterie Lynx et de chars Panther et de systèmes sol-air (22 pays membres de l’initiative allemande ESSI).
La France nulle part dans l’Europe qu’elle prétend bâtir
Au bilan, la France est nulle part dans cette Europe qu’elle prétend pourtant bâtir ; elle n’a pas eu le courage politique de s’opposer aux dérives illégales de la Commission européenne en pratiquant la politique de la chaise vide ; son gouvernement est un mélange instable de fédéralisme affirmé, d’atlantisme assumé et de gaullisme à éclipses : comment pourrait-il mener une autre politique que celle « du chien crevé au fil de l’eau » (De Gaulle) consistant à se couler avec facilité et confort dans le mainstream institutionnel otanien au nom de l’Ukraine ? Comme lors de la IVe République, ses partis politiques sont occupés à la tambouille politicienne et ne pensent plus le monde selon les intérêts nationaux mais selon les intérêts de l’OTAN, de l’Ukraine et d’Israël.
Alors que la France s’épuise en débats stériles politiciens dans un régime devenu instable (les deux vont de pair), ses positions stratégiques en Europe se dégradent :
Le pire est que ces développements ont été portés par la classe politique elle-même qui les a encouragés à coup de proposition de « dialogue sur la dissuasion », « d’autonomie stratégique européenne » ou de programmes en coopération mal négociés, en mettant de côté les aspects gênants comme les divergences de doctrine, de niveau technologique et d’analyses sur les exportations.
Le pire est également que ces développements se profilent au moment même où la France, faute de limiter son gouvernement aux seuls domaines régaliens et de créer la richesse au lieu de la taxer et de la décourager, n’a plus les moyens de sa défense : comment celle-ci pourrait-elle en effet continuer de résister à la dérive des finances publiques, à la sous-estimation systématique de tous ses besoins (des capacités négligées aux infrastructures délaissées en passant par les surcoûts conjoncturels prévisibles mais ignorés) et à la mauvaise gestion de ses finances propres (comme en témoigne le montant faramineux des reports de charges) ?
Si la LPM est officiellement maintenue en apparence, ses fondements financiers, déjà minés dès sa conception par un sous-financement général, apparaissent pour ce qu’ils sont : insuffisants à porter le réarmement national de manière durable et soutenu. Faudra-t-il comme Louis XIV vendre l’argenterie royale ? Faudra-t-il vendre des biens nationaux comme la Révolution le fit dans son incurie ? Ou lui faudra-t-il écraser d’impôts les Français comme le Premier Empire s’y est résigné pour éviter l’emprunt ?
Une révision drastique de ses alliances
La rupture avec les deux Bruxelles est la double condition de la renaissance nationale. Face à l’Europe coalisée contre son système de défense, la France n’aura pas d’autre choix qu’un sursaut passant par une révision fondamentale du rôle de l’État, c’est-à-dire la réduction drastique de ses interventions sociales et économiques ruineuses et inefficaces, et d’une révision complète de son cadre d’alliances, afin que celles-ci la fortifient au lieu de l’atrophier.
La guerre froide n’a pas empêché ni la politique de la chaise vide ni le retrait du commandement intégré de l’OTAN, c’est-à-dire de quitter les deux Bruxelles au profit d’une politique du grand large, et pourtant le général de Gaulle qui a pris ces deux décisions majeures, n’était ni irresponsable ni irréfléchi. Les fruits de la grande politique qu’il a voulue, sont connus : un rayonnement considérable de sa diplomatie et de ses exportations d’armement.
Groupe Vauban* Article paru dans « La Tribune » 04 et 05/11/2024
[*] Le groupe Vauban regroupe une vingtaine de spécialistes des questions de défense.
Le corridor de Zangezur est un espace crucial à l’échelle de toute l’Eurasie. C’est par lui que doivent transiter les routes de l’énergie reliant le Moyen-Orient à l’Europe. Il attise de nombreuses convoitises mais demeure sous-estimé en Europe.
« Il jouait du piano debout, c’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup » chantait France Gall.
De même le corridor de Zangezur entre Arménie et Azerbaïdjan, dont nul ou presque, dans l’Union européenne et ses principaux pays-membres, ne sait grand-chose.
Pourtant, ce corridor veut dire autant pour l’avenir de la cruciale charnière intercontinentale Asie-Europe débouchant sur la mer Noire, que la guerre Russie-Ukraine, sur laquelle toute l’Europe, tout le monde atlantique, s’obnubilent à présent.
S’il est achevé, ce corridor de Zangezur reliera Kars en Turquie orientale à Bakou en Azerbaïdjan, passant par une bande de territoire arménien, le long de la frontière de l’Iran, à travers la province azérie-exclave du Nakhitchevan, que ce corridor arménien sépare justement du pays lui-même.
Corridor de Dantzig dans l’entre-deux-guerres mondiale… Corridor de Zangezur à présent… Toujours, des terres stratégiques. Un résultat inévitable : une situation de conflit émerge et s’aggrave. Dans le cas présent, d’autant plus que les enjeux sont majeurs :
Pour R. T. Erdogan, ouvrir ce corridor est un impératif du panturquisme ; aller droit par l’autoroute et le train, sans obstacle (chrétien, en plus), d’Ankara à Bakou, c’est l’accès direct aux « Stans » d’Asie centrale, tous turcophones (sauf le Tadjikistan) ; l’émergence d’un « Turkestan » demain rassemblé, des limites de l’Europe à celles de la Chine
Pour l’Azerbaïdjan, perspective immense, ce corridor réalisé l’installe au carrefour des deux cruciales connexions économiques eurasiatiques : Nord-Sud et Est-Ouest. À terme, la voie ferrée directe + autoroute Kars-Bakou en ouvre une autre, plus stratégique encore, unissant la Russie à l’Inde ; bien plus courte, donc moins cher, que toute autre à travers l’Asie centrale. La circulation directe des conteneurs Russie-Azerbaïdjan ; de là jusqu’à Mumbai (Bombay) via l’océan Indien est le rêve des pays en cause.
La Chine aussi surveille la situation : que Zangezur s’ouvre, raccourcirait et accélèrerait ses « Routes de la Soie ».
Obstacle majeur cependant, l’Iran, que le corridor de Zangezur couperait de l’Arménie. Quelle importance, diront les âmes simples. L’Azerbaïdjan, antique terre zoroastrienne (Azer = feu en Perse) – Azerbaïdjan, pays du feu et ses temples où brûle l’éternelle flamme du naphte de son sous-sol ? Pays musulman, à 60% chi’ite ? Un allié évident pour l’Iran ? Non justement : l’Azerbaïdjan est pleinement dans l’orbite turque ; et de toujours, le chi’isme perse vit dans la révérence du christianisme arménien. Pour les chi’ites perses, sans exagérer, les Arméniens chrétiens sont un peuple-Christ aussi révéré que les Juifs pour les protestants américains.
Or là, déchirement pour Téhéran : le dernier tronçon du corridor Mourmansk – Moscou – Bakou – Mumbai, doit traverser tout l’Iran, de la Caspienne à l’océan Indien, jusqu’à son port de Chabahar. La voie ferrée Iran-Azerbaïdjan (Qazvin-Rasht-Astara) est la clé du corridor international de transport Nord-Sud (INSTC), raccordant Téhéran à l’immense grille commerciale de l’UEE (Union Économique eurasienne), suscitant maints bienfaits économiques, dont des exportations massives vers l’Asie centrale et la Russie.
Là cependant sont les soucis et espoirs de demain. Aujourd’hui, la guerre menace. Depuis novembre, l’état-major de Bakou et ses drones « Bayraktar-TB2 » turcs reprennent la surveillance des positions arméniennes, au-dessus du Karabagh, au long des frontières arménienne et iranienne ; survolant bien sûr le corridor de Zangezur et le Nakhitchevan.
Des intérêts économiques immenses. Un étroit corridor au fin fond d’une Arménie fragilisée. Un Azerbaïdjan qui renforce sans cesse un arsenal turc, que son pétrole lui permet d’acheter. Des chefs d’État comme V. Poutine et R.T. Erdogan, adeptes de la géopolitique au long cours. L’OTAN et l’UE happées par l’Ukraine et désormais, par la Syrie. Une conjugaison bien tentante, quand même.
Xavier RAUFER Revue CONFLITS 16/12/2024
Légende et source de la carte : L’Arménie et l’Azerbaïdjan (c) Wikipédia
En avril, la France et l’Allemagne ont signé un protocole d’accord visant à relancer leur projet commun de Système principal de combat terrestre [MGCS – Main Ground Combat System], alors bloqué par des désaccords entre les principaux industriels concernés depuis près de sept ans.
Ainsi, pour garantir un partage équitable des tâches, il a été décidé de réorganiser ce projet selon huit piliers capacitaires distincts et de créer une société de projet réunissant KNDS France, Thales, KNDS Deutschland et Rheinmetall. Quant aux choix technologiques à l’origine des querelles entre les industriels, ils devront n’être faits qu’après une évaluation des solutions proposées. Et cela vaut notamment pour le canon du futur char de combat sur lequel reposera le MGCS.
Pour rappel, KNDS France a soumis le système ASCALON [Autoloaded and SCALable Outperforming guN], capable de tirer des obus de 120 et de 140 mm ainsi que des « munitions intelligentes pour des tirs au-delà de la vue directe » tandis que Rheinmetall défend son canon de 130 mm, lequel doit équiper la tourelle de son char KF-51 « Panther » qui, dévoilé en 2022, est en passe d’être retenu par l’armée italienne.
Seulement, cette « compétition » inquiète les parlementaires français, quel que soit leur bord politique. C’est ainsi le cas du député François Cormier-Bouligeon, qui s’en est ouvert dans son avis budgétaire sur le programme 146 « Équipement des forces – Dissuasion ». Même chose pour les sénateurs Hugues Saury et Hélène Conway-Mouret. Dans un récent rapport, ils ont avancé que l’ASCALON risquait d’être « écarté de toute perspective de commercialisation afin de préserver le ‘leadership’ de Rheinmetall et KNDS Deutschland « . Cela « interroge sur l’intérêt même de la création de KNDS et, a fortiori, sur celui de poursuivre le programme MGCS », ont-ils même insisté.
Cela étant, le MGCS ne doit pas être considéré comme étant seulement le successeur des chars Leclerc et Leopard 2 dans la mesure où il s’agit de développer une « famille de systèmes » [chars, drones, robots, etc.] devant reposer sur un « cloud de combat ».
Par ailleurs, ce Système principal de combat terrestre ne devant pas être opérationnel avant 2040 au plus tôt, la question du maintien en service du Leclerc jusqu’à cette échéance se pose. De même que celle d’une éventuelle « solution intermédiaire », censée faire le « pont » entre le Leclerc et le MGCS. Ce qui a été proposé par Nicolas Chamussy, le PDG de KNDS France, en mai 2023.
Lors d’une audition sur l’économie de guerre, à l’Assemblée nationale, le 4 décembre, le Délégué général pour l’armement [DGA], Emmanuel Chiva, n’a pas coupé à une question sur l’avenir du MGCS.
« Sur le char lourd c’est une préoccupation. D’abord, je l’ai dit et je continue à la dire : on ne fait pas n’importe quoi et on a étudié évidemment le fait de pouvoir prolonger, jusqu’en 2040, le Leclerc. On se donne les moyens de se donner du temps », a répondu M. Chiva.
« Le MGCS n’est pas le successeur du Leclerc et il ne préfigure en rien la nature du char lourd. Le MGCS, c’est des moyens de combat terrestre, avec des ailiers scorpionisés, dronisés, dans un cloud de combat », a-t-il ensuite rappelé.
Ce qui ouvre éventuellement la voie à la coexistence de deux chars différents au sein de ce « système de systèmes ».
« On peut se dire que les Allemands pourraient avoir un char lourd différent du char lourd français au sein du même projet. Ça ne me choquerait pas. Ça serait financé sur fonds propres », a en effet affirmé M. Chiva, laissant ainsi entendre que l’initiative reviendrait à KNDS France, qui fait justement la promotion du Leclerc Evolution, doté du système ASCALON.
« Dans le cadre du projet [MGCS], ce que l’on essaie d’avoir, c’est cette architecture de système qui nous permet[tra] de préparer le système de combat futur », a enchaîné le DGA, qui a ensuite évoqué un « plan B », sans plus de précision.
« On soutient nos champions français, qui innovent sans arrêt. Je pense notamment au canon ASCALON, qui est une innovation majeure. […] On a un nombre de possibilités aujourd’hui qui nous permettent de palier le fait que l’on a arrêté des chaînes de production. […] Ce n’est pas en deux ans qu’on résout tous les problèmes mais la Loi de programmation militaire, dans sa déclinaison du combat blindé, est faite justement pour nous éviter toute rupture capacitaire », a conclu M. Chiva.
Le Rafale porté au standard F5 sera-t-il l’alternative au Système de combat aérien du futur [SCAF], développé dans le cadre d’une coopération associant la France à l’Allemagne et à l’Espagne ? Cette queston avait été posée au moment où les industriels impliqués – notamment Dassault Aviation et les filiales allemande et espagnole d’Airbus Defence & Space – se disputaient au sujet du partage des tâches et de la propriété industrielle. Finalement, un accord fut trouvé, ce qui permit de lancer la phase 1B du projet, celle-ci devant ouvrir la voie à un démonstrateur.
Pour rappel, le SCAF repose en partie sur un avion de combat de nouvelle génération [NGF – New Generation Fighter], connecté à des drones au sein d’un système d’armes du futur, appelé NGWS Next Generation Weapon System], via un « cloud de combat ».
Lors de ses dernières auditions parlementaires, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a indiqué que, en décembre, un sommet avec l’Allemagne et l’Espagne allait permettre de faire le point sur les progrès de ce projet, de présenter un démonstrateur et de « documenter la deuxième phase ».
« Nous devrons traiter des questions politiques, telles que l’export, mais aussi des questions opérationnelles : à quoi ressemble l’avion ? Quel est son poids, sa capacité à correspondre aux besoins de la dissuasion nucléaire française, à apponter sur un porte-avions ? », a résumé M. Lecornu devant les sénateurs.
Seulement, toutes les divergences n’ont pas été aplanies. C’est en effet ce qu’a laissé entendre le colonel Jörg Rauber, responsable du SCAF au sein du ministère allemand de la Défense, lors de l’Air Force Tech Summit 2024, un évènement organisé à Berlin, le 28 novembre.
Évoquant le NGWS, et selon des propos rapportés par le site spécialisé Hartpunkt, le colonel Rauber a ainsi affirmé que les trois pays impliqués « ne se sont pas encore mis d’accord sur une architecture commune parce qu’ils ont des besoins différents ».
Rappelant que le « NGWS est actuellement un programme technologique et non un programme d’armement », le colonel Rauber a également indiqué que la portée que devra avoir le NGF est « actuellement au centre des préoccupations » de la partie allemande. Ce qui suppose de développer un avion de combat plus imposant, sauf à recourir à des réservoirs externes qui ne pourraient que dégrader sa furtivité.
Cela étant, dans l’avis budgétaire sur le programme 146 « Équipement des forces » qu’ils viennent de publier, les sénateurs Hugues Saury et Hélène Conway-Mouret ont estimé que le SCAF est « fragilisé » par le non-respect du principe du « meilleur athlète » ainsi par les restrictions que l’Allemagne pourrait imposer à l’exportation.
Ainsi, le principe consistant à donner la primeur aux industriels les plus compétents dans leur domaine [le « meilleur athlète »] n’a « pas systèmatiquement été privilégié pour attribuer les différents lots », ont déploré les rapporteurs.
En outre, ils ont également rappelé « l’importance de la composante aérienne dans la stratégie de dissuasion aérienne ne peut tolérer de compromis sur les performances technologiques compte tenu du caractère de plus en plus disputé des espaces aériens ». Ce qui renvoit aux propos du colonel Rauber au sujet des divergences de vues sur l’architecture du NGWS.
Quant au sujet de l’exportation, l’accord franco-allemand signé en octobre 2019 n’a pratiquement rien réglé… alors que cette question est l’une des lignes rouges posées par la France pour continuer le programme.
En effet, l’article 3 de cet accord stipule que l’Allemagne ne peut pas s’opposer à l’exportation des systèmes d’armes développés dans le cadre d’une coopération avec la France dès lors que ceux-ci contiennent moins de 20 % de composants allemands [hors maintenance et pièces détachées]. Sauf si, de façon exceptionnelle, Berlin estime qu’une vente pourrait porter atteinte à sa sécurité nationale et / ou à ses intérêts directs.
Or, soulignent Mme Conway-Mouret et M. Saury, les « industriels allemands étant associés pour un tiers au projet, il y a tout lieu de s’inquiéter sur la future capacité de la France à exporter librement ce système d’armes ».
En outre, ils ont fait part de leur préoccupation « de voir émerger un débat en Allemagne sur la création d’une instance multilatérale qui aurait le pouvoir de s’opposer à un contrat d’exportation négocié par les autorités françaises ». Et d’insister : « Une telle contrainte aurait inévitablement pour conséquence de réduire considérablement les perspectives d’exportation et donc de fragiliser l’équation économique et financière du programme ».
Aussi, les deux sénateurs ont demandé la tenue d’un débat sur l’avenir du SCAF [caractéristiques du système, modalités de production et d’exportation] au Parlement, après les prochaines élections fédérales allemandes.
Devant les députés, M. Lecornu avait assuré qu’il était « preneur d’un débat sous un format spécifique pour évoquer les piliers, entrer dans le détail du programme et, à huis clos, présenter le cahier des charges de l’armée de l’Air ». Cela « permettrait de comprendre les attentes et les pressions qui s’exercent sur la ‘trame chasse’ sur le très long terme », avait-il ajouté, après avoir précisé qu’il aborderait des « questions passionnantes relatives à l’export, à la dissuasion et à l’avenir de Dassault Aviation.
Enfin, Mme Conway-Mouret et M. Saury ont également appelé à « refuser tout mécanisme de contrôle multilatéral des exportations d’armements ayant fait l’objet d’un programme commun européen » car la « France doit demeurer souveraine en matière d’exportation d’armements ».
Docteur en sciences de gestion, ancien officier, enseignant en géopolitique à ESDES Business School, ESDES – UCLy (Lyon Catholic University)
Le retour imminent de Donald Trump à la Maison Blanche pourrait être synonyme, à terme, d’un désengagement américain de la protection du Vieux Continent. Dans une telle hypothèse, la France et le Royaume-Uni pourraient-ils faire bénéficier leurs alliés de leur force de dissuasion nucléaire ?
De l’avis de nombreux observateurs, la victoire de Donald Trump annonce le retour de l’isolationnisme américain. Dès lors, le débat au long cours autour de l’autonomie stratégique européenne revient sur le devant de la scène. Si cette notion d’autonomie stratégique comporte une composante conventionnelle et industrielle évidente, une nouvelle question émerge dernièrement : en cas de désengagement de Washington, les Européens pourraient-ils eux-mêmes assurer la protection du continent au niveau nucléaire ?
Hormis la Russie, seuls deux pays européens disposent aujourd’hui de l’arme nucléaire : la France, avec 290 têtes nucléaires, et le Royaume-Uni, qui en compte 225. Au regard de la redéfinition de l’ordre mondial qu’une nouvelle présidence Trump pourrait entraîner, les capacités nucléaires de ces deux pays prennent une importance singulière.
En tout état de cause, l’extension des garanties nucléaires française et britannique pour la sécurité collective du Vieux Continent poserait des problèmes doctrinaux d’une grande complexité.
La position française : de la protection nationale à la solidarité européenne ?
Depuis que la France s’est dotée de l’arme nucléaire en 1966, sa doctrine de dissuasion repose sur une notion fondamentale, très gaullienne et jusqu’à récemment jamais remise en cause par les présidents français successifs : l’arme nucléaire ne doit servir qu’à la protection des « intérêts vitaux » de la nation.
Ces intérêts vitaux n’ont jamais été clairement définis, mais ils tiennent, a minima, aux éléments indispensables à la survie et à la souveraineté du pays. Cette définition très large maintient sciemment une forme d’incertitude, pour ne pas divulguer trop d’informations à de potentiels adversaires dans l’éventualité d’une attaque.
Cependant, les crises géopolitiques et les tensions croissantes entre la Russie et le camp occidental, marquées par la formulation de menaces nucléaires par Vladimir Poutine, ont conduit Paris à remettre en cause les éléments fondamentaux de cette doctrine.
En février 2020, lors d’un discours à l’École de guerre, Emmanuel Macron a déclaré que la France était prête à s’engager dans un « dialogue stratégique » avec ses partenaires européens en vue d’explorer la meilleure façon d’intégrer l’arsenal nucléaire français dans la sécurité européenne globale – sans se substituer à l’OTAN, mais pour compléter la défense du continent. Le retour à la Maison Blanche de Donald Trump, qui a souvent critiqué avec virulence l’Alliance atlantique, incite encore plus la France et l’Europe à persévérer dans cette réflexion. Rappelons à cet égard que la doctrine de l’OTAN indique que les dissuasions française et britannique « participent significativement » à la défense du continent – sans préciser comment. Le temps semble venu d’apporter plus de clarté à cette question fondamentale.
Royaume-Uni : le poids de l’influence américaine
Contrairement à celle de la France, strictement souveraine en matière nucléaire, la dissuasion du Royaume-Uni demeure fortement dépendante vis-à-vis de l’Alliance atlantique. Son système de dissuasion repose en partie sur les missiles Trident, achetés aux États-Unis bien que les têtes nucléaires soient britanniques. La souveraineté britannique dans ce domaine n’est donc pas totale ; dès lors, la marge de manœuvre de Londres en ce qui concerne une éventuelle extension de son parapluie nucléaire au reste de l’Europe est limitée.
Néanmoins, la coopération nucléaire bilatérale entre Londres et Paris, formalisée par les traités de Lancaster House signés en 2010, peut contribuer à une telle évolution.
Il demeure que le Royaume-Uni risque de ne pas pouvoir s’engager pleinement dans une dissuasion à l’échelle du Vieux Continent sans l’accord de son allié américain…
Dissuasion européenne : les défis d’une ambition encore en gestation
Le président français encourage ses homologues européens à participer à l’élaboration d’une « culture stratégique commune ». En matière de dissuasion nucléaire, cette approche se heurte toutefois aux réalités politiques et aux réticences de certains pays européens, qui considèrent qu’ils ne seront jamais aussi bien protégés que par le bouclier américain.
En outre, la dissuasion nucléaire française n’a jamais été conçue pour protéger l’ensemble de l’Europe et sa capacité reste limitée face aux arsenaux nucléaires plus vastes de la Russie. Avec ses quelque 300 têtes nucléaires (600 au milieu des années 1980) en cohérence avec son concept de « stricte suffisance », la France dispose certes d’un arsenal dissuasif crédible, mais cette capacité reste insuffisante pour couvrir toutes les éventualités d’un conflit de haute intensité impliquant plusieurs États européens.
De plus, l’idée de déléguer ou de partager cette dissuasion nucléaire est politiquement et diplomatiquement difficile. Certains pays européens, comme l’Allemagne et les États scandinaves, pourraient considérer la mise en place d’une dissuasion nucléaire commune (qui trancherait avec la situation actuelle car la dissuasion américaine est depuis des décennies un objet récurrent du dialogue sur les questions nucléaires entre les États-Unis et la Russie) comme une provocation à l’égard de la Russie allant à l’encontre des objectifs de désarmement nucléaire et de non-prolifération qu’ils défendent activement. Les pays scandinaves et l’Allemagne sont particulièrement sensibles à la relation avec la Russie, en raison de leur proximité géographique avec cette dernière et de leur histoire. Une initiative de dissuasion commune pourrait être perçue par Moscou comme un geste hostile, risquant d’intensifier les tensions.
Enfin, une difficulté majeure persiste du point de vue doctrinal. La dissuasion entre deux acteurs repose sur la notion de crédibilité. Cette dernière existe sous deux formes : technique (la capacité d’une frappe d’atteindre son objectif) et psychologique (l’adversaire, pour être dissuadé, doit être certain que l’autre est prêt à lui faire subir un bombardement nucléaire, quitte à être frappé encore plus durement en retour). À titre d’exemple, la France peut apparaître crédible aux yeux de Moscou si elle menace de détruire des infrastructures russes en cas d’attaque russe visant le territoire français ; mais le sera-t-elle autant si elle menace de s’en prendre à la Russie en cas d’attaque russe contre la Pologne,quitte à s’exposer à voir en retour Paris rasée par les bombes russes ? Ce n’est pas certain… La question est centrale et suppose l’existence d’intérêts vitaux communs européens qui restent à définir.
Une perspective peu crédible… pour l’instant
Aujourd’hui, la dissuasion nucléaire franco-britannique ne peut pleinement se substituer à la garantie américaine. Le dépassement des stricts intérêts vitaux français constitue un jalon vers une sécurité collective renforcée, mais une telle ambition nécessite un engagement fort des autres États membres et un consensus sur la stratégie nucléaire en Europe.
En fin de compte, la dissuasion nucléaire élargie est une idée à explorer, mais elle ne pourra atteindre son plein potentiel qu’à la condition qu’une approche coordonnée, intégrée et acceptée par l’ensemble des puissances européennes puisse se faire jour. Or une telle perspective semble difficilement envisageable à ce stade.
La politique de l’administration Trump sera donc décisive pour qu’une évolution puisse avoir lieu. Dit simplement, son éventuelle politique isolationniste face à l’agressivité russe doit faire peur notamment à l’Allemagne et à l’Europe orientale. Si le président américain transforme l’OTAN en coquille vide et si Vladimir Poutine poursuit sa politique agressive après un hypothétique règlement du conflit l’opposant à l’Ukraine, alors la situation pourrait peut-être évoluer…
L’économie, c’est de l’énergie transformée. Ce ne sont pas aux industriels allemands qu’il faut le rappeler. L’explosion des prix de l’électricité depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine les a remis face au désastre de la destruction de leurs capacités nucléaires depuis la mise en place de l’Energiewende dans les années 1990. Dans ce processus suicidaire, Berlin s’en est pris à l’avantage comparatif français dans le secteur énergétique afin de promouvoir sa propre industrie des énergies renouvelables (ENR)[1] et maintenir sa domination économique en Europe. L’Allemagne mène ainsi une guerre de l’information antinucléaire contre la France en s’appuyant sur ses réseaux influents dans les couloirs de Bruxelles et sur un attirail de fondations politiques au service de ses intérêts.
Commentaire AASSDN : Cet article retrace parfaitement le déroulement des actions menées par l’Allemagne contre les intérêts supérieurs français pendant plus de 25 ans. De nombreux responsables politiques français ont collaboré souvent pour des raisons politiciennes avec des organismes allemands dont l’objectif était d’affaiblir les capacités énergétiques et donc économiques de notre pays. La guerre notamment économique est un état permanent. Nos alliés, qui ne sont pas nos amis, chercheront toujours quand ils le pourront à nous affaiblir pour nous dominer. Il est donc urgent que nos dirigeants, mais aussi tous les Français prennent conscience de cette réalité aux conséquences graves et combattent vigoureusement ces actions souterraines menées contre nos intérêts fondamentaux non seulement par les grandes puissances (Etats-Unis et Chine) mais également au sein de l’UE.
Origines et développement de l’Energiewende
Dans la société allemande d’après-guerre traumatisée par les bombardements américains à Nagasaki et Hiroshima, puis par la peur d’une guerre nucléaire généralisée entre les deux blocs lors de la crise des euromissiles en 1977, l’énergie nucléaire a rapidement suscité une aversion naturelle au sein de la population. C’est d’abord ce terreau réceptif qui a fait le succès des militants antinucléaires en Allemagne. Dès 1980, émerge l’idée d’une « transition énergétique » (Energiewende[2]) qui fixe pour horizon l’abandon progressif des énergies fossile et nucléaire au profit des ENR. Ce rêve trouve immédiatement un écho favorable dans le public allemand et des relais politiques dans le jeune parti écologiste Die Grünen, qui accède au pouvoir dans le cadre de la coalition noir-vert avec la CDU au début des années 1990. C’est alors que la promotion des ENR est devenue le fer de lance d’un discours idéologique puissant reposant sur la « bonne conscience » environnementale et l’ostracisation des défenseurs de l’énergie nucléaire[3].
Le tournant énergétique se situe en 1998 lors de la première coalition rouge-verte[4] dirigée par G. Schröder. Il propose deux lois faisant de l’Energiewende un agenda politique pour l’Allemagne. La première[5] renforce le soutien au développement de la filière des ENR (en garantissant des prix de vente supérieurs au prix du marché au détriment du consommateur) et la deuxième[6] programme un abandon du nucléaire échelonné dans le temps. Concrètement, les centrales nucléaires existantes étaient condamnées à la fermeture tandis que la construction de nouvelles centrales était interdite. Cette transition est à nouveau accélérée en 2011 dans la foulée de la catastrophe de Fukushima, lorsque Angela Merkel annonce la fermeture anticipée de la totalité des centrales allemandes à horizon 2022[7]. En avril 2023, les trois derniers réacteurs nucléaires du pays sont finalement fermés[8]. Le rêve vert des écologistes est devenu réalité.
L’Union européenne mise au pas
L’abandon précipité du nucléaire a exposé l’économie allemande aux aléas climatiques et aux incertitudes de l’intermittence des ENR. Pour réguler l’instabilité de sa production énergétique, l’Allemagne dépend de la coopération des pays voisins pour liquider sa surproduction en exportant ou pour compenser son déficit de production en important. Sa survie énergétique étant désormais en jeu, elle n’a pas hésité à mobiliser son influent réseau de lobbyistes à Bruxelles pour défendre ses intérêts et imposer son modèle énergétique[9].
Cette influence s’est traduite de trois manières[10]. En 1996, la directive 96/92/CE vise à développer les débouchés allemands en favorisant les interconnexions des réseaux électriques européens dans le cadre du marché européen de l’électricité. En 2007, l’UE s’engage dans la libéralisation du marché européen de l’énergie et la directive 2009/28/EC, pour ne citer qu’elle, est reformulée sous la pression du lobbying allemand pour maintenir des tarifs de rachat avantageux aux producteurs d’ENR[11]. Enfin, l’Allemagne a vampirisé les subventions de la Banque européenne d’investissement en excluant le nucléaire du label vert de la taxonomie (exclusion levée en 2022). En revanche, le gaz fossile – notamment russe –, essentiel à l’économie allemande pour remplacer le nucléaire, est quant à lui considéré comme une énergie de transition. En d’autres termes, n’est durable ou décarboné que ce qui assure la pérennité et l’hégémonie du modèle énergétique allemand.
Une bête à abattre : le nucléaire français
Il est clair que le lobbying allemand sur la taxinomie avait un bouc émissaire : la France et son fleuron EDF[12]. La sortie du nucléaire ayant mécaniquement augmenté les prix de l’électricité outre-Rhin, le risque pour l’Allemagne était une perte intolérable de compétitivité pour son industrie alors qu’à sa frontière se vendait de l’électricité 2,5 fois moins chère. Henri Proglio, ancien PDG d’EDF, déclarait ainsi à l’Assemblée nationale : «Comment voulez-vous que ce pays qui a fondé sa richesse, son efficacité, sa crédibilité sur son industrie accepte que la France dispose d’un outil compétitif aussi puissant qu’EDF à sa porte ? Depuis trente ans, l’obsession allemande est la désintégration d’EDF ; ils ont réussi[13] ! »
Dans un premier temps, EDF avait pourtant bien reçu la nouvelle de la libéralisation du marché européen. Il était théoriquement gagnant puisqu’il proposait les meilleurs tarifs du marché. Mais l’Allemagne, sous couvert de la commission bruxelloise, a eu tôt fait de pointer du doigt la position monopolistique d’EDF sur le marché français et d’exercer une pression constante pour qu’il se plie à ses exigences[14]. La docilité d’une naïveté impensable des gouvernements français pour s’y conformer s’est traduite par l’adoption de la loi NOME en 2010 et du dispositif ARENH qui en découle. Cette loi contraignait EDF à vendre chaque année un quart de sa production nucléaire à prix coûtant (42€/MWh) à ses « concurrents » qui n’existaient pas, c’est-à-dire des intermédiaires de la filière qui ne produisaient aucune énergie. EDF était riche, il fallait qu’elle donne sa rente nucléaire. C’était absurde, et la France l’a fait par dévotion à l’idée qu’elle se fait de l’Europe. En dix ans, le cours de l’action EDF a baissé de 80 % et l’entreprise a été ruinée[15]. L’Allemagne avait obtenu gain de cause.
L’arsenal de fondations allemandes dans la guerre de l’information
Dans cette entreprise de sabotage du nucléaire français, l’Allemagne s’appuie sur plusieurs fondations politiques au premier rang desquelles se trouvent Heinrich Böll et Rosa Luxembourg, financées par Berlin à hauteur de 500 millions d’euros par an[16].
C’est le cas de la fondation Heinrich Böll qui coordonne depuis 2016 des opérations d’influence contre le nucléaire français en finançant un large panel d’ONG-relais comme le Réseau Action Climat (qui regroupe 27 associations nationales telles Greenpeace France, WWF ou Sortir du nucléaire). En 2022, la fondation recevait 67 % de ses financements du gouvernement allemand et de l’UE et concentrait plus de 50 % de ses activités à l’étranger. En lien étroit avec le parti vert allemand, elle s’occupe essentiellement de produire et de financer du contenu et des rapports à diffuser dans la presse et les sphères politiques, octroyer des bourses pour la recherche universitaire écologique ou encore rencontrer les élites françaises et soutenir la création de partis politiques comme EELV. Or, les contenus qu’elle propose vouent systématiquement aux gémonies les déchets nucléaires, les risques nucléaires ou l’obstination de l’État français et d’EDF dans le nucléaire ; et n’hésitent pas à aller jusqu’à la désinformation en stipulant que l’énergie nucléaire est polluante et manque de fiabilité[17]. Et ne manquent jamais de vanter les mérites de l’Energiewende allemande ou de l’avenir des ENR.
La fondation Rosa Luxembourg, si elle n’a pas d’antenne en France, s’attaque aux intérêts énergétiques français à l’étranger à commencer par l’extraction d’uranium. Elle participe par exemple à la publication d’un Atlas de l’uranium[18]en 2022, financé par le ministère fédéral de la Coopération économique et du Développement allemand, et qui dénonce le néocolonialisme de la France au Niger et les dangers sanitaires de l’exploitation du minerai par Orano (ex-Areva). Comment ne pas y voir la main de Berlin qui cherche à miner la filière nucléaire française, imposer cette idée fausse dans les esprits de l’Hexagone que le nucléaire est néfaste pour l’environnement et soutenir sa propre industrie dans les ENR ?
Conclusion
Devant les ingérences allemandes contre l’indépendance énergétique française, un constat s’impose : les conflits d’intérêts et les antagonismes entre pays n’ont pas miraculeusement disparu en Europe après 1945. N’en déplaise à un certain pacifisme idéaliste, la géopolitique reste le terrain des rapports de force entre les États, même dans l’Union européenne. « Les États n’ont pas d’amis », disait le général de Gaulle. Pourtant, l’Élysée ne cesse de brandir la bannière de « l’amitié franco-allemande » tandis que la page Wikipédia de cette expression n’existe pas en allemand, mais seulement en français, en esperanto et en suédois…
Louis du BREIL
Revue Conflits 14 novembre 2024
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[1] Énergies renouvelables.
[2] Du rapport de 1980 publié par l’Okö Institut, un institut de recherche sur l’environnement, qui s’intitule « Energie-Wende : Growth and Prosperity Without Oil and Uranium ».
[3] C’est dans ce contexte que le chancelier Helmut Kohl impose la loi de tarif de rachat de 1991 qui impose aux entreprises de distribution d’acheter de l’électricité issue des énergies renouvelables à un tarif supérieur aux prix de marché.
[4] Coalition entre les socio-démocrates du SPD et les verts de Die Grünen.
[5] Loi Erneuerbare Energien Gesetz (EEG), promulguée en avril 2000.
[6] Loi sur l’énergie atomique, entrée en vigueur en 2002.
[7] Frédéric Lemaître, « La conversion d’Angela Merkel en faveur d’une sortie du nucléaire », Le Monde, 1er avril 2011.
[8] Jens Thurau, « Germany shuts down its last nuclear power stations », Deutsche Welle, 14 avril 2023.
[9] Inga Margrete Ydersbond, « Multi-level lobbying in the EU: The case of the Renewables Directive and the German energy industry», Fridtjof Nansen Institute, octobre 2012.
[10] Rapport de l’EGE de mai 2021, « J’attaque ! Comment l’Allemagne tente d’affaiblir durablement la France sur la question de l’énergie ? »
[11] Margot de Kerpoisson, « Blitzkrieg énergétique : l’Allemagne en campagne contre le nucléaire français », Conflits, 1er mai 2022.
[12] Voir le rapport de l’EGE daté de juin 2023, « Ingérence des fondations politiques allemandes & Sabotage de la filière nucléaire française ».
[13] Commission d’enquête du 13 décembre 2022.
[14] Tribune collective, Énergie : « Pour retrouver une électricité bon marché, il faut se défaire des exigences de Bruxelles », Le Figaro, 5 juin 2023.
[15] Charles Gave, « AREVA, ALSTOM, EDF, nous avons la meilleure fonction publique au monde », Institut des libertés, 30 janvier 2022.
[16] Rapport de l’EGE, « Rapport d’alerte – Ingérence des fondations politiques allemandes et sabotage de la filière nucléaire française », 22 juin 2023.
Face à Poutine et après Trump, européaniser la dissuasion française ?
Perspectives sur l’actualité Guerre
La guerre d’Ukraine a ouvert un nouveau contexte stratégique et établi un nouveau modèle pour les conflits d’agression que la Russie pourrait mener à l’avenir face à l’espace européen.
Alors que l’Europe se prépare à entrer dans la deuxième ère Trump, la France doit trouver les moyens d’éviter à la fois la guerre et la soumission.
La guerre d’Ukraine, par sa durée et l’ampleur des pertes que subissent les belligérants, marque le retour en Europe des conflits conjuguant ampleur et durée, destructions matérielles et pertes humaines avec, pour un des deux belligérants, un enjeu de survie nationale. Alors que la nation ukrainienne lutte pour son existence face à l’agression russe, la France semble doublement à l’abri d’un tel risque.
D’une part grâce à sa situation « d’île stratégique » qui la voit en paix durable et confraternelle avec l’ensemble du continent européen, ce qui lui confère une profondeur stratégique historiquement inédite. D’autre part, grâce à sa dissuasion nucléaire nationale autonome qui la prémunit contre tout anéantissement ou chantage nucléaire. Pour autant, la France est profondément impliquée dans la défense de cet espace européen au sein duquel elle vit une communauté de valeur et de destin avec ses voisins, partenaires et alliés. Mais dans ce contexte, la dissuasion nationale autonome n’est pas une panacée, et le contexte du retour durable d’une Russie agressive et expansionniste crée de nouvelles situations à risque que son modèle de forces actuel ne permettrait pas toujours d’affronter. Notamment en raison de la prolongation potentielle des crises, mais aussi d’un ordre international bien moins binaire et plus économiquement complexe que dans les années de la Guerre froide.
Si les dirigeants français admettent volontiers à travers leurs déclarations depuis les années 1970 qu’une part des « intérêts vitaux » du pays se situe en Europe, force est de constater que la France serait bien incapable, dans le format actuel, d’européaniser sa dissuasion de manière crédible et efficace pour s’ériger en protectrice de dernier ressort de l’intégrité de l’espace européen. Surtout dans un contexte conjuguant crise conflictuelle longue, escalade lente et doutes sur l’engagement américain : trois hypothèses probables à court ou moyen terme. La conséquence est qu’il faut sans doute admettre que les intérêts de la France en Europe ne sont pas « à ce point vitaux » pour que celle-ci puisse offrir une garantie de sécurité avec son seul arsenal nucléaire actuel — qui la verrait prête à « risquer Paris pour Vilnius ».
Il faut donc l’admettre, l’hypothèse d’un conflit conventionnel existe face à la Russie, dont l’escalade pourrait et devrait être maîtrisée. Il faudrait ainsi pouvoir mener celle-ci dans la durée, en coalition, avec l’appui de forces nucléaires françaises « différentes » pour un meilleur épaulement avec les forces conventionnelles. Un point de vue, pour l’heure, résolument hérétique, mais qui découle d’une modification profonde du contexte stratégique.
Une dissuasion française historiquement cohérente
Les fondements de la dissuasion nucléaire française, de la doctrine aux composantes et moyens, reposent en grande partie sur le traumatisme de juin 1940 et servirent son édification pendant la guerre froide, comme une continuité de « l’esprit de résistance » 1. Il s’agissait — et c’est toujours le cas — alors d’éviter le retour d’une situation menaçant la survie même de la France en tant que nation, sans avoir à dépendre du bon vouloir d’un allié anglo-saxon, ni devoir revivre les épouvantables sacrifices humains et matériels des conflits mondiaux. L’arme nucléaire, de par sa puissance, apporta à la fois la menace la plus totale et la solution la plus radicale à l’enjeu central de la défense nationale : survivre en tant que nation 2. La défaite de Dien Bien Phu en 1954 et la crise de Suez en 1956 confirmèrent du point de vue de Paris le caractère à minima aléatoire de l’alliance américaine et la nécessaire indépendance absolue des moyens d’assurer la survie nationale 3.
Avec le développement d’un arsenal crédible, doté de composantes variées, d’une capacité de frappe en second et d’un volume suffisant pour infliger des « dommages inacceptables » à toute puissance quelle que soit sa taille et sa profondeur stratégique, la France se dota d’une « assurance vie » autonome. Celle-ci protège son territoire national et sa population d’une élimination brutale, sans discontinuer depuis 1964 (première prise d’alerte des FAS) et de manière très robuste depuis 1972 (première patrouille de SNLE). Sur le plan doctrinal, une pensée française riche et complexe, incarnée par les généraux Ailleret, Beaufre, Gallois et Poirier, permit de jeter les fondements d’une dissuasion nucléaire autonome, « tous azimuts », strictement défensive — seule justification de l’arme atomique nationale. Une dissuasion centrale dans le modèle des forces militaires françaises, ce que synthétisa pour le grand public le premier Livre blanc de 1972 4.
Pour la France, depuis plus de 50 ans, l’hypothèse d’un conflit majeur en Europe est systématiquement liée à un dialogue dissuasif s’appuyant sur l’arme nucléaire nationale. Face à la nécessité de prévenir le contournement « par le bas » de l’arsenal nucléaire, de témoigner de la solidarité de la France envers ses alliés et de pouvoir justifier, le cas échéant aux yeux du monde, de l’opinion française, et de l’adversaire l’ascension aux extrêmes nucléaires, la France avait articulé à partir des années 1970 son corps de bataille en Allemagne autour de l’idée que son engagement forcerait « l’ennemi » (forcément soviétique mais sans le nommer) à « dévoiler ses intentions » 5. Il s’agissait de faire face à toutes les hypothèses de crise, depuis l’option extrême d’un assaut massif du Pacte de Varsovie sur l’Europe occidentale jusqu’aux hypothèses d’attaques limitées aux frontières de l’OTAN (prise de gage territorial), ou d’une opération de contournement de la lutte armée par l’URSS qui ressemblerait au « coup de Prague » de 1968.
L’engagement hors de France du corps de bataille français composé d’appelés du contingent était alors la manifestation tangible de la détermination politique de Paris ainsi que la justification possible du recours à l’arme nucléaire « tactique », non dans une optique de bataille devant être gagnée, mais plutôt de signalement que la France, après avertissement, serait prête à toutes les options, y compris les plus extrêmes. À aucun moment il ne s’agissait dans l’esprit de « gagner » militairement contre le Pacte de Varsovie, ni même de « durer » en conflit, mais plutôt de restaurer, in extremis, un dialogue politique au bord du gouffre, en assumant le fait de contribuer si nécessaire à l’escalade pour ne pas laisser s’installer un conflit d’usure, destructeur, qui ramènerait les souvenirs de Verdun à l’ombre d’Hiroshima. Le choc avec la superpuissance soviétique ne pouvant déboucher sur une victoire conventionnelle à un prix acceptable, seule la dissuasion apportée par une promesse d’anéantissement mutuel devait pouvoir faire reculer Moscou.
Cet édifice national — doctrinal et capacitaire — qu’est la dissuasion reste, en 2024, d’une surprenante cohérence et globalement d’une saisissante validité. Toutefois, les conditions politiques et militaires « à l’est du Rhin » ont profondément évolué depuis 1991, de même que le modèle des forces de l’armée française, conventionnelles et nucléaires. La dissuasion était devenue après la chute du mur de Berlin réellement « tous azimuts » dans un contexte où aucune puissance hostile ne menaçait réellement la France et où l’hypothèse d’une attaque par armes de destruction massive était réduite à la lubie plus ou moins rationnelle du dirigeant d’un petit État « voyou » ou d’une organisation terroriste. Cet apaisement du contexte stratégique, propice au désarmement et à la maîtrise des armements, a contribué à ramener le format de l’arsenal nucléaire français à un étiage, strictement suffisant pour maintenir une capacité crédible permanente et constituer une assurance vie face à l’impensable, tout en maintenant pour l’avenir des savoir-faire et des capacités (notamment humaines) qui pourraient se perdre en un an, mais mettent trente ans à être (re)créées.
En parallèle, le succès du projet européen a fait de la France une « île stratégique ». Alors que le corps de bataille français se justifiait par la présence de milliers de chars du Pacte de Varsovie à quelques centaines de kilomètres des frontières françaises, l’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne des anciens pays vassaux de Moscou, leur émancipation démocratique et leur adhésion à un espace européen uni et étroitement intriqué sur le plan économique et culturel, a donné à la France une profondeur stratégique importante au sein d’un espace pacifié qui ne semblait plus menacé par la Russie. Cette évolution très favorable a pleinement justifié les « dividendes de la paix », la professionnalisation des forces françaises, la réduction de leur format, leur transformation expéditionnaire, l’abandon de l’idée de corps de bataille en Europe et, plus largement, de défense territoriale. Elle a aussi justifié le renoncement aux forces nucléaires tactiques qui assuraient le « tuilage » entre l’engagement du corps de bataille et l’ascension au seuil thermonucléaire. Tout cela était cohérent et adapté au contexte, et ne remettait pas en cause les équilibres de la dissuasion — jusqu’en 2022.
La France pouvait sereinement maintenir un arsenal pour sa seule défense, régulièrement professer publiquement le caractère européen de ses intérêts vitaux 6 et douter, à l’occasion, de la sincérité de l’engagement américain en Europe. Sans avoir pour autant à s’interroger réellement sur les scénarios possibles qui pourraient la voir s’engager concrètement au profit de ses voisins d’Europe centrale et orientale avec sa dissuasion en cas de défaut américain, ni investir dans des capacités conventionnelles d’ampleur pour les épauler le cas échéant. La menace était objectivement faible et l’allié américain toujours présent et en apparence fiable pour se contenter d’une rhétorique théorique. Or l’agression de l’Ukraine que mène la Russie depuis 2014 et qu’elle a choisi de transformer en conflit majeur depuis février 2022 illustre les nouvelles formes que pourrait prendre une agression russe contre une partie des alliés et partenaires européens de la France. Une agression qui pourrait prendre en défaut un modèle français pensé pour des crises « courtes, fortes et proches ».
Un modèle pensé pour les « crises courtes, fortes et proches »
L’hypothèse centrale commune à tous les scénarios de la guerre froide était celle d’une crise courte. L’idée que le choc avec le Pacte de Varsovie ne durerait pas était absolument centrale. Elle se fondait sur la préparation des deux camps, sur l’ampleur de leurs moyens militaires nucléaires et conventionnels et sur le caractère idéologique de leur opposition. Pour la France, la menace était très proche. Les plans soviétiques situaient la frontière française à moins de dix jours de combat 7. Dans ces conditions, en cas d’attaque surprise appuyée par des frappes nucléaires tactiques, toute mobilisation nationale était illusoire et le « rouleau compresseur » soviétique ne pourrait que difficilement être freiné. Méfiants envers la crédibilité de l’hypothèse de représailles nucléaires américaines, les Français avaient taillé leur dispositif après leur retrait du commandement intégré de l’OTAN pour que les forces françaises de bataille soient toutes entières déployées en Allemagne et soient à la fois la seule unité de réserve de l’Alliance et le seul rempart « conventionnel » du pays, avec comme but de manœuvre l’ambition non de vaincre, mais de tester la détermination de l’ennemi 8.
Que cette force soit détruite ou malmenée, à quelques centaines de kilomètres au plus de Paris, impliquait que la France serait, très rapidement, en situation de menace existentielle, sinon d’anéantissement au moins d’invasion sur fond de bataille nucléaire tactique. Dans ces conditions, centrer l’hypothèse principale de la défense nationale sur la dissuasion thermonucléaire au bord du gouffre faisait parfaitement sens, et l’autonomie de la dissuasion française en renforçait encore la crédibilité, face aux alliés comme face aux adversaires. Le reste de l’OTAN, pour sa part, était préoccupé par deux risques antagonistes : d’une part, l’invasion en bonne et due forme de l’Europe occidentale, et d’autre part la prise de gages limités, le « Hamburg grab » 9. Une telle hypothèse aurait pu voir l’URSS saisir des « tranches de salami » ou des « feuilles d’artichaut » selon les théoriciens, sous la forme de gages territoriaux limités par une attaque surprise avant de s’enterrer et de demander des négociations, contraignant l’OTAN à « passer pour l’agresseur qui escalade » s’il avait menacé de représailles ou tenté de contre attaquer (un modèle que Vladimir Poutine utilise sous la forme modernisée d’une sanctuarisation agressive10).
Si le risque d’invasion de grande ampleur plaidait pour un dispositif étalé dans la profondeur, celui de la prise de gages limitée, associé aux inquiétudes ouest-allemandes de n’être qu’un champ de bataille sacrificiel, plaidait pour une défense de l’avant, avec le positionnement permanent de toutes les forces de bataille au plus près de la frontière, ne laissant que les forces françaises (qui refusaient la bataille de l’avant) comme seules réserves 11. Américains comme Soviétiques, peu désireux d’avoir à engager un échange nucléaire tactique pouvant déboucher sur une escalade incontrôlable, s’employèrent à trouver, tout au long de la guerre froide, les moyens de retarder le seuil nucléaire le plus longtemps possible, voire de pouvoir l’emporter, au moins dans la bataille d’Europe, par les seules forces conventionnelles.
D’une position centrale d’usage initial dans les années 1950, à l’époque des « représailles massives », les armes nucléaires ne firent que reculer dans l’esprit des belligérants potentiels, pour ne plus être qu’une forme de garantie contre la défaite en rase campagne pour l’OTAN comme le Pacte de Varsovie à la fin des années 1980 12. Le point commun entre les conceptions de l’OTAN et celles de la France restaient l’hypothèse d’une crise courte. Il était alors peu concevable qu’un conflit en Europe dure plus de quelques semaines. La décision devait être emportée par les forces pré-positionnées et par l’afflux rapide des forces de second échelon (venant d’URSS ou d’Amérique du Nord), sans passer par une mobilisation pluriannuelle. Qu’il s’agisse de contrer une attaque menaçant directement ses frontières ou de se porter en soutien de ses alliés, la dissuasion française demeurait la clé de voûte de la stratégie de la France en cas de conflit, capable de neutraliser rapidement toute agression soviétique par une ascension aux extrêmes qui semblait inéluctable si l’adversaire semblait vouloir s’engager de manière résolue, au-delà d’un gage territorial. Une crise « courte, forte et proche » en somme.
La défense de l’espace européen après 2025 : des crises « longues, lointaines, à l’escalade lente »
L’agression russe de l’Ukraine s’inscrit dans une stratégie pluriannuelle de contournement de la lutte armée 13 qui a échoué et s’est transformée, malgré la volonté des stratèges russes, en un conflit ouvert et prolongé. Elle constitue malheureusement sans doute le modèle des conflits d’agression que la Russie pourrait mener à l’avenir face à l’espace européen. Menant initialement une stratégie de déstabilisation par un mélange d’influence, de propagande et d’actions clandestines ciblées (sabotages, assassinats, cyber attaques), la Russie entreprend le « modelage » de sa cible tout en soufflant le chaud et le froid de manière officielle. Il s’agit d’isoler son adversaire, de semer le doute chez ses soutiens éventuels et au sein de son opinion tout en se créant des points d’appui. Le même schéma s’est dégagé en Géorgie ou en Ukraine hier et pourrait se retrouver en Moldavie, en Finlande ou dans les pays Baltes demain.
Selon une mécanique rôdé, la Russie utiliserait ensuite les opportunités que lui offriraient des crises survenant de manière épisodique ( économiques, migratoires, tensions sociales et ethniques, voire crises climatiques) pour accroître la pression de ses attaques hybrides tout en commençant des opérations armées sous faux drapeau (milices, mercenaires, « petits hommes verts »), notamment pour « protéger » les prétendues minorités russes (ou au moins russophones). Face à des États bénéficiant de garanties explicites de sécurité de la part des États-Unis, la Russie tentera de les faire passer pour les agresseurs, recherchera la conciliation éventuelle d’une administration américaine isolationniste ou occupée en Asie ou au Proche-Orient ou reculera de manière provisoire en patronnant des accords de cessez-le-feu tout en professant son désir de paix et en additionnant les demandes plus larges et sans lien direct avec la crise. Si la crise survient dans un espace « intermédiaire » tel que la Biélorussie (à la faveur d’une révolte) ou la Moldavie, l’engagement russe pourrait être plus direct, surtout si les forces ont été régénérées après une pause ou un arrêt du conflit avec l’Ukraine. Bien entendu, tout au long de la crise, la Russie agiterait la menace nucléaire pour peser sur les opinions (et d’abord la sienne), mais sans signalement stratégique particulier vis-à-vis des trois puissances nucléaires occidentales pour ne pas donner aux spécialistes le sentiment qu’elle sort de la « grammaire nucléaire ». Il s’agit de maintenir une forme de « sanctuarisation stratégique agressive » par la parole, à l’ombre de laquelle la Russie a les mains libres sur le plan conventionnel, en comptant sur le fait que la peur du nucléaire des démocraties occidentales tend, à l’heure des réseaux sociaux, à transformer la dissuasion en une théologie de l’inaction des décideurs politiques.
La crise se prolongeant, elle pourrait déboucher sur des combats ouverts entre les forces d’un pays de l’Union européenne et des unités de l’armée russe, avec ou sans intervention américaine, qui pourraient durer des mois entre déni plausible de la Russie, blocage turc ou hongrois de l’OTAN, polémique sur les réseaux sociaux et atermoiements bruxellois. Pendant le déroulé de cette crise, à aucun moment il ne serait opportun pour la France de faire valoir que l’intégrité du ou des pays menacés constitue un « intérêt vital » pour Paris. Ni l’opinion, ni nos autres alliés, ni la Russie ne jugeraient crédible une menace nucléaire de la part de Paris, qui s’attirerait en outre un feu nourri de critiques en provenance d’une communauté internationale « hors zone OCDE » assez sensible à la question de la retenue dans l’usage, même rhétorique, de l’arme nucléaire.
La crise continuant, en cas de mise en péril de l’intégrité territoriale d’un État de l’Alliance, la question de l’engagement au sol à son profit se poserait. Qu’il se fasse « avec l’OTAN » et sous la justification de l’article 5 du traité de l’Atlantique nord serait le cas le plus favorable, celui que la Russie souhaite éviter : bénéficiant du soutien des forces américaines, de leurs capacités clé de voûte (espace, cyber, C3, dissuasion, guerre électronique), la victoire conventionnelle défensive serait sans doute possible. Encore faudrait-il, pour qu’elle y prenne sa part et tienne ses engagements, que la France soit en capacité de projeter une division de combat, avec ses soutiens, pour de longs mois. L’hypothèse serait alors celle d’une crise qui à défaut d’être proche, serait encore « courte et forte », un conflit dont le risque d’ascension aux extrêmes — s’il ne peut jamais être totalement écarté — pourrait néanmoins être contenu, les dirigeants russes devant comprendre rapidement qu’ils devraient se retirer sous peine de ne pas pouvoir cacher à leur opinion leur défaite face au potentiel de l’Alliance qui leur est très supérieur. Mais ce scénario « OTAN uni » n’est plus (hélas) le seul à considérer. Il est parfaitement possible, au vu de l’évolution de la politique américaine, que les craintes françaises exprimées depuis plus de 70 ans soient finalement fondées, plaçant Paris dans une situation de « victoire morale », mais aussi au pied du mur. Après avoir plaidé pour une défense européenne plus autonome en cas de défaut américain, la France devrait « assumer ».
L’hypothèse d’une Europe qui assume seule la tentative de mise en échec d’une agression russe d’une partie de son espace dans le cadre d’une crise hybride prolongée est un véritable casse-tête. Outre l’aspect diplomatique qui consisterait en la création et surtout au maintien dans la durée d’une coalition de bonnes volontés très dépendantes de l’État, toujours fluctuant, des forces politiques en Europe, il faudrait surtout parvenir sur le plan militaire à assumer un combat potentiellement durable, surtout si la Russie, voyant l’échec (encore) de son contournement de la lutte armée, se décidait à assumer une posture offensive plus transparente après s’être assurée d’un nihil obstat américain. D’un engagement initial de quelques bataillons, la France se retrouverait avec une brigade au bout de quelques semaines, puis une division au bout de quelques mois, au sein d’une coalition hétéroclite pouvant rassembler Britanniques, Belges, Baltes, Polonais, Tchèques, Scandinaves, Canadiens… Mais sans doute sans l’Allemagne, de manière directe, ni la plupart des pays d’Europe occidentale.
Les premiers cercueils des militaires français passant le pont de l’Alma susciteraient une émotion intense, mais on ne va pas au seuil nucléaire pour 10 morts. Ni pour 100. Et pour 1 000 ? Mille morts militaires — professionnels et non conscrits — pour la France serait à la fois immense, mais bien peu au regard de l’histoire ou des hypothèses de la guerre froide, surtout si ce chiffre est atteint au bout de six mois ou un an d’engagement purement conventionnel qui, après quelques mois, n’occuperait plus le devant d’une scène médiatique volatile. Outre le fait que l’armée française serait, au bout de cette année, à la peine pour régénérer un dispositif qui aurait perdu environ 4 000 hommes (avec un ratio de trois blessés pour un tué) et des centaines de véhicules, sa dissuasion pèserait peu dans le conflit : elle se prémunirait contre toute menace nucléaire sur notre territoire national, se sanctuariserait sans doute aussi contre des frappes conventionnelles massives sur la métropole, mais serait peu crédible pour contraindre Moscou… À quoi d’ailleurs ? « Dévoiler ses intentions » ?
Aucun président français ne serait crédible en annonçant à ses adversaires, ses alliés ou le monde qu’il fait de la survie de l’intégrité du territoire estonien une question d’intérêt vitaljustifiant un « ultime avertissement » sous la forme du tir d’une ou plusieurs armes de 300 kilotonnes, rompant un tabou nucléaire vieux de plus de 80 ans. La Russie, en revanche, aurait beau jeu de rappeler, surtout si elle est en situation de défaite sur le champ de bataille, qu’elle dispose de moyens nucléaires tactiques qu’elle pourrait décider d’employer, y compris sur son propre territoire, pour oblitérer bases ou forces adverses de la coalition européenne, tout en maintenant qu’une guerre nucléaire demeure impossible à gagner et doit être évitée.
Mais même en cas de violation du tabou nucléaire par la Russie sur un champ de bataille qui entraînerait la mort de quelques milliers de militaires européens, serait-il crédible, là encore, d’engager le cœur de la dissuasion dans son format actuel pour contrer cette menace ? La réponse assez candide d’Emmanuel Macron quant à l’absence de réponse nucléaire française à une hypothétique frappe nucléaire russe sur l’Ukraine en 2022 permet au moins d’en douter et, en matière de dissuasion, la volonté du dirigeant est au moins aussi importante que la crédibilité de son arsenal. Une des raisons principales de cette difficulté est que la dissuasion française n’a pas vraiment de « gradation » dans son concept d’emploi et son arsenal. Depuis la disparition de la composante terrestre et de la Force aérienne tactique, son échelle manque de barreaux pour affronter des crises majeures mais non existentielles, trop sérieuses pour qu’on les ignore mais trop lointaines pour qu’on puisse envisager d’assumer la menace radicale d’une destruction mutuelle assurée. Certes, les Forces Aériennes Stratégiques conservent, avec le missile ASMP-A, un moyen aérien permettant des frappes plus « dosées » que les SNLE, mais leur rôle est, comme leur nom le suggère, éminemment stratégique et leur engagement serait porteur d’un signal clair : la France envoie son avertissement nucléaire, elle est prête à monter aux extrêmes, ce qui ne serait pas forcément le cas, loin de là.
Européaniser la dissuasion française : « réponse flexible », « dissuasion intégrée », « arsenal bis »
Le destin de la dissuasion nucléaire française est sans doute, comme certains l’ont écrit avec à-propos, de ne plus être à l’avenir « chimiquement pure 14 », à la fois dans l’isolement de l’arme nucléaire par rapport aux affrontements conventionnels, mais aussi par l’idée que cette arme ne serait qu’un objet dissuasif en toutes circonstances. Le concept français, on l’a vu, était pertinent lorsque la menace était forte, proche et devait se concrétiser de manière brutale et existentielle. Dans ces conditions, il y avait une vraie logique à refuser le principe même d’une guerre conventionnelle (au-delà d’un choc court) et à s’en remettre à la promesse d’anéantissement mutuel pour stopper l’agression au bord du gouffre. Les déclarations françaises qui concernant son étranger frontalier proche (la République Fédérale d’Allemagne) pouvaient être crédibles, car là encore très proches du territoire national et impliquant un corps de bataille de conscrits. Mais l’extension d’un « parapluie » nucléaire français à l’Europe centrale et orientale, à notre profondeur stratégique, ne peut pas se faire avec la même doctrine ni le même arsenal.
Il ne s’agit pas d’ailleurs seulement d’une question de nombre d’armes ou de format des composantes actuelles, mais plutôt de revoir le cœur de la conception de l’arme nucléaire française. L’exemple américain des garanties à l’Europe est ici éclairant : passées les toutes premières années de la guerre froide et dès qu’exista le risque d’anéantissement mutuel, il était devenu évident que les États-Unis ne seraient pas forcément prêts à risquer leur survie s’ils pouvaient espérer, sans désavouer leurs alliés, contenir un conflit au continent européen. La conséquence fut d’une part que les forces conventionnelles prirent une importance croissante et, d’autre part, que les États-Unis, pour prévenir tout découplage en cas d’attaque nucléaire soviétique limitée au continent européen, se dotèrent de moyens à portée limitée pour offrir une garantie crédible de riposte nucléaire depuis l’Europe qui n’engagerait pas le cœur de la triade protégeant l’Amérique du Nord. Cet exemple peut servir de guide pour penser l’avenir d’une forme de dissuasion nucléaire française au profit de l’espace européen.
Cela supposerait bien entendu de commencer par admettre que Berlin, Varsovie ou Tallin ne seront jamais Paris. Il n’y a d’ailleurs ni mépris ni abandon dans cette remarque, simplement le constat lucide que l’organisation actuelle de l’Europe en États nations repose sur une réalité de communautés nationales qui, si elles peuvent être proches, solidaires et confraternelles, ne sont néanmoins ni fongibles ni vouées à se sacrifier les unes au détriment des autres. Mais elles peuvent partager leur défense, et le font déjà pour la plupart au sein de l’OTAN. Pour qu’elle soit crédible, une garantie nucléaire française doit respecter cette réalité, tout en respectant aussi l’ordre nucléaire mondial et sa clé de voûte, le Traité de non prolifération. Il est donc exclu à la fois de transférer des armes nucléaires « à l’Europe », mais aussi d’encourager une prolifération nationale d’autres pays européens.
La première crédibilité de la dissuasion nucléaire française au profit d’une Europe qui serait au moins en partie « abandonnée » par l’allié américain passe donc par le renforcement des forces conventionnelles françaises. Pas pour recréer un corps de bataille sacrificiel de conscrits, mais pour mettre à disposition de l’Alliance, comme Paris s’y est engagée, des forces de combat terrestre d’un volume suffisant (une division avec l’arme aérienne et le soutien naval associés), pouvant être soutenue et relevée dans la durée, malgré des pertes lourdes. Cela suppose un effort capacitaire et industriel, mais aussi humain. Pas sous la forme d’un service national, mais plutôt d’un accroissement volumétrique de la réserve opérationnelle, en nombre mais aussi en jours d’activité annuels. Si, comme le soulignait le chef d’État major de l’armée de terre, avant de penser volume il faut penser cohérence, on ne peut pas faire l’économie de penser le nombre et les pertes. Cet effort est complémentaire du renforcement de la défense antiaérienne et antimissiles ou de l’acquisition de capacités de frappes conventionnelles dans la profondeur, qui donneraient là encore plus de flexibilité pour gérer une escalade avec la Russie.
Ajoutons qu’il faut aussi être prêts à faire cet effort dans le temps long. Si un éventuel conflit entre la Russie et l’espace européen serait sans doute bien moins violent que les hypothèses de 1964-1991, il serait sans doute plus long et pèserait sur des forces plus petites qui doivent gagner autant en profondeur temporelle qu’en cohérence et en masse. Pouvoir non pas dire, mais montrer à nos alliés et nos adversaires que « nous serons là, en nombre, dans la durée » est la première condition pour être crédibles et dissuasifs. Et pouvoir envisager de mettre en échec une agression russe par des moyens purement conventionnels est à la fois devenu possible et tout à fait souhaitable. Dans l’État actuel des choses, tant que dure au moins la garantie nucléaire américaine au profit de l’Europe, il est possible d’en rester là : européaniser la dissuasion française tant que Washington demeure fiable aux yeux de nos alliés n’est sans doute pas envisageable. Or, les États-Unis pourraient vouloir à la fois se retirer ou s’abstenir en cas de crise sur le plan conventionnel, mais maintenir une forme de garantie nucléaire en dernier ressort.
Et si les États-Unis « partaient » ou que certains pays d’Europe admettaient, à l’image de la France, que leur garantie nucléaire pourrait être incertaine ? Bruno Tertrais évoquait la première possibilité dans ces pages en parlant d’un « scénario Trump », qui se traduirait par un lien transatlantique nucléaire délibérément cassé par le président-élu américain. Alors, la seconde étape de la crédibilité serait de disposer, à l’image des Euromissiles, d’une forme d’arsenal « bis », séparé du cœur de la dissuasion nationale qui reposerait toujours sur le tandem FAS-FOST. Centré sur une composante terrestre (missiles balistiques et de croisière sur transport érecteur lanceur), cet arsenal de quelques dizaines d’armes pourrait être basé en totalité hors de France, dans des pays partenaires volontaires, via des accords bilatéraux avec Paris, à l’image des accords permettant aujourd’hui l’implantation d’armes nucléaires américaines en Europe. La dualité des vecteurs serait assumée, ce qui est moins problématique pour des forces non stratégiques (après tout, un Rafale est déjà un « vecteur dual »), et ces forces pourraient à la fois contribuer aux frappes conventionnelles dans la profondeur et permettre d’assumer une escalade nucléaire « non stratégique » si la Russie souhaitait s’engager sur ce terrain. Cet arsenal « bis », qui demeurerait la propriété de la France sous son contrôle exclusif pour être en conformité avec le TNP, offrirait, en cas de crise, une précieuse réassurance collective et une étape intermédiaire dans le dialogue nucléaire, susceptible de répondre aux armes nucléaires tactiques russes engagées contre les forces françaises ou le territoire de ses alliés sans que ses options se limitent à « le M51 ou rien ». Bien entendu, le coût de cette restauration de la composante terrestre ne serait pas négligeable et il serait souhaitable que les pays qui en bénéficient puissent contribuer d’une manière ou d’une autre à la prise en charge de ce fardeau commun, là encore sans violer le cadre de la non-prolifération. La séparation de cet arsenal du reste des forces de dissuasion rendrait la démarche budgétaire plus facile.
Le dernier élément de crédibilité, celui qui en fait fonde les autres, serait une évolution de la doctrine française et de sa pensée stratégique, pour la mettre en cohérence avec les enjeux européens et le niveau de la menace. Encore une fois, il s’agit de défendre de manière crédible une profondeur stratégique qui n’est pas nationale, sans prétendre de manière fallacieuse que son intégrité est « vitale » pour nous. La prise en compte de l’arsenal « bis » impliquerait de construire une doctrine qui serait toujours dissuasive et défensive. La France peut et doit continuer de refuser le principe de la « bataille » nucléaire stratégique. Mais elle peut aussi admettre que certaines armes nucléaires de faible puissance pourraient avoir leur utilité, séparément des forces stratégiques, pour contrer le risque d’usage de telles armes par la Russie, notamment si elle voyait ses forces conventionnelles s’effondrer face à l’Alliance et qu’elle souhaitait pour des raisons de politique intérieure notamment, renverser la table pour éviter la défaite en combinant usage militaire du nucléaire tactique et sanctuarisation agressive par menace nucléaire stratégique. La réponse « flexible » de l’arsenal « bis » français dans le cadre d’une dissuasion européenne « intégrée », cohabitant avec sa propre sanctuarisation stratégique, mettrait ainsi en échec cette option russe — la dissuaderait — et préserverait ce qui resterait le cœur de la réponse alliée, une action défensive conventionnelle. In fine, la France aurait préservé à la fois ses alliés et sa propre liberté d’action, ce qui est un des bénéfices les plus précieux de la dissuasion.
Admettons-le, ces réflexions reposent sur des hypothèses qui peuvent sembler lointaines ou impensables, hétérodoxes, voire hérétiques pour certains. La plus insupportable pour la plupart de nos alliés étant le retrait de la garantie américaine ou son affaiblissement terminal. Pourtant, en 2024, ce risque n’a jamais été aussi élevé depuis 1947 et la situation de la conflictualité en Europe n’a jamais connu un tel emballement depuis la fin des années 1970. Si nous voulons parvenir à éviter à la fois la guerre et la soumission, comme nous y sommes parvenus face à l’URSS, il faut élaborer une nouvelle posture défensive cohérente et crédible. La dissuasion française a admirablement rempli ce rôle ambigu au sein de l’Alliance jusqu’à la chute du mur de Berlin, lorsque la menace était à 300km de ses frontières. Maintenant qu’elle est à 1 500 kilomètres, il faut repenser la totalité de notre modèle de forces et de notre doctrine dissuasive, pour retrouver d’abord une capacité conventionnelle crédible qui sera suffisante tant que la protection américaine sur l’Europe sera crédible, et commencer à réfléchir au format et à la doctrine qui pourraient permettre d’offrir une forme de garantie de sécurité nucléaire élargie à l’Europe qui soit crédible. Ne pas le faire pourrait contribuer à encourager certains pays d’Europe à rechercher, de manière autonome, leur propre dissuasion, relançant les risques de prolifération au cœur du continent. Bien entendu, à l’heure où la France traverse des difficultés budgétaires durables, ce débat impose des choix et, sans doute, des renoncements qui doivent être affrontés en conscience, non par les armées ou la technostructure, mais bien par la classe politique.
Cette idée de « disparition » possible de la France est d’ailleurs évoquée sans détours par le général De Gaulle dans son discours du 15 février 1962. Cité par Nicolas Roche dans Pourquoi la dissuasion, Paris, PUF, 2017, p. 102.
Avery Goldstein (dir.) Deterrence and Security in the 21st Century — China, Britain, France and the Enduring legacy of the Nuclear Revolution, Stanford, Stanford UP, 2000.
Sur le « Hamburg Grab », voir Scott D. Sagan et Kenneth N Waltz, The spread of nuclear weapons — a debate renewed, New York, Norton, 2003.
Voir Pierre Vandier, La dissuasion au troisième âge nucléaire, Paris, Éditions du Rocher, 2018, p. 70-72.
C. Franc : « Le corps d’armée français — essai de mise en perspective », Revue de Tactique Générale, Paris, CDEC, p. 118-121, avril 2019.