L’année 2024 va être chargée en commémorations solennelles dans un contexte international de plus en plus instable.

L’année 2024 va être chargée en commémorations solennelles dans un contexte international de plus en plus instable.

ASAF – publié le 23 avril 2024

https://www.asafrance.fr/


Pourquoi commémorer le courage et l’abnégation de ceux qui ont débarqué en Normandie et en Provence il y a 80 ans, sinon pour les donner en exemple aux jeunes générations. Ce devoir de mémoire nous oblige puisque nous devons à ces soldats 80 années de paix sur le territoire métropolitain.

Pour autant, il ne faut pas occulter la guerre d’Indochine (1949/54) et les sacrifices de ces soldats d’autant plus qu’ils n’avaient guère le soutien de la population métropolitaine qui se remettait tout juste de la seconde guerre mondiale.

Le 7 mai prochain sera donc l’occasion de commémorer la chute de Dien Bien Phu qui marquera la fin de la guerre d’Indochine, scellée par les accords de Genève.

Mais qui se souvient des exploits du Bataillon français Monclar qui s’est illustré brillamment sous les couleurs de l’ONU pendant la guerre de Corée (1950-53), une guerre oubliée où plus de 3.400 soldats français ont été engagés et où 269 hommes y ont laissé leur vie et 1.350 blessés.

Sous les couleurs de l’ONU, ils se sont battus seulement pour l’honneur de la France.

Il paraît donc justifié que la mémoire collective se souvienne, au même titre que les précédents, de ces combattants français oubliés de l’Histoire dans cette guerre lointaine dans le temps et dans l’espace.

Justice a été partiellement rendue à cet oubli par la promotion de St Cyr (1984-87) qui a pris le nom de « Général Monclar ».

Ce qu’il faut retenir du courage et de la détermination de tous ces soldats, c’est la force morale dont ils ont fait preuve pour accomplir une mission loin de la Mère-Patrie et pour une cause qui n’était pas la leur.

Ils ont accompli leur métier de soldats : l’obéissance au chef pour remplir la mission à tout prix, y compris à celui de leur vie. Ces vertus éternelles ne sont transmissibles que par l’exemple et illustrées par la commémoration des faits.

Ce devoir de mémoire nous oblige envers les futures générations.

Certes, la mondialisation actuelle facilite et fluidifie les échanges commerciaux, l’information, les transports… mais en même temps, les conflits se multiplient. Ainsi, plus que jamais, la France doit être en mesure de faire respecter son territoire, ses droits, sa sécurité intérieure comme extérieure.

Pour cela, sa Gendarmerie et ses Armées sont ses principaux moyens d’action, avec des cadres bien formés et des exécutants motivés et performants comme l’étaient leurs prédécesseurs.

La Loi de Programmation Militaire (LPM) nouvellement votée met à la disposition de ces Forces les moyens matériels pour leur donner un maximum d’efficacité. Mais celle-ci sera toujours conditionnée par la qualité des personnels qui les utiliseront.

D’où l’importance de cette motivation et de cette discipline qui était définie ainsi en tête du premier chapitre de l’ancien règlement de discipline générale (TTA 101) : « la discipline faisant la force principale des armées, il importe que tout supérieur obtienne de ses subordonnés une obéissance entière et une soumission de tous les instants… ».

La formule a changé dans le nouveau TTA 101, mais l’esprit est resté le même.

Colonel (h) Christian Châtillon, Delégué National de l’ASAF.  

Pour la première fois dans l’histoire, des soldats français vont monter la garde au palais de Buckingham

Pour la première fois dans l’histoire, des soldats français vont monter la garde au palais de Buckingham

À l’inverse, des soldats britanniques vont garder les portes du palais de l’Élysée.

8 avril 2024 
https://www.leparisien.fr/international/pour-la-premiere-fois-dans-lhistoire-des-soldats-francais-vont-monter-la-garde-au-palais-de-buckingham-08-04-2024-MOLSW7IYNNDNNMLTJTHQY44C7U.php

Un membre de la Garde républicaine française échange son chapeau avec un membre de la F Company Scots Guards de l'armée britannique après une répétition en vue d'une cérémonie spéciale de relève de la garde, à Wellington Barracks, à Londres, le 5 avril 2024. AFP/Benjamin Cremel
Un membre de la Garde républicaine française échange son chapeau avec un membre de la F Company Scots Guards de l’armée britannique après une répétition en vue d’une cérémonie spéciale de relève de la garde, à Wellington Barracks, à Londres, le 5 avril 2024. AFP/Benjamin Cremel
Une première historique. Ce lundi 8 avril, à 10h45 pétante, une trentaine de soldats de la Garde Républicaine française participeront à la traditionnelle cérémonie de relève de la garde devant Buckingham Palace, à Londres. La France est le premier pays non-membre du Commonwealth à participer à cette véritable institution britannique qui attire chaque jour de très nombreux touristes.

Cette grande première a été décidée à l’occasion du 120e anniversaire de l’Entente cordiale. La France et le Royaume-Uni, longtemps frères ennemis, ont signé une série d’accords de coopération le 8 avril 1904 à Londres pour améliorer leur relation ponctuée de nombreuses guerres.

« L’exercice militaire entre la France et la Grande-Bretagne n’est pas le même, les espaces non plus », relève le Lieutenant-colonel Nicolas Mejenny dans une vidéo de Force news. Les soldats français se sont entraînés aux côtés leurs camarades britanniques vendredi 5 avril pour être prêts le jour J.

Sur le parvis du palais de Buckingham, les 32 soldats français de la Garde républicaine seront rejoints par 40 gardes de la compagnie F Scots Guards, précise le Dailymail. Ils seront inspectés par le duc et la duchesse d’Édimbourg, le chef d’état-major général du Royaume-Uni (CGS), le général Sir Patrick Sanders, le chef d’état-major de l’armée française, le général Pierre Schill, et l’ambassadrice de France au Royaume-Uni, Hélène Duchene.

« Un symbole de la force de la relation entre nos deux pays »

Pendant ce temps, à Paris, 16 soldats de la 7e compagnie Coldstream Guards, coiffés de leur traditionnel bonnet à poil, le bearskin, vont rejoindre la Garde Républicaine pour assurer la garde présidentielle à l’extérieur du palais de l’Élysée. La aussi, il s’agit d’une première.

« Je suis extrêmement fier d’avoir été invité à partager ce moment avec nos amis britanniques, a commenté le chef d’escadron Guillaume Dewilde. Nous sommes comme des frères et sœurs, et célébrer ce moment ensemble est un symbole de la force de la relation entre nos deux pays. »

Même son de cloche côté britannique. « C’est un signe de la force de nos relations. Les Français font partie de nos amis les plus proches. Et qui sait quand nous pourrions avoir besoin l’un de l’autre ? », a déclaré le lieutenant-colonel James Shaw.

Opération Bouclier du Dniepr ? par Michel Goya

Opération Bouclier du Dniepr ?

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 17 mars 2024

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Il existe de nombreuses possibilités d’emploi de la force armée en situation de « confrontation » (ou de « contestation » si vous préférez le terme de doctrine), c’est-à-dire d’affrontement sous le seuil de cette guerre ouverte et générale qu’aucun des adversaires ne veut. L’une d’entre elles, évoquée à de nombreuses reprises sur les plateaux de télévision, mais que l’on reprend désormais depuis que le président de la République a déclaré qu’on ne pouvait rien exclure, consiste à déployer rapidement des forces afin de sanctuariser une zone. C’est un procédé à distinguer des missions d’interposition, comme les opérations sous Casques bleus ou l’opération française Licorne en Côte d’Ivoire, puisqu’il s’agit de faire face à un adversaire désigné en espérant qu’il ne devienne pas un ennemi. Cela a été fréquemment utilisé pendant la guerre froide afin de dissuader un adversaire de s’emparer d’une partie de son territoire ou de celui d’un allié, mais très rarement en s’introduisant dans une zone déjà en guerre. En fait, je n’ai que deux exemples contemporains en tête. C’est peu pour en tirer des leçons mais intéressant tout de même.

Voile sur le Nil

Le premier exemple date de 1970. Nous sommes en plein dans la guerre dite d’« usure » entre Israël et l’Egypte tout le long du canal de Suez. Le 7 janvier 1970 les Israéliens profitent de la livraison par les Américains d’une trentaine chasseurs-bombardiers F-4E Phantom pour lancer une campagne aérienne du delta du Nil jusqu’au Caire. Les Israéliens espèrent que la contestation intérieure que ces frappes provoqueront poussera Nasser à céder. On imagine même que Nasser pourrait être renversé et remplacé par quelqu’un de plus conciliant. Cela ne fonctionne pas du tout. Les dégâts militaires sont réels mais pas essentiels et surtout ils n’aboutissent pas à l’érosion du soutien au Raïs, bien au contraire. Lorsque deux frappes accidentelles très meurtrières frappent des civils, dont une école, la population égyptienne réclame surtout vengeance.

Dès le début de cette campagne aérienne israélienne, baptisée Floraison, les Soviétiques décident d’intervenir. Cet engagement, baptisé opération Caucase, débute au début du mois de février avec le débarquement par surprise à Alexandrie de la 18e division aérienne. À partir d’avril, le dispositif – dizaines de batteries de missiles SA-2B et de SA-3, accompagnées d’un millier de canons-mitrailleurs ZSU 23-4 et de centaines de missiles SA-7 portables – est en place le long du Nil avec en plus au moins 70 chasseurs Mig-21. L’ensemble représente 12 000 soldats soviétiques, 19 000 à la fin de l’année 1970. Ils sont tous en uniformes égyptiens et présentés comme conseillers, mais le message est clair : attaquer le Nil c’est prendre le risque militaire et politique d’affronter les Soviétiques. Les Israéliens abandonnent dès mi-avril 1970 l’opération Floraison, tout en suggérant en échange aux Soviétiques de ne pas s’approcher à moins de 50 kilomètres du canal de Suez. L’effort aérien israélien redouble en revanche dans la région du canal où les combats atteignent un niveau de violence inégalé.

Au mois de juin et alors que des négociations sont en cours pour un cessez-le-feu, les Soviétiques décident de passer outre et de faire un bond en direction du canal. Cette fois les Israéliens ne reculent pas et poursuivent leurs frappes et raids terrestres le long du canal. Les accrochages entre Israéliens et Soviétiques sont de plus en plus fréquents, avec les batteries au sol d’abord puis fin juin avec les Mig-21 qui ont également été rapprochés du front. Le 22 juin, on assiste à une première tentative d’interception soviétique. Le 29, les Israéliens organisent en réponse une opération héliportée sur une base aérienne occupée par les Soviétiques. En juillet, les choses s’accélèrent. Le 18, une batterie S-3 soviétique est détruite mais abat un F-4E Phantom. Le 25 juillet, après plusieurs tentatives infructueuses, un Mig-21 parvient à endommager un Skyhawk israélien. Tous ces combats sont cachés au public. Alors que le cessez-le-feu se profile, le gouvernement israélien décide d’infliger une défaite aux Soviétiques. Le 30 juillet, un faux raid israélien attire 16 Mig-21 au-dessus du Sinaï où les attendent 12 Mirage III aux mains des meilleurs pilotes israéliens. C’est le plus grand combat aérien du Moyen-Orient, là encore caché de tous. Cinq Mig-21 sont abattus et un endommagé, pour un Mirage III endommagé. Deux pilotes soviétiques sont tués. Le lendemain et une semaine après Nasser, le gouvernement israélien accepte le cessez-le-feu. Le plan américain Rogers, à l’origine de ce cessez-le-feu, prévoyait une démilitarisation du canal de Suez d’armes lourdes. Égyptiens et Soviétiques ne le respectent en rien puisqu’au lieu du retrait, ils renforcent encore plus le dispositif de défense sur le canal. Trois frégates armées de missiles SA-N-6 sont mises en place également à Port-Saïd. Les Israéliens sont tentés un moment de reprendre les hostilités mais ils y renoncent, soulagés d’en finir après dix-huit mois de combats.

Une Manta dans le désert

Au début du mois d’août 1983, le Tchad est en proie à une nouvelle guerre civile où le gouvernement de N’Djamena, dirigé par Hissène Habré, s’oppose à l’ancien Gouvernement d’union nationale tchadienne (GUNT), soutenu par la Libye du Colonel Kadhafi. Les Libyens occupent déjà la bande d’Aouzou à l’extrême nord du pays, sont sur le point de s’emparer de Faya-Largeau et menacent d’attaquer la capitale. Hissène Habré demande l’aide de la France.

Le 9 août, François Mitterrand accepte le principe d’une opération de dissuasion face aux Libyens et d’appui aux Forces armées nationales tchadiennes (FANT) baptisée Manta. À cet effet, les points clés au centre du pays, Moussoro et Abéché en une semaine puis Ati en fin d’année sont occupés chacun un groupement tactique interarmes français. Dans le même temps, la diplomatie française désigne ouvertement le 15e parallèle, au nord de ces points clés, comme une « ligne rouge » dont le franchissement susciterait automatiquement une réaction forte. Derrière le bouclier des GTIA, une force aérienne de plus de 50 appareils de tout type est déployé à N’Djamena et Bangui tandis que le Groupe aéronaval oscille entre les côtes du Liban et de Libye. Avec le détachement d’assistance militaire mis en place pour assister et parfois accompagner discrètement les FANT et le détachement de 31 hélicoptères de l’Aviation légère de l’armée de Terre (ALAT) on se trouve en présence du corps expéditionnaire le complet et le plus puissant déployé par la France depuis 1962.

La Libye, qui ne veut pas d’une guerre ouverte avec la France, riposte de manière indirecte en organisant des attentats à N’Djamena et en soutenant les indépendantistes néo-calédoniens. En janvier 1984, les Libyens et le GUNT testent la détermination française en lançant une attaque au sud du 15e parallèle. Les rebelles se replient avec deux otages civils français. Les Français lancent un raid aérien à sa poursuite, mais les atermoiements du processus de décision politique sont tels qu’un Jaguar est finalement abattu et son pilote tué. Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au niveau du 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Le colonel Kadhafi finit par céder et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne qui franchit 16e parallèle. La France réagit par un raid frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français, limité cette fois à un dispositif aérien et antiaérien, est mis en place au Tchad. Il est baptisé Épervier.

Le déblocage de la situation intervient en octobre 1986 lorsque les rebelles du GUNT se rallient au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par des frappes aériennes revendiquées ou non. Les forces tchadiennes coalisées s’emparent successivement de toutes les bases libyennes. Le 7 septembre, trois bombardiers libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français.

Le 11 septembre 1987, un premier cessez-le-feu est déclaré et des négociations commencent qui aboutissent à un accord de paix en mars 1988. Le 31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Les hostilités ouvertes cessent, mais le dispositif militaire français reste sur place. Le 19 septembre 1989, les services secrets libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. Comme lors des attentats d’origine iranienne, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire. La confrontation contre la Libye aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.

Et rien en Ukraine

Ce qu’il faut retenir de ces exemples est qu’une opération de sanctuarisation en pleine guerre est un exercice délicat qui suppose d’abord d’avoir bien anticipé la réaction de l’adversaire et donc de bien le connaître, d’être ensuite très rapide afin de déjouer les contre-mesures éventuelles et enfin d’être suffisamment fort et clair pour être dissuasif. En admettant que la dissuasion réussisse, ce qui a été le cas dans les deux exemples, il faut néanmoins s’attendre à la possibilité d’accrochages, ces morsures sur le seuil de la guerre ouverte, et donc des pertes ainsi qu’un accroissement sensible du stress de l’opinion publique. Il faut surtout que cette opération risquée ait un intérêt stratégique et change véritablement le cours de la guerre en protégeant son allié d’une grave menace à laquelle il ne peut faire face tout seul.

Tous ces éléments ne sont pas réunis dans la guerre en Ukraine. Il n’y a pour l’instant pas de menace existentielle pour le pays, et on notera au passage que lorsque l’Ukraine était beaucoup plus en danger au printemps 2022 personne n’avait envisagé de prendre le risque de sanctuariser quoi que ce soit. Un tel engagement, sur le Dniepr ou aux abords de Kiev et d’Odessa sur les lignes claires, pourrait éventuellement permettre de soulager un peu l’armée ukrainienne qui pourrait ainsi consacrer plus de forces dans le Donbass. Ce n’est cependant évidemment pas avec les 15 000 hommes déployables par la France que l’on aurait la possibilité de tenir unr ligne très longue. L’opération de sanctuarisation ne peut être crédible et efficace qu’avec une masse critique de moyens, très supérieure à celle de Manta et même de Caucase, et nécessiterait donc une coalition de pays un peu courageux. On n’y trouvera donc ni les neutres, ni guère de pays d’Europe occidentale hors le Royaume-Uni et la France ou peut-être encore les Pays-Bas. Avec la Pologne, les pays baltes et scandinaves ainsi que la Tchéquie, on peut atteindre cette force crédible. Avec les Etats-Unis, on doublerait sans doute tout de suite de moyens, mais les Etats-Unis accepteraient-ils de prendre de tels risques ? C’est peu probable. Ajoutons ensuite cette évidence que si on a les moyens matériels, dont des munitions, pour constituer une grande coalition militaire, même entre Européens seulement, on pourrait aussi fournir ces moyens directement à l’armée ukrainienne. Dans tous les cas, cela se ferait dans une grande cacophonie politique où les Russes actionnerait tous leurs alliés sur le thème « plutôt céder à Poutine que mort », et avec suffisamment de délais pour tuer toute surprise. Dès le déploiement de cette force éventuelle, les Russes ne manqueraient pas de la tester et la frappant « accidentellement » par exemple, afin de stresser encore plus les opinions et de jauger la volonté des un et des autres.

Est-ce que cette opération réussirait en dissuadant les Russes d’aller jusqu’à Kiev et Odessa, en admettant encore une fois qu’ils battent l’armée ukrainienne dans le Donbass ou qu’ils décident de reporter leur effort vers Kharkiv et Kiev à partir de la Russie ou la Biélorussie ? On ne sait pas. La vraie dissuasion réside dans le fait que tout le monde redoute que le franchissement du seuil de la guerre ouverte et générale entre puissances nucléaires entraine une escalade rapide vers cet autre seuil que personne ne veut aborder, celui de l’affrontement atomique. Or, le franchissement du seuil de la guerre ouverte contre un corps expéditionnaire en Ukraine signifierait-il automatiquement cette escalade interdite ? C’est ce qu’on laissera entendre dans les opinions publiques européennes afin de les apeurer mais en réalité rien n’est moins sûr. Même en invoquant la désormais fameuse « ambiguïté stratégique », l’Ukraine ne fait incontestablement pas partie des enjeux vitaux français et britanniques, qui justifieraient l’emploi en premier de l’arme atomique, synonyme de riposte de même nature, et c’est la même chose pour la Russie. Autrement-dit, les Russes pourraient vraiment saisir l’occasion d’essayer vaincre un contingent de l’OTAN, surtout si les Américains n’en font pas partie, et ce sans que personne n’ose utiliser d’armes nucléaires. Y parviendraient-ils ? c’est une autre question.

En conclusion, une opération de sanctuarisation au cœur de l’Ukraine est à l’heure actuelle une chimère. Cela aurait pu éventuellement être efficace avant la guerre avec un déploiement rapide de forces de l’OTAN, y compris américaines, à la frontière de l’Ukraine et de la Russie. Que n’aurait-on entendu sur « l’agressivité de l’OTAN et les plans machiavéliques américains face à la gentille Russie qui ne fait que se défendre et n’a aucune intention belliqueuse », mais cela aurait pu, peut-être, effectivement dissuader la Russie d’engager la guerre…si on avait la volonté et les moyens. Nous Européens et nous Français, avions en fait détruit depuis longtemps les moyens nous permettant de réaliser une telle opération sauf avec quelques centaines de soldats français, quelques milliers tout au plus en coalition européenne. L’urgence est pour l’instant de reconstituer ces moyens perdus tout en aidant l’Ukraine autant que possible, y compris éventuellement avec des soldats ou des civils en soutien, et puis de renforcer militairement le flanc Est de l’Europe comme avait pu l’être la République fédérale allemande durant la guerre froide. Il sera alors temps de voir.

La justice militaire. Revue historique des armées

La justice militaire. Revue historique des armées

par Bruno Modica – Revue Conflits – publié le 13 mars 2024

https://www.revueconflits.com/la-justice-militaire-revue-historique-des-armees/


La première de couverture de ce numéro à toutes les raisons d’être séduisante, puisqu’elle représente une sorte de jeu de loi mettant en scène « l’affaire Dreyfus et de la vérité », un sujet qui a divisé la France, et mis en évidence les particularités de la justice militaire. L’éditorial fait d’ailleurs directement référence, tout comme le premier article à cette formule cinglante de Georges Clémenceau : « la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique ».

Revue historique des armées – numéro 311 – année 2023.

Plusieurs colloques ont eu lieu sur la justice militaire comme objet d’histoire, avec son évolution dans le temps, comme dans l’espace, notamment par la transformation de la maréchaussée en gendarmerie nationale, cette arme disposant de prérogatives prévôtales jusqu’en février 1791. La fondation d’une armée professionnelle avec une compagnie d’ordonnance organisée par le roi Charles VII entre 1439 et 1450, a rendu nécessaire l’existence d’un corps spécialisé permettant d’exercer des prérogatives à la fois judiciaires, mais également disciplinaires.

La marine est également concernée par l’ordonnance du 15 avril 1689, avec un code spécifique de justice maritime dont l’exécution est confiée aux officiers de marine. La justice militaire et son bras armé la maréchaussée traquent les routeurs comme les déserteurs, en prenant en compte évidemment le paramètre que peut représenter la population.

La Révolution Française a permis la création d’un corps spécialisé, un tribunal criminel militaire à partir de 1793 et en 1797 la création du conseil de guerre. Les effectifs croissants de l’armée ont rendu nécessaire cette rationalisation qui concerne également la marine. Le premier code pénal militaire date de la Convention, avec des codes pénaux spécifiques, celui des vaisseaux et celui des arsenaux.

Etat de siège

La justice militaire ne peut être dissociée de l’état de siège. Car il ne s’agit pas seulement de faire respecter la discipline au sein des armées, mais d’élargir les prérogatives des tribunaux militaires pendant les périodes de crises. Les deux articles rédigés par Yna Khamassi et Clémence Faugère qui traitent respectivement des émeutes de juin 1832, et de la liberté d’expression au cours de la guerre franco-prussienne, font écho à des situations plus contemporaines, et notamment le débat récurrent en France sur l’état d’urgence, qui s’inscrit dans une démarche civile bien entendu.

Il aurait été pertinent de faire un rapprochement avec la situation pendant la guerre d’Algérie, qui aurait pu être abordée également sous l’angle de la liberté de la presse. On pourra lire toutefois avec profit l’article de Quentin Lenormand consacré à la prosopographie d’une dissidence militaire à la fin de la guerre d’Algérie, entre 1961 et 1964. La justice militaire intervient alors comme un moyen de juger les activistes de la mouvance OAS, dans laquelle les militaires sont présents. C’est en 1963 que se constitue la cour de sûreté de l’État dont il convient de rappeler qu’elle a été supprimée le 29 juillet 1981, sur proposition du garde des Sceaux, Robert Badinter, récemment disparu. La guerre d’Algérie a été particulièrement « riche » en juridictions spéciales, comme la cour militaire de justice et auparavant le Haut tribunal militaire. Pour ce qui concerne cette période, Quentin Lenormand rappelle d’ailleurs que les condamnations des 710 individus qui ont été jugés entre 1961 et 1967, n’ont pas été fondamentalement différentes de celle qui auraient été infligée par des tribunaux de droit commun. Les remises de peine interviennent d’ailleurs dès le mois de décembre 1963 la première vague d’amnistie a lieu en décembre 1964.

Rôle de l’infanterie

La justice militaire s’est développée au tournant du XVIe siècle, dès lors que l’infanterie a joué un rôle essentiel dans l’armée royale. Le fantassin, contrairement au cavalier, est essentiellement un roturier, et s’il dispose d’une sorte de privilège de justice, en contrepartie du service du roi, il n’est absolument pas comparable à celui dont peut bénéficier un noble. Les prérogatives de la justice prévôtale et de la justice ordinaire se chevauchent parfois, il faut attendre la fin des années 1530 pour que le « soldat » désigne explicitement le fantassin légitime du roi de France. De ce point de vue, même si cela n’est pas toujours systématique, le statut militaire permet de relever d’une justice spécifique. Cela ne s’applique pas aux déserteurs vagabonds, qui dès lors qu’ils ont « pris les champs » relèvent de la justice commune.

Cela permet de faire le lien avec l’article de Mathieu Raynal qui aborde le cas du Rouergue entre 1720 et 1791, sous l’angle de la lutte menée par la maréchaussée contre les déserteurs. Les recherches comme les captures sont d’ailleurs entreprises à l’initiative des lieutenances, sans réquisition d’une autorité ou intervention de la population. Bien souvent, c’est à l’occasion d’une arrestation que la situation de déserteurs des personnes appréhendées apparaît, ce qui évidemment permet de les livrer à l’autorité militaire.

L’exemple américain

Paradoxalement, en raison des séries télévisées spécifiques, comme « juge avocat général – Jag », le grand public connaît mieux la justice militaire américaine que la justice militaire française. L’article de David Gilles montre comment George Washington, commandant-en-chef de l’armée continentale et premier président des États-Unis a mis en place, avec une forte inspiration des articles de guerre britannique de 1765, ce que l’on connaît sous le nom de code uniforme de justice militaire.

Les Américains sont visiblement très fidèles, à l’exemple de leur constitution, aux textes anciens, puisque le premier code de justice militaire adoptée par le congrès en 1775 est resté quasiment inchangé jusqu’en 1951. La construction de la justice militaire américaine doit beaucoup aux « articles of war » britanniques, qui se sont progressivement construits après la période médiévale. C’est seulement en 1688, dans le contexte de la Glorieuse Révolution, que se mettent en place les différents cadres juridiques que George Washington reprend pour organiser, à partir des troupes de Virginie, les normes militaires américaines, dans le cadre de l’armée coloniale dans un premier temps, avant que cela ne s’applique à l’armée continentale.

Ce numéro se révèle particulièrement riche pour celui qui s’intéresse au traitement des sources documentaires des services historiques de la défense, mais il serait souhaitable que ce qui relève littéralement « de l’atelier de l’historien » puisse être rendu plus accessible au grand public que des communications destinées à des spécialistes. L’éditorial du professeur Walter Bruyère-Ostells présente en effet les enjeux mémoriels de la justice militaire, mais également comment elle peut constituer un prisme privilégié pour l’histoire politique. Peut-être aurait-il fallu que les différentes communications mettent l’accent, au-delà de leur strict objet documentaire, sur les éléments de contextualisation, ce qui en aurait sans doute renforcé l’intérêt.


Bruno Modica est professeur agrégé d’Histoire. Il est chargé du cours d’histoire des relations internationales Prépa École militaire interarmes (EMIA). Entre 2001 et 2006, il a été chargé du cours de relations internationales à la section préparatoire de l’ENA. Depuis 2019, il est officier d’instruction préparation des concours – 11e BP. Il a été président des Clionautes de 2013 à 2019.

Angleton : as du contre-espionnage ou paranoïaque obsessionnel ?

Angleton : as du contre-espionnage ou paranoïaque obsessionnel ?

par Giuseppe Gagliano* – CF2R – publié le 11 mars 2024

https://cf2r.org/historique/angleton-as-du-contre-espionnage-ou-paranoiaque-obsessionnel/

*Président du Centro Studi Strategici Carlo De Cristoforis (Côme, Italie). Membre du comité des conseillers scientifiques internationaux du CF2R.

 

Dès le début de sa carrière au sein de l’Office of Strategic Services (OSS), James Jesus Angleton (1917-1987) s’est consacré à la définition d’une méthodologie spécifique pour le contre-espionnage, basée sur trois concepts fondamentaux : infiltration, désinformation et sécurité. L’objectif était de s’infiltrer dans les services secrets ennemis pour diffuser de fausses informations qui les désorienteraient, tout en assurant la sécurité maximale des secrets des services alliés.

Cet engagement reflétait son attirance innée pour le monde nébuleux de l’espionnage, caractérisé par l’ambiguïté et la nécessité d’une analyse extrêmement rigoureuse des documents recueillis, une approche trouvant des parallèles dans la critique littéraire du New Criticism appliquée à la poésie. Angleton voyait dans le contre-espionnage une pratique nécessitant une rigueur presque ascétique, le décrivant comme un labyrinthe de tromperies et de double jeu, un combat continu dans un univers de fausseté où chaque agent pouvait être double ou triple.

 

De l’OSS à la CIA

Angleton avait une personnalité, une formation et une sensibilité uniques qui le rendaient particulièrement apte à naviguer dans le monde dangereux et complexe du renseignement. Déjà à Londres, pendant la Seconde Guerre mondiale, il se distingua par son engagement inlassable, devenant une référence au sein de l’OSS en termes de dévouement et de capacité de travail. Sa présence dans la capitale britannique donna lieu à un travail incessant qui le vit s’impliquer dans l’analyse d’informations d’importance vitale et dans la constitution d’un fichier recensant tous les espions ennemis potentiels, grâce à l’accès aux renseignements obtenus via les interceptions de l’opération Ultra. Sa vie à Londres se caractérisa par une existence solitaire, dédiée au travail et à la lecture de poésie, interrompue seulement par des sorties sporadiques avec des collègues. Durant cette période, Angleton établit des liens étroits avec divers figures clés du renseignement britannique, comme Kim Philby[1], qu’il retrouvera des années plus tard à Washington.

Grâce à ses compétences linguistiques et à ses contacts sur le terrain, Angleton se vit également attribuer des missions clés concernant l’Italie, lui donnant l’occasion d’établir des relations directes avec des personnalités comme le général Badoglio[2]. Angleton profita de ses liens familiaux et professionnels pour construire un vaste réseau d’informateurs dans ce pays, développant des relations de confiance avec des figures de premier plan comme Giovanni Montini, le futur Pape Paul VI. Son approche discrète et réservée lui permit de bien s’adapter tant au contexte britannique qu’au contexte italien, complexe et plein d’intrigues.

Son expérience en Italie pendant les derniers mois de guerre contribua à forger sa légende au sein du renseignement américain. A partir de 1945, Angleton a commença à anticiper la transition vers la Guerre Froide : il s’attacha à identifier et à cataloguer les individus qui pourraient devenir hostiles aux États-Unis dans un contexte de rivalité Est/Ouest. Son activité en Italie s’orienta alors rapidement vers la lutte contre l’influence soviétique, et il jeta les bases d’une nouvelle organisation du renseignement italien à orientation antisoviétique, incluant d’anciens membres du régime fasciste. À Rome, Angleton consolida sa position influente au sein du renseignement américain, à une période où l’idée d’une structure de renseignement centralisée commençait à s’imposer outre-Atlantique. Entre 1945 et 1947, il collabora étroitement avec Allen Dulles, les deux hommes partageant une vision commune sur l’importance de préserver l’expérience de l’OSS et sur la nécessité d’une structure autonome dédiée au renseignement et au contre-espionnage. Après la création de la CIA (1947), son réseau d’informateurs et ses opérations de désinformation jouèrent un rôle crucial dans la compétition avec l’Union soviétique, surtout en Italie, où il contribua de manière significative à la campagne clandestine qui influença les élections de 1948, menant à la victoire de la Démocratie chrétienne contre le Front populaire pro-soviétique. Durant cette période, Angleton établit également une relation étroite avec Jay Lovestone[3], soutenant activement les forces syndicales non-communistes et antisoviétiques, conformément à la stratégie de la CIA pour contrer l’influence communiste en Europe et en Amérique Latine.

De retour aux États-Unis à la fin de 1947, Angleton fut affecté au contre-espionnage de la CIA, où il s’occupa des relations délicates avec le FBI et des contacts avec les services secrets alliés, notamment ceux d’Italie et d’Allemagne (à travers l’ancien officier de l’Abwehr Reinhard Gehlen), puis d’Israël, avec lequel il développa une relation particulièrement étroite. Angleton montra également un fort intérêt pour la « guerre culturelle », soutenant activement les intellectuels et les mouvements culturels non communistes, en particulier à travers l’International Association for Cultural Freedom (IACF), financé par la CIA pour promouvoir la culture occidentale et le mode de vie américain.

 

L’affaire Nosenko 

En matière de « chasse aux taupes », une affaire fut particulièrement marquante dans la carrière de James Jesus Angleton : le cas de Youri Nosenko, un haut fonctionnaire du KGB soviétique. Nosenko, fils d’un influent dirigeant du Parti communiste d’URSS sous Khrouchtchev, occupait un poste de premier plan dans la division du KGB chargée de la sécurité intérieure, ayant pour responsabilité de surveiller les Américains présents ou de passage en Union soviétique (diplomates, hommes d’affaires et touristes), afin d’identifier d’éventuels espions et de recruter des informateurs. En 1962, lors d’une conférence sur le désarmement à Genève, Nosenko contacta un représentant du département d’État américain et lui livra des informations précises sur les infiltrés soviétiques au sein des services de renseignement britanniques, de l’OTAN et des forces armées des États-Unis, sans demander de contrepartie ; il motiva son geste par des divergences idéologiques et un mépris pour le régime communiste. Nosenko choisit de ne pas faire défection immédiatement, décidant plutôt de retourner à Moscou pour recueillir davantage de renseignements et les transmettre aux Américains.

Initialement, le recrutement de Nosenko par la CIA fut accueilli avec beaucoup d’enthousiasme à Washington. Cependant, Angleton et Anatoli Golitsyn[4] exprimèrent rapidement des doutes, soutenant que le KGB pouvait avoir envoyer un faux défecteur pour tromper la CIA et saper la crédibilité des informations précédemment fournies par Golitsyn. Cette théorie l’emporta car la réputation d’Angleton et le crédit de Golitsyn étent encore très fort à l’époque, bien que des divergences au sujet de de l’affaire Nosenko commencent à se manifester au sein de l’agence.

Après une période de silence, Nosenko réapparut début 1964, livrant plus de détails sur les agents soviétiques et demandant cette fois l’asile aux États-Unis, affirmant être menacé d’arrestation s’il retournait à Moscou – un mensonge qui contribua à accroître les soupçons à son égard, non seulement de la part d’Angleton et de son équipe, mais aussi au sein de la division soviétique de la CIA elle-même. L’Agence décida néanmoins de l’accueillir aux États-Unis, dans l’intention de découvrir la vérité sur sa défection et éventuellement de l’utiliser pour désorienter le renseignement soviétique. Nosenko arriva à Washington en février 1964, peu après l’assassinat de Kennedy, alors que la CIA et le FBI enquêtaient sur les liens potentiels entre l’assassin, Lee Harvey Oswald, et le KGB. Nosenko nia toute connexion entre Oswald et le service soviétique, affirmant que le KGB avait perdu tout intérêt pour Oswald, le considérant comme peu fiable. Pour Angleton et Golitsyn, ces déclarations alimentèrent la théorie selon laquelle Nosenko était un désinformateur envoyé pour obscurcir tout lien entre Oswald et le KGB, et renforcèrent l’hypothèse d’Angleton selon laquelle l’assassinat de Kennedy pourrait avoir été motivé par des raisons plus complexes et être le fruit d’une opération plus vaste orchestrée par le KGB.

Pour Nosenko, ce fut alors le début d’un long calvaire qui allait durer quatre ans, au cours desquels l’asile politique et même un simple permis de séjour furent sont refusés, le laissant dans un état d’incertitude juridique sans précédent. Il fut rigoureusement isolé, sous prétexte de prévenir tout contact avec son ancien service, privé de toute forme de communication extérieure, y compris de la télévision et de la presse. Il fut soumis à des interrogatoires extrêmement musclées selon les directrives du manuel Kubark sur le contre-espionnage approuvé par la CIA en 1963. Ce faisant, l’agence outrepassait indûment ses fonctions, empiétant le domaine réservé au FBI. La détention prolongée de Nosenko combinée aux méthodes brutales d’interrogatoire – sans aveux significatifs – et à la sévérité des conditions de détention sans aveux significatifs, – en particulier son transfert dans une cellule isolée au centre de formation de la CIA en Virginie – suscitèrent un malaise considérable au sein de l’Agence.

La situation devint tellement controversée qu’en 1967, Richard Helms, alors directeur de la CIA, ordonna une révision complète du dossier, qu’il confia à deux figures éminentes de l’agence, qui demandèrent l’aide de Bruce Solie, un expert du bureau de la sécurité ayant de bons rapports avec Angleton. Solie, après une enquête approfondie, critiqua vivement le traitement réservé à Nosenko, soulignant le manque de professionnalisme avec lequel l’affaire avait été gérée, remettant en question les accusations portées contre lui, réaffirmant la crédibilité des informations fournies par le Russe au cours des années précédentes. Le rapport final de Solie provoqua un choc au sein de la CIA, en particulier pour Angleton, qui avait toujours considéré Nosenko comme un agent infiltré par le KGB.

L’affaire Nosenko connut un développement encore plus dramatique au début des années soixante-dix, lorsque William Colby, directeur de la CIA et adversaire notoire d’Angleton, exprima publiquement son horreur face au traitement réservé à Nosenko, le considérant comme un précédent dangereux pour les libertés civiles. Angleton, quant à lui, ne modifia jamais sa position et réaffirma la nécessité d’agir parfois en dehors des limites constitutionnelles pour garantir la sécurité nationale. Il considérait que, pour contrer efficacement les menaces extérieures – notamment pénétration communiste – un service secret devait avoir la capacité d’opérer de manière discrétionnaire, quitte à franchir les limites légales. Son attitude reflétait la tension fondamentale dans la politique de sécurité américaine de l’époque, entre le respect des libertés démocratiques et la nécessité de se défendre contre des menaces perçues comme extrêmes.

 

Sources

– Michael Holzman, James Jesus Angleton, The CIA, and the Craft of Counterintelligence, University of Massachusetts Press, 2008

– Gérald Arboit, James Angleton, le contre-espion de la CIA, Nouveau Monde édition, Paris, 2007.

 


[1] Agent soviétique qui fut recruté par le NKVD avant même son entrée au MI 6, qu’il infiltra à son profit.

[2] Il devint Premier ministre après le départ de Mussolini et organisa le ralliement de l’Italie aux Alliés.

[3] https://en.wikipedia.org/wiki/Jay_Lovestone.

[4] Officier du KGB ayant fait défection en 1961 et travaillant pour la CIA.

Une histoire des Troupes coloniales

Une histoire des Troupes coloniales

Entretien avec Julie d’Andurain

par Côme du Cluzel – Revue Conflits – publié le 5 mars 2024

https://www.revueconflits.com/une-histoire-des-troupes-coloniales-entretien-avec-julie-dandurain/


Les Troupes Coloniales, une histoire politique et militaire retrace une histoire complète et globale des Troupes coloniales, des débats autour de la création juridique de cette armée en 1900 à sa remise en cause lors de l’entre-deux-guerres, jusqu’à sa dissolution dans les années 1960. 

Entretien avec Julie d’Andurain Les Troupes Coloniales, une histoire politique et militaire, Passés Composés, 2024. Propos recueillis par Côme du Cluzel.

Vous parlez d’une armée coloniale qui naît dans le sillage d’une France qui avait besoin de s’affirmer au sein de l’équilibre des puissances à la suite de la défaite de 1870. Est-ce que pour vous, la création des troupes coloniales a finalement joué en faveur ou à l’encontre de la France ?

Avant de répondre à cette question, il me semble important de définir de quoi on parle parce que c’est un petit peu aussi l’objet du livre : définir justement ce qu’est une « armée coloniale », ce que sont les « troupes coloniales » et pourquoi il y a des confusions, qui sont encore à ce jour importantes, entre les « troupes coloniales » et « l’armée d’Afrique » et les « troupes métropolitaines ».

J’en veux pour preuve que depuis l’annonce de la publication, il parait que sur les réseaux sociaux on s’agite pour dire que la couverture ne représente pas les troupes coloniales, mais un ensemble assez hétéroclite. Or, c’est vraiment l’objet de ce livre d’éclairer ce que sont les troupes coloniales pour définir stricto sensu ce qu’est cette formation, ce qu’elle est devenue et pourquoi elle a existé. Le rôle du livre consiste à expliquer le pourquoi du comment ; il fallait passer par une explication à la fois politique et militaire de cette formation.

Pour revenir à votre question, sur la question de savoir si les Français ont eu raison de créer cette formation, il faut revenir au contexte puisqu’en histoire, tout est affaire de contexte.

Lors de la création officielle des « Troupes coloniales » en juillet 1900, il est apparu nécessaire de créer une formation militaire spécifique, réunissant deux armes, l’infanterie de marine et l’artillerie de marine, c’est-à-dire des marsouins et des bigors, pour pouvoir agir de concert avec d’autres nations dans le cadre de la projection de force qui était prévue pour aller en Chine (le Break-up of China). On a oublié ce projet de conquête de la Chine parce que finalement il ne s’est pas réalisé, mais il se situait dans le prolongement de la conquête de l’Asie et de la une conquête de l’Afrique. Dans ce contexte, les Français désiraient disposer d’une formation coloniale bien identifiée. C’est la raison pour laquelle ils ont créé officiellement et formellement ces troupes coloniales.

L’histoire des troupes coloniales est relativement courte. Est-ce que cela est le signe de leur échec ?

Stricto sensu, l’histoire des « troupes coloniales » est courte puisqu’elle s’échelonne de 1900 à 1958, date à laquelle on les renomme « troupes d’outre-mer », puis enfin « troupes de marine » en 1961. Aujourd’hui, les marsouins et les bigors de l’armée française forment toujours les troupes de marine. Ils se réclament de l’héritage des grands anciens, et ce sont ces formations que l’on envoie prioritairement sur les OPEX (opérations extérieures).

Dans mon livre, je montre que si les troupes coloniales ont eu leur raison d’être, pour les contemporains, pour la période de la conquête, c’est-à-dire 1880-1900, cela est déjà beaucoup moins évidente par la suite (1900-1920). C’est le début d’une contestation interne, au sein de l’armée française, ou les troupes coloniales se trouvent en rivalité avec les formations de « l’armée d’Afrique » qui agissent en Afrique du Nord. Leur capacité à former les tirailleurs (sénégalais, annamites, etc.) leur permet de revendiquer une identité spécifique et de se maintenir en tant que formation opérationnelle dédiée à l’outre-mer. Mais se pose aussi la question des troisièmes et quatrièmes périodes, c’est-à-dire l’entre-deux-guerres, où il y a vraiment un changement de paradigme au niveau colonial, puis de la décolonisation.

Pourquoi fait-on cette différence au début entre les troupes coloniales telles qu’elles sont et l’armée d’Afrique ? Comment est née cette distinction ? Et pourquoi ne pas avoir fondu la « Colo » dans l’armée d’Afrique ?

Un des fils rouges de ce livre consiste à expliquer pourquoi il n’y a pas une seule « armée coloniale », et pourquoi il existe plusieurs systèmes différents : armée métropolitaine, « armée d’Afrique », « troupes coloniales » au sein desquelles on trouve les tirailleurs sénégalais et annamites ; à ces formations de l’armée de terre, il faudrait d’ailleurs aussi ajouter la Marine. Tout cette complexité est l’héritage de l’Histoire.

Pour comprendre le fonctionnement de l’armée aux colonies, il faut raisonner en termes ministériels. Le premier ministère à agir dans le champ colonial a été la Marine. Puis, au moment de la conquête de l’Algérie, le ministère de la Guerre prend pied en Algérie, agissant bientôt de concert avec le ministère de l’Intérieur. Ils participent à la création d’une formation très spécifique qu’on appelle « l’Armée d’Afrique » ou 19e corps et dont la base se situe à Alger. Il s’agit en réalité d’un corps militaire venant s’ajouter aux 18 corps d’armée métropolitains et matérialisant le lien avec la métropole. Or, « l’Armée d’Afrique » est une formation métropolitaine, non spécialisée. Les hommes ne sont pas nécessairement formés pour intégrer un corps expéditionnaire, en dehors de la Légion étrangère, petite formation qui n’a pas vocation à s’élargir.

Quand la France se trouve prête à conquérir le monde, elle doit créer une formation spécifique, tournée vers la colonisation. Elle récupère alors les traditions des troupes de marines, (troupes formées par l’armée de terre, puis embarquées à bord des navires de la Marine) pour en faire des « troupes coloniales ».

On observe la progression de la formation de cette arme à travers les choix des armes à la sortie des écoles de Saint-Cyr et Polytechnique, à partir du Second Empire. Même si le processus commence sous la Restauration, on le voit s’accélérer sous le Second Empire puis, surtout sous la IIIe République au cours des années 1875-1880, moment où les Troupes coloniales deviennent une arme à part entière, bien identifiée dans les écoles. A partir de là, à Saint-Maixent et dans le recrutement par le rang, on recrute massivement pour les régiments d’infanterie et d’artillerie de marine localisés à Cherbourg, Brest, Lorient et Toulon.

On n’a pas fondu la « Colo » dans l’armée d’Afrique, car tout ceci est une longue histoire, assez compliquée, d’empilements successifs de formations qui sont rivales entre elles. C’est un véritable millefeuille de créations successives, venant se surajouter aux autres, d’où la complexité de la compréhension de ce que c’est aujourd’hui.

Cela explique pourquoi il faut attendre une vingtaine d’années avant de voir vraiment la création juridique de cette armée avec la loi de juillet 1900 ?

Les Troupes coloniales sont la seule formation née d’une loi, en 1900. Cette histoire de la loi qui met vingt ans à se former est très intéressante à observer. Il s’agit là du volet politique de la question des troupes coloniales. Il s’agit de savoir pourquoi les parlementaires français de la Troisième République ont mis autant de temps à se décider de créer cette formation.

Quand on lit les textes des contemporains, on voit très bien que leur angoisse, angoisse très récurrente dans le système républicain, c’est la crainte de créer un troisième ministère militaire, le premier étant la Marine et le deuxième celui de la Guerre. Avec la création des troupes coloniales, ils ont très peur de former un troisième ministère militaire qui serait dans les mains du ministère des Colonies, nouvellement créé en 1894.

Cette idée d’une surreprésentation du militaire dans le champ ministériel, et donc dans la société française, fait peur aux républicains qui, en même temps, oscillent entre une armée qui est devenue une arche sainte depuis 1870, que l’on veut valoriser, et en même temps cette idée qu’on crée tout autour du pays et à l’extérieur, des armées dont on ne sait pas très bien ce qu’elles font et comment elles sont dirigées, du fait de leur distance géographique.

Cette question politique est véritablement le grand débat politique de la fin du XIXe siècle ; il trouve son point d’aboutissement au moment de la conquête de la Chine, tout simplement parce que les rivalités coloniales avec l’Angleterre, avec l’Allemagne, mais aussi avec d’autres puissances, créent une nécessité. Cette nécessité faite loi, c’est celle de devoir exister au niveau international.

Aussi, il faut regarder la question des troupes coloniales dans sa internationale. Cet aspect est fondamental pour comprendre la création de cette formation.

En quoi le conflit russo-japonais du début du XXe siècle change-t-il la perspective de la France sur la colonisation en Asie ?

Cette guerre russo-japonaise de 1904-1905 constitue un élément important dans l’analyse que les militaires vont faire de ce conflit. Tout d’abord, c’est la première fois qu’il y a autant de publicistes militaires qui partent en Asie pour observer le conflit et en rendre compte ; ensuite, c’est la première fois que le monde entier prend conscience de la puissance de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui « les Suds », ou les pays du Sud, et qu’on prend conscience du poids du Japon. Ce poids du Japon repose sur deux éléments : la puissance militaire et la puissance démographique. Ils font peur et étonnent. Après un développement initié au début de l’ère Meiji, le Japon est devenu une puissance militaire de premier niveau, capable de battre la Russie.

Par ailleurs, le Japon est un pays qui a atteint sa maturité démographique. En 1900, cela est considéré comme une force en Europe …. et un problème.. Les Français interprètent ce trop-plein démographique comme un risque d’expansion en Asie ; ils voient donc le pays comme un futur concurrent sur les colonies d’Asie. A partir de ce moment-là, militaires et les diplomates font remonter l’idée que si on veut défendre les colonies, et en particulier les colonies d’Asie, il faut créer une formation militaire coloniale de grande importance et recruter massivement des soldats indigènes.

Ce besoin de recrutement de soldats indigènes apparaît en Asie sous la plume d’officiers coloniaux que l’on appelle les “minoritophiles” ou les “tonkinphiles”, ou d’autres expressions semblables. Ces officiers sont globalement favorables aux populations indigènes et surtout ouverts à l’idée que l’armée serve d’ascenseur social pour les pays de l’Indochine, tout en étant un outil de la diplomatie française par le truchement d’une formation militaire qui serait assurée par les Français. Cette idée donne naissance à un projet qu’on appelle globalement « l’armée jaune ». Trop novateur et progressif, ce projet ne n’est retenu par Paris ; dans un deuxième temps, il est récupéré et décliné par Charles Mangin, pour l’Afrique avec ce qu’on appelle la « force noire ».

En parlant de ces forces indigènes, en quoi la Première Guerre mondiale a-t-elle permis une nouvelle vision de la Coloniale et surtout de ces troupes indigènes ?

Peu avant la Première Guerre mondiale, il existe une vraie division dans le milieu militaire entre les métropolitains (les métros) et la colonie en général. Les métropolitains ont tendance à mépriser les coloniaux parce que ce sont, disent-ils, des adeptes de la “petite guerre”. Qu’est-ce qu’on veut dire par « petite guerre » ? On sous-entend, avec mépris, qu’il s’agit d’une guerre de fusil contre des sagaies ; on sous-entend que la guerre des coloniaux est une guerre qui n’a pas grand intérêt car, ce n’est pas la Grande Guerre telle qu’elle a été enseignée dans les écoles militaires avec l’héritage de Clausewitz et de Napoléon ; enfin c’est une guerre que l’on mène, dit-on encore, avec des « bandes » et non des « soldats ». Autrement dit, les métropolitains méprisent souvent les coloniaux et leurs compétences militaires.

Au moment de l’entrée de la guerre en 1914, les coloniaux constituent donc un corps qui est mal connu et est globalement méprisé. Or, du fait des combats et de la difficulté au feu, les coloniaux apparaissent très vite, et dès la fin de 1914, comme des hommes qui connaissent les combats, qui savent très bien comment il faut faire la guerre ; dès lors, ils vont prendre beaucoup de place dans les états-majors, surtout à partir du moment où Joffre (issu des troupes de marine lui-même) commence à limoger une grande partie de ses généraux. A cette date, de nombreux officiers supérieurs reviennent des colonies pour prendre des postes importants. Un des exemples connus, est celui du général Gouraud, mais c’est également du général Marchand, du général Mangin, et de tout un tas d’officiers qui ont été formés par la Coloniale.

Pour les sous-officiers et pour les soldats, on assiste à un même processus de reconnaissance : reconnaissance pour les sous-officiers tout à fait particulière parce qu’on s’aperçoit que ce sont des gens qui sont résistants, disciplinés, contrairement à l’image qu’on se fait du colonial qui fait ce qu’il veut, et des hommes qui connaissent l’armée et qui savent tout à fait comment il faut vivre dans des conditions difficiles ; mais la vraie révélation, c’est surtout celle qui s’opère vis-à-vis des soldats et particulièrement des soldats africains, appelés génériquement les tirailleurs. Les Français comptaient beaucoup sur les soldats annamites, mais ceux-ci se révèlent à l’usage peu ou pas très résistants ; dès lors, on les emploie plus volontiers dans les usines et à l’arrière. En revanche, les soldats africains, tant vantés par Charles Mangin précédemment, trouvent une consécration dans les tranchées. A quoi le voit-on ? Cela se perçoit dans le fait qu’ils sont engagés dans des formations mixtes, c’est-à-dire avec des troupes blanches sans discrimination particulière ; contrairement à une idée reçue, ils ne sont pas employés comme de la « chair à canon ».

La Grande Guerre consacre les « troupes coloniales ». Les chefs sont désormais regardés comme d’excellents tacticiens ; les soldats gagnent une image de soldats compétents, d’hommes en qui on peut avoir confiance. Cet aspect a été très bien démontré par Anthony Guyon, dans sa synthèse sur les tirailleurs sénégalais.

Qu’appelez-vous la fusion ou la compénétration, entre la « Colo » et les troupes métropolitaines ?

La question de la fusion et de la compénétration ne doit pas être confondue avec la mixité des formations (troupes blanches/troupes noires). C’est un autre débat qui s’inscrit dans un changement de paradigme qui apparaît à l’issue de la Première Guerre mondiale. À partir de 1920, on n’a plus besoin de soldats pour faire la guerre en Europe. Le Parlement français décide de renvoyer les militaires à leur terrain, surtout les militaires coloniaux, et dans des territoires où la guerre continue (guerre du Rif ou en Syrie où éclate la révolte des Druzes en 1925).

La mixité des formations qui s’est opérée pendant la guerre montre que les divisions entre « Armée d’Afrique » et « troupes coloniales » n’ont plus vraiment de sens. Les expériences de la guerre ont amené l’idée qu’il n’existe pas une grande différence entre un tirailleur algérien (« Armée d’Afrique ») et un tirailleur sénégalais (« troupes coloniales »). Dès lors, le Parlement et un certain nombre de militaire envisagent de fusionner l’« Armée d’Afrique » et les « troupes coloniales » . La « fusion » suppose la fusion des commandements, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir deux chaînes de commandements, indépendantes l’une de l’autre, on se retrouve à n’en avoir plus qu’une seule. Techniquement, c’est une forme de ce que l’on appellerait aujourd’hui un « dégagement des cadres ». Or, le problème de la fusion, tel qu’il est envisagé dans les années 1920, est de savoir qui va être absorbé par l’autre. Derrière tout ça, il y a un raisonnement sur les postes, sur la possibilité de maintenir les formations des colonies à un très haut niveau. Au sein du milieu militaire, c’est l’un des grands débats de l’entre-deux-guerres.

Ce débat chemine et avance de façon assez erratique au début, mais il s’accélère alors que l’on s’approche de la Deuxième Guerre mondiale. À partir de 1937-38, le tandem Georges Mandel (ministre des Colonies) et le général Bührer (son conseiller militaire) commencent à défendre l’idée qu’il va falloir sauvegarder « l’Empire ». A cette date, on ne parle plus des « colonies », on parle bien de « l’Empire ». Cela accélère l’idée d’une nécessaire fusion des « troupes coloniales » et de « l’armée d’Afrique ». Plusieurs termes apparaissent et se juxtaposent pour évoquer cette volonté ministérielle : fusion, compénétration, etc. En réalité, il s’agit de rationnaliser le recrutement des formations coloniales en prenant le champ colonial dans sa globalité, et non plus colonies par colonies ou territoires par territoire.

Page de couverture de l’oeuvre de Julie d’Andurain, Les troupes coloniales, une histoire politique et militaire (Passés Composés, 2024)

La couverture de mon livre constitue une sorte de résumé de cette histoire de la Coloniale et des questions de « fusion » et de « compénétration ». Cette affiche a été faite par Maurice Toussaint en 1938-1939. Au premier plan, il a placé un caporal de « l’armée d’Afrique » ; à sa droite, il est accompagné un tirailleur venu de l’Afrique du Nord (marocain, algérien ou tunisien) reconnaissable par son turban ; derrière ce tirailleur, on voit les spahis et tirailleurs (sénégalais et annamites) qui renvoient à l’histoire de la « Colo ». De l’autre côté, le caporal est accompagné d’un tirailleur sénégalais (avec sa chechia rouge) et on observe sur la droite de l’image les formations des années 1930-1940 (blindés et avions) qui relèvent de la métropolitaine. L’image constitue donc un bon résumé des débats politiques et militaires juste avant la guerre.

Cela illustre les questionnements du moment : qu’est-ce qu’une formation coloniale ? Est-ce que l’on maintient la division Marine et Armée de terre ? Et au sein de l’Armée de terre, la division« armée d’Afrique », « troupes coloniales » ?Ou est-ce qu’on en fait une synthèse pour forger une véritable « armée impériale »?

À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, il y a beaucoup de remises en question de l’utilité de cette armée dont une partie provient des « troupes coloniales » ? On se demande ce qu’elle peut devenir et on ne sait pas très bien comment l’appeler : « armée coloniale » ; « armée impériale » ?

La sémantique ou l’usage de tel ou tel vocabulaire est toujours porteur de sens. Si aujourd’hui, de très nombreux historiens français utilisent le terme « d’empire » — alors même que le terme ne correspond pas toujours aux usages contemporains —, c’est parce qu’une partie d’entre eux sont inspirés ou fascinés par l’historiographie anglo-saxonne où le concept d’empire existe depuis longtemps. En soi, utiliser le mot « empire » en lieu et place de « colonies » n’est pas grave quand on maîtrise la chronologie et l’usage des discours. Mais quand le raisonnement historique est conceptualisé avec une évidente visée téléologique, cela signifie que l’on dévie et que l’on se situe dans une reconstitution idéologique de l’Histoire.

Si on se tient à une stricte orthodoxie de l’histoire de la colonisation française, la notion « d’Empire » apparaît au cours des années 1930 dans le sillage d’un discours portant sur la « défense de l’Empire ». Cette irruption du mot dans les usages des contemporains n’est pas neutre. Pour des responsables politiques et militaires, comme Mandel ou Bührer notamment, il s’agit de préparer la Deuxième Guerre mondiale, de préparer les esprits à la guerre. C’est un discours de propagande. Dès lors ce discours peut devenir un objet d’étude.

Quelles sont alors les options militaires ?

Il y a d’abord celle qui est représentée par le maréchal Pétain, l’option défensive. On se sert de la doctrine et des méthodes qui ont fait leurs preuves en 1918. La deuxième option est celle de Charles de Gaulle, avec son projet d’armée mécanisée. Enfin, la troisième option, compatible avec les deux autres, repose sur l’idée qu’il existe un réservoir d’hommes en Afrique et qu’il faudra savoir le mobiliser. Or, cette notion de « réservoir d’hommes », ce n’est ni plus ni moins que la reprise de l’idée que Mangin avait développée dans son ouvrage La Force noire en 1910. Autrement dit, l’invention de la notion de la « défense de l’Empire » à la fin des années 1930, c’est une manière de réactualiser, sous d’autres formes sémantiques, les discours précédant la guerre de 1914-1918.

Comment s’opère réellement la dissolution de ces troupes coloniales à la suite de la Seconde Guerre mondiale ?

La dissolution des troupes coloniales ne va pas se faire très facilement. Créées par une loi en 1900, fortement soutenues par un pouvoir politique qui a voulu entreprendre la colonisation, ces troupes ont la particularité d’être une « arme » à part entière, dont la cohérence a de surcroît été consacrée par l’Histoire. On compare souvent les « troupes coloniales » à la « Légion étrangère », mais on oublie que la Légion est une « subdivision d’arme » (issue de l’infanterie) alors que les troupes coloniales constitue bien « une arme »…et même deux armes si on les additionnent l’une à l’autre (infanterie de marine et artillerie de marine). L’arme désigne un choix de « spécialité » que l’on choisit à la sortie de l’école (pour les officiers) ou quand on entre en régiment (sous-officier). La spécialisation correspond à un besoin bien identifié dans l’armée. Les troupes coloniales sont les troupes opérationnelles par excellence. Il n’est donc pas facile de dissoudre une arme, d’autant que celle-ci peut envisager d’évoluer.

Dès la sortie de guerre, on voit très bien que les principaux responsables des troupes coloniales ne sont pas très optimistes sur le maintien de leur formation, même dans le cadre de l’envoi des troupes en Indochine et en Algérie. C’est pourquoi, à travers toute une politique de lobbying, ils essayent de se maintenir et de justifier leur existence, notamment à travers leur revue. Créée après 1945, la revue Tropiques sert de laboratoire de discussions, de lieu d’échanges, mais surtout de moyen de communication avec le monde politique et avec le grand public pour justifier leur existence.

Cette justification passe par la reprise d’éléments du discours politique plus anciens, comme par exemple celle de la « mise en valeur des colonies », qui date des années 1930. Plus nouveau cependant, un certain nombre d’officiers pensent à l’accompagnement futur des armées nationales africaines après les indépendances. Cependant, on peut voir là une reprise des débats sur « l’armée jaune ». Enfin, certains officiers, comme le général Nemo, inventent vraiment de nouvelles façons de mettre l’armée au service du développement avec l’invention du Service militaire adapté (le SMA) en 1961 pour les Antilles et la Guyane. Le SMA se charge de préparer les jeunes Antillais à la vie active au cours de leur service militaire grâce à la mise en place d’un encadrement et d’un monitorat militaires qui garantir leur insertion professionnelle.

Il n’y a donc pas de réelle dissolution, mais un simple toilettage de la formation par changement de nom : les « troupes coloniales » disparaissent pour réapparaitre sous la forme des « troupes d’outre-mer » (1958-1961), puis réinvestissent à partir de 1961 leur nom d’origine, celui des « Troupes de marine ». Un petit peu comme le ferait une entreprise aujourd’hui, ce toilettage s’apparente à un changement de logo. On change le nom et/ou le logo, mais cela ne remet en cause l’existence de la structure originelle.

Est-ce que c’est à travers ces « troupes de marine » que perdure aujourd’hui la tradition de ces « troupes coloniales » ?

Oui, exactement. Dans un milieu où la tradition est un élément de la cohésion interne et une force, il faut pouvoir se rattacher à une histoire. L’histoire des troupes de marine est bien celle de l’histoire des troupes coloniales.

Jour-J 2024: mise en œuvre et coordination technique et logistique confiées à un prestataire extérieur pour 2,5 millions €

Jour-J 2024: mise en œuvre et coordination technique et logistique confiées à un prestataire extérieur pour 2,5 millions €

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 28 décembre 2023

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


La Mission du 80e anniversaire des débarquements, de la Libération de la France et de la Victoire a été créée par arrêté du 8 septembre 2023. Ce groupement a pour objet “la préfiguration, l’organisation et la promotion du programme commémoratif du 80ème anniversaire des débarquements, de la Libération de la France et de la Victoire” (photo Marc Ollivier).

Cette Mission Libération s’est vu confier, entre autres, l’organisation de la cérémonie internationale commémorative du 80e anniversaire du débarquement de Normandie le 6 juin 1944.

Cette cérémonie internationale sera organisée à Omaha Beach, à Saint-Laurent-sur-Mer dans le secteur américain ; elle rassemblera environ 5 000 personnes.

A noter que l’espace de la cérémonie ne pourra pas accueillir le grand public au regard de l’espace contraint. Il est à ce stade envisagé une installation d’un ou plusieurs espaces délocalisés de retransmissions à destination du grand public.

“La mise en œuvre, la coordination technique et logistique” vont être confiée à un prestataire extérieur.

Il devra :
– Assister la Mission Libération dans l’élaboration d’une mise en scène destinée à tous les publics, en particulier les téléspectateurs. L’impulsion donnée doit produire un sentiment mémoriel, aisément transmissible aux jeunes générations et susciter une émotion individuelle. Le titulaire apportera une vision artistique en lien étroit avec la Mission Libération.
– Proposer les animations qui seront le prélude à la cérémonie internationale, pendant le temps d’arrivée et d’installation des divers publics.
– Rédiger un scénario minuté de la cérémonie (par séquences).
– Affiner la scénographie en adéquation avec la mise en scène et les contraintes du site. La scénographie doit tenir compte des tribunes ainsi que des autres moyens mis en place et inversement.
– Installer les tribunes et les CTS pour le village « officiel ».
– Mettre à disposition des sanitaires mobiles pour les différents publics.
– Mettre à disposition des moyens d’accès le cas échéant pour faciliter l’accès aux personnes en situation de handicap (PSH) et fauteuils roulants.
– Disposer les installations techniques (sonorisation / éclairages / vidéo / énergie et distribution électrique) en adéquation avec la mise en scène et la scénographie.
– Disposer les installations scéniques (scènes, praticables, etc) en adéquation avec la mise en scène.

A titre purement indicatif, l’estimation pour les prestations forfaitisées serait de l’ordre de 2,5 millions € HT.

Le char jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale

Le char jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale


LE CHAR JUSQU’EN 1918

L’idée du char de combat hante les hommes depuis des milliers d’années. Pour ne pas remonter au-delà du Moyen Age, des esprits aussi originaux et divers que Michel-Ange, Voltaire, Ader, s’y sont passionnés. « Je ferai, proposait Michel-Ange à Ludovic le Maure, duc de Milan, des chariots couverts et sûrs et inattaquables, lesquels, s’ils pénétraient dans les rangs des ennemis avec leur artillerie, rompraient même la troupe la plus nombreuse de gens d’armes ; derrière eux, l’infanterie pourra s’avancer sans péril et sans aucun empêchement ».

Voltaire présenta obstinément l’idée du char de combat pendant quatorze ans. Dans sa correspondance, on ne trouve pas moins de six lettres sur la question, dont les destinataires vont du maréchal de Richelieu jusqu’à Catherine II. En vain invoquait-il un livre « qui n’a jamais menti » et où il trouvait que les Hébreux parvinrent à faire des milliers de chariots de guerre « dans un pays où il n’y avait auparavant que des ânes ». Il réussit à convaincre un ministre de la guerre, d’Argenson, qui en fit exécuter un modèle, mais non point ses généraux qui lui objectèrent ― déjà ― que le canon seul gagnait les batailles, et qui, dit-il, « ne voulurent point jouer à un jeu renouvelé des Perses ».

Richard Lovell Edgewoth (1744-1817).

L’année même où Voltaire faisait sa dernière tentative auprès de Catherine II, en 1770, un mécanicien anglais, R.-L. Edgeworth, prenait le premier brevet où la chenille est décrite de la façon la plus claire. C’est la même que devaient employer, en 1907 et 1909, le tracteur Hornsby et le tracteur Holt, copiés sur ce point essentiel par les premiers chars français et britanniques.

On ne compte plus, depuis Edgeworth, les inventeurs qui reprirent son idée et la proposèrent sans succès aux services techniques des pays les plus divers. Pour la France seule, on doit noter le rejet successif, par le Comité de l’Artillerie, d’un « fort cuirassé roulant » de M. Moeller, d’un rail « sans fin » de Clément Ader, d’un « convoi blindé sur voie ferrée mobile se déroulant devant lui à mesure qu’il avance » de M. de Bouyn, et enfin, en 1903, d’un projet de canon de 75 sur affût chenillé automoteur, œuvre du premier militaire qui apparaît dans cette affaire autrement que pour exposer aux inventeurs les raisons qui s’opposent au fonctionnement de leurs engins, le capitaine d’artillerie Levasseur.

L’affût proposé était muni de deux chenilles formées de « voussoirs » articulés. Le franchissement des tranchées avait été prévu ; le projet était étudié pour des tranchées de 1,50 m de large. L’inventeur étant cette fois un officier de l’arme, le Président du Comité technique de l’Artillerie exposa longuement toutes les raisons techniques et tactiques qui s’opposaient au remplacement du cheval par le moteur. Il ajouta cet argument qui devait toucher particulièrement, des officiers d’un corps qui avait la charge des moyens de transport de l’armée : « Les semelles des voussoirs useraient les routes. De tels dispositifs sont interdits par la loi de 1852 sur le roulage ».

Général Estienne.

La guerre vint, et l’artillerie britannique, sans se soucier de la loi, qui est en réalité le décret du 10 août 1852, introduisit en France des tracteurs américains à chenilles, qui donnaient toute satisfaction depuis sept ans, pour remorquer ses pièces lourdes à travers champs. La vue de ces engins confirma le général Estienne, alors colonel d’artillerie, dans l’idée que la réalisation de son projet de chars d’assaut était chose aisée. Le projet du général Estienne portait alors sur une voiture blindée de 7 tonnes avec un équipage de quatre hommes servant deux mitrailleuses et un canon de 37 et pouvant loger en outre une vingtaine de fantassins avec armes et bagages. Il s’exécuta finalement sous la forme de deux chars, le Schneider Mle 1916, de 13,5 tonnes, armé d’un 75 raccourci et de 2 mitrailleuses, blindé à 17 mm, servi par six hommes ; le Saint-Chamond Mle 1917, de 23 tonnes, armé d’un 75 et de 4 mitrailleuses, blindé à 17 mm, servi par neuf hommes ; on avait renoncé au transport de l’infanterie.

Chars Saint Chamond. « Ferme Mennejean, départ des chars le 23 octobre. » Photographe : Jacques RIDEL. Crédit : Ministère de la culture, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, diffusion RMN. Source : Mission Centenaire 14-18.
A gauche, le chef d’escadron Bossut devant l’un des chars d’assaut Schneider de son groupe (1916 ou 1917). Crédit : ECPAD.

Simultanément, la Grande-Bretagne conduisait une étude de chars un peu plus lourds, un peu moins rapides ― ils ne faisaient que 6 km/h au lieu de 10 km/h ― plus légèrement blindés. Winston Churchill, qui dirigeait alors la marine britannique, y prit une part essentielle. L’étude aboutit aux trois chars Mark I, II et III de 1916, utilisés dans les premiers engagements, et au Mark IV, qui fut, pendant l’année 1917, l’armement presque exclusif des unités britanniques. Les caractéristiques de ces chars étaient très voisines ; le Mark IV pesait 30 tonnes, était armé de 2 canons de 57 et 4 mitrailleuses (ou 6 mitrailleuses sur les chars « femelles »), blindé à 12 mm, et servi par huit hommes.

Mark IV.

Dans ces premières réalisations, le char est essentiellement un engin de « rupture », moyen de franchissement d’une organisation fortifiée. Blindés à l’épreuve de la balle d’infanterie, les appareils sont aptes à traverser les tranchées et à ouvrir des brèches dans les réseaux.

Le char n’est encore qu’un expédient pour venir à bout de la fortification de campagne.

L’expérience des premiers combats révéla d’ailleurs que ni les chars français, ni les chars britanniques, n’avaient la puissance de rupture suffisante. On en accrut la longueur, qui fixait la capacité de franchissement, le blindage, qui devait résister aux premières armes anti-chars spécialisées, et un peu la vitesse. Telle fut l’origine des premiers chars lourds de rupture, le char français 2 C qui ne sortit qu’après la guerre, en 1921, et le char britannique Mark VIII qui apparut en 1919, succédant à plusieurs types intermédiaires de 1918. Le premier atteignait les 70 tonnes ; le deuxième, 42 tonnes. La longueur dépassait légèrement 10 m sur l’un et sur l’autre. L’épaisseur du blindage était de 30 mm sur le 2 C, et 16 mm seulement sur le Mark VIII (les premiers Mark I et II n’avaient que 10 mm). La vitesse passait à 12 km/h sur le 2 C, à 9,5 km/h sur le Mark VIII (les Mark I à IV ne faisaient que 6 km/h). L’armement restait à peu près inchangé.

Char 2C.

Simultanément, les armées française et britannique éprouvèrent le besoin de compléter ces chars lourds de rupture par d’autres dont le rôle très différent marque jusqu’en 1939 les doctrines officielles des deux armées ; ce furent, en France, le char d’accompagnement, en Grande-Bretagne, le char d’exploitation.

Le char Renault FT de 1917 répondait au désir d’un char aussi petit et maniable que possible, cantonné dans la mission d’accompagnement de l’infanterie, c’est-à-dire dans la lutte contre les armes automatiques rapprochées immédiatement en avant des premiers fantassins. C’était un engin de 6,5 tonnes, armé d’une mitrailleuse ou d’un canon de 37, blindé à 16 mm, faisant 8 km/h et servi par deux hommes.

La conception britannique était assez différente. Avec les chars Medium, types A, B et C de 1917 à 1919, l’accent était placé sur les facteurs vitesse et rayon d’action. La mission était l’exploitation, après ouverture de la brèche par les chars lourds, en liaison avec la cavalerie. Le Medium C, de 1919, était un char de 22 tonnes, armé de 3 mitrailleuses, blindé à 15 mm, faisant 12,7 km/h avec un équipage de quatre hommes. Son rayon d’action de 120 km, très élevé pour l’époque, contrastait avec celui, beaucoup plus faible, de 60 km d’un Renault FT.

Renault FT en Argonne (1917).

Les autres pays, dont les réalisations ne commencèrent d’ailleurs à apparaître qu’en 1918, n’introduisirent pas de conceptions nouvelles.

À l’exception de l’armée britannique, toutes les armées s’accordaient donc, en 1918, sur une conception très voisine de la conception française : un char lourd de rupture, un char léger d’accompagnement. L’armée britannique conservait l’idée du char lourd de rupture, et la réalisait d’ailleurs avec ses Mark IV à VIII à beaucoup plus grande échelle que l’armée française. Mais elle introduisait, pour l’exploitation de la percée, un type de char moyen à grand rayon d’action qui n’avait pas d’équivalent dans les autres armées.

1938-1939, du char d’assaut au char de combat 

Vingt années de progrès techniques et de méditations sur l’emploi des chars séparent les deux guerres mondiales. Les progrès techniques furent assez rapides, et en général fort bien accueillis. Les doctrines nouvelles furent présentées plus vite encore, mais n’eurent pas le même succès.

C’est en 1922 que se place le perfectionnement de la chenille par Vickers, qui, avec son entraînement par double barbotin, parvint à réaliser des vitesses de 26 km/h avec la même puissance par tonne, moins de 8 CV, qui ne donnait pas 10 km/h sur les Mark VIII, trois ans plus tôt. Presque aussitôt après, apparaissait la chenille à petit pas Carden-Loyd, et les multiples chars légers qui en firent l’application dès 1926, en atteignant des vitesses de 45 à 50 km/h avec 12 à 13 CV par tonne. La soudure électrique des blindages, appliquée dès 1929 sur les « cuirassés de poche » allemands, fut étendue à la même époque à la construction des chars sur les Landswerk suédois. Quant au frein de bouche qui permet le montage à bord d’un char de pièces qu’on aurait hésité à attribuer à l’artillerie de campagne, à cause de leur puissance, Treuille de Beaulieu l’avait réalisé voici trois quarts de siècle. Dès 1930, on disposait donc des moyens de mettre en œuvre les conceptions les plus modernes en matière de chars de combat.

Encore fallait-il sentir le besoin de ce nouveau matériel, et en admettre les possibilités quasi-illimitées. Mais beaucoup n’y voyaient que le plus dangereux des concurrents dont l’admission non contrôlée eût risqué de bouleverser la répartition des tâches entre les armes en place.

« Mon fils, disait Cambyse à Cyrus en l’instruisant sur les devoirs du général, ne vous contentez pas des ruses que vous avez apprises ; inventez-en de nouvelles à l’exemple des musiciens qui ne se bornent pas à chanter les airs que leur ont enseignés leurs maîtres, mais qui en composent tous les jours de nouveaux ». Cyrus suivit les conseils de son père, et, si l’on en croit Xénophon, il fut l’auteur du plus grand progrès dans la tactique des chars. Au lieu de les employer seulement à escarmoucher, comme on le faisait avant lui, il les utilisa à rompre la ligne ennemie. Le problème qui se posait en 1919 était exactement l’inverse : il fallait ajouter à la mission de rupture toutes celles auxquelles se prêtait le char, passer du char « d’assaut » au char « de combat ».

Était-ce possible ? La question fut résolue affirmativement par le colonel Fuller, au concours de 1919 du Journal of the Royal United Service Institution. La thèse était présentée sous une forme absolue, et devançait les plus audacieuses réalisations de cette guerre.

« La machine est la seule combinaison harmonieuse de l’armement, de la protection et de la vitesse. L’infanterie est un anachronisme ; le char, armé de mitrailleuses, détruit les mitrailleuses ; le char peut remplacer l’infanterie. Les chars rapides remplaceront avantageusement la cavalerie. L’artillerie doit abandonner la traction animale pour la traction mécanique à travers champs ; les canons deviendront ainsi des chars puissamment armés. »

Sous la pression de l’opinion publique alertée par les discussions autour de la thèse de Fuller, et simultanément très intéressée par les remarquables progrès qu’étaient les chars Vickers rapides, et le char monoplace, devenu depuis biplace, inventé en 1925 par Martel et Carden, l’armée britannique dut se résigner à faire des essais en grand. C’est en ce sens que sont parfaitement exactes les affirmations de Liddell Hart : « L’armée britannique, après 1918, a été la première à se servir de chars rapides, la première à se servir de chars indépendamment de l’infanterie ; elle a formé la première unité complètement motorisée et a publié le premier manuel de guerre mécanisée. »

Au lendemain de 1918, l’opinion militaire française était plus mal préparée encore à accepter les transformations profondes qu’exigeait l’avènement de la guerre mécanique. Voici en quelques termes l’Instruction provisoire sur l’emploi des chars de combat du 23 mai 1920 mettait en garde contre les idées nouvelles : « Les chars ne peuvent conquérir ni occuper à eux seuls le terrain. Ils ne sont qu’une aide puissante mise à la disposition de l’infanterie. L’affectation des chars à l’infanterie ne modifie en rien les procédés de combat de cette arme (Art. 2). »

Ni les opérations du Levant, ni celles beaucoup plus importantes qui furent nécessaires pour achever la pacification du Maroc, notamment en 1925 et 1926 contre Abd-el-Krim, n’utilisèrent le char comme on aurait pu et dû le faire. « Le char léger de combat actuellement en usage dans la métropole convient peu au service dans les colonies et sur les théâtres d’opérations extérieurs », affirmait le Manuel à l’usage des troupes employées outre-mer (Titre 1, p. 47). Lors du déclenchement des premières opérations d’Abd-el-Krim, un seul bataillon de chars se trouvait en Afrique du Nord : il tenait garnison à Bizerte. Au gros de l’expédition, 150 000 hommes furent engagés ; un seul régiment de chars à 6 compagnies, chacune de 9 chars Renault FT, les accompagnait. On ne peut accuser cette fois, comme en 1940, le manque de matériel : l’armée française disposait de plus de 2 700 chars FT.

Fuller.

La thèse soutenue par le colonel Fuller n’eut absolument aucun succès en France. Voici le jugement que portait sur elle en 1927, dans la Revue d’Infanterie, un officier général qui devait ensuite, avec un livre intitulé « Sommes-nous prêts ? », jeter l’un de ces nombreux cris d’alarme qui ne remplacent point

une doctrine militaire saine : « Une conception pèche par la base qui érige le matériel, la machine, au premier rang, et relègue les forces morales au magasin des accessoires. Toute l’histoire se dresse devant une telle affirmation ; sourd est quiconque reste insensible à la véhémence de sa protestation. Si l’on inculque à l’homme la notion que la machine est autant faite pour le mettre à l’abri des coups que pour lui procurer le moyen d’en porter à son adversaire, il en ‘arrivera vite, par une pente fatale, à considérer la machine avant tout du point de vue de sa protection personnelle : condition peu favorable à la victoire ».

On sait aujourd’hui qu’il vaut mieux offrir au combattant cette « protection personnelle » qu’est un blindage de chars, si l’on veut simplement éviter la catastrophe. Mais on comprend qu’en 1934, lorsque le colonel de Gaulle présenta sa thèse, le climat n’était pas favorable à son adoption.

Char moyen SOMUA S35 de 28 tonnes, l’un des meilleurs matériels de 1939. Crédit : DR.

La généralité des applications du char y était affirmée avec la même vigueur qu’y avait mise Fuller : « Secourable amie de toujours, la machine à présent régit notre destin. Tenus à l’abri des gaz dans leur blockhaus hermétique, en mesure de se cacher sous des nuages artificiels, liés par ondes avec l’arrière, les voisins, les avions, voilà ces aristocrates du combat affranchis des servitudes qui écrasent les gens à pied. Non qu’ils échappent au péril, mais oui, certes, à l’infirmité des soldats à découvert sous les obus et les balles. Le char devient l’élément capital de la manœuvre ».

Ce qui fait l’intérêt de la doctrine du général de Gaulle, c’est d’abord d’avoir complété ces affirmations par une composition de divisions blindées que nous n’avons pas à examiner dans ce chapitre et qui a été presque exactement celle des Panzerdivisionen, et ensuite d’avoir exposé les principes de leur emploi. La nécessité du char moyen et lourd qui fut le principal facteur du succès allemand contre les formations blindées françaises et britanniques, principalement années de chars légers aux canons de puissance insignifiante, y était affirmée ; il était prévu, par’ division, un seul bataillon de chars légers, pour un régiment de chars moyens et un régiment de chars lourds. La manœuvre, « consistant essentiellement à contourner ce qui tire pour l’attaquer dans son dos », était celle que les Panzerdivisionen appliquèrent pendant la campagne de France chaque fois qu’ils rencontrèrent une résistance frontale d’éléments blindés ou non. Le combat à distance des divisions blindées aux prises « sous forme de groupes de chars luttant sur une grande profondeur », était la tactique qui surprenait encore, en 1941 et 1942, les chars britanniques en Libye. Il n’est pas jusqu’à l’emploi à la destruction des fortins bétonnés qui n’ait été annoncé dès 1934, par le moyen « d’une brigade de chars très lourds, capables de s’attaquer aux fortifications permanentes », en réserve générale ; ce n’est pas autrement que les Klim-Vorochilov et les Mark VI enlevaient, par tir d’embrasure, les lignes de fortins sur le front Est.

À l’époque où le général Fuller exposait sa doctrine, elle pouvait passer pour une anticipation ; il manquait certainement aux moyens de propulsion du char quelques-uns des perfectionnements qu’on leur apporta dans les années qui suivirent. Mais à l’époque où le général de Gaulle présentait la sienne, ses affirmations avaient la chance de s’appuyer sur une technique qui avait fait ses preuves. Ce n’était point un « jeu de l’esprit », ou une « mauvaise action », comme le déclaraient certains grands chefs militaires de la France, « pays de la mesure ». L’arme que supposait cette doctrine « existait virtuellement » affirmait encore le général de Gaulle dans son mémorandum de 1940. « La technique et l’industrie se trouvent, dès à présent, en mesure de construire des chars qui, employés par masse, comme il se doit, seraient capables de surmonter nos défenses actives et passives. Ce n’est pour ces engins qu’affaire de blindage, d’armement, de capacité de franchissement ». Mais il faut, pour l’admettre, être persuadé « qu’il n’y a plus, dans la guerre moderne, d’entreprise active que par le moyen et à la mesure de la force mécanique.

LES FACTEURS DE PUISSANCE DU CHAR 

L’étude de l’armement a été faite dans le chapitre III, en traitant de l’artillerie ; il reste à examiner la protection et la vitesse.

La protection

Dans sa mission de rupture d’une organisation fortifiée, le char de 1916 avait simplement à franchir les réseaux qui arrêtaient le fantassin, et à se protéger des balles de mitrailleuse qui le tuaient. L’année britannique estima à 10 mm le blindage convenable, valeur trouvée un peu faible à l’expérience et portée à 12 mm sur les Mark IV dès 1917 ; l’épaisseur fut d’ailleurs relevée à 15 et 16 mm sur les chars Mark V à VIII de 1919 ; à I4 et 15 mm sur les chars Medium. L’armée française voulut une sécurité plus grande, avec une épaisseur de 17 mm sur les chars Schneider et Saint-Chamond, ramenée à 16 mm sur les Renault FT. Les armées étrangères adoptèrent des épaisseurs du même ordre pour leurs chars légers, 12,7 mm sur les chars américains, 16 mm sur les chars italiens, 11,4 mm sur les chars allemands.

Mais cette protection contre la seule mitrailleuse était insuffisante contre les autres armes qui prirent rapidement le char comme objectif. On ne pouvait songer à l’époque à le mettre à l’abri de l’artillerie légère de campagne, qui était cependant son plus redoutable adversaire. Mais on pouvait le protéger efficacement contre les armes anti-chars spéciales qui apparurent d’abord sous la forme d’un fusil allemand de 13 mm, puis sous celle d’un canon automatique de 20 mm, à la fois anti-chars et anti-aérien, qui aurait dû entrer en service fin 1918 dans l’armée allemande et qui est l’ancêtre du canon d’infanterie Œrlikon, de même calibre et de même mission.

C’est dans cette intention que l’armée allemande porta à 30 mm le blindage de ses premiers chars de rupture, les A7V 1917, puis à 45 mm celui des chars A7VU 1918. Cette augmentation fut ratifiée en France avec les 30 mm de blindage du 2 C 1921, en Amérique avec les 25,4 mm des chars T1, T1E1, et T1E2 de 1921 à 1925. La Grande-Bretagne, avec ses Vickers des modèles 1922 à 1927, s’en tint aux blindages minces de 15 mm ; elle n’atteignit les 25,4 mm que sur les chars moyens Vickers-Armstrong de 1929. Le développement de cette tendance à se protéger contre des armes anti-chars spécialisées de plus en plus puissantes devait conduire aux protections de 40 à 60 mm des chars de 1939.

Char allemand A7V. Crédit : DR.

Mais, dès 1926, une évolution exactement opposée se dessinait avec l’apparition des premiers Carden-Loyd dont le poids, de moins de 1 500 kg, ne pouvait évidemment s’accommoder que d’une protection extra-légère. On s’aperçut alors qu’il n’était pas indispensable qu’un blindage résistât au tir normal à faible distance d’une mitrailleuse pour être utile. Les Carden-Loyd, avec leurs 9 mm de blindage trouvèrent de nombreux imitateurs. Tels furent, en 2 à 4 tonnes, les Tankettes T 27 soviétiques de 1931, avec 10 mm ; les chars polonais TK-3-1932, avec 8 mm ; les chars italiens Fiat-Carden-Loyd, avec 9 mm ; les chars suisses Vickers-Carden-Loyd, avec 9 mm et enfin toute la série des chars amphibies, où l’allègement de la protection est la condition même de l’existence du type. Mais cette formule de blindage minimum se développait simultanément sous forme d’un char léger de poids moins strictement mesuré et qui rejoignait, à la vitesse près, la formule du Renault FT. Tels étaient le Fiat-Ansaldo 1933, le char russe T-26 de 1933, les chars Vickers-Armstrong type A-1930 et B-1931, en service en Pologne, en Turquie, en Bolivie, au Siam, dont les plus lourds atteignaient les 8 tonnes, et qui portaient tous un blindage de 13 mm. C’est la formule qui devait aboutir au char léger de 1939.

À les juger en gros, les enseignements de la guerre sont aussi simples en matière de protection qu’en matière d’armement. Les 100 mm de blindage avant d’un char allemand Mark VI, les 105 mm d’un char soviétique KV-1, avec protection de flancs et de toit en rapport et les protections plus épaisses encore des chars Staline, sont un facteur du succès de ces chars au moins aussi important que leur armement. De telles protections sont pratiquement à l’épreuve non seulement de la plupart des canons anti-chars spécialisés, mais encore de nombreux matériels d’artillerie légère de campagne. Elles transforment entièrement les conditions de la lutte entre éléments mécanisés et non mécanisés.

KV-1 soviétique.

Mais il faut bien observer que nous ne disposons pas ici, pour étayer nos conclusions condamnant la protection légère, de cette contre-épreuve qu’était, pour l’armement, le succès de l’artillerie légère de campagne ou du tank-destroyer. On peut concevoir un tank-destroyer de 8 tonnes, blindé contre la balle et les éclats, porteur d’un canon long de 75, plus rapide que la moyenne des chars, et qui l’emporte sur le char moyen d’une vingtaine de tonnes armé d’un 47 mm ; on ne peut pas concevoir un char léger à protection épaisse, si sacrifiés qu’en soient l’armement et la vitesse. Le succès du char blindé à 100 mm c’est donc simplement la supériorité du char lourd sur le char léger, quand le succès du Mark IV allemand de 1940 contre les chars moyens français, c’était, pour le même poids d’une vingtaine de tonnes, la démonstration de la supériorité du char le mieux armé sur le char le mieux protégé. Cet aspect de la question enlève à la conclusion de la supériorité des protections épaisses sa valeur de principe de base pour l’établissement d’un programme. Le char se paye au poids. Même dans les pays les moins soucieux de la dépense, le chiffre de production est à peu près en raison inverse du tonnage unitaire. D’après les informations soviétiques, il y avait 1 600 Mark VI dans le matériel des 15 divisions blindées que la Wehrmacht a lancées contre Koursk. Le même effort industriel appliqué au Mark IV, lui aurait permis de lancer environ 3 200 chars de plus, soit à peu près 10 divisions blindées supplémentaires. Avant de conclure à la marche inexorable vers le char de plus en plus lourd, il faut tenir compte de ce facteur.

La valeur des protections légères, qui n’est autre que, retourné, le principe de la nécessité des armes puissantes, apparaît régulièrement au cours de l’histoire militaire et explique bien des surprises. De nos jours, sa méconnaissance tient avant tout à l’étude soi-disant expérimentale des périodes de paix, où l’on croit pouvoir se prononcer sur la valeur d’une protection par un simple essai de perforation. C’est un fait vérifié bien des fois que l’appréciation de la résistance par l’essai élémentaire est toujours trop pessimiste, et qu’elle conduit à faire refuser ou abandonner des protections d’intérêt certain.

La cuirasse individuelle est condamnée aujourd’hui, et il est fort probable que si l’on soumettait celles dont on peut charger un homme à l’expérience du champ de tir devant une mitrailleuse, le résultat ne serait guère encourageant. Mais il ne l’était pas davantage depuis un siècle et même deux. Or, une expérience répétée a montré que pendant cette même période la cuirasse protégeait fort bien le cavalier qui la portait. Dans son ouvrage sur La cavalerie française en 1870, le colonel Bonie présente en ces termes la charge de Reichshoffen : « Semblable au bruit de la grêle qui frappe « les vitres, on entendait le son des balles sur les armures, mais aucune ne fut traversée et l’on voyait les cuirassiers démontés chercher un refuge dans les bois. La cuirasse, disait-on, n’était bonne depuis les inventions modernes qu’à orner le musée d’un antiquaire ; le contraire s’est produit ». La faveur générale du casque depuis 1915 n’est-elle pas un fait de même nature, à une époque où jamais les armes offensives n’ont été si puissantes ?

Lorsque Dupuy de Lôme proposa pour la première fois d’arrêter les projectiles de marine avec une dizaine de centimètres de fer, on n’eut pas de peine à lui démontrer son erreur par un essai de tir, et à retarder ainsi de plus de dix ans l’avènement du cuirassé. Après 1918, l’insuffisance de protection des croiseurs issus des accords de limitation des armements navals était unanimement admise, Pouvait-on supposer qu’au Rio de la Plata les coques de trois croiseurs britanniques de ce type résisteraient fort bien non seulement aux calibres de 152 et 203 mm qu’ils portaient, mais encore au 280 mm d’un cuirassé de poche allemand ?

L’histoire bien courte de la protection des avions conduit à la même conclusion. Un des chefs de l’aviation française essaya vainement, quelques années avant la guerre, de faire adopter une protection du pilote dont il avait personnellement vérifié l’efficacité en 1918. On n’eut pas de peine à lui démontrer qu’elle n’était pas à l’épreuve du plus petit des calibres d’avion ou de DCA. Si, passant outre à cette conclusion pessimiste, on montait une tôle de 8 mm sur le dossier d’un siège de chasseur, on avait la surprise de le voir revenir avec quelques centaines de traces de balles dans son appareil.

La règle qui permet de condamner l’emploi des armes à faible puissance eu égard au tonnage du char n’autorise aucune conclusion semblable quant à la protection. Le char de 20 tonnes armé d’un 47 est injustifiable, parce qu’avec 500 kg de plus on aurait un char de même vitesse armé d’un 75. Mais, si l’on veut doubler les épaisseurs de protection, il faudra sensiblement doubler le poids. La règle impose au moins une protection faible, un casque pour l’homme, une tôle légère sur un siège de pilote ; elle ne peut rien enseigner dès que la protection absorbe une part importante du poids total.

Comment conclure ? Simplement qu’il y a place pour des chars à protection très différente, dont les poids varieront à peu près comme les épaisseurs de blindage, dont les moins armés auront de toute façon une arme puissante, mais dont les plus armés pourront porter des canons qu’on n’a pas encore songé à monter sur char. Dans la répartition généralement admise avant 1939, chars légers, chars moyens, chars lourds, et qui se poursuit encore avec le relèvement du poids maximum consenti pour cette dernière catégorie, il y avait une double erreur. D’abord on avait certainement fixé trop bas, beaucoup trop bas, la puissance de l’arme qu’on devait monter à bord d’un char pour combattre le char similaire. Mais surtout on se trompait complètement en croyant qu’il y avait pour chaque poids un compromis qui était celui du char optimum, où un dosage convenable d’armement, de protection et de vitesse vous garantissait en moyenne le meilleur rendement.

À l’époque où les caractéristiques des navires de guerre n’étaient pas encore réglementées par des accords internationaux, et où chaque marine pouvait choisir à son gré celles qu’elle estimait lui donner le bâtiment le plus convenable, ces deux mêmes erreurs ont été commises. On fixait trop bas la puissance de l’artillerie par rapport à l’épaisseur des blindages, et on complétait cette erreur de fait par une erreur de principe en s’imaginant que quelque règle pouvait donner d’une manière un peu précise les valeurs respectives de l’armement et de la protection. C’était alors le principe dit « de la protection correspondante » qui régenta longtemps les constructions de navires de guerre et qui voulait qu’un navire fût protégé contre son propre calibre, en sous-entendant que ce serait également celui du navire similaire qu’il aurait à combattre. Cette doctrine a justifié quelques-unes des pires horreurs qui aient enrichi la construction navale, entre autres les croiseurs cuirassés de 15 000 tonnes porteurs d’un calibre d’environ 200 mm ; il suffisait de monter sur des navires de même protection des canons de puissance double pour les déclasser aussitôt, ce que fit le croiseur de bataille.

C’est, plus ou moins consciemment, quelque principe de « protection correspondante » qu’on a suivi dans le choix des blindages de chars, même les plus modernes. Aussi peut-on prédire un succès certain à qui aura le courage de s’en écarter, et qui opposera, par exemple aux Tigre ou aux Staline des chars « moyens » de 20 tonnes, en nombre trois fois supérieur, armés d’une pièce de 105 de 50 calibres, ou des chars de 5 tonnes porteurs d’un 75.

La vitesse

Aux débuts du char, la vitesse a vraiment été la performance sacrifiée. Ces premiers chars français, pour leurs 13 à 23 tonnes, portaient des moteurs de 70 à 90 CV ; les premiers chars britanniques, pour leurs 30 tonnes, des moteurs de 105 CV. C’étaient là des puissances qu’on réclame aujourd’hui pour des autos de 1 200 kg. On ne pouvait donc en attendre qu’une vitesse insignifiante. Les chars français ne dépassaient pas 10 km/h : les chars britanniques 6 km/h.

On hésite à attribuer à l’Allemagne le mérite de la création du premier char rapide. Son A7V, de 1917, avait bien reçu, pour ses 35 tonnes, un moteur relativement puissant de 300 CV qui lui imprimait une vitesse de 16 km/h. Mais l’armée allemande n’en comprit pas l’intérêt et réduisit cette vitesse sur les modèles suivants ; l’A7VU de 1918, ne faisait plus que 12 km/h, le K-1918, 8 km/h. On pourrait croire que l’affectation au char de nouvelles missions, accompagnement ou exploitation, comportant des matériels beaucoup plus légers, aurait modifié cette situation. Cependant, ni les chars d’accompagnement tels que le Renault FT 1917 avec ses 35 CV et ses 8 km/h, le Ford 1918 avec ses 12,5 km/h, les allemands Leichte Kampfwagen LK I et LK II avec leurs 13,7 km/h, ni les chars d’exploitation Medium A à C, avec leurs 13 km/h, n’indiquaient une tendance vers le char rapide.

En réalité, aucune armée ne saisissait alors l’intérêt de la vitesse, et, l’eût-on compris, la mécanique des chars de 1914-1918 se prêtait mal à sa réalisation. Si, quelques années plus tard, on obtenait avec la même puissance par tonne des vitesses trois fois plus élevées qu’en 1918, c’est que la puissance des premiers chars était employée principalement à vaincre les frottements internes. Élever la vitesse eût surtout servi à accélérer la destruction de la mécanique par le moteur.

Le premier progrès technique devait venir de Vickers avec son entraînement de chenille par double barbotin et son guidage amélioré. On obtenait ainsi, sur les Vickers I, I A, II et II A de 1922 à 1927 une vitesse de 25 km/h avec la même puissance par tonne qui donnait 8 à 10 km/h sur les premiers chars, et 12 à 13 km/h sur les chars légers de 1918.

Le deuxième progrès technique vint en 1926 avec l’emploi de la chenille Carden-Loyd à petit pas, de rendement propulsif encore supérieur. Simultanément, l’allégement extrême des premiers chars auxquels on l’appliqua obligeait à relever la puissance par tonne, donc la vitesse, si on ne voulait pas établir un moteur d’auto de puissance réduite spécialement pour char. C’est ainsi qu’en montant un moteur Ford Modèle T, utilisé à 22 CV seulement, sur leurs premiers engins de moins de 2 tonnes, les constructeurs en tiraient une vitesse de 45 km/h. Cette vitesse, et même celles de 50 à 60 km/h, furent dès lors admises sur les chars dérivés du Carden-Loyd, avec une puissance qui ne dépassait pas 15 CV par tonne.

Ce sont ces vitesses qui ont été acceptées jusqu’en 1939 par toutes les années, à quelques très rares exceptions dont l’année française était la principale.

L’uniformité approchée de vitesse des chars qui se sont rencontrés au cours de la guerre ne pouvait prêter à beaucoup de démonstrations de la supériorité du char rapide sur le char lent. Cependant, l’intérêt d’une vitesse du même ordre que l’adversaire est certain ; le char lent est nettement handicapé ; le tank-destroyer rapide utilise fort bien sa vitesse pour sa sécurité et sa manœuvre.

Les raisons alléguées pour démontrer l’inutilité de la vitesse, que l’on continuait à présenter en France à la veille de la guerre, n’ont pas été confirmées à l’expérience. La vitesse de combat, affirmait-on, ne peut atteindre 10 km/h, car, à cette vitesse, on ne peut ni fouiller le terrain, ni effectuer un tir ajusté. La vitesse en terrain varié, sans souci de combattre, dépassait rarement 15 km/h en terrain moyennement accidenté, soutenait-on également. Dès lors, pourquoi traîner des moteurs capables de donner au char une vitesse de 50 à 60 km/ho dont il n’aurait pas à se servir au combat ?

Même si ce raisonnement avait été exact en niant l’utilité de sa vitesse, il ne justifiait pas sa conclusion pratique qu’où en tirait, l’inutilité de la puissance. Abaisser la puissance au niveau simplement suffisant pour donner largement les 10 à 15 km/h qu’on estimait seuls nécessaires, c’était sacrifier en même temps deux autres performances qui ont leur intérêt, l’accélération et la vitesse en côte. Beaucoup de conducteurs d’autos n’ont jamais poussé leur voiture à la vitesse maximum qu’elle peut donner sur route droite, non encombrée et horizontale. Mais ils n’en apprécient pas moins la puissance d’un moteur qui leur permet des reprises convenables au sortir d’un encombrement et d’un virage, ou de monter allègrement les côtes. L’équipage du char qui sort d’une haie pour pénétrer en terrain découvert voudrait bien atteindre rapidement la vitesse maximum qu’autorise l’état du terrain ; celui qui doit emprunter une pente à 45 degrés voudrait bien ne pas se traîner à la vitesse que lui permet un moteur calculé en vue du seul déplacement en terrain horizontal.

Dira-t-on que de tels terrains sont rares ? L’adversaire aura le soin de les choisir, soit pour y placer ses armes anti-chars, soit pour y engager ses chars. C’est par le même raisonnement qu’on défendait en 1914 le canon à tir tendu : combien y avait-il, dans les campagnes de France moyennement accidentées, de zones où I’ obusier fût vraiment indispensable pour atteindre l’adversaire défilé ? On oubliait que c’est précisément celles-ci qu’il choisissait pour s’abriter. Ce n’est pas autrement que la légion vint à bout de la phalange qui lui était supérieure en plaine ; elle l’attira en terrain accidenté.

Mais l’inutilité de la vitesse, même en terrain horizontal sans couvert ni obstacle, n’est nullement démontrée. Une telle affirmation supposait que le char n’avait d’autre rôle que le travail en liaison avec l’infanterie, sur un terrain étroitement compartimenté. Limiter sa vitesse à celle qui convenait à cette mission, c’était le désavantager gravement dans son action indépendante lointaine, où la vitesse était un facteur essentiel du succès de sa manœuvre. La guerre aura montré que le « terrain moyen » d’un camp d’instruction n’est pas celui où la moyenne des chars ont eu l’occasion de s’employer. Bien des Panzerdivisionen ont fait la campagne de France, de la Meuse aux Pyrénées, sans avoir à sortir de la route, d’où leur menace suffisait à faire rétrograder l’adversaire répandu dans la campagne. Pour le char comme pour l’homme à pied, le vieil adage militaire reste vrai : « Le chemin le plus court d’un point à un autre est la route nationale », qui permet au char le maximum de vitesse compatible avec le bon ordre de ses colonnes.

Ce qu’il y avait de plus grave dans le sacrifice que l’on faisait de la vitesse, c’est qu’il était parfaitement inutile. À poids donné, la supériorité en armement ou en protection du char lent sur le char rapide était insignifiante. Le même principe qui nous a servi à condamner le char d’armement faible très généralement accepté en 1939, condamne pareillement le char de faible vitesse beaucoup plus rarement admis.

Si l’on fait exception pour quelques tentatives du constructeur américain Christie vers 1930, où la puissance était portée jusqu’à 100 et 150 CV par tonne, la fraction du poids total affectée à la propulsion du char a toujours été insignifiante. Le poids du barbotin d’entrainement, des galets, de la chenille, ne doit pas entrer dans ce compte ; les échantillons de ces organes sont choisis pour des considération de protection et peuvent transmettre ou recevoir des puissances très supérieures à celles qu’on leur applique. Les seuls éléments qui doivent figurer à l’article vitesse du devis des poids sont le moteur et la boîte de vitesses.

Dépasser les 3 kg par cheval pour ces organes n’ajoute aucun supplément d’endurance notable ; les 15 CV par tonne qui impriment au char une vitesse de 55 à 60 km/h représentent dans ces conditions moins de 5 % du poids total. Quel avantage pouvait-on attendre ‘d’une réduction de moitié de la vitesse ou de la puissance ?

L’erreur des défenseurs du type de char lent a été la même que celle des constructeurs des derniers cuirassés lents, le Nelson et le Rodney. Dans leur opposition à la vitesse qu’ils rendaient responsable des pertes de navires britanniques au Jutland, les auteurs du programme l’avaient réduite au point qu’elle n’absorbait qu’une part insignifiante du déplacement. On ne s’était même pas aperçu que la fraction du déplacement qu’on avait négligé d’employer ― le Nelson et le Rodney n’atteignent pas les 35 000 tonnes autorisées à Washington ― aurait permis, sans aucun changement aux dimensions du navire, à son armement et à sa protection, d’atteindre la vitesse de 29 à 30 nœuds qui est celle des plus lents parmi les navires de ligne récents. L’erreur aurait pu coûter cher en juillet 1940 à la marine britannique, si la présence des trois derniers navires de ligne conçus par Fisher, le Hood, le Renown et le Repulse n’avait détourné la marine allemande et la marine italienne qui possédait à elle seule six cuirassés de 28 et 33 nœuds, d’une intervention en force contre les lignes de communications britanniques.

CHARS LÉGERS, MOYENS ET LOURDS 

On peut classer les chars suivant leurs missions. C’est ainsi qu’on le faisait à leurs débuts, sans prêter trop d’attention au tonnage. Le poids des chars de rupture s’échelonnait des 13,5 tonnes du Schneider 1916 aux 70 tonnes des 2 C 1921, en passant par les 23 tonnes des Saint-Chamond, les 30 tonnes des Mark IV, les 42 tonnes des Mark VIII. Les chars d’accompagnement couvraient une zone moins étendue, qui allait cependant des 3,5 tonnes des Ford 1918 aux 10,2 tonnes des LK II allemands de la même année.

Mais le classement par la mission a un grave défaut : les différentes armées réclament en effet pour la même mission des matériels qui ne se ressemblent en rien et affectent le même matériel aux missions les plus variées. Là où les armées américaine et soviétique employaient avant I939 des « chars de cavalerie » dont l’armée française n’avait pas l’équivalent, celle-ci donnait à ses divisions de cavalerie des « chars moyens », qu’accompagnait toute une gamme d’AMD, AMR et AMC, automitrailleuses de découverte, de reconnaissance et de combat, à roues ou chenillées, distinctions dont nous ne croyons pas que l’expérience faite en Belgique ait confirmé l’utilité.

Le classement en chars légers, moyens ou lourds, qu’on préférait en 1939, a au moins pour lui de reposer sur une caractéristique qui ne prête pas à discussion et qui est le poids. De graves difficultés n’en subsistent pas moins. Dans les périodes de paix où les conceptions en matière de chars ont une certaine stabilité, on peut toujours convenir d’une limite d’une douzaine de tonnes pour les chars légers et d’une vingtaine pour les chars moyens. Mais la course au tonnage, rapide en temps de guerre, enlève leur intérêt à ces limites ; la plupart des chars sont devenus lourds dès 1943, et c’est dans cette catégorie que quelques distinctions seraient utiles.

Le classement suivant le poids néglige les différences importantes qui tiennent à l’armement. Lorsque les accords navals établissent des catégories séparées par les limites de déplacement de 600, 3 000, 10 000 et 35 000 tonnes, ils les complètent par des exigences de calibres qui ont pour effet de maintenir le parallélisme entre la croissance du déplacement et celle de l’armement. Ces accords n’appellent pas navire de ligne un bâtiment de plus de 10 000 tonnes et qui porte un canon d’un calibre supérieur à 203 mm ; ils font rentrer dans cette catégorie tout bâtiment de plus de 10 000 tonnes, ou porteur d’un calibre supérieur à 203 mm. On évite ainsi que les marines se laissent aller à rechercher la puissance de l’artillerie en dehors du tonnage global de navires de chaque classe qu’on leur accorde, et l’on obtient pratiquement l’uniformité désirée.

Faute de limitations de cette nature, il y avait en 1939 des chars allemands Mark IV armés de 75 mm, auxquels il était difficile de refuser le nom de chars lourds, et qui étaient cependant plus légers que certains chars moyens armés de 47 mm. Depuis, le Mark III allemand, plus léger encore, a remplacé son 37 mm par un 75 mm ; restait-il char moyen ? On peut même aller plus loin et il n’y aurait aucune difficulté à monter sur des chars légers de moins de 12 tonnes des matériels d’artillerie lourde, des obusiers de 150 à 155 mm par exemple ; malgré leur artillerie lourde, ces matériels resteront-ils chars légers ?

En réalité, le seul des facteurs de puissance du char dont les progrès soient en rapport étroit avec le tonnage est la protection ; vitesse et armement en sont à peu près indépendants. Sur mer, la vitesse est directement liée au déplacement, aussi bien pour les navires ordinaires que pour les glisseurs ; la puissance par tonne est d’autant plus faible, à vitesse donnée que le déplacement est plus élevé ; c’est pour cette raison, par exemple, que le navire de ligne de 35 000 tonnes et, mieux encore, celui de 45 000 tonnes, peuvent atteindre économiquement des vitesses de 32 à 34 nœuds qui absorbent, sur le croiseur de 10 000 tonnes, une fraction importante du poids total. Sur le char, au contraire, la vitesse maximum permise ne dépend qu’indirectement du déplacement, par l’intermédiaire des dimensions. Le grand char peut traverser un mauvais terrain à une vitesse que ne pourrait soutenir le petit char. C’est le genre de supériorité de la grosse voiture vis-à-vis de la petite, sur mauvaise route. Mais le facteur essentiel reste le nombre de kilos que doit traîner chaque cheval du moteur. À même puissance par tonne, donc en consacrant à peu près même fraction de leur poids total à la propulsion, des chars de tonnage très différent ont sensiblement même vitesse.

Le char permet évidemment le montage d’une arme d’autant plus puissante qu’il est plus lourd. Mais, pour que cet avantage du tonnage apparaisse, il faudrait qu’on utilise les possibilités des tonnages actuels. Or on est encore très loin des puissances d’armes qu’on pourrait monter sur les chars si on affectait à leur armement une fraction notable de leur poids total. Le tonnage n’a donc pas encore sur l’armement l’influence qu’il pourrait avoir.

La véritable supériorité que procure le tonnage porte sur la protection. Le char ne pouvait échapper à la loi qui régit depuis près d’un siècle l’évolution du navire de ligne, et qui commence à régir celle de l’avion, depuis trois ans que le blindage est apparu en combat aérien. Pour le char, comme pour le navire et pour l’avion, l’affectation d’une fraction donnée du tonnage à la protection permet l’emploi de blindages d’autant plus épais que le tonnage est plus élevé, car les surfaces à recouvrir croissent moins vite que les volumes et les poids. Dans le cas du char, la comparaison n’a même pas à porter sur des engins semblables, dont la carapace doit recouvrir des moteurs de puissance et d’encombrement proportionnels au tonnage, une réserve de combustible également proportionnelle au tonnage. Car une part importante du volume protégé est celle qu’exige l’équipage, et on a compris sur le char, plus vite que sur l’avion et surtout que sur le navire, qu’il n’était pas nécessaire de faire croître l’équipage en proportion du tonnage. Les chars lourds de 60 tonnes d’aujourd’hui ne réclament même pas le personnel de six hommes d’un Schneider 1916 de 13 tonnes.

La course récente au tonnage du char était donc suffisamment justifiée du point de vue protection. Elle l’était d’autant plus que les protections déjà réalisées jusqu’en 1943 avaient à maintes reprises mis en échec les armes anti-chars spécialisées et même certaines artilleries légères de campagne. On est actuellement, une fois de plus, avec les canons anti-chars spécialisés ou les artilleries légères, à la limite inférieure de la puissance réclamée par les blindages de chars lourds. Un nouveau bond reste tentant, qui déclasserait deux matériels de cette espèce.

Mais deux gros changements sont survenus, l’auto-propulsion, spécialement celle des bombes d’avions, et la charge creuse, qui permettent la perforation des blindages avec des armes de poids très inférieur à celui du canon de même puissance. La course au tonnage n’est plus l’aboutissement naturel de la double course au calibre du projectile et à l’épaisseur des blindages. Le char minuscule peut avoir demain raison du monstre.

Camille ROUGERON (1947)

Kettenkrad allemand récupéré par des soldats américains.

Du FLN au HAMAS : Une même stratégie

Du FLN au HAMAS : Une même stratégie

par Claude Ascensi (*) – Esprit Surcouf – publié le 15 décembre 2023
Général de corps d’armée (2s)

https://espritsurcouf.fr/humeurs_du-fln-au-hamas_claude-ascensi/


Le 7 octobre, la France confrontée aux horreurs perpétrées par le Hamas, a rapidement condamné les actes. Cependant, une étrange évolution s’est produite, déplaçant l’indignation vers Israël au prétexte d’une riposte disproportionnée. Claude Ascenci explique cette stratégie utilisée par le Hamas, qui partage des similitudes avec le FLN.

Le 7 octobre, la France a découvert avec horreur les abominations dont le Hamas était capable. Réserve faite des banlieues islamisées et de la mouvance islamo-gauchiste, la condamnation a été unanime. Pourtant, au fil des jours, l’indignation s’est estompée et les critiques se sont reportées sur Israël au prétexte d’une riposte disproportionnée. Étrange démarche qui renvoie dos à dos victimes et agresseurs. Pour les plus anciens d’entre nous, ce processus est bien connu : c’est celui dont a bénéficié le FLN en Algérie et dont nous payons encore le prix sur les plans politique, diplomatique et historique.

Dans ces deux conflits, l’arme principale des insurgés est la terreur. Elle vise un triple but : obtenir la soumission des populations, creuser le fossé entre les communautés et provoquer des représailles aussi féroces que possible. Les horreurs commises par le Hamas sont trop proches pour qu’il soit nécessaire de les rappeler. En revanche qui se souvient encore des massacres commis par les nationalistes algériens à Sétif, Guelma, Djidelli, El-Halia, Melouza, Oran, etc. La liste serait trop longue à détailler mais tout au long de ces huit années de guerre, l’horreur a succédé à l’horreur avec sa litanie de femmes violées et éventrées, d’enfants égorgés et de prisonniers torturés à mort.

Une riposte difficile à mesurer

Hier comme aujourd’hui, pareilles exactions ne peuvent rester impunies. Elles sont inévitablement suivies d’une riposte dont le dosage est facile à mesurer pour les donneurs de leçons en chambre, mais qui l’est beaucoup moins pour les décideurs et encore moins pour ceux qui, sur le terrain, sont confrontés à l’horreur de la situation. Un bon massacre bien sanglant permet d’ouvrir la porte à ce qu’on qualifiera ensuite de « représailles féroces », de « riposte disproportionnée » ou de « vengeance aveugle ». La « bataille d’Alger » constitue le parfait exemple du bénéfice à attendre de cette stratégie. Tout le monde a entendu parler des moyens mis en œuvre par les parachutistes pour éradiquer le terrorisme, mais personne ne sait qu’on comptait en moyenne 300 attentats par mois à Alger au printemps 1957 ! La victoire militaire s’est effacée devant le scandale politique et ne reste dans les mémoires que le souvenir d’une répression « aveugle et disproportionnée ». On l’a vu à Sétif, à Sakiet-Sidi-Youssef et en bien d’autres lieux. On le voit déjà à Gaza.

Les médias, relais de la propagande

L’orchestration médiatique des événements permet en outre de transmettre à la postérité des chiffres totalement falsifiés. Il en fut ainsi à Sétif où les rapports officiels parlent de 600 morts du côté des rebelles. Les historiens, avec les précautions d’usage, estiment ce chiffre à 3 000 morts au maximum. Le gouvernement algérien, lui, n’hésite pas à avancer celui de 45 000 porté même à 60 000 par Ferhat Abbas ! Ces chiffres délirants sont hélas bien souvent repris par des journalistes, des « chercheurs » … et des politiques de tout bord ! De même, le souvenir qui risque de rester de la « bataille de Gaza » est celui des bombardements israéliens et du nombre de victimes calculé par le Hamas tandis que la tragédie du 7 octobre serait occultée, ignorée, voire niée.

La stratégie du Hamas est bien la même que celle du FLN. Comme elle, elle s’appuie sur la terreur exercée aussi bien sur sa propre population que sur celle de l’adversaire. Comme elle, elle repose sur un pouvoir sans partage acquis par la force en éliminant toute opposition interne : le MNA de Messali Hadj en Algérie, le Fatah de Mahmoud Abbas à Gaza. Comme elle, elle bénéficie d’appuis solides à l’étranger : Egypte, Tunisie, Maroc pour le FLN, Qatar, Iran, Syrie pour le Hamas.

Bien évidemment, l’environnement international a profondément changé, les objectifs des protagonistes ne sont pas les mêmes, les moyens d’information ont considérablement évolué mais la démarche reste identique : se présenter en victime, remporter la bataille de l’opinion publique et faire passer à la postérité le narratif mis au point, ici par le FLN, là par le Hamas.

Espérons qu’au contraire de la France, Israël aura la volonté et la capacité de transmettre à l’Histoire une version des faits plus conforme à la réalité vécue sur le terrain !


Source photo bandeau : Hosny Salah via Pixabay

(*) Claude ASCENSI est général de corps d’armée (2S). Il a commandé le 94° Régiment d’infanterie à Sissonne, dirigé le Bureau études stratégiques et militaires générales (BESMG) de l’Etat-major des armées, et a été directeur de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD). Nommé contrôleur général des armées en mission extraordinaire en 2000, il a servi comme chargé de mission réserves auprès du ministre de la défense jusqu’en septembre 2007.

Un mauvais procès intenté à l’École Supérieure de Guerre – Sa responsabilité dans la défaite de 1940

Un mauvais procès intenté à l’École Supérieure de Guerre – Sa responsabilité dans la défaite de 1940


 

Depuis la Libération, le procès intenté à l’École Supérieure de Guerre de sa responsabilité dans la défaite de 1940, est récurrent. Il ressort périodiquement, avec, souvent, des arrières pensées pas toujours très saines et peu avouées, comme celle de démontrer que cette institution pécherait par son passéisme, c’est-à-dire qu’elle préparerait ses stagiaires à la guerre d’hier. Cette accusation est lourde, grave, et même infâmante, car non seulement, elle porte atteinte au renom de l’École de Guerre, mais en plus, elle fournit des arguments irréfutables à ceux qui souhaitent sa disparition. Cette accusation doit donc être soit étayée, soit contestée.

La question qui se pose revient donc d’une part, à déterminer comment la doctrine d’emploi des forces terrestres était conçue avant-guerre et quels organismes en avaient la charge, et d’autre part, à mettre en perspective la formation militaire supérieure reçue par les chefs vaincus de 1940 avec celle dont les vainqueurs de la Libération ont pu disposer. Une telle démarche évite ainsi de tomber dans l’ornière du « deux poids deux mesures ».

En fait, cette accusation ne saurait être reçue comme telle, dans la mesure où elle s’apparente beaucoup plus à un procès d’intention qu’à un jugement de réalité : dans un souci d’équité, estimer que la responsabilité de l’École de Guerre serait engagée dans la défaite de 1940 est indissociable de celle visant à vouloir considérer que la même responsabilité existe dans les victoires de la Libération. La démarche consistant à argumenter de tout et de son contraire est absurde.

Il convient donc, initialement d’identifier la source de cette accusation particulièrement sévère, puis, une fois le problème posé du côté de l’accusation, analyser la manière dont la doctrine d’emploi des forces terrestres (incarnée par les Instructions sur l’emploi des Grandes Unités, ou IGU) était conçue dans l’entre-deux–guerres, avant de se pencher sur la formation militaire supérieure que les vainqueurs de 1944-45 ont reçue, et même la mesure dans laquelle ils ont directement été impliqués dans cette formation, c’est-à-dire, leur passage à la direction des études de l’ESG avant-guerre.

Indiscutablement, l’accusation d’incompétence de l’École de Guerre, responsable de la défaite de 1940 a été forgée et instruite par Marc Bloch, dans son ouvrage L’étrange défaite, rédigé à chaud après le drame, ouvrage qui connait un regain d’intérêt depuis quelques années. Il y a donc lieu d’examiner la personnalité même de Bloch, ainsi que la teneur de ses arguments.

D’emblée, il est important d’affirmer que la personnalité de Marc Bloch n’est aucunement en cause, et ce, d’autant plus qu’il a connu une fin absolument dramatique, ayant été assassiné en 1944, par les Allemands pour cause d’appartenance à la communauté juive de France. Par ailleurs, il s’agit d’un grand intellectuel de l’entre-deux-guerres ; historien de renom, il a été l’initiateur du mouvement de l’École des Annales, qui privilégie une méthode de recherche historique privilégiant une approche sur le long terme, plutôt que factuelle sur le court terme.

Ceci écrit, l’objectivité oblige à écrire que, sur le plan militaire, s’il a été officier de réserve qui peut s’enorgueillir d’une belle guerre qu’il a achevée en 1918 avec le grade de capitaine, il a été touché par la vague pacifiste qui a sévi dans l’entre-deux-guerres, comme un grand nombre d’intellectuels, que ce soit Alain, Dorgelès ou Giono. Pour cette mouvance, qui a fourni les gros bataillons du briandisme, la frontière entre pacifisme et antimilitarisme était assez ténue.

Pour ce qui est de la nature des reproches portés par Pierre Bloch à l’encontre de l’École de Guerre, ils peuvent en fait se réduire à un constat : l’armée française de 1940, engoncée dans le formalisme de sa bureaucratie du temps de paix, n’a pas été en mesure de s’en extraire pour planifier et conduire la campagne de 1940. Cette bureaucratie a conduit à une dilution des responsabilités perdues au sein d’un « mille feuilles » hiérarchique, ce qui produit des délais pour la transmission des ordres, lesquels sont diffusés trop tard, sur la base d’une évaluation de situation déjà dépassée. Selon Marc Bloch, la cause première de cette situation de blocage résiderait dans le formalisme de la formation dispensée par l’École de Guerre, d’où son idée de condamner définitivement cette école.

Cette analyse de Marc Bloch, un peu sommaire, appelle plusieurs réflexions. La première est que, se situant à son niveau d’officier traitant dans un bureau d’état-major, Marc Bloch élève peu le débat. Il demeure au niveau des modalités d’exécution, et non pas à celui des principes qui sous-tendent toute conception en matière opérationnelle. Or, un jugement complet porté sur la campagne et les causes profondes de son échec aurait mérité qu’il élevât sa réflexion à ce niveau. Par ailleurs, et ici, on quitte le domaine du rationnel, comme indiqué plus haut, le pacifisme absolu de Marc Bloch s’accompagnait durant toute l’entre-deux-guerres d’un non moins puissant sentiment antimilitarisme. Cela l’a conduit à refuser systématiquement toute période de réserve et, a fortiori, toute formation supérieure d’état-major (il a refusé de suivre un cursus de formation d’ORSEM[1]). Il n’est pas interdit de penser que le jugement négatif porté par Marc Bloch sur l’essence même de l’École de Guerre, plus que sur son fonctionnement, plongeait ses racines dans ce profond sentiment d’antimilitarisme, partagé à l’époque par une grande partie de l’élite intellectuelle du pays.

Ceci étant posé quant au contexte de l’accusation, il convient de poursuivre la réflexion plus avant que la simple forme de l’enseignement militaire supérieur de l’entre-deux-guerres, pour se poser la question de savoir comment se forgeait la doctrine d’emploi des forces, à l’époque considérée, et quelle place l’Ecole de guerre y tenait… ou non.

Indiscutablement, avant 1914, par le biais du comité d’état-major, l’École Supérieure de Guerre se trouvait impliquée au premier chef dans les affaires doctrinales militaires. Ce comité d’état-major, auquel le général Joffre prêtait une grande considération (il l’a souvent réuni entre 1911 et 1914), réunissait les grandes élites militaires : les membres du Conseil supérieur de la Guerre, les généraux commandant les corps d’armée de couverture, les chefs d’état-major des généraux disposant d’une lettre de commandement pour une armée, les chefs de bureau de l’état-major de l’armée et les chefs de cours de l’École de Guerre. Sa très grande force, et toute sa légitimité d’ailleurs, venaient de ce mélange de cultures militaires différentes entre le commandement proprement dit, l’administration centrale, les forces et l’enseignement militaire supérieur. Si ce comité n’avait une existence qu’informelle, il représentait néanmoins l’incarnation réelle du haut-commandement, quel que puisse être le grade de ses membres (de général de division exerçant un commandant supérieur[2] à colonel). Tout le monde se connaissait et était connu de tout le monde (cas de Pétain, alors colonel avant-guerre, ce qui devait expliquer son ascension fulgurante jusqu’au commandement d’une armée en juin 1915, soit le passage de de colonel à commandant d’armée en moins d’une année). Au sein de ce comité, l’influence de l’École de Guerre était fort réelle. En termes de doctrine, c’est ce comité qui était en charge de la rédaction des instructions sur l’emploi des grandes unités.

Or, en 1920, parvenu au commandement de l’Armée, le maréchal Pétain a dissous ce comité, dont il ne connaissait que trop l’influence réelle, pour centraliser la conception de la doctrine d’emploi des grandes unités au niveau du seul Conseil Supérieur de la Guerre., soit l’instance de commandement la plus élevée dont il assurait la vice-présidence (le président formel étant le ministre). Pétain verrouillait. Et si, en 1921, c’est le général Debeney qui a présidé la commission de rédaction de l’IGU 1921, ce n’est pas en tant que commandant de l’ESG qu’il a été désigné, mais comme membre du CSG dont la pensée était la plus proche de celle de Pétain[3]. Et ce ne fut pas Buat, alors chef d’état-major de l’armée, donc parfaitement légitime pour présider cette commission, que choisit Pétain pour cette tâche, mais bien Debeney. Buat, en effet, était toujours demeuré assez proche de « l’écurie » Foch. C’est le même Debeney, devenu chef d’état-major de l’armée, qui tenait la plume lors de l’élaboration de la loi de 1927 portant sur la fortification des frontières, en clair, la Ligne Maginot[4]. Et, enfin, en 1936, lorsque le général Gamelin lance les travaux d’une nouvelle Instruction générale d’emploi des grandes unités, l’IGU 36, il en confie la rédaction au général Georges. Dans ces trois occasions, qui ont réellement dimensionné la doctrine française de l’entre-deux-guerres, l’Ecole de Guerre n’a strictement tenu aucun rôle.

En revanche, son enseignement ne pouvait, bien évidemment, ne pas être en contradiction avec la doctrine en vigueur. C’est ainsi que quarante ans après, le général Beaufre, certainement l’officier le plus brillant de sa génération, juge ainsi son passage à l’École militaire[5] entre 1927 et 1929 : « La guerre de 1914 –1918, codifiée par Pétain et Debeney avait conduit à tout placer sous le signe de barèmes, d’effectifs, de munitions, de tonnes, de délais, de pertes, le tout ramené au kilomètre courant. C’était technique et commode, voire rassurant, mais foncièrement faux ; on le vit bien en 1940…Les moindres réflexions sur les fronts de Russie, de Salonique et de Palestine en eût montré l’inanité. Mais c’étaient là des fronts secondaires, sans intérêt pour l’armée française ».

Quelques années auparavant, en 1924, alors qu’il y était lui-même stagiaire, un certain capitaine de Gaulle n’y a guère supporté non plus le dogmatisme ambiant[6]. Ce dogmatisme n’a pas empêché le général Héring, commandant de l’ESG en 1930, de faire appel au colonel Doumenc, pour prononcer une conférence qui a fait date sur les perspectives ouvertes par le char, employé en masse. C’est le CSG qui a mis en garde Doumenc contre le risque qu’il prenait pour sa carrière en s’engageant sur des chemins de traverse en termes de doctrine.

Il existe un dernier élément d’appréciation quant à la responsabilité éventuelle de l’École de Guerre dans la défaite. En effet, depuis le commandant en chef, Gamelin, jusqu’au moins ancien des commandants d’armées, ainsi que la majorité des commandants de corps d’armée, c’est-à-dire le niveau de commandement de conception de la manœuvre, tous ces généraux ont été formés à l’École de Guerre avant 1914. Mettre en cause la formation de ces chefs de rang élevé revient donc à remettre en cause l’Ecole de Guerre d’avant 1914. Cette démarche n’a jamais effleuré personne, bien au contraire, et c’est heureux !

En revanche, quand on examine attentivement l’encadrement des grandes unités qui ont libéré la France en 1944 – 1945, force est de reconnaître que l’on y croise moult anciens stagiaires de l’École de Guerre. Le tableau ci-dessous en fournit la preuve, s’il en était besoin.

GRANDES UNITÉS TITULAIRES BREVETÉS ESG TITULAIRES NON BREVETÉS
CEFI Juin
1re Armée De Lattre
1er C.A. Béthouart
2e C.A. Goislard de Monsabert
1re D.F.L. Brosset Garbay
2e D.I.M. Dody, Carpentier, de Linarès
3e D.I.A. Guillaume
4e D.M.M. Sevez, de Hesdin
9e D.I.C. Magnan, Molière, Valluy
1re D.I. Caillies
10e D.I. Billotte
14e D.I. Salan
1re D.B. Touzet du Vigier Sudre
2e D.B. Leclerc
5e D.B. Schlesser de Vernejoul
D.A. des Alpes Doyen
F.F.O. (Atlantique) de Larminat, Bognis-Desbordes, d’Anselme, Chomel
TOTAL 23 4

 

La comparaison entre les commandants de grandes unités brevetés et non brevetés se passe de commentaires, 23 contre 4. Ce qui veut dire qu’en dépit de ses défauts — conjoncturels — relevés sans concession par Beaufre, l’École de Guerre a bien maintenu son renom et a rempli sa mission dans l’entre-deux-guerres, à savoir former des chefs vainqueurs.

Ce constat est encore renforcé lorsqu’on établit la liste des anciens professeurs de l’ESG, c’est-à-dire ceux en charge de responsabilités directes de formation, qui ont tenu de hautes fonctions de commandement durant la campagne de 1944 – 1945.

En premier lieu, Giraud, qui, s’il a fait preuve d’une parfaite inaptitude politique reconnue par tout le monde, n’en a pas moins reconstitué l’outil militaire français en 1943 : il a été chef du cours Infanterie entre 1927 et 1930.

Juin, brillant commandant du CEFI, s’il en fut, a été par deux fois, adjoint à la chaire de tactique générale et au cours d’état-major : avant de commander son régiment, en 1934-1935 et à l’issue de son temps de commandement, dans l’attente de rejoindre la session du CHEM dont il sera auditeur en 1937-1938.

Revers, qui prit le commandement de l’ORA après l’arrestation et la déportation de Verneau et qui succéda à de Lattre dans les fonctions de chef d’état-major de l’armée en 1947, succéda à Juin en 1935 dans les fonctions d’adjoint au titulaire de la chaire de tactique générale.

Monsabert, bouillant commandant de la 3e DIA en Italie et en Provence, avant de commander avec brio le 2e C.A. jusqu’à la fin de la campagne d’Allemagne, fut adjoint au cours d’infanterie de 1929 à 1932.

Au niveau des divisionnaires, Caillies et Dody étaient également des anciens professeurs de l’ESG, Caillies à la chaire de tactique générale et Dody au cours Infanterie[7].

Même chez les cavaliers, qui ont commandé les groupements blindés (les combat command) au sein des divisions blindées, on trouve un ancien professeur de l’ESG, Caldairou qui y a servi à deux occasions : de 1929 à 1933 comme adjoint au directeur des Etudes et de 1935 à 1937, à la chaire de tactique générale.

Il est donc peu cohérent, même si Marc Bloch ne pouvait pas connaître la suite de 1940, d’instruire à charge le procès d’une institution qui aurait été responsable du désastre de 1940, alors que la victoire qui lui a succédé cinq ans plus tard a été acquise par des chefs qui avaient été, pratiquement tous, formés au moule de la même école. En fait, le désastre de 1940, qui a entraîné la chute de tout un système, militaire, politique et social, a été le révélateur d’un mal beaucoup plus profond qu’un supposé défaut de formation de l’élite militaire française. Ce que Marc Bloch a d’ailleurs perçu, puisque la troisième partie de son ouvrage décortique cet aspect- global de la déroute de 1940.

Le mot de la fin. Il est quand même assez mal venu d’instruire le procès d’une École qui a formé comme stagiaire au sein de la dernière promotion avant le déclenchement de la guerre, le capitaine de Hautecloque, futur maréchal Leclerc.


NOTES

  1. Officier de réserve du service d’état-major.
  2. À l’époque, les rangs et appellations de corps d’armée et d’armée n’existait pas. Les titulaires de ces fonctions étaient identifiables au fait qu’en grande tenue, ils arboraient des plumes blanches sur leur bicorne.
  3. Debeney a toujours été un « fidèle » de Pétain dont il est resté très proche. Il fut son adjoint au cours d’Infanterie à l’École de guerre avant-guerre, et son major général au GQG en 1917, lorsque Pétain a succédé à Nivelle. C’est Debeney qui a succédé à Buat à la mort de celui-ci en 1923, dans les fonctions de chef d’état-major de l’armée, Pétain étant vice-président du CSG et Inspecteur-général. Debeney était l’incarnation même de « l’écurie » Pétain. Cette proximité ne s’est jamais démentie et a perduré jusqu’après 1940. Fidèle d’entre les fidèles sous le régime de Vichy, Debeney est tombé sous les balles du maquis en novembre 1943.
  4. La Ligne Maginot s’est appelée ainsi car les crédits nécessaires à son édification ont été votés lorsque André Maginot était ministre de la Guerre. Il n’avait en rien trempé dans sa conception. Si on veut être puriste, cette ligne aurait dû s’appeler « Painlevé » (du nom du ministre qui l’a approuvée) – Debeney (du nom du chef d’état-major qui l’a conçue et organisée). Maginot, qui connaissait les aléas des débats budgétaires a fait voter une loi qui gelait les crédits nécessaires à l’édification de cette Ligne, sur cinq ans. Toutes choses étant égales par ailleurs, il est possible de faire l’analogie avec les lois de programmation actuelles.
  5. Général Beaufre, Mémoires 1920 – 1940 – 1945, Paris, Plon, 1965, p. 56.
  6. Ses notes s’en sont ressenties, puisqu’elles portaient la mention « À l’attitude d’un roi en exil ». In Lacouture, De Gaulle, Paris, Seuil, 1984, Tome 1, p. 121.
  7. Dody appliquait un principe de commandement bien connu, « voir loin mais commander court ». En Italie, chargé de la percée sur le Majo, lors de l’offensive du Garigliano, comme commandant de la 2e division marocaine, ses trois colonels commandant les régiments de tirailleurs étaient de ses anciens stagiaires. Il s’est fait communiquer, préalablement au débouché du 13 mai 1944, leurs ordres initiaux respectifs, qu’il a corrigés de sa main !

Colonel (ER) Claude FRANC

Colonel (ER) Claude FRANC

Saint-cyrien de la promotion maréchal de Turenne (1973-1975) et breveté de la 102e promotion de l’École Supérieure de Guerre, le colonel Franc a publié une dizaine d’ouvrages depuis 2012 portant sur les analyses stratégiques des conflits modernes, ainsi que nombre d’articles dans différents médias. Il est référent “Histoire” du Cercle Maréchal Foch (l’ancien “G2S”, association des officiers généraux en 2e section de l’armée de Terre) et membre du comité de rédaction de la Revue Défense Nationale (RDN). Il a rejoint la rédaction de THEATRUM BELLI en février 2023. Il est âgé de 70 ans.