Les Forces aériennes stratégiques : 60 ans de dissuasion nucléaire

par AASSDN – publié le 20 octobre 2024

http://AASSDN.org/


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Beyrouth, 23 octobre 1983 : Souvenons-nous des paras du Drakkar

Beyrouth, 23 octobre 1983 : Souvenons-nous des paras du Drakkar



Voici 41 ans, le 23 octobre 1983, 6 h 30 du matin : un double attentat frappe la Force multinationale de sécurité à Beyrouth. En quelques secondes, 241 marines américains et 58 parachutistes français sont tués (55 du 1er RCP et 3 du 9e RCP). Le poste Drakkar, occupé par les paras français, vient de subir la frappe la plus terrible contre l’armée française depuis les affrontements de la décolonisation. 

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Bruno Racouchot était alors officier au 6e RPIMa. Il nous a aimablement autorisé à reproduire le texte d’hommage en annexe, initialement paru dans le cadre du très confidentiel « Club des chefs de section paras au feu ». 

23 octobre 1983, Beyrouth, 6 h 30 du matin, Drakkar est rayé de la carte 

Le 23 octobre 1983, les parachutistes français présents à Beyrouth dans le cadre de la Force Multinationale de Sécurité, étaient victimes d’un attentat. 58 d’entre eux devaient trouver la mort dans l’explosion du poste « Drakkar ». Le texte d’hommage qui suit a été publié dans le cadre du Club des chefs de section paras au feu, qui compte quelques anciens de cette mission sanglante, depuis le Général François Cann, alors à la tête de la force française, et le Général Paul Urwald, qui commandait alors le 6e RIP, jusqu’au benjamin du Club, Bruno Racouchot, officier-adjoint d’une des quatre compagnies déployées à Beyrouth-Ouest. Plus particulièrement en charge de la section de protection du PC du 6e RIP, Bruno Racouchot décrit la configuration extrêmement délicate et sanglante dans laquelle furent alors plongés les parachutistes français.

Rappel du contexte historique 

En juin 1982, Israël lance l’opération « Paix en Galilée », envahit le Sud-Liban et entreprend fin juin-début juillet l’assaut de Beyrouth-Ouest où les Palestiniens sont encerclés dans une nasse, les Syriens refusant de les accueillir sur leur territoire. Un cessez-le-feu est appliqué début août. La communauté internationale, soucieuse d’éviter des affrontements sanglants, décide d’intervenir. Sous la protection des parachutistes français, soutenus par les soldats américains et italiens, les forces palestiniennes sont exfiltrées en douceur. De 500.000 à 600.000 Palestiniens restent dans les camps.

Le 23 août, Béchir Gemayel est élu Président du Liban. Le 15 septembre, il est assassiné. Israël investit Beyrouth-Ouest. Du 16 au 18 septembre ont lieu les massacres de populations civiles dans les camps de Sabra et Chatila, où des centaines de civils palestiniens sont tués. Le 21 septembre, Amine Gemayel, frère aîné de Béchir, est élu président. Le 24 septembre, pour répondre à une opinion internationale scandalisée par les tueries dont les Palestiniens ont été victimes, une Force Multinationale de Sécurité à Beyrouth est créée, intégrant des contingents français, américains, italiens et une poignée d’Anglais.

Dès lors, au Liban, la situation ne cesse de se dégrader. Massacres de populations civiles et attentats se multiplient. Les soldats de la Force Multinationale sont victimes d’innombrables attaques et de bombardements. Si les Américains sont cantonnés à l’aéroport et les Italiens en périphérie de la ville, si les Anglais se contentent de mener des missions de renseignement avec un escadron spécialisé, les Français, eux, reçoivent la mission la plus délicate, au cœur même de Beyrouth.

Tous les quatre mois, les contingents sont relevés, souvent avec des pertes sévères. En septembre 1983 a lieu la relève pour les légionnaires français installés à Beyrouth, remplacés par les parachutistes de la 11e Division parachutiste. C’est l’opération Diodon IV, qui deviendra l’engagement le plus sanglant pour l’armée française depuis les guerres coloniales. Le 3e RPIMa s’installe en secteur chrétien, dans la perspective d’une offensive face au « Chouf », pour pacifier la montagne où les Druzes s’en prennent violemment aux chrétiens. Des éléments du GAP, 1er RHP, 17e RGP, 12e RA, 35e RAP, 7e RPCS et le commando marine Montfort sont également à pied d’œuvre.

Le secteur le plus dangereux, celui de Beyrouth-Ouest, est dévolu à un régiment de marche, le 6e RIP, Régiment d’Infanterie Parachutiste, qui a pour mission principale la protection des populations civiles palestiniennes traumatisées des camps de Sabra et Chatila. Ce régiment, placé sous le commandement du colonel Urwald, a été formé spécialement pour cette opération, et est constitué de quatre compagnies de parachutistes : deux compagnies du 6e Régiment de Parachutistes d’Infanterie de Marine basé à Mont-de-Marsan, une compagnie du 1er Régiment de Chasseurs Parachutistes basé à Pau, une compagnie du 9e Régiment de Chasseurs Parachutistes basé à Pamiers.

Le quotidien d’un chef de section para au feu

C’est une vraie leçon de vie dont vont bénéficier les jeunes chefs de section plongés dans la fournaise de Beyrouth. Les Américains sont à l’époque encore sous le coup de la chute de Saïgon survenue à peine huit ans plus tôt. Ils sont repliés sur l’aéroport, ne sortant quasiment pas de leurs abris, usant de blindés M113 pour traverser le tarmac de l’aéroport. Sous des tirs d’artillerie incessants, en septembre 1983, nos jeunes paras ont remplacé les légionnaires. A la différence des professionnels du 3e RPIMa, d’où viennent-ils ces jeunes du 6e RIP ? Ce sont pour la plupart des appelés, d’un genre un peu particulier cependant. Volontaires TAP, volontaires outre-mer, volontaires service long, pour beaucoup d’entre eux, ils ont déjà bénéficié d’une solide formation et ont effectué des « tournantes » hors métropole.

Mentalement et physiquement préparés, ils pressentent cependant dès leur arrivée que cela va être dur, très dur même. Mais ils vont faire front et s’adapter. Avec modestie, calme, détermination. Certes, en débarquant, chacun d’entre eux éprouve l’étrange picotement qui monte le long de la colonne vertébrale. Heureusement, ils ont à leurs côtés les « anciens », à peine plus âgés qu’eux, qui ont « fait » le Tchad, la Mauritanie, le Zaïre, Djibouti, et pour certains déjà, le Liban… Tous ces noms de TOE lointains les ont fait rêver à l’instruction, quand ils n’avaient déjà qu’un souhait, se montrer à la hauteur de ceux qui les avaient précédés sous le béret rouge. Aujourd’hui, le rêve se trouve enfin confronté brutalement à la réalité.

Beyrouth est un piège monumental. On a beau avoir bourlingué, on a beau avoir entendu tirer à ses oreilles, quand on est un jeune chef de section, débarquer dans un tel univers constitue une épreuve d’ordre quasiment initiatique. On n’ose pas le dire, mais on le ressent d’emblée jusqu’au tréfonds de soi. Avec la secrète question qui taraude et que l’on n’ose pas exprimer : saurai-je me montrer digne de mon grade et de mon arme ? Ce sont d’abord les missions ordinaires, protection des postes, ravitaillement, reconnaissance, tâches d’entretien peu glorieuses mais tellement nécessaires, que l’on accomplit sereinement parce que même si le contexte est moche, on leur a appris à être beaux. Les jeunes paras mûrissent vite. Les visages se creusent, le manque de sommeil se fait vite sentir. Paradoxalement, les relations soudent les esprits et les corps. De secrètes complicités se nouent. Plus besoin de longs discours, les ordres s’exécutent machinalement, avec un professionnalisme qui prouve que, par la force des choses, le métier des armes entre dans la peau de chacun.

L’ennemi est partout et nulle part

Le jeune chef de section apprend très vite à connaître son secteur. Il a la chance d’avoir à ses côtés des hommes décidés encadrés par des sous-officiers d’élite, totalement dévoués à leur tâche. Il rôde, de jour comme de nuit, pour imprimer dans ses neurones les itinéraires, les habitudes, les changements de comportements. Rien n’est anodin. Il sait qu’il lui faut lier connaissance, observer, échanger, parler, surveiller, lire, écouter… Pas de place pour la routine. Plus que jamais, il faut faire preuve d’initiative, agir à l’improviste, sortir des postes, aérer les périmètres de sécurité, ne pas céder à la tentation mortelle de se recroqueviller dans les postes, derrière les sacs de sable et les merlons de terre. Des milliers d’yeux observent les paras français depuis les tours qui encerclent les positions. Ici, l’aspect psychologique est capital. On est en Orient. Il n’est pas permis de perdre la face. Les Français ont des moyens dérisoires en regard de leurs adversaires potentiels ou des grands frères américains, qui peuvent d’un simple appel radio, déclencher la venue de norias d’hélicoptères. En revanche, les Français savent s’immerger dans la population. Ils mangent comme le Libanais de la rue, se mélangent aux civils qui déambulent dans des marchés grouillants. Savoir se faire apprécier, c’est se faire respecter. Un sourire généreux sur une face de guerrier, c’est rassurant. Ça prouve la force plus que les armes. C’est cette stature des paras français qui fait très vite leur réputation dans la population.

Ce profil si particulier des soldats français, ce sont les chefs de section et les sous-officiers qui l’impriment à leurs hommes. Quels que puissent être les risques, ils ne changeraient leur place pour rien au monde. Ils savent qu’ils vivent une aventure inouïe, où chacun va pouvoir aller à l’extrême limite de ses possibilités. Le chef de section para a beau n’avoir que vingt-cinq ou trente ans, il sait qu’il passe là une épreuve pour laquelle il s’est préparé depuis des années ou depuis toujours, celle du feu. Il devine intuitivement qu’il va peut-être lui être donné d’accéder à une autre forme de connaissance de la vie, qu’il va opérer une mue intérieure subtile que seuls « ceux qui savent » et les anciens comprendront. Il sait qu’il reviendra de Beyrouth, « pareil sauf tout »… Ceux qui ont lu Ernst Jünger savent ce qu’il entend quand il parle de « La Guerre, Notre Mère »…. Drakkar va littéralement « sublimer » cet état d’esprit.

L’épreuve

Deux jours avant Drakkar, le 21 octobre 1983, je suis désigné pour conduire, avec le capitaine Lhuilier, officier opération du 6e RIP, un entraînement commun de la Compagnie Thomas du 1er RCP avec les marines américains à l’aéroport. Il faut bien que la connaissance de la langue de Shakespeare serve à quelque chose… Lhuilier est une figure des paras-colos. Il a eu son heure de gloire avec le 3e RIMa au Tchad quelques années avant, où coincé dans une embuscade, il a fait monter sa compagnie à l’assaut des rebelles, baïonnette au canon, en chantant « La Marie »… Dans l’épreuve qui se profile à l’horizon, il va se révéler un roc inébranlable.

Marines et paras français au coude à coude à l’entraînement… Comment imaginer en voyant tous ces grands gaillards crapahuter dans la poussière et se livrer à des exercices de tir rapide, que la plupart d’entre eux reposeront bientôt dans un linceul de béton ?… Mis en alerte le samedi soir, nous dormons tout équipés sur nos lits de camp, l’arme à portée de main. On entend bien des explosions, des tirs d’artillerie sporadiques. Des rafales d’armes automatiques titillent les postes. Mais va-t-on s’inquiéter pour si peu ?

Dimanche 23 octobre 1983, 6 h 30 du matin. L’aube se lève. D’un coup, une explosion terrible, une lourde colonne de fumée qui s’élève plein sud dans le silence du dimanche matin. L’aéroport et les Américains sont mortellement touchés. Puis une minute après, encore une autre, plus proche cette fois, d’une puissance tout aussi ahurissante. On entend en direct sur la radio régimentaire que Drakkar a été rayé de la carte. Ce poste était occupé par la compagnie du 1er RCP commandée par le capitaine Thomas, dont heureusement un détachement était de garde à la Résidence des Pins, le QG français. Bilan des deux attentats : 241 marines et 58 paras français sont tués, sans compter d’innombrables soldats grièvement blessés, évacués en urgence en Europe.

Dès la première explosion, chacun a bondi à son poste. On comprend d’emblée que c’est terrible. Les ordres fusent à toute vitesse. Des équipes partent pour le lieu de l’attentat, les autres sécurisent les postes. Chacun sait ce qu’il a à faire. On est sous le choc, mais le professionnalisme l’emporte. La mécanique parachutiste, répétée inlassablement à l’entraînement, montre ses vertus en grandeur réelle. On va faire l’impossible pour sauver les camarades. Malheureusement, beaucoup sont déjà morts, déchiquetés, en lambeaux, que l’on ramasse jour après jour, nuit après nuit. On a entendu certains d’entre eux râler sous les ruines, alors que nous étions impuissants à les dégager des amas de gravats. Ils sont là, pris dans l’étreinte mortelle de l’acier et du béton, ceux pour lesquels nous sommes arrivés trop tard, ceux avec lesquels hier on riait, on plaisantait, on rivalisait. Aucun des paras qui va relever ses camarades en cette semaine d’octobre n’oubliera ces pauvres corps, « tués par personne », nobles et dignes jusque dans la mort, magnifiques soldats équipés et prêts pour le combat, parfois la main crispée sur leur Famas. Sans doute est-ce parce qu’ils ont rejoint les légions de Saint-Michel que leur souvenir semble éternel. Le mythe para en tous cas l’est. Maintenant plus que jamais. Et tous, nous communions alors dans une espèce de rêve étrange et éveillé, où la mort étonnamment proche se mêle inextricablement à la vie, en un jeu dont les règles nous échappent. Un nouveau jalon funèbre est posé après les combats des paras de la Seconde Guerre mondiale et bien sûr ceux des grands anciens d’Indochine et d’Algérie.

Le piège fatal

En signe de solidarité avec nos hommes, le Président de la République, François Mitterrand, vient rendre un hommage aux morts le 24 octobre. Les paras savent déjà qu’ils sont pris dans un traquenard monstrueux. Jour après jour, ils sont victimes de nouveaux attentats, dans un secteur totalement incontrôlable, où pullulent les milices, les mafias et les « services ». Personne ne sait réellement qui fait quoi, les informations sont sous influence, rien n’est sûr, tout est mouvant. Sans ordres ni moyens légaux, les paras sont contraints de se battre au quotidien pour assurer la survie de leurs postes et continuer à protéger les populations. Aucun renfort notable n’est envoyé de métropole, hormis une compagnie de courageux volontaires du 1er RCP venus prendre la place de leurs prédécesseurs. En dépit des nombreux morts et blessés qu’ils vont relever dans leurs rangs, les paras ne doivent compter que sur leur savoir-faire, leur calme et leur professionnalisme pour se défendre tout en évitant de répondre aux provocations, refusant parfois de tirer pour préserver les civils. À ce titre, la mission aura certes été remplie, mais nombreux sont les soldats français qui reviendront avec l’amer sentiment d’avoir perdu leurs camarades sans les avoir vengés.

Chacun sait alors que nous vivons un moment unique de notre vie, dont l’intensité et la profondeur nous bouleversent. L’aumônier, le père Lallemand, a le don de savoir parler aux soldats. Que l’on soit croyant pratiquant ou athée, agnostique ou païen, il sait trouver les mots qui apaisent et réconfortent. Paradoxalement, Drakkar ne va pas briser les paras, mais les souder. Les semaines à venir vont être infernales. Et cependant, tous font face avec une abnégation sublime. Le plus humble des parachutistes joue consciencieusement son rôle dans un chaudron où se multiplient les attentats. Bien des nôtres vont encore tomber, assassinés lâchement la plupart du temps. Mais tous accomplissent leur devoir avec fierté et discrétion. Nous recevons des mots et des cadeaux de métropole, comme ces Landais qui nous envoient du foie gras à foison pour Noël, ou encore ces enfants qui nous dédient des dessins touchants. Les paras sont soudés, et même la mort ne peut les séparer.

Dans la nuit du 25 décembre, les postes de Beyrouth-Ouest devenus indéfendables dans la configuration géopolitique de l’époque sont évacués. Fin janvier-début février, les paras  exténués sont rapatriés sur la France. Le contingent de « Marsouins » qui les remplace ne restera pas longtemps. Américains et Italiens quittent le Liban fin février. En mars, le contingent français rembarque, ne laissant sur place que des observateurs.

Les enseignements à tirer

Jeune ORSA à l’époque, ayant la volonté de préparer l’EMIA, je décide cependant de quitter l’armée. Cinq années de boxe intensive et à bon niveau m’ont appris qu’un coup encaissé doit toujours être rendu, au centuple si possible. Déphasage. Je ne me sens pas l’âme d’un « soldat de la paix ». Mais les paras vont rester ma vraie famille. Depuis, j’ai fait le tour du monde, connu d’autres aventures. J’ai passé des diplômes, « fait la Sorbonne », créé une entreprise. Mais rien n’a été oublié. Mes chefs d’alors sont devenus des amis. Nous avons eu des patrons magnifiques, Cann, Urwald, Roudeillac, des commandants de compagnie qui étaient des meneurs d’hommes, de vrais pirates pour lesquels on aurait volontiers donné sa vie, des sous-officiers et des soldats avec des gueules sublimes. Tout cela, mon ami le journaliste Frédéric Pons l’a mis en relief avec brio dans son livre « Les Paras sacrifiés » publié en 1993 et réimprimé en 2007 sous le titre « Mourir pour le Liban ». Il faut dire qu’à la différence de bien d’autres, Pons sait de quoi il parle. Ancien ORSA du 8e RPIMa, il a vécu l’une des premières missions de la FINUL au sud-Liban au tout début des années 80.

En novembre 2007,  j’ai été invité à prononcer une courte allocution à Coëtquidan, devant les élèves de l’EMIA qui avaient choisi pour parrain de leur promotion le Lieutenant de La Batie. J’avais connu Antoine quand il était à Henri IV, je l’avais ensuite revu lors de l’entraînement commun à l’aéroport le 21 octobre 1983… puis mort quelques jours après. Ayant quitté l’armée française comme lieutenant, j’ai donc souhaité parler à ces élèves officiers comme un vieux lieutenant à de jeunes lieutenants. Il faut savoir tirer le meilleur de toute expérience, surtout quand elle s’est révélée tragique. Bref, savoir transformer le plomb en or. Il fallait leur dire ce qu’une OPEX comme celle-là nous avait appris concrètement, nous fournissant des enseignements qui nous servent au quotidien dans la guerre économique.

Avec le recul, ce qui demeure certain, c’est que, sans en avoir eu alors une pleine conscience, Beyrouth anticipait le destin de l’Occident. Le terrorisme est devenu une menace permanente, y compris au cœur de notre vieille Europe. Mais en ce temps-là, nous autres, modestes chefs de section, n’étions pas à même d’analyser les basculements géopolitiques en gestation. Plus modestement, Beyrouth nous a révélé la valeur des hommes. Beyrouth nous a enseigné bien des sagesses. Pour ceux qui surent le vivre avec intelligence, Beyrouth fut une épreuve initiatique au sens premier du terme, qui nous a décillé les yeux sur nous-mêmes et sur le monde. Ce que les uns et les autres avons appris dans ce volcan, aucune école de management, aucun diplôme d’université, ne nous l’aurait apporté, ni même l’argent ou les honneurs. Nous avons appris le dépassement de soi pour les autres, la valeur de la camaraderie, la puissance des relations d’homme à homme fondées sur la fidélité, la capacité à transcender sa peur, la reconnaissance mutuelle, l’estime des paras pour leur chef et l’amour fraternel du chef pour ses paras… Des mots qui semblent désuets dans  l’univers qui est le nôtre, mais qui reflètent cependant un ordre supérieur de connaissance des choses de la vie. Cette richesse intérieure acquise, nous en ferons l’hommage discret à tous nos camarades tombés en OPEX le 23 octobre, lorsque, à 6 h 30 du matin, nous penserons à ceux du Drakkar. Comme nos grands anciens, montera alors de nos lèvres vers le ciel la vieille chanson : « j’avais un camarade… »

Bruno Racouchot, ancien lieutenant au 6e RPIMa

L’auteur : DEA de Relations internationales et Défense de Paris-Sorbonne, maîtrise de droit et de sciences politiques, Bruno RACOUCHOT, est aujourd’hui le directeur de la société Comes Communication, créée en 1999, spécialisée dans la mise en œuvre de stratégies et communication d’influence.


Le 27 septembre 2024, Tsahal élimine le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, qui avait été impliqué dans les attentats terroristes de Beyrouth de 1983, ainsi que son cousin et potentiel successeur en la personne de Hachem Safieddine.


IN MEMORIAM Drakkar

Capitaine THOMAS Jacky
Capitaine OSPITAL Guy
Lieutenant DEJEAN DE LA BÂTIE Antoine
Sous-lieutenant RIGAUD Alain
Adjudant BAGNIS Antoine
Adjudant MORETTO Michel
Sergent DALLEAU Christian
Sergent DAUBE Vincent
Sergent LEBRIS Jean-Pierre
Sergent LONGLE Yves
Sergent OLLIVIER Gilles
Caporal-chef BENSAIDANE Djamel
Caporal-chef BERIOT Laurent
Caporal-chef CARRARA Vincent
Caporal-chef DUTHILLEUL Louis
Caporal-chef GRELIER Xavier
Caporal-chef LOITRON Olivier
Caporal-chef MARGOT Franck
Caporal-chef SERIAT Patrice
Caporal-chef VIEILLE Hervé
Caporal GIRARDEAU Patrice
Caporal HAU Jacques
Caporal JACQUET Laurent
Caporal LAMOTHE Patrick
Caporal LEPRETRE Dominique
Caporal LEROUX Olivier
Caporal MUZEAU Franck
Caporal THOTEL Laurent
Parachutiste de 1ère classe GASSEAU Guy
Parachutiste de 1ère classe GAUTRET Rémy
Parachutiste de 1ère classe JULIO François
Parachutiste de 1ère classe PRADIER Gilles
Parachutiste de 1ère classe TARI Patrick
Parachutiste de 1ère classe THÉOPHILE Sylvestre
Parachutiste BACHELERIE Yannick
Parachutiste BARDINE Richard
Parachutiste CALAND Franck
Parachutiste CHAISE Jean-François
Parachutiste CORVELLEC Jean
Parachutiste DELAITRE Jean Yves
Parachutiste DEPARIS Thierry
Parachutiste DI-MASSO Thierry
Parachutiste DURAND Hervé
Parachutiste GUILLEMET Romuald
Parachutiste KORDEC Jacques
Parachutiste LASTELLA Victor
Parachutiste LEDRU Christian
Parachutiste LEVAAST Patrick
Parachutiste LEVERGER Hervé
Parachutiste MEYER Jean-Pierre
Parachutiste PORTE Pascal
Parachutiste POTENCIER Philippe
Parachutiste RAOUX François
Parachutiste RENAUD Raymond
Parachutiste RENOU Thierry
Parachutiste RIGHI Bernard
Parachutiste SCHMITT Denis
Parachutiste SENDRA Jean

Lire aussi : Déroute à Beyrouth, de Michel GOYA

Crédit : DR.
Crédit ; DR.

Un siècle d’aviation militaire. Entretien avec Vincent Lanata

Un siècle d’aviation militaire. Entretien avec Vincent Lanata

par Revue Conflits – publié le 24 octobre 2024

https://www.revueconflits.com/un-siecle-daviation-militaire-batailles-aeriennes-et-enjeux-strategiques-entretien-avec-vincent-lanata/


Photo : Un avion de chasse F-16 taïwanais vole à côté d’un bombardier H-6 chinois (en haut) dans la ZIDA de Taïwan. Crédit : Wiki commons,
 

Vincent Lanata, ancien pilote de chasse et chef d’état-major de l’armée de l’air, raconte comment l’aviation militaire a réussi à s’imposer au sein des forces armées, et comment elle ne cesse de révolutionner l’art de la guerre.

 Propos recueillis par Paulin de Rosny

Comment l’Armée de l’Air s’est-elle imposée comme une armée à part entière ?

L’aviation, rappelons-le, n’a que 120 ans. Et ses débuts furent hasardeux. Comme je l’explique dans mon livre, des visionnaires comme Clément Ader ont imaginé ce que pourrait être l’apport de l’utilisation de la troisième dimension dans les opérations militaires, puis sont apparus les précurseurs, ceux qui ont construit les premières machines volantes et enfin les pionniers, ceux qui se sont les premiers confrontés au combat dans les airs. La Première Guerre mondiale a vu l’aéronautique initialement cantonnée à l’observation conquérir de nouvelles missions comme la chasse puis le bombardement et la reconnaissance : pour la première fois de l’Histoire, l’aviation prenait une part importante dans la conduite des opérations.

Les débuts ont été très marqués par une méfiance de la part des états-majors, qui avaient du mal à concevoir l’avion comme une arme stratégique. Pour beaucoup de généraux de l’époque, la guerre se gagnait avant tout par la manœuvre des troupes, et l’avion ne pourrait jouer qu’un rôle subalterne. Bien que la guerre ait prouvé le rôle essentiel qu’avait joué l’aviation, cette réticence à lui accorder plus de place retarda sa reconnaissance comme branche indépendante des armées. Ce n’est qu’en 1934 que l’aéronautique militaire, alors rattachée à l’armée de terre, est officiellement séparée de l’armée de terre pour devenir une armée indépendante : l’armée de l’air.

Au début du XXe siècle, il existait aussi plusieurs visions doctrinales concurrentes sur le rôle de l’arme aérienne : dans l’entre-deux guerres, des théoriciens établirent des doctrines d’emploi ou d’organisation des forces aériennes ; ce furent Douhet en Italie, Trenchard au Royaume-Uni ou Mitchell aux États-Unis. Tous ont dû lutter contre les conservatismes pour faire accepter l’idée que l’aviation pouvait jouer un rôle décisif et non seulement auxiliaire. En France, qui avait été pionnière de l’emploi de l’arme aérienne, il n’y eut aucun de ces théoriciens qui auraient pu élever notre pays au-dessus de la seule technique.

De quelle innovation technologique déterminante avez-vous été témoin pendant votre carrière ?

Lorsque j’ai pris le commandement de l’état-major de l’armée de l’air, on brandissait sans arrêt ce nombre magique : 450 avions de combat. La première chose que je décidai en arrivant fut de retirer du service une centaine d’appareils qui n’étaient plus à même de participer à des opérations modernes du fait de leur obsolescence. Parallèlement l’effort fut porté sur la modernisation du reste de la flotte qui fit l’objet d’un nombre important de réorganisations et d’acquisitions de matériels modernes.

Pour prendre un exemple d’action, il nous manquait encore la capacité de tir de précision de nuit. À l’époque, le chef d’état-major de l’armée de l’air était indépendant et avait un accès direct au ministre, sans passer par le chef d’état-major des armées. J’ai donc informé le ministre Pierre Joxe que j’avais l’intention de lancer un « crash program » pour que nous disposions au plus vite de cette capacité ; après son accord, les discussions avec les services techniques et les industriels permirent d’envisager la livraison d’un équipement répondant aux spécifications opérationnelles. Restait à fixer la date de livraison, nous étions en janvier et j’avais besoin du matériel pour l’été. Les industriels me dirent que le délai était trop court, j’insistai, et pour leur forcer la main, je fis paraitre un communiqué de presse annonçant que l’Armée de l’Air allait se doter de tel équipement et qu’il serait inauguré par le ministre de la Défense le 31 juillet ! Le 31 juillet, le matériel était inauguré.

Quelle est la place de l’homme dans les combats ?

On sait très bien faire un avion de ligne sans pilote. Cependant, si la technique permettait déjà aujourd’hui de réaliser un tel appareil avec toutes les sécurités nécessaires, il n’est pas encore possible de faire embarquer les passagers sans aucune réticence de leur part. Encore trop tôt, mais un jour ce sera réalisé. Pour ce qui est de l’aviation de combat, aujourd’hui, la complexité des machines et des missions ne permet pas encore de se passer de l’intelligence humaine. Cependant, on peut imaginer qu’avec les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle, ainsi que de la rapidité de calcul, on puisse arriver à se passer un jour de l’homme. On le voit avec l’utilisation des drones de plus en plus sophistiqués et de plus en plus performants. Mais ce jour-là le combat changera de dimension et d’âme et il se fera par électronique interposée, l’homme étant absent de l’action directe ainsi que du risque du combat.

Peut-on tirer des leçons du conflit ukrainien ?

Pour ce qui est des opérations aériennes, il est difficile de tirer une leçon du conflit russo-ukrainien. L’Ukraine a très peu d’aviation, mais possède une bonne défense anti-aérienne, ce qui fait que les avions russes ne sortent pas de la zone dans laquelle ils sont hors de portée de la défense sol-air.

L’aviation militaire française est-elle en mesure de maintenir son indépendance stratégique ?

L’indépendance stratégique de la France a été pensée par le Général de Gaulle. Grâce aux programmes d’armement français, on sait tout produire, du plus petit équipement à l’arme nucléaire. Mais cela engendre des coûts de développement importants : si on dispose des moyens techniques et industriels, nous ne possédons pas les ressources financières nécessaires pour développer et produire seuls nos moyens de défense. C’est pour cette raison que nous sommes contraints de travailler en coopération avec les pays européens. Alors engageons-nous dans cette Europe de la défense dont nous faisons partie afin d’acquérir une indépendance au moins européenne. Comment envisager qu’une entité comme l’Europe puisse être totalement dépendante d’un pays tiers pour sa défense ?

Les enjeux climatiques représentent-ils une menace pour l’aviation militaire ?

On ne peut pas imaginer un avion de combat sans performances maximales.  La puissance de l’avion est un élément essentiel de ses performances, ce qui donne des moteurs gourmands en carburant. N’oublions pas cependant que, bien qu’en maintenant notre exigence sur les performances, nous sommes toujours à la recherche d’une réduction de la consommation. C’est d’ailleurs autant un gain environnemental qu’un gain financier, ou même qu’une amélioration des performances (en termes d’autonomie par exemple). N’oublions pas non plus que l’aviation civile et militaire ne représente que 3% des gaz à effet de serre, contre 10% pour l’automobile par exemple.

Un exemple oublié de projection de puissance de l’armée française

Un exemple oublié de projection de puissance de l’armée française

par Paul-Alexandre Vix (SIE28 de l’EGE) – Ecole de Guerre économique – publié le 22 octobre 2024

https://www.ege.fr/infoguerre/un-exemple-oublie-de-projection-de-puissance-de-larmee-francaise


Le contexte actuel, induit par la guerre russo-ukrainienne, est propice aux questionnements en ce qui concerne les capacités d’approvisionnement et de projection de puissance de l’armée française. En effet, les deux ans de conflits aux frontières de l’Europe ont mis à jour les manquements des États européen en termes de souveraineté, au premier rang desquelles, la France. De cette situation, deux éléments émergent : l’absence de contrôle sur notre environnement sécuritaire régional d’une part et les soubresauts de notre appareil de défense d’autre part. Ceux-ci soulignent un raté stratégique en ce qui concerne la politique étrangère française et la projection de nos intérêts géopolitiques au niveau continental. De cela découle un rapport de force défavorable à la France, tant vis-à-vis de ses alliés traditionnels que de ses ennemies et rivaux, sur les plans économiques, diplomatiques et militaires. 

Cette situation apparaît comme l’écho d’un épisode marquant de l’histoire géostratégique française survenu au lendemain de la défaite de 1871.

Si tout le monde a connaissance des membres de la Triple-Entente, peu connaissent les circonstances et la manière dont s’est construite l’alliance franco-russe qui fut le ciment de la Triple-Entente. Loin d’aller de soi, elle fut l’enchainement d’un grand nombre de manœuvres en sous-main de la France cherchant à pousser toujours plus la Russie vers une confrontation avec l’Allemagne, ceci afin de laver l’affront de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Avant d’entreprendre une analyse sur la manière dont la France a su avec brio s’emparer de l’industrie militaire russe et forcer la main des autorités Tsaristes concernant une guerre avec l’Allemagne, il convient de revenir sur quelques éléments de contexte afin d’éclaircir ces zones d’ombres.

 

Comment la France a poussé la Russie à s’opposer à l’Allemagne entre 1893 et 1914

La stratégie d’influence diplomatico-économique de la France germe au lendemain de la défaite du Second Empire face à la Prusse. Vaincue et humiliée, la France se retrouve isolée politiquement à travers l’alliance des empires : Allemagne, Austro-Hongrie et Russie. Une stratégie allemande qui réussit tant que Bismarck est au pouvoir, le chancelier allemand est parfaitement conscient que la France ne peut en rester là. Toutefois, il ne peut concilier les intérêts divergents russes et austro-hongrois [1]. Très vite, les deux empires s’affrontent sur des questions territoriales. La première fissure dans le plan de Bismarck apparaît en 1878 alors même que l’Empire Ottoman vient d’être vaincu et qu’il se voit imposer par la Russie le traité de San Stefano à la suite de l’occupation de sa capitale par les forces russes. Ce traité prévoit d’amputer l’Empire Ottoman d’une grande partie de son territoire européen au profit de la création d’une grande principauté de Bulgarie et d’un agrandissement de la principauté de Serbie, du Monténégro et de Roumanie.

Devant la menace que représentent ces modifications territoriales, l’Autriche s’inquiète de voir de potentiels États alliés à la Russie sur sa frontière méridionale. Quant à la Grande-Bretagne elle ne souhaite pas que la Russie parvienne à avoir un accès à la Méditerranée comme elle l’avait souhaité en 1856 lors de la Guerre de Crimée. Le traité de San Stefano est alors réaménagé au profit de l’Autriche-Hongrie et de la Grande-Bretagne, une fissure se crée entre la Russie et l’Autriche-Hongrie, amenant à la fin de l’accord de 1873 qui unissait l’Allemagne, la Russie et l’Autriche-Hongrie. Une deuxième fissure se crée en 1885 lors de la Crise balkanique qui ruine toutes les ambitions russes et permet à l’Autriche de mettre un prétendant des plus favorables à son autorité sur le trône de Bulgarie. Malgré un traité de réassurance germano-russe en 1887 exprimant une neutralité des deux pays en cas d’attaque française ou autrichienne, le retrait en 1890 de Bismarck et l’absence d’une signature du traité de réassurance de l’entente des trois empereurs permet à la Russie de se retrouver libre de toute contrainte diplomatique [2]. 

En cette année 1890, la France entre en jeu et s’apprête à poser les bases d’une coopération qui change le destin de tout l’empire russe. D’autant que l’influence française s’apprête à bouleverser les projets stratégiques de la Russie, qui consistent jusque-là à atteindre la Méditerranée et la sécurisation des territoires d’Orient. Lors de ce qui apparaît comme des manœuvres de l’armée russe, le Général Raoul De Boisdeffre, alors chef d’État-Major général des armées françaises, entend de la part des généraux russes à la tête des manœuvres que la Russie est ouverte à la négociation d’une convention militaire franco-russe [3]. Si la France tient le début d’une occasion de se venger de l’Allemagne, la Russie n’est pas pressée de s’engager de manière concrète. Entre juillet et août 1891 Alexandre Ribot, alors ministre des Affaires étrangères français, et son homologue russe, Nicolas de Giers, signent un traité de coopération franco-russe, néanmoins dépourvue de convention militaire de nature terrestre ou navale [4].

 

France et Russie : Nouer des liens pour mieux bâtir une convention propre aux intérêts français

La situation se débloque entre le mois de juillet et le 17 août 1892, après de nombreuses discussions entre le Général Raoul Le Mouton de Boisdeffre et le Général Nicolas Obroutchev chef d’état-major général des Armées de la Russie donnant lieu à une convention militaire secrète franco-russe [5]. À cet instant, la France qui désire récupérer les territoires perdus en 1871 et sa place sur la scène internationale, comprend qu’il serait de bon augure de mettre en place une stratégie qui implique la Russie afin d’inverser le rapport de force qui oppose la France aux Empires Centraux. La stratégie de la France concernant la Russie s’énumère en plusieurs points : mise en place d’une chaine de dépendance militaro-industriel, encerclement cognitif des élites russes pour diriger les buts de guerre contre l’Allemagne, mise en place d’une politique de soumission par la dette. La France chercher à utiliser la Russie tel un bouclier qui encaisserait le choc de l’armée allemande en cas de conflit, tandis que la Russie voit en la France une source non négligeable d’approvisionnement en matériel militaire et des investissements financiers pour rattraper le retard accumulé en termes de développement national. Pour se faire, elle a déjà pu compter sur de multiples emprunts sur les marchés boursiers français dès 1862 [6]. Le 10 décembre 1888, elle emprunte 500 millions de francs avec un intérêt de 4% auprès de la France [7]. Cette dépendance économique de la Russie envers la France, s’avère très utile dans les années 1900 car elle pose les bases de la soumission par la dette que la France veut imposer à la Russie.

Officiellement la Duplice signée le 7 octobre 1879 spécifie qu’en cas d’attaque de la France, l’Allemagne et l’Autriche garantissent une neutralité réciproque en cas d’agression française. Pour la convention militaire franco-russe, l’intérêt de la France prend le dessus sur les intérêts russes. En effet, quel que soit le cas de figure impliquant l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie ou l’Italie, la finalité étant une attaque de la France et de la Russie à l’encontre de l’Allemagne [8]. Un tour de force qui démontre la supériorité de la France dans le rapport de force qui la lie à la Russie et qui marque également la première étape de la stratégie d’influence française. De plus, la France s’assure auprès de la Russie qu’au moindre signal d’alerte en provenance d’un des membres de la Triplice, les armées françaises et russes ont pour consigne commune de se mettre en marche vers leurs frontières [9]. La France renforce encore son influence sur la Russie en l’obligeant selon la troisième clause de la convention militaire à déployer 700 000 à 800 000 hommes contre l’Allemagne alors même que la Russie n’a aucun intérêt à combattre cette dernière [10]. Gardant à l’esprit que, pour la Russie, sacrifier un grand nombre de ses soldats dans des combats contre l’Allemagne n’a aucun intérêt, la France n’hésite pas à faire inscrire en cinquième clause dans la convention militaire l’idée qu’aucune paix séparée ne peut être signée [11]. La France veut s’assurer de pouvoir utiliser son bouclier russe jusqu’à la fin du conflit et pour se faire prend des garanties plutôt que de faire confiance à son partenaire de l’Est. Cependant, afin de mieux faire accepter à la Russie l’idée de lier son destin à celui de la France, la convention militaire franco-russe est présentée comme une réponse à une situation donnée pendant une période limitée [12]. La dernière clause précise que toutes les clauses précédentes doivent être tenues secrètes malgré l’annonce officielle de l’alliance franco-russe le 27 décembre 1893. Cela constitue une manière de tester la fiabilité de l’allié russe et de voir si ce dernier est capable de ne pas divulguer d’informations stratégiques.

 

L’alliance franco-russe : un projet international de puissance, y compris maritime 

Afin de montrer à la face du monde qu’un rapprochement franco-russe a lieu, on multiplie les démonstrations. La première est celle de la visite de la flotte française à Cronstadt en 1892 commandée par l’amiral Gervais alors chef d’état-major général de la marine. Il se rend à proximité de St-Pétersbourg et est reçu par le Tsar Alexandre III en personne afin d’exprimer les liens qui unissent désormais Français et Russes. En réponse à cette visite française, la Russie envoie une flotte russe de la Baltique à Toulon en 1893 commandée par l’Amiral Avellan qui est suivie en 1896 d’une visite du couple impérial à Paris. Le Tsar Nicolas II et la Tsarine Alexandra posent la première pierre du pont Alexandre III le 7 octobre en l’honneur de l’amitié franco-russe. Sa construction s’étend de 1897 à 1900 concomitamment à celle du Pont de la Trinité à St-Pétersbourg qui est terminé en 1903 et dont la première pierre est posée par Félix Faure alors président de la République française. De plus, afin de faire passer le message à la Triplice, Français et Russes organisent d’importantes manœuvres dans l’Est de la France auxquelles des officiers étrangers sont autorisés à assister notamment austro-hongrois, allemands et italiens [13].

Les cérémonies d’apparat étant terminées, Mikhaïl Miraviov, alors ministre des Affaires Étrangères du Tsar Nicolas II, propose au Pape Léon XIII une conférence internationale pour la paix. Si la raison officielle est de mettre un terme aux « armements incessants et de rechercher les moyens de prévenir des calamités qui menacent le monde entier », le contenu quant à lui est mûrement pensé pour être favorable à la France et à la Russie. Elle se déroule le 18 mai 1899 à la Cour permanente d’arbitrage de la Haye qui doit réguler les conflits à venir. Concrètement la Russie réussit le tour de force d’affaiblir l’Allemagne et la prive de nombreuses technologies militaires sous le prétexte qu’elles sont trop meurtrières pour être utilisées au combat. Une action largement soutenue par la majorité des pays participants à cette convention mais qui laisse à penser aux yeux de tous que désormais l’Allemagne est l’ennemi principal de la Russie [14].

La convention militaire franco-russe prévoit des rencontres annuelles entre 1905 et 1913 calées sur les dates des contingences propres à la vie militaire. Elles ont pour objectif d’harmoniser les objectifs militaires des deux pays et d’établir une stratégie commune. Un des éléments du rapport de force qui lie la France et la Russie dans ces conférences, est l’utilisation de la langue française. Bien qu’elle soit la langue diplomatique et internationale utilisée, elle demeure comme unique langue utilisée lors des conférences franco-russe. Grâce à ces conférences, la France parvient à impliquer la Russie dans une convention navale commune visant à établir une stratégie concrète en prévision d’une guerre maritime avec l’Allemagne [15].

 

La France infiltre la Russie pour mieux la contrôler et l’orienter vers les intérêts français

L’influence exercée par la France sur la Russie a permis de rééquilibrer en partie le rapport de force continental. L’alliance des empires centraux est à présent contrebalancée par l’entente franco-russe, entente qui a déjà permis d’affaiblir en partie le processus d’armement allemand. La guerre Russo-japonaise permet toutefois à la France de pousser davantage sa stratégie russe et de mettre en place un rapport de force favorable, caractérisé par des éléments tangibles de contrainte, vis-à-vis de la Russie et ce au service de ses buts de guerre contre l’Allemagne. La France s’étant illustré par sa combattivité lors de la Guerre de Crimée de 1853-1856 face aux Russes. Ces derniers à la suite du traumatisme de la guerre russo-japonaise décident de se rapprocher encore davantage de l’armée française afin de combler les lacunes de l’armée russe, tout en profitant de l’expérience du combat de la France. Pour la France, une telle situation est tout à son avantage. Elle a l’occasion unique d’imposer sa vision et ses concepts à l’armée russe en se cachant derrière le prétexte de vouloir aider un allié dans le besoin. Pourtant les Français n’oublient pas que le 23 juillet 1905 à Bjorkö en Finlande, la Russie a signé une alliance défensive avec l’Allemagne [16]. Bien qu’elle ait renoncée à cette alliance, l’action de Nicolas II n’a pas échappé à la vigilance française.

Afin qu’une telle surprise ne se reproduise plus, l’État-Major français fait pression lors des conférences annuelles avec l’État-Major russe pour organiser une structure interalliée qui permet d’uniformiser la pensée et les connaissances stratégiques des officiers. Une telle organisation voit le jour en 1908 et instaure un échange de stagiaires entre les deux pays. Officiellement le projet prévoit un stage de 6 mois au sein de l’armée alliée (officiers subalternes), consistant à découvrir la vie des troupes, à assister à des cours d’instructions sur l’art militaire et sur les conceptions tactiques. Officieusement, les choses ne sont pas ce qu’elles semblent êtres, les officiers stagiaires français réalisent en réalité un véritable travail d’encerclement cognitif et de renseignement. Les informations recueillies portent sur des descriptions concernant l’état d’esprit des Russes à l’égard de la France mais également sur des personnalités jugées utiles aux intérêts français [17].

D’autre part les stages débutent le 1er avril, or c’est à ce moment que commencent la plupart des manœuvres de l’armée russe qui durent jusqu’en septembre. Cela permet aux éléments français de recueillir les informations stratégiques liées aux besoins d’approvisionnement et d’armement de l’armée russe. De plus, la présence de militaires français lors des manœuvres russes permet de distiller les conceptions tactiques de l’armée française auprès des officiers du Tsar. Pour se faire, ils n’hésitaient pas à réaliser une intense campagne d’influence vantant l’art militaire français et l’intérêt de n’utiliser que lui, pour mieux se coordonner. De cette manière, la France parvient à imposer ses conceptions militaires à la Russie sous couvert d’une harmonisation des normes et des valeurs, elle impose en réalité une mise sous tutelle à l’armée russe.

 

Construction de l’influence à travers le pouvoir industriel et économique

Une fois cet encerclement cognitif réalisé, la suite logique est d’acheter le matériel français dont les stagiaires ont tant vanté les mérites. Ils ont créé la demande, il ne manque plus que l’offre, après tout, les forces russes savent déjà que la France dispose d’une capacité à produire en masse de l’armement de qualité. La première commande en armement date du 23 décembre 1891 à propos de l’achat de 500 000 fusils Mosin-Nagant [18]. Si la production d’armes a été particulièrement lente dans les années qui ont suivi, elle connait une véritable explosion en 1909. Entre 1909 et 1910 la Russie acquiert massivement des pièces d’artillerie auprès de l’entreprise française Schneider. Par la suite elle achète des milliers de mitrailleuses à la maison française Hotchkiss [19]. Conformément aux observations des stagiaires français sur les défenses côtières de la Russie, les autorités russes achètent des tourelles à éclipses types 75 pour leurs places fortes pour la somme de 2,5 millions de francs (1 000 000 millions de roubles) auprès de la Compagnie des Forges de Châtillon, de Commentry et Neuve-Maison et de la Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt. Grâce aux diverses commandes passées, le secteur de l’armement en Russie est très largement dominé par les entreprises Schneider et la Compagnie du Creusot qui ont une emprise économique ayant un poids considérable dans le rapport de force entre l’Empire Russe et la France.

Cependant si les Français disposent d’un savoir-faire inégalé en termes de fabrication, les Russes disposent de la meilleure utilisation tactique [20]. C’est pourquoi dès 1912, la France scrute avec attention les évolutions technologiques navales de la marine russe. Elle en profite tant pour améliorer sa propre marine que pour inciter la Russie à dépenser toujours davantage d’argent dans la formation d’une marine capable de rivaliser avec la puissante marine allemande. Une véritable campagne d’influence initiée dans un premier temps par les ministres de la Guerre et des Affaires Étrangères français puis dans un second temps par les entreprises françaises d’armement. Une incitation qui permet au budget d’investissement russe de passé de 223 millions de francs à 692 millions de francs entre 1907 et 1913 concernant la marine militaire [21].

 

L’incitation à s’équiper « français »

De plus, en 1913 la Russie souhaite également développer le nombre d’automobiles qu’elle possède. Pour se faire, elle fait un appel d’offre à toutes les entreprises d’Europe, la France vigilante rappelle que les entreprises allemandes sont exclues dans la mesure où ces achats visent à constituer un stock militaire ayant vocation à faire la guerre contre le Reich allemand [22]. Le Général Joffre insiste lourdement afin que les entreprises françaises soient favorisées dans le choix des appels d’offre.

C’est ce soutien de l’appareil militaire qui a permis aux fournisseurs français de devenir l’unique choix de l’armée russe en termes d’achats. En effet, l’État-Major général français n’hésite pas à rappeler que les entreprises françaises disposent de succursales en Russie et qu’il est donc plus facile de sécuriser la production de matériel, si elle est directement produite en Russie. D’autant que l’influence des grands industriels français soutenus par l’État permet d’obtenir l’appui de la haute aristocratie russe dont le Grand-Duc Serge, qui se trouvait être le Grand-Maître de l’Artillerie russe. Il estime que le Creusot est « la première maison du monde du point de vue de l’artillerie » [23].

 

La préservation des secrets industriels

Un soutien, ô combien inestimable car l’État français n’hésite pas à intervenir en faveur de la préservation des secrets industriels nationaux. En effet, dans l’objectif d’éviter le risque de rétro engineering, les Français restent particulièrement vigilants quant à l’espionnage industriel ou à d’éventuels vols de technologies. La Russie devenant un partenaire trop gourmand, souhaitant sans doute en profiter pour rééquilibrer le rapport de force qu’elle partage avec la France. L’État français n’hésite pas à rappeler que les entreprises françaises sont les seules détentrices de ce savoir-faire et qu’à ce titre, elles sont les plus compétentes à gérer la production d’armement. De ce fait, la France conserve un rapport de force favorable vis-à-vis de la Russie tout en développant conjointement son emprise économique et cognitive sur les cercles dirigeants et militaires russes. [24].

 

L’aéronautique russe : le savoir-faire français à son plein potentiel

Sous couvert de partager une technologie en pleine effervescence, la France et plus largement les entreprises françaises exportent le savoir-faire et l’expérience française en Russie afin de préparer la Russie à affronter l’Allemagne dans les airs. Dès 1913 dans le cadre des stages interalliés, les officiers russes sont formés dans les écoles d’aviation française notamment au sein du 2ème groupe d’aéronautique de Reims [25]. Encore une fois cette formation sur des appareils français n’est que la conséquence logique des ventes d’avions de combat par les entreprises françaises auprès de l’État-Major russe. Néanmoins, les tentatives russes de créer des moteurs ou des avions avec de meilleures performances que ceux des Français, poussent ces derniers à rivaliser d’ingéniosité pour conserver leur position dominante sur le marché de l’armement en Russie [26]. L’idée étant que la France doit conserver la chaîne de dépendance qu’elle a su imposée à la Russie. 

 

Le domaine ferroviaire : orienter les déplacements des troupes russes vers l’Allemagne

Pour la France, il est essentiel que la Russie puisse envoyer de manière massive et rapide des troupes sur le front Est, afin de combattre l’Allemagne. Si elle n’a pas à bataillé pour construire de nouvelles voies de chemin de fer, elle doit en revanche rivaliser d’ingéniosité pour accroître considérablement la capacité de transport de l’armée russe. Un problème qui en cache un autre, dans la mesure où le système ferroviaire russe est si obsolète qu’effectuer des travaux implique un coût très élevé. La Russie ne disposant pas des moyens financiers suffisants pour s’en charger, elle est contrainte de se financer auprès de la France, ce qui l’amène à faire des choix concernant la création ou la rénovation des voies de chemins de fer, renforçant par-là l’emprise financière française et son influence dans la mise en place des nouveaux chemins de fer. Cet apport financier est utilisé afin de favoriser des lignes ferroviaires allant vers les ports mais également celles en direction de l’Extrême-Orient afin de prévenir une éventuelle attaque japonaise [27]. Comprenant que l’État-Major russe tente de se soustraire à l’influence française, la France propose à des acteurs privés de s’occuper des lignes ferroviaires jugées non stratégiques (blé, Extrême-Orient) et de se concentrer sur les lignes stratégiques au niveau étatique [28]. La Russie refusant cette alternative, l’État français décide de conditionner des prêts bancaires à la réalisation des voies de chemin de fer qui sont conformes aux intérêts français [29]. Ce conditionnement financier s’accompagne d’un intense encerclement cognitif visant à rappeler que l’ennemi prioritaire est l’Allemagne et qu’à ce titre, il faut concentrer toutes les forces et ressources disponibles contre elle [30]. Ne pouvant se passer de ce soutien financier salvateur la Russie n’a d’autres choix que de céder devant la pression de la France. Dès lors, la Russie renforce alors l’inégalité dans le rapport de force qu’elle a avec la France, la confortant dans une situation de dépendance encore plus forte qu’avant. La Russie ne pouvant plus se défaire de l’emprise économique et financière de la France sur sa politique industrielle d’armement et de développement des infrastructures du territoire de l’empire russe. Elle se retrouve prisonnière d’un encerclement cognitif, économique, financier et logistique imposé par l’armée française et par les industriels français, l’empêchant de concevoir une alternative à la proposition française. 

 

La transformation des buts de guerre russes

Le vainqueur de ce rapport de force est indéniablement la France en atteste les premières batailles de la Première Guerre mondiale de 1914, la Russie entre en guerre contre l’Allemagne et s’engage corps et âmes dans cette lutte. La stratégie de la France a fonctionné puisque l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie perdent près de 1,8 millions d’hommes en combattant sur le front russe. Un sacrifice élevé permettant à l’armée française de ne pas subir de plein fouet, la machine de guerre allemande en occupant une partie significative de l’armée sur le front de l’Est. L’identification des principaux acteurs de décision combinée à différentes manœuvres d’encerclement cognitif ont conduit à une mise sous dépendance de l’armée russe par l’armée française et les industriels français. L’harmonisation des normes et des conceptions militaires a quant à elle permis de concentrer l’attention des élites russes en direction d’une guerre avec l’Allemagne aux côtés des Français au lieu d’une guerre centrée uniquement sur l’Autriche-Hongrie conformément aux intérêts russes, transformant totalement les buts de guerre russes au profit de la France. De plus, la stratégie française en Russie est une victoire dans deux rapports de force. Tout d’abord, elle sort victorieuse d’une guerre contre l’Allemagne alors que dix ans auparavant elle était isolée diplomatiquement et humiliée. Elle a pu aligner la Russie sur ses intérêts sans devoir respecter les intérêts russes, d’autant que ses industries ont pleinement profités des emprunts financiers russes pour vendre massivement leur matériel de guerre. Quant à la Russie, le rapport de force avec la France amena à un changement brutal de ses objectifs stratégiques, accompagné d’un endettement phénoménal suivi d’une guerre contre l’Allemagne qui favorise la révolution et la perte de territoire. La stratégie française fut si efficace, que la Russie n’est pas parvenue à contrebalancer le rapport de force avec la France et cela eu des conséquences extrêmement négatives.

 

Paul-Alexandre Vix (SIE28 de l’EGE)


Notes : 

[1] : Mougel, François-Charles, et Séverine Pacteau. « Chapitre IV. L’hégémonie européenne (1870-1890) », François-Charles Mougel éd., Histoire des relations internationales. Presses Universitaires de France, 2021, p. 33.

[2] : Ibid. p. 35.

[3] : Archive SHD, GR 7 N 1484 : Missions militaires françaises et attachés militaires (1890-1899) ; correspondance, minutes, notes, mémoires, rapports sur la Russie (capitaine Matton 1890).

[4] : Ibid.

[5] : Ibid.

[6] : Alfred Neymarck, Les dettes publiques européennes, Paris, Guillaumin, 1887, p. 75.

[7] : Archive SHD, GR 7 N 1484 : Missions militaires françaises et attachés militaires (1890-1899) ; correspondance, minutes, notes, mémoires, rapports sur la Russie (capitaine Matton 1890).

[8] : Ibid.

[9] : Archive SHD, GR 7 N 1484 : Missions militaires françaises et attachés militaires (1890-1899) ; correspondance, minutes, notes, mémoires, rapports sur la Russie (capitaine Matton, 1892).

[10] : Ibid.

[11] : Ibid.

[12] : Ibid.

[13] : Armée et marine : revue hebdomadaire illustrée des armées de terre du 20 octobre 1901, P. 742.

[14] : Convention (II) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe : Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. La Haye, 29 juillet 1899.

[15] : Archive SHD, GR/7/N/1484 : Missions militaires françaises et attachés militaires (1890-1899) ; correspondance, minutes, notes, mémoires, rapports sur la Russie (capitaine Matton, 1892),

[16] : Milza, P. (2014). Chapitre 6. Naissance de la Triple Entente. Dans :  P. Milza, Les relations internationales de 1871 à 1914, Paris: Armand Colin, p. 153.

[17] : Archive SHD, GR 7 N 1485 : Note de l’État-Major des Armées, 2ème bureau concernant les stages, mars 1911.

[18] : Manfred A. Z, « Quelle fut la cause de l’Alliance franco-russe ? », Cahiers du monde russe et soviétique, op. cit., p. 153.

[19] : Archive SHD, GR 7 N 1539 : Note E.M.A 2ème bureau Artillerie (confidentiel), Paris 7 octobre 1909.

[20] : Archive SHD, GR 7 N 1478 : St-Pétersbourg, 4 juin 1913, rapport de l’attaché militaire adjoint, le Capitaine Wehrlin à l’E.M.A 2ème bureau.

[21] : Archive S.H.M, SS EA 162 : Rapport de l’attaché naval, le lieutenant de Vaisseau Gallaud, St-Pétersbourg, 31 décembre 1913.

[22] : Archive SHD, GR 7 N 1539 : Rapport de l’attaché militaire adjoint, le Commandant Wehrlin, St-Pétersbourg, 9 avril 1914.

[23] : Archive S.H.M, BB7 120 : Rapport de l’attaché naval, le Lieutenant de Vaisseau Gallaud à E.M.A Ière section, St-Pétersbourg, 6 novembre 1912.

[24] : Archive SHD, GR 7 N 1486, Paris, 20 mai 1913, lettre du ministre des Affaires étrangères à M. le ministre de la Guerre.

[25] : Archive S.H.D, GR 7 N 1487 : Paris, 21 mai 1913, 4ème Direction Génie Section Aéronautique, note pour l’E.M.A, 2ème bureau.

[26] : Archive S.H.M, BB7 122 : Renseignements confidentiels fournis à l’attaché naval à St-Pétersbourg, E.M.G Ière section.

[27] : Archive SHD, GR 7 N 1540 : E.M.A 2ème bureau, Plan d’études de voies ferrées nouvelles en Russie (1911).

[28] : Archive S.H.D, GR 7 N 1478 : Lettre du Capitaine Wehrlin à E.M.A 2ème bureau, St-Pétersbourg 26 octobre 1913.

[29] : Ibid.

[30] : Archive S.H.D, GR 7 N 1540 : Juillet 1913, E.M.A 2ème bureau section russe, note sur l’utilisation des chemins de fer russes pour la concentration.

 

Sources  

Ouvrages : 

  • Alfred Neymarck, Les dettes publiques européennes, Paris, Guillaumin, 1887, p. 307
  • Manfred A. Z, « Quelle fut la cause de l’Alliance franco-russe ? », Cahiers du monde russe et soviétique, op. cit., p. 153.
  • Milza, P. Les relations internationales de 1871 à 1914, Paris : Armand Colin, 2014, p. 175.
  • Mougel, François-Charles, et Séverine Pacteau, Histoire des relations internationales. Presses Universitaires de France, 2021, p. 127.

Revue de presse militaire : 

  • Armée et marine : revue hebdomadaire illustrée des armées de terre du 20 octobre 1901, p. 742.

Convention de la Croix Rouge : 

  • Convention (II) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe : Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. La Haye, 29 juillet 1899.

Archives du Service Historique de la Défense au Château de Vincennes : 

  • Archive SHD, GR 7 N 1478 : St-Pétersbourg, 4 juin 1913, rapport de l’attaché militaire adjoint.
  • Archive SHD, GR 7 N 1484 : Missions militaires françaises et attachés militaires (1890-1899) ; correspondance, minutes, notes, mémoires, rapports sur la Russie.
  • Archive SHD, GR 7 N 1485 : Note de l’État-Major des Armées, 2ème bureau concernant les stages.
  • Archive SHD, GR 7 N 1486 : lettre du ministre des Affaires étrangères à M. le ministre de la Guerre.
  • Archive S.H.D, GR 7 N 1487 : 4ème Direction Génie Section Aéronautique.
  • Archive SHD, GR 7 N 1539 : Note E.M.A 2ème bureau Artillerie.
  • Archive SHD, GR 7 N 1540 : E.M.A 2ème bureau.

 

Archives du Service Historique de la Marine (rattaché maintenant au SHD) : 

  • Archive S.H.M, BB7 120 : Rapport de l’attaché naval.
  • Archive S.H.M, BB7 122 : E.M.G Ière section.
  • Archive S.H.M, SS EA 162 : Rapport de l’attaché naval.

Le général Michel Roquejeoffre, figure de la guerre du Golfe, s’est éteint à 90 ans

Le général Michel Roquejeoffre, figure de la guerre du Golfe, s’est éteint à 90 ans

Le général Michel Roquejeoffre avait notamment commandé les forces françaises durant l’opération Daguet, pendant la guerre du Golfe de 1990 à 1991.

par La rédaction du Dauphiné libéré – publié le 21 octobre 2024

Le général Michel Roquejeoffre, alors à la tête des forces françaises dans la guerre du Golfe le 28 février 1991. Capture écran Ina
Le général Michel Roquejeoffre, alors à la tête des forces françaises dans la guerre du Golfe le 28 février 1991. Capture écran Ina

 

Il était une figure de l’armée française. Le général Michel Roquejeoffre, décoré à de nombreuses reprises, est décédé vendredi, à l’âge de 90 ans.

Né en novembre 1933, Michel Roquejeoffre est entré à l’école militaire de Saint-Cyr en 1952. Après des postes en Algérie, au Mali ou encore au Dahomey (Bénin), il devient chef du 17e régiment du génie parachutiste à Montauban, de 1978 à 1980. Fort de plusieurs missions réussies, le régiment est cité à l’ordre de l’Armée.

Il coordonne l’opération Daguet durant la guerre du Golfe

Promu général de brigade en 1984, il est chef d’état-major, puis adjoint du général commandant la Force d’action rapide (FAR), puis, en 1987, il devient le commandement de la 7e division blindée. Promu général de division en 1987 et après un passage à Paris, Michel Roquejeoffre est, en juin 1990, élevé au rang de général de corps d’armée. Il reçoit le commandement de la FAR, dont le but était d’être déployée rapidement en Centre-Europe et sur les théâtres d’opérations extérieures en cas de crise. Il la dirige de 1990 à 1993, excepté entre septembre 1990 et avril 1991.

Le grand public le découvre lors de la guerre du Golfe, après l’invasion du Koweït par l’Irak : il coordonne l’opération Daguet des forces françaises, de septembre 1990 à fin avril 1991. La mission engage de 4 000, au début, à près de 15 000 militaires. « Je crois que l’outil le plus sophistiqué de l’armée, est essentiellement l’humain », assure-t-il dans La Dépêche du Midi, en 2002.

Il obtient sa cinquième étoile juste avant la retraite

De tous les chefs militaires engagés dans la guerre du Golfe, il était le seul à avoir dû attendre pour obtenir une promotion au grade supérieur. Il obtient enfin sa cinquième étoile en 1993, passant de général de corps d’armée à général d’armée. Il a également été médaillé par les États-Unis (Legion of Merit).

Après avoir pris sa retraite militaire fin 1993, Michel Roquejeoffre s’installe à Pamiers, dans l’Ariège. En 2000, il est interrogé lors des débats sur le « syndrome de la guerre du Golfe », affirmant que les soldats de la division Daguet avaient reçu des comprimés de pyridostigmine, un médicament présumé dangereux pour la santé, utilisé comme antidote à certains toxiques chimiques. Ce qu’a confirmé le ministère de la Défense.

Engagé dans la vie ariégeoise

Michel Roquejeoffre s’engage dans la vie publique locale et devient premier adjoint au maire de Pamiers de 1995 à 2001. Jusqu’en 2014, il est délégué départemental de l’Ariège au sein de la Fondation du patrimoine.

Après l’annonce de son décès, le sénateur de l’Ariège, Jean-Jacques Michau, a salué « son engagement exemplaire au service de la France », qui « a marqué notre histoire militaire. En tant que premier adjoint au maire de Pamiers, il a également contribué au développement de notre belle région de l’Ariège, où il a su allier son sens du devoir à une grande humanité. Sa passion pour la géopolitique et son dévouement envers notre territoire resteront gravés dans nos mémoires ».

Les Marines, un corps à part dans l’imaginaire militaire

Les Marines, un corps à part dans l’imaginaire militaire

par Lilian Tassin – Revue Conflits – publié le 8 octobre 2024


Alors que les Marines ne représentent que 10% des forces armées américaines, ils sont régulièrement associés aux soldats américains et à l’armée de Terre. Cet amalgame est le fruit d’un rapport décomplexé des Marines avec l’influence, les médias et le mythe. Analyse de la construction historique de ce corps militaire.

Le 17 octobre sort aux éditions Perrin le premier ouvrage en langue française sur le Corps des Marines, par Nicolas Aubin. Fait étonnant, quand on pense qu’on associe fréquemment le soldat américain à un Marine alors que ceux-ci ne représentent jamais plus de 10% des forces armées américaines. Mais d’où vient cet amalgame ? Sûrement du rapport décomplexé qu’entretiennent les Marines avec l’influence, les médias, et le mythique. Au-delà du simple récit militaire, l’ouvrage de Nicolas Aubin entend donc analyser les rapports entre les Marines et la culture américaine, qui expliquent largement le paradoxe initial pour nous français.

Cet article représente la première partie d’un mémoire réalisé à l’Académie Militaire de West Point, le creuset des officiers de l’US Army, par un sous-lieutenant français de Saint-Cyr en stage. Il s’agit de montrer que le Corps des Marines a fait preuve d’une capacité d’adaptation multiforme pour, premièrement, éviter son éviction des forces armées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et ensuite, progressivement, s’imposer comme l’outil privilégié de la politique étrangère américaine dans les deux premières décennies de la Guerre froide. En s’interrogeant sur le processus qui a permis ce retournement de situation, c’est tout le contexte culturel, institutionnel et politique américain de l’époque qui rejaillit. Cette étude souligne aussi le fait que l’évolution du statut du Corps des Marines est liée à l’évolution de la place que se donnent les Américains dans le monde : d’une réduction drastique de budget privant le Marine Corps d’avenir dans l’immédiat après-guerre, on aboutit vingt ans plus tard à l’hégémonie d’une unité moderne tant dans l’organisation militaire américaine que dans les missions qu’elle est capable de remplir. L’auteur a de plus pu profiter d’accès aux archives du Congrès à Washington pour analyser ce renversement de situation.

Pour finir, cette partie est centrée sur le concept de « guérilla politique » qu’a mené le Corps pour pérenniser son existence. À rebours de Platon, les protecteurs de la Cité trouvent leur salut dans la population qu’ils sont censés protéger. En profitant de l’expérience accumulée dans des conflits en Amérique centrale, les Marines parviennent à éviter la dissolution par des procédés d’influence novateurs et multiformes vis-à-vis de la société américaine. Loin de la « Grande Muette », le Corps des Marines montre alors que les forces armées ne sont pas des institutions monolithiques et donne à réfléchir sur les rapports civilo-militaires dans les démocraties occidentales.

Partie I- Éviter la disparition par la lutte : une guérilla institutionnelle ?

« The Marine Corps, then, believes that it has earned this right—to have its future decided by the legislative body which created it—nothing more. Sentiment is not a valid consideration in determining questions of national security. We have pride in ourselves and in our past, but we do not rest our case on any presumed ground of gratitude owing us from the Nation. The bended knee is not a tradition of our Corps. If the Marine as a fighting man has not made a case for himself after 170 years of service, he must go. But I think you will agree with me that he has earned the right to depart with dignity and honor, not by subjugation to the status of uselessness and servility planned for him by the War Department. »[1].

Chapitre I – La remise en cause de l’existence du Corps après la Seconde Guerre mondiale.

Une baisse rapide des effectifs à la fin de la guerre.

« Bring the Boys home »[2]. À l’annonce de la capitulation du Japon le 2 septembre 1945 sur l’USS Missouri, la ferveur populaire laisse rapidement sa place à des manifestations pacifiques réclamant la démobilisation immédiate des soldats dans le Pacifique qui ont dû se battre trois mois de plus que leurs camarades en Europe pour terminer la guerre. Le Victory Over Japan Day (abrégé V-J Day) constitue l’apogée pour le Corps des Marines. Auréolé de gloire pour sa campagne du Pacifique et soulagé de ne pas avoir eu à mettre en œuvre l’Operation Downfall qui avait pour but l’invasion du Japon au prix d’un million de victimes américaines[3], les officiers supérieurs sont chargés de mettre en œuvre le retour des Marines aux États-Unis. Le Corps définit son objectif qui est de conserver une force de réaction rapide de deux divisions et deux escadres aériennes, plan qui aurait supposé la conservation de 100 000 soldats et 8000 officiers en temps de paix[4]. D’un effectif de 485 053 hommes au V-J Day, le Marine Corps ne compte plus que 155 592 soldats une année plus tard. Le Corps des Marines est néanmoins tenu d’assurer une présence en Asie comme en Corée, en Chine, au Japon ou aux Philippines où il participe au maintien de l’ordre. 46 000 Marines des 1st et 6th Marine Division sont par exemple présents en Chine sous le commandement de MacArthur pour maintenir le statu-quo le temps de trouver un compromis entre nationalistes et communistes[5]. Cela conduit à des épisodes fâcheux où la troupe se rebelle et déclenche même une pétition demandant au Congrès leur immédiate démobilisation, conduisant le Lieutenant General Roy S. Gieger à enfermer 9 sous-officiers et à choquer l’opinion publique[6]. Il est important de rappeler le contexte opérationnel des Marines de l’époque, entre maintien de missions importantes en Chine et baisse drastique des effectifs voulue par le Congrès et les Américains, pour comprendre le climat d’incertitude qui va s’installer suite aux réformes de l’administration Truman.

La réorganisation des forces américaines : le Joint Chiefs of Staff (JCS).

En décembre 1941, le Président Roosevelt établit le Joint Chiefs of Staff pour répondre à l’absence de structure coordonnant les efforts militaires au niveau stratégique. Il compte le Chief of Staff for the President, le Chief of Staff of the Army (General Marshall), le Chief of Naval Operations (Admiral E. J. King), et, le senior Army Air Corps officer (Major General Henry H. Arnold)[7]. L’US Air Force n’existe pas encore en tant qu’unité indépendante et elle est rattachée à l’US Army tout au long de la Seconde Guerre mondiale. Le 2 novembre 1942, Mac Arthur écrit un mémorandum pour le Président qui jette les bases de l’unification des services voulus à la fin de la guerre sous la régence d’un Department of War.

« Relating to the single department of war in the postwar period, single department to be headed by a civilian secretary and composed of ground, naval, and air components, with a separate supply service, each under its own civilian under secretary and military chief of staff. There would be a chief of staff to the President, who, with the other four service chiefs, would constitute a United States General Staff (joint). Each Armed Force would retain « a small general staff. »[8].

 Cette vision unificatrice proposée par Mac Arthur a pour origine une volonté de coordonner plus efficacement les efforts des différents bureaux et de les relier de manière plus directe au Président. La volonté de centralisation est aussi partagée par le sénateur Harry S. Truman. En 1942, ce dernier est Chairman of the War Investigating Committee et assiste à ce qu’il considère comme un « gaspillage bureaucratique qui le dégoûte en dilapidant l’effort de guerre sous des contraintes juridictionnelles » et marque « profondément » sa vision du haut-commandement militaire. Il déclare même que les militaires n’ont « aucune connaissance de la valeur de l’argent. »[9].

Les travaux sur l’unification débutent dès fin 1944 et deux projets émergent. D’abord, l’US Air Force sera indépendante une fois la guerre finie du fait de l’importance prise par les vecteurs aériens symbolisée par les bombardements stratégiques sur l’Allemagne nazie et nucléaires sur le Japon. Le Strategic Air Command a prouvé son utilité par des raids « psychologiques » comme l’opération Doolittle sur Tokyo et par la préparation minutieuse du débarquement de Normandie. Le deuxième point concerne les Marines. Ceux-ci n’ont pas de siège attitré au JCS de par leur sujétion à l’US Navy alors que les forces aériennes nouvellement indépendantes en ont un. Cette invisibilité expose le Corps à des manœuvres de prédation des autres services qui se disputent les prérogatives et moyens des Marines qui sont considérés comme un doublon hybride de l’US Air Force, de l’US Army, et de l’US Navy.

Face à ces acteurs peu enclins aux concessions, le General Vandegrift tente d’attirer l’attention sur le haut niveau de préparation que nécessite une opération amphibie. Commandant la 1re division de Marines lors de la bataille de Guadalcanal qui est la première offensive terrestre des États-Unis, il est titulaire de la Medal of Honor et est le premier Marine à devenir General (quatre étoiles). Il est commandant du Marine Corps à la fin de la guerre. Il rappelle qu’il ne faut pas confondre duplication des efforts et emploi parallèle des forces[10]. Vandegrift face aux autorités qui qualifient le Corps d’anachronisme souligne enfin que l’aviation est essentielle au corps par les missions d’appui rapproché qu’elle remplit[11]. Il est alors possible d’imaginer que du point de vue rationnel de l’administration Truman, pour qui l’économie du budget et le retour à la paix étaient la priorité, celle-ci fut peu concernée par le sort de l’esprit de corps des Marines.

Autrement dit, le Corps des Marines fait face à une coalition de services qui veulent, dans un souci de rationalisation, démembrer sa composante aérienne et la transférer à la toute nouvelle Air Force ou à la Navy, déléguer sa prérogative amphibie à l’Army et finalement circonscrire son activité à celle d’une infanterie prépositionnée dans le Pacifique et gardienne d’installations navales[12].

Les tentatives de prédation des autres services vis-à-vis des Marines

Les Marines sont donc très incertains quant à leur avenir durant cette période. Exploitant le fait que le Corps n’a pas voix au chapitre lors des réunions des chefs d’armées siégeant au commandement interarmées, les autres services mettent en œuvre de véritables stratégies qui soulignent la volonté réelle de le supprimer. Les sessions d’écoute au Congrès concernent directement l’avenir du Marine Corps mais ne comptent souvent pas de représentants du Corps alors que Quantico, maison-mère des Marines, se trouve à moins d’une heure de Washington. Par exemple, le comité de 1945 interroge quatre-vingts officiers, dont seulement trois officiers généraux de l’US Navy. Trois officiers généraux des Marines sont interrogés dans le Pacifique et non à Washington comme les autres[13]. Autre différence de traitement exposée par les Marines à l’époque, des détails comme le statut du Marine Corps ne peuvent être décidés que par le commandant du Joint Chief of Staffs (JCS) qui est souvent un Général de l’Army avec des vues forcément partiales[14]. L’US Navy critique aussi la toute-puissance de l’Army avec l’Admiral Halsey qui déclare lors des auditions de 1945 :

« One might just as well ask a committee composed of a Protestant, a Catholic, and a Jew to save our national souls by recommending a national church and creed. »[15].

Néanmoins, face au Président Truman qui rejoint aussi la controverse en déclarant vouloir supprimer « the own little Army that talks Navy and is known as the Marine Corps.»[16]. L’US Navy en vient à se désolidariser du Corps, théoriquement réuni au sein du même ministère, afin de se battre pour garder son aviation embarquée. Le Secretary of the Navy James Forrestal et l’Admiral Sherman, plus hauts représentants à Washington des intérêts navals, jugent par exemple que le Marine Corps peut servir de sacrifice pour contenter les autres services.

« Q: Was it your impression that in this fight the Navy would have sold the Marine Corps down the river?

General Krulak: It’s not fair to speak of the Navy. It’s more correct to speak of the people who were carrying the Navy share of the unification load. I believe that Admiral Forrest Sherman would have willingly, not because of any animosity for the Marine Corps, but because of his sagacity realizing that the Marine Corps was a very big blue chip that he could use. Admiral Burke would not, nor would Radford. »[17].

Un Marine participant aux auditions de la commission parlementaire sur l’intérêt de l’unification déclare à la suite du revirement de la Navy :

 « What Chief of Naval Operations wants to go down as an evangelist for the Marine Corps ?»[18].

Quant à l’Army, l’avis du Supreme Allied Commander Dwight D. Eisenhower est explicite sur la position adoptée à l’encontre du Marine Corps. Celui-ci déclare que le développement de la force amphibie des Marines pendant la Seconde Guerre mondiale relève d’une exception, et qu’une division claire entre opérations terrestres et navales devrait être faite. À ce titre, le rôle des Marines serait réduit à la protection d’emprises navales à l’image de nos fusiliers marins français. Une citation tirée des auditions du Sénat résume sa pensée :

« When naval forces are involved in operations requiring land forces of combined arms, the task becomes a joint land-sea, and usually air force mission. Once Marine units attain such a size as to require the combining of arms to accomplish their missions, they are assuming and duplicating the functions of the Army and we have in effect two land armies. »[19].

Finalement, Eisenhower recommande un Corps de 60 000 hommes, soit presque huit fois moins que les effectifs lors du V-J Day. Cette hostilité manifeste envers le Marine Corps est selon Gordon H. Keiser liée aux coupes de budget qui réduisent l’US Army de 1 500 000 hommes en 1946 à 1 000 000 en 1947 et 650 000 les années suivantes. Les leaders de l’US Army sont en effet les grands oubliés de l’après-guerre, car les dépenses concernent surtout le développement de nouveaux aéronefs pour l’Air Force et l’entretien de la gigantesque flotte américaine, représentant 70% du tonnage mondial au V-J Day[20].

Privé du soutien de l’US Navy, visé par l’US Army pour sa composante amphibie, par l’US Air Force pour son aviation et finalement par l’administration Truman pour son budget, le Corps ne pouvait compter que sur lui-même, c’est-à-dire son ingéniosité et son rapport particulier aux Américains, pour espérer s’en sortir.

Chapitre II- Survivre par la lutte : la guérilla politique des Marines au Congrès.

« We had a loyal bunch of Marines out there on the Hill, and they moved freely across party, committee boundaries, and everything; they were everywhere. »[21].

Les Marines protégés par le Congrès.

[22]

En 1947, le National Security Act promulgué par le Congrès fige le rôle et les missions du Marine Corps dans le marbre législatif et empêche ainsi le Président de transférer ces prérogatives à d’autres services. En 1952, le Douglas-Mansfield Act intervient de manière agressive dans les pouvoirs de Chef des Armées du Président en octroyant un siège au JCS pour les Marines, en décidant d’un effectif minimal à ne pas dépasser et d’un statut indépendant réaffirmé, faisant du Corps le seul service à bénéficier d’autant d’appui au Congrès. En 1958, par le Defense Reorganization Act, le Congrès crée une passerelle entre les chefs d’armées (Navy, Army, Air Force) et le Capitole, excluant de fait le Président. À l’époque, le Président Eisenhower parle « d’insubordination légalisée »[23].

Grâce à cette protection législative, le Corps atteint 7% des forces armées en 1960 contre 4% en 1945. Le Congrès a même tenté trois fois d’augmenter le budget des Marines sous le mandat d’Eisenhower[24]. De tous les chiffres avancés par Aaron B. O’Connell, celui concernant la croissance de la flotte de bâtiments amphibies est évocateur, car il représente à lui seul le passage d’une situation précaire à une reconnaissance de l’utilité du Marine Corps. La flotte amphibie représente 17% des bâtiments totaux de l’US Navy en 1966 contre 12% en 1950, soit 159 navires contre 70[25].

Tous ces chiffres et faits sur l’expansion de l’US Marine Corps à cette période démontrent le lien étroit qu’il existait entre les Américains qui votent pour des représentants ayant un agenda clair (la protection des Marines dans ce cas), le Congrès et les forces armées à cette période. Loin d’être omnipotent en matière de Défense, le Président doit composer avec un Congrès qui détermine lui aussi la politique étrangère et les forces armées en conséquence. Cela remet donc en cause l’idée comme quoi le citoyen n’a pas d’influence législative sur ses armées face au Président qui en ferait un domaine régalien en dehors du débat. Le Marine Corps en est le parfait exemple, car il s’est agrandi contre la volonté de l’executive grâce à ses appuis au Congrès et sa popularité parmi les Américains. Il convient maintenant d’analyser les ressorts de ce changement de situation.

Une bande de guérilleros ?

« They were no briefings, no charts, none of the formal devision-making apparatus, […] we operated much more like the CIA. »[26].

Sous l’égide d’officiers comme Heinl, ministre de la Propagande auto-proclamé de la Chowder Society, un groupe d’officiers supérieurs, majoritairement commandants et lieutenants-colonels, a défendu la cause des Marines face à des groupes hostiles à sa survie. Un rapprochement peut être fait toute proportion gardée avec des techniques de guérilla pour étudier les méthodes de cette cellule activée en 1946 pour influencer l’avenir du Corps. À l’exception de l’action violente, on retrouve ainsi tous les procédés qui ont permis à une unité beaucoup plus petite de saper un processus à son encontre. Premièrement, l’organisation était décentralisée et les opérations n’étaient pas décidées par le Commandant Vandegrift qui dédiait son temps à Washington à la défense du Corps. Robert Debs Heinl était un colonel ayant combattu à Iwo Jima et en Corée. Il déclare ainsi que Vandegrift n’avait jamais vu la Chowder Society personnellement[27], « qu’il y avait une cécité intentionnelle sur ce qu’ils faisaient » et qu’il leur est arrivé de mentir quand le Général leur a demandé de stopper leurs activités à la suite d’une réprimande de Truman qui ne supportait plus le lobby Marines[28]. S’appelant entre eux les termites, car ils étaient une cellule cherchant à battre une structure établie, bureaucratique, et beaucoup plus large depuis l’ombre[29], ils regroupent tous les procédés d’action caractéristiques d’un belligérant engagé dans une lutte asymétrique. En plus de la décentralisation, on peut citer la recherche d’alliés dans l’opinion publique, la surprise, la flexibilité et l’innovation comme éléments principaux de l’action de la Chowder Society.

Un point important est que les deux officiers les plus expérimentés de la cellule ont une forte expérience dans la contre-insurrection en ayant été engagés au Nicaragua et à Haïti durant l’entre-deux-guerres, ce qui a mené le Brigadier General Edson à écrire dans le Small Wars Manual, publié en 1940, ouvrage récapitulant les enseignements tirés par les Marines dans la Guerre des Bananes. Cette expression est utilisée pour décrire les conflits déclenchés, souvent pour motif économique, par les États-Unis en Amérique latine entre la guerre contre l’Espagne (1898) et le début de la politique de bon voisinage (1934-1935).

« The military strategy of small wars is more directly associated with the political strategy of the campaign than is the case in major operations… In small wars, either diplomacy has not been exhausted or the party that opposes the settlement of the political question cannot be reached diplomatically. Small war situations are usually a phase of, or an operation taking place concurrently with, diplomatic effort. »[30].

On voit dans cet extrait que les Marines ont bien compris que l’influence sur la population est toute aussi importante voir supérieur à l’opération armée pour obtenir la victoire. Il décrit même la manière dont les réseaux informels doivent être organisés pour communiquer avec la population et contourner l’influence des locaux[31], éléments modernes qu’on retrouve aussi chez David Galula, grand théoricien de la contre-insurrection encensé par David Patraeus, général américain qui commandait l’opération Iraqi Freedom en 2008. Les travaux de Galula, redécouverts par les Américains alors qu’ils étaient oubliés en France, définissent quatre principes de la contre-insurrection[32] qu’on peut rapprocher des techniques de la Chowder Society aux États-Unis en prenant le mode d’action du côté de l’insurgé et non du contre-insurgé : l’importance cruciale de la population qui est la pierre angulaire de toute stratégie insurrectionnelle, une minorité hostile (dans ce cas la Chowder Society) insaisissable et déterminée à gagner, un soutien de la population seulement conditionnel, car il s’entretient par des actions favorables à leurs intérêts (lobbying) et enfin des efforts non pas tous azimuts, mais dans des secteurs clés (médias, élus).

Dans ce cadre, les Marines excellaient et envisageaient la société américaine comme un champ de bataille où tous les coups étaient permit comme l’écrit Heinl : « a man fighting for his life doesn’t very much question the intellectual or moral alignments of someone who steps in and fight on his side. »[33]. Le vol des 1478 Papers, déclarations classifiées d’Eisenhower sur l’avenir des Marines constitue un bel exemple d’opération illégale en ce qu’il implique plusieurs crimes relatifs à la sécurité nationale. Ces documents étaient inaccessibles au Général Vandegrift, car ils étaient classifiés top secret, mais ils pouvaient être d’une grande aide pour montrer l’existence d’arrangements entre les différents services contre les Marines. Le Brigadier General Edson, alors officier de liaison à Washington, s’est introduit dans le bureau du Chief of Naval Operations, a subtilisé les documents pour en faire des copies et les a envoyés à Quantico[34]. Au-delà de l’épisode rocambolesque, la Chowder Society s’est félicitée de cette opération qui s’inscrit dans « l’art honorable du braquage institutionnel »[35] et qui a servi à appuyer la cause auprès de la presse et du Congrès après son envoi par Heinl au total mépris des articles 94, 95, et 1252 des U.S Naval Regulations qui interdisent tout contact informel entre le Navy Department et le Congrès.

[36]

Hittle était un officier général des Marines ayant combattu pendant la Seconde Guerre mondiale et à l’époque lieutenant-colonel. Il s’occupait de l’aspect législatif dans la lutte de la Chowder Society et fut même nommé conseiller spécial de Clare Hoffman, ténor de la coalition Marines à la Chambre des Représentants. Les Marines actuels lui créditent la survie de l’aviation du Corps face à l’hostilité de l’Air Force. Il décrit ici l’action du Major Lyford Hutchens, mystérieux spécialiste dans l’action dissimulée, un des nombreux rouages de la cellule pro-Marines­, aux côtés d’officiers plus âgés comme Twining, à la personnalité « machiavélienne » selon Krulak[37].

Ces archives contenant des témoignages oraux d’officiers de la Chowder Society sont précieuses, mais peuvent aussi amener, dans la mesure où c’est le département d’Histoire de l’Université des Marines dans cette série « Distinguished Marine Interview Transcripts » qui mène les interviews, à fausser quelque peu la réalité vingt ans plus tard pour arrondir les angles avec les autres armées en ce qui concerne la rivalité inter-services.

Enfin, l’étude d’autres profils comme celui du Brigadier General Samuel R. Shaw apportent d’autres détails comme la précarité des officiers de la Chowder Society qui ne bénéficiait pas de tout l’appui financier et logistique du Corps au contraire des lobbyistes, souvent généraux, de l’Army ou de la Navy. Shaw révèle que l’essentiel des dossiers de la cellule était caché dans le coffre de sa voiture et qu’il était considéré comme une « personne suspicieuse » après une enquête du renseignement naval[38], son propre département. De plus, Heinl a demandé des fonds au Commandant des Marines en 1949 quand le National Security Act risquait d’être amendé pour créer un réseau de distribution de lettres, de la « propagande collatérale », à d’anciens Marines dans tout le pays :

« We created a basis mailing list of friends of the Marine Corps nationwide, comprising several thousand people of serious influence, grass roots people across the United States. »[39].

À la manière d’un réseau de communication insurgé, Heinl envoyait des lettres blanches reconnaissables et sans en tête de manière à tromper n’importe quel intercepteur sur l’origine du courrier[40]. L’auteur de ce mémoire a par exemple trouvé des lettres envoyées par le Chowder Marine Merritt A. Edson au Daily Pentagraph de Bloomington, Illinois le 10 mars 1952 dans un carton déclassifié en 1972 dans les archives du Congrès[41], consultées le 27/09/2023. On y trouve des indications attestant que 1200 éditeurs auraient été ciblés pour diffuser des informations au grand public critiquant les « soi-disant experts du JCS » qui étaient sur le point de supprimer un Corps dans lequel la nation investissait des milliards de dollars. Cet exemple clair de lobbying indirect montre la manière dont les Marines considéraient les médias comme une arme efficace pour s’assurer le soutien de la population à travers le pays.

Comme évoqué précédemment, la Chowder Society n’était pas une exception parmi les forces américaines à cette période. Comparer le destin malheureux de l’Organizational Research and Policy Division (OP-23), équivalent de la Chowder Society pour la Navy, avec les méthodes des Marines, permet même de souligner le degré d’expertise acquis par les camarades d’Heinl. Décrit par le Washington Post comme un « bureau secret presque entièrement dédié à gêner l’Army et l’Air Force pour empêcher l’unification »[42], celui-ci a été démantelé à l’issue de deux scandales impliquant l’US Air Force. Un document anonyme dénonçant le développement douteux du B-36 Peacemaker, premier bombardier stratégique à pouvoir transporter directement une arme atomique des États-Unis vers l’URSS, met le feu aux poudres. Sur un fond de rivalité interservices et de suprématie du nucléaire sur les forces conventionnelles, les amiraux de la Navy font fuiter ce document dans la presse comme a pu le faire Edson avec les 1478 Papers, mais la tentative de la Navy de s’opposer au JCS, épisode connu sous le nom de « Révolte des Amiraux », échoue[43]. Le Président relève immédiatement le chef de la Navy de ses fonctions et son influence est réduite au Congrès. Les raisons de l’échec de l’OP-23 sont directement imputables à son organisation trop bureaucratique. Les différentes cellules de ce bureau poursuivaient des agendas différents, ce qui a fait voler en éclats la cohésion lorsque les auteurs du document se sont fait lyncher dans la presse, perdant de fait le contrôle des relations publiques. À l’inverse et à la manière d’un judoka qui sait renverser le poids de l’adversaire à son avantage, la Chowder Society était moins nombreuse, mais décentralisée et regroupait des colonels qui n’attiraient pas l’attention quand ils se déplaçaient au Congrès. Elle bénéficiait de fait d’une cohésion plus solide.

La coalition pro-Marines au Congrès

En 1952, alors que le sénateur Paul H. Douglas était un homme politique des plus libéraux dans la chambre, il reçut le soutien inespéré de Joseph R. McCarthy, figure de proue de la paranoïa anti-communiste de la Guerre froide aux États-Unis et conservateur convaincu. La loi qu’il défendait, connue sous le nom de Douglas-Mansfield Act, était un texte très favorable aux Marines[44]. Contre toute attente, McCarthy débloqua les dernières voix nécessaires à la ratification, car tous deux étaient Marines. Leur devise latine Semper Fidelis se retrouve ici, car l’un était 1re classe entre 1920 et 1922 et démocrate alors que l’autre était Lieutenant dans le Pacifique et républicain[45]. En effet, il n’existe pas d’ex-Marines, chacun est considéré comme un membre à part entière, de l’homme en treillis à l’homme d’affaires en passant par l’élu politique. Cette particularité qui participe à l’esprit de corps est importante à saisir si l’on veut comprendre la solidarité qui existe entre eux.

On peut diviser la coalition favorable aux intérêts des Marines au Congrès en trois groupes : les vétérans devenus des élus dans l’une des deux Chambres, les élus sans expérience militaire qui sont devenus des soutiens de la cause des Marines par affinité pour le Corps et les réservistes du Corps qui ont favorisé ses intérêts dans leur activité. La formation de cette coalition hétéroclite témoigne de la stratégie politique mise en place par le Corps en plus de ses agissements plus opaques par la Chowder Society. L’auteur du mémoire a recensé dans un tableau vingt-deux profils composant cette coalition Marines et les a triés par parti d’affiliation, état représenté, type de mandat et durée, expérience militaire et grade. Ce tableau permet de comprendre le pragmatisme de la stratégie politique des Marines qui doivent leur salut à des politiques qui ont trouvé un consensus dans un pays dont la culture politique est marquée par la polarisation entre démocrates et républicains. Parmi les élus du tableau, douze sont républicains et dix démocrates, montrant ainsi que la cause transcende l’antagonisme traditionnel entre les deux partis. De plus, l’expérience militaire rassemble environ 75% de la coalition (16 élus), mais six d’entre eux ne sont pas vétérans et pourtant très actifs pour le Corps comme les representatives[46] républicains et démocrates Clare Hoffman et Carl Vinson. Des déclarations passionnées de ce dernier au Congrès montrent l’attachement de ces élus sans passé militaire à l’avenir du Corps. Si l’on prend les grades des élus ayant servi en tant que Marine, les officiers sont davantage représentés (huit officiers), mais des Privates composent aussi cette coalition (deux militaires du rang). Logiquement donc, la coalition ne comporte pas d’anciens sous-officiers, car il est rare qu’ils se reconvertissent en politique. Enfin, la cause des Marines a aussi rallié quelques élus issus d’autres services comme des profils de l’US Army, certains ayant même rejoint le Marine Corps après leur service dans l’Army (Robert R. Wilson et Delbert L. Latta, élus républicains de Californie et de l’Ohio).

Le groupe de Marines devenus élus est à replacer dans le contexte d’après-guerre aux États-Unis. En effet, fait rarissime dans l’histoire politique du pays, Le soixante-dix-neuvième Congrès et (1945-1947) et les suivants voient une avalanche de vétérans intégrer le corps électoral. Les vétérans de l’US Army (200), de l’Air Force (150) et de la Navy (100) sont les plus représentés avec des noms qui marqueront le pays comme John F. Kennedy ayant fait son service dans la Navy et élu en 1946 ou Richard Nixon élu en 1945 de la Navy aussi. En 1945, les Américains envoient cinquante-cinq élus sans expérience politique et vétérans, neuf d’entre eux étaient Marines, ce qui fait 16% de la délégation totale alors qu’ils ne représentent que 4% des hommes ayant servi durant la Seconde Guerre mondiale[47]. Cette sur-représentation était en partie liée à la popularité du Corps et à la possibilité de faire campagne en uniforme donnée par le commandement en violation complète des règlements de la Navy. Deux cas sont représentatifs de l’opportunisme des Marines pour occuper l’espace politique.

Le premier est surnommé « Silent George ». Plus jeune représentant de la Chambre à vingt-sept ans, George Sarbacher Jr. de Philadelphie est l’exemple parfait de l’instrumentalisation de l’uniforme des Marines comme arme politique. Alors que les démocrates présentaient un vétéran lambda pour les élections du cinquième district électoral de Philadelphie, les républicains ont eu l’idée de présenter le fils d’un membre du parti, qui était Marine, mais n’avait pas d’expérience politique. Sarbacher avait servi deux ans dans le Pacifique comme officier dans le génie, sa campagne politique allait démontrer comment les Marines étaient prêts à interpréter les règles pour renforcer leur position au Congrès. Bien que pouvant porter leurs uniformes dans le public et à des meetings politiques, les militaires américains ne sont pas autorisés à s’adresser aux foules comme le peut faire un candidat en campagne. Les Marines concluent donc qu’il fera campagne sans parler, avec tout l’attirail de ses décorations et avec l’hymne des Marines à chaque entrée spectaculaire sur scène alors qu’un autre membre du parti Républicain ferait ses discours. Il raconte aux reporters :

« I was afraid that if I opened my mouth, I might accidentally say something about the issues, and the opposition would be all over like a four-alarm fire for violating regulations. »[48].

Il remporte aisément les élections et vient renforcer la coalition qui protège le Corps au Congrès.

Le deuxième exemple est plus connu et plus clivant aussi. Le plus jeune membre du Sénat en 1947 est aussi un Marine. Son nom est associé à la paranoïa anti-communiste qui frappa l’Amérique durant la Guerre froide. Joseph R. McCarthy comptait faire une carrière politique avant la guerre, mais un mentor lui a conseillé : « If you want to be a policitian […] be a hero, join the Marines. »[49]. Sa biographie rapporte qu’il fut engagé en tant que lieutenant, et non 1re classe comme il le prétendait, dans le Pacifique au sein d’une escadrille. Officier de renseignement, son travail par définition le cantonnait à son bureau, il n’avait de plus jamais participé à un bootcamp de sa vie. Néanmoins, MacCarthy était convaincu qu’une expérience au combat était nécessaire pour la campagne politique qui l’attendait. Il demanda alors à se greffer à des vols peu risqués en tant que mitrailleur de queue, poste qu’il utilisa pour alimenter la légende de « Tail-Gunner Joe » au Sénat. Il se fabriqua aussi des faux en écrivant ses citations au combat lui-même et en imitant la signature de son supérieur[50], et se lia d’amitié avec l’officier en charge des relations publiques de l’unité qui le mit en scène à l’arrière d’un avion et envoya des critiques positives à son égard aux journaux du Wisconsin, l’état d’origine de McCarthy. On pourrait croire que le Marine Corps n’approuvait pas ces manières, mais à la manière de Sarbacher, il fut retransféré aux États-Unis dans l’été 1944 alors que son unité était engagée à Guam et qu’on manquait d’hommes. Il fut autorisé à faire campagne en uniforme et le Corps créa des posters à son effigie : « The Spirit of Our Fighting Men : Elect Captain Joseph R. McCarthy of the U.S Marines » pouvait-on lire comme montré ci-dessous[51]. Des photographies de lui en uniforme sont disponibles en annexe 6 et rendent compte de la volonté d’associer l’homme politique et son expérience militaire. Une fois élu, il reçut en 1952 la Distinguished Flying Cross en falsifiant son nombre de vols alors qu’il était un ténor au Sénat en faveur des Marines. Le Corps continua à lui octroyer des promotions au Sénat et il atteignit finalement le grade de lieutenant-colonel[52].

Un exemple similaire est retrouvable grâce à la biographie de George Smathers, autre figure de proue des Marines au Sénat. Il déclare :

« When I got retired, I was still a Captain. After I got elected to the Congress, all of a sudden, I get a notice that I had been promoted to Major… I went to the Senate, and I got a notice that I was now a Lieutenant Colonel […] I love the Marine Corps. I thought that it was a great outfit. But I am embarrassed by the fact that since I’ve gotten into Congress and haven’t done a damn thing, I get promoted three times I couldn’t get promoted once when the war was going on and I was really doing something. Now this is ridiculous […] they were really bad about that [53](the promotions). »[54].

Le Marine Corps a donc sciemment orchestré des promotions factices pour favoriser les hommes qui les défendaient au Congrès. Convaincus de l’aura du Corps dans la société américaine, les Marines se sont servis de leurs exploits dans le Pacifique et de l’esprit de Corps pour tisser un réseau de politiciens acquis à leur cause, démontrant ainsi une ténacité admirable face aux tentatives de marginalisation des autres services.

Concernant les élus qui n’avaient pas d’expérience dans les Marines à proprement parler, ceux-ci venaient d’origines très diverses. Certains étaient vétérans d’autres services, mais avaient choisi de défendre le Corps par conviction personnelle comme Edward B. Robertson, gallois vétéran de la Guerre des Boers ou Leverett Saltonstall qui était lieutenant dans l’US Army et dont les deux fils Marines furent tués dans le Pacifique. D’autres n’avaient aucune expérience militaire, mais étaient si passionnés dans la défense des Marines que les élus chantaient spontanément les premiers vers de l’hymne du Corps à chaque prise de parole, anecdote rapportée au sujet de Daniel J. Flood[55]. Se pose maintenant la question de la manière dont ces hommes étaient ralliés à la cause des Marines. En effet, ils n’avaient pas appris la devise Semper Fidelis au bootcamp et pourtant ils ont apporté un appui décisif au Capitole. Il faut pour ceci revenir à la Chowder Society. En utilisant intelligemment leur réseau, les Chowder Marines approchèrent le sénateur Clare Hoffman qui était une connaissance du père du lieutenant-colonel Hittle. Ce dernier lui montra les 1478 Papers écrits par l‘Army qui prévoyaient la dissolution du Corps, ce qui suffit à Hoffman pour activer ses contacts et recruter des soutiens. Le premier jour des auditions, le secrétaire à la Guerre Patterson perdit sa patience tant les questions sur le Marine Corps fusaient : « Marines, Marines ! That’s all I hear. They are not treated any differently than any of the other branches ! »[56]. Même Vandegrift, censé se tenir au-dessus des activités de la Chowder Society par sa position de Commandant participait au lobbying direct par sa relation de longue date avec le sénateur Byrd[57], originaire de Virginie comme lui et membre de la commission des affaires navales. La tradition parlementaire américaine fut donc utilisée à bon escient par les Marines qui se présentèrent en victimes d’un executive tout-puissant.

Pour conclure sur la coalition pro-Marines au Congrès, celle-ci était donc relativement peu nombreuse comparée aux autres groupes, mais soudés par un esprit de corps fort. Elle était non-partisane et les adversaires d’hier devenaient les alliés d’aujourd’hui lorsqu’ils se retrouvaient une fois par mois au « Congressional Marines Breakfast Group »[58]. Ce groupe hétéroclite par ses origines était soudé par des officiers de Chowder Society qui coordonnaient les efforts au Congrès et les opérations d’influence en dehors.

Chapitre III- les Marines et la société : l’instrumentalisation des peurs des Américains.

« In losing its Marine Corps the country would lose more than highly trained body of fighting men. It would lose a symbol of real democracy since the Marine Corps is the most democratic service in the nation. »[59].

Une place privilégiée auprès des Américains

David Galula explique que les insurgés font partie d’une minorité active qui entraîne la majorité par des opérations d’influence. Force la plus populaire de l’armée des États-Unis, les Marines ont joué de cette proximité avec les Américains pour décrédibiliser leurs adversaires et faire valoir leurs opinions sur l’unification des services. Une boutade commune de l’Army envers les Marines moque leur groupe de combat, composé de treize hommes pour les premiers et douze hommes et un journaliste pour les deuxièmes.[60] Plus qu’aucun autre service, les Marines savaient mettre en valeur leur histoire, amenant Truman à dire qu’ils avaient une machine propagandiste presque égale à celle de Staline[61].  Néanmoins, la propagande ne peut pas expliquer seulement cette place particulière des Marines auprès des Américains, car ce n’était pas à sens unique. En effet, les Américains voulaient aussi ce que les Marines avaient à apporter. Aaron B. O’Connell explique que dans un contexte post-guerre mondiale marqué par la croissance économique, l’application civile des technologies militaires, mais aussi la peur du communisme et les débuts de la société globalisée, les Marines apportaient un discours fédérateur et conservateur[62]. En mettant l’accent sur des mots comme « tradition », « histoire », « famille » et « communauté » qui décrivaient leur esprit de corps unique, les Marines tranchaient avec les autres services comme l’Air Force qui promettaient un avenir fondé sur la technologie, le nucléaire, et le règne américain en la matière[63]. Le discours des Marines, diffusé par les vétérans et les contacts de la Chowder Society, ressemblait de fait davantage à ce qu’on pouvait entendre à l’église que dans un roman de science-fiction. Le Corps tenait un discours nostalgique sur la société américaine en rappelant les grands sacrifices des Marines pour la nation et soulignait l’importance du collectif sur l’individualisation naissante. Les 1res classes, « Privates », étaient le nerf de la guerre de cette stratégie communicationnelle,[64] car ils représentaient une approche plus humaine et romantique de la guerre dont un contexte de guerre froide où on présentait des bombes atomiques et des jets supersoniques au grand public comme les assurances de la paix. Le film Sands of Iwo Jima[65] met en scène le sergent Stryker et son groupe de combat. On y voit la vie au quotidien de son unité avec toutes les difficultés auxquelles elle fait face (alcool, pertes, violence). Pour prendre un exemple récent, la série The Pacific[66] met en scène des Privates dans les dix épisodes alors que l’US Navy, l’US Air Force et l’US Army se concentrent sur les navires, avions, officiers et tactiques qui ont changé le cours de la guerre. Cette proximité avec les familles américaines forgée lors de la guerre par les témoignages et le retour des vétérans a permis aux Marines de disposer d’une base solide de citoyens américains favorables à leurs intérêts lors d’une guerre interservices qui opposait une communauté soudée à une masse bureaucratique opaque selon leurs dires[67].

La violence était néanmoins au cœur de la culture des Marines et pourtant ils étaient populaires. Le bootcamp, son drill sergeant et le combat dans le Pacifique étaient des expériences redoutées pour n’importe quel jeune Américain, mais la structure familiale du Corps était rassurante. Les Marines ont en effet eu besoin d’arrondir les angles, c’est-à-dire de cacher les traumatisés et autres scandales, à l’image de Gomer Pyle[68] dans Full Metal Jacket pour espérer pouvoir séduire la société. Toys for Tots en 1947 est un autre exemple d’opération civilo-militaire réussie par les Marines. Créée par le Major Bill Hendricks, cette association avait pour but de collecter et de redistribuer des cadeaux de Noël aux orphelins de guerre. L’association est une réussite et devient rapidement suivie par le commandement qui voit d’un excellent œil ces Marines en uniforme qui distribue cinq millions de cadeaux dans les rues des villes américaines grâce à une campagne de publicité massive de vingt-cinq millions de dollars[69]. Dans une Amérique qui assimilait le treillis à l’expérience douloureuse de la perte d’un proche, des initiatives comme Toys for Tots ont permis de populariser le Corps tout en permettant à ce dernier de nouer des contacts avec tous les organismes qui ont accueilli les Marines pendant leurs tournées. Aaron B. O’Connell cite des Marines spécialisés en relations civilo-militaires qui ressentent une nette amélioration, même dans les communautés à l’origine hostiles, de l’image du Corps après un passage de Toys for Tots[70]. Ci-dessous une photo de Marines avec la star du moment, l’actrice Marilyn Monroe, soulignant les efforts du Corps en matière communicationnelle.

[71]

Après avoir expliqué que les idées associées aux Marines étaient fédératrices et parfaitement adaptées à une Amérique troublée au sortir de la guerre, il faut montrer comment les Marines relayaient leurs messages dans la société. Au-delà de la Chowder Society, les Marines ont révolutionné les relations civilo-militaires en ayant une stratégique médiatique de masse. En 1945, le Brigadier General Robert L. Denig, l’officier en charge des relations publiques du Corps, a eu l’idée de doter le Corps de ses propres reporters, à la manière du service d’informations et de relations publiques des armées (SIRPA) pour l’armée française, créé en 1969. Les Denig’s Demons étaient nés d’une idée brillante d’un officier qui voulait promouvoir son unité. Son chef de cabinet, le First Sergeant Walter J. Shipman partit en direction pour Washington avec pour mission de recruter des journalistes professionnels.

« I prepared for this mission by putting on my blues, my decorations, […] and then went to the city editors for permission to talk to their personnel, and got it in each case. »[72].

Le sergent ne fait pas ici exception, car il raconte dans ses mémoires qu’il rentre en relation avec les journalistes en étant en uniforme et en arborant fièrement ses décorations. Treize journalistes rejoignirent les Marines la première année, dont le futur prix Pulitzer Jim G. Lucas pour son œuvre au Viêt-Nam[73] et d’autres issu de quotidiens prestigieux comme le Washington Post[74]. Le directeur du Washington Times-Herald fit même part de ses inquiétudes face à l’ingérence de militaires dans le milieu journalistique à Roosevelt qui transmit à son tour au Commandant des Marines. Le sergent Shipman quitta finalement Washington pour recruter dans d’autres grandes villes américaines.

À l’image de la Chowder Society qui était une coalition hétéroclite d’officiers ayant pour but d’influencer le Congrès, les Denig’s Demons étaient des journalistes, artistes, animateurs radio, réalisateurs, photographes ou auteurs. La nébuleuse des Marines s’étoffait encore grâce à ces professionnels qui amenaient avec eux leurs contacts, permettant à Denig d’avoir des entrées partout aux États-Unis dans le monde médiatique au moment de la naissance de la société de consommation. Dans le milieu du cinéma notamment, le film Sands of Iwo Jima sorti en 1950 fait figure d’exemple en la matière. Bien que le scénario ne soit pas révolutionnaire, c’est par la communication et le public recherché que les Marines ont su se distinguer. Mettant en scène les Marines qui ont hissé le drapeau sur le mont Suribachi, tout le pathos de la scène était destiné aux enfants en quête de figures héroïques[75]. Le Corps organisait des concours de dessins ou d’essais patriotiques pour les plus vieux, mettait du matériel japonais et américain devant le cinéma pour impressionner les jeunes et faisait gagner des places gratuites aux meilleurs jeunes. Le manuel d’exploitation du film indiquait aux Marines que les professeurs, parents d’élèves, écoliers et lycéens étaient les cibles du film. Cette énième stratégie d’influence montre l’adaptation rapide des Marines aux nouveaux médias, à l’image de leur communication actuelle sur les réseaux sociaux.

Les Marines, un parangon de démocratie ?

Les Marines par leur esprit de corps et leurs traditions pensaient et pensent toujours être une incarnation guerrière de l’esprit américain. Alexis de Tocqueville décrit l’Amérique comme la première démocratie moderne, phénomène produit par l’égalisation des chances née de l’abolition des privilèges. Néanmoins, la pente logique est l’individualisme « sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis »[76] et « moyen de changer sa fortune ou de l’accroître », car plus aucune inégalité de naissance n’existe. De plus, l’individu se désintéresse au fur et à mesure de la chose publique pour poursuivre son bonheur personnel : « ce n’est donc jamais qu’avec effort que ces hommes s’arrachent à leurs affaires particulières pour s’occuper des affaires communes ; leur pente naturelle est d’en abandonner le soin au seul représentant visible et permanent des intérêts collectifs, qui est l’État. »[77]. Tocqueville caractérise l’État comme un monstre bureaucratique : « L’État est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. »[78].

Nous avons vu précédemment que les Marines par leur esprit de corps entendaient incarner solidarité et la virilité des Américains en promettant des expériences hors du commun. Le Corps, dans sa lutte contre les organes bureaucratiques que pouvaient être l’Army et l’establishment incarne cette résistance du citoyen contre son infantilisation. En effet, contre la reproduction sociale et les élites, Carl Vinson, l’un des ténors de la coalition pro-Marines au Congrès,  déclare qu’être diplômé des grandes écoles militaires comme Annapolis ou West Point n’est pas un prérequis pour atteindre des postes de commandement, faisant du Corps le plus démocratique de tous[79]. Il affirme même :

« In this connection it is well to note that in all of the discussions which have taken place since the end of the war concerning discrimination against reserve personnel and similar undemocratic practices, the Marine Corps is never included. The Marine Corps Reserve is fiercely loyal to its regular establishment, a manifestation of pure democracy. »[80].

Ce rapport particulier aux pratiques démocratiques se retrouve aussi dans le discours que tient le général Vandegrift au Congrès ou celui-ci rappelle :

« Standing in direct opposition to this theory is the Navy’s belief that those same complexities in modern war indicate a need for broader participation and closer attention by the civilian elements of government, all coordinated by an authority with roots in the Congress rather than in the Pentagon. »[81].

 Le mot « Congrès » apparaît plus de onze fois dans le discours de Vandegrift et souligne les liens intrinsèques avec la démocratie parlementaire que les Marines ont cherché à faire valoir dans une période où les relations civilo-militaires étaient en redéfinition.

Le Joint Chiefs of Staff est à l’origine un concept semblable à l’Oberkommando der Werhmacht allemand pendant la Seconde Guerre mondiale, au contraire de la conception anglo-saxonne où un secrétaire à la Défense commande et dirige l’institution militaire. Ce parallèle est devenu une critique fréquemment employée par les Marines qui jouaient sur les peurs des Américains en qualifiant de « prussianism »[82] cette volonté de créer un commandement unique aux États-Unis. Écrit par un Marine du nom de Sulzberger ayant servi dans le Pacifique, en Corée, journaliste au New York Times et au Milwaukee Journal, un article trouvé dans les Edson Papers aux archives du Congrès charge contre le concept du JCS en le comparant au système allemand, danger pour la sécurité nationale. L’auteur, membre des Denig’s Demons, affirme que ce type de commandement unifié aboutit au syndrome de la tour d’ivoire[83] où les décisions militaires sont décorrélées de la réalité. Il donne pour exemple des opérations comme Seelöwe où l’OKW (sans intervention forcée d’Hitler comme pour Barbarossa) avait conçu un plan chimérique d’invasion de l’Angleterre alors que la seule doctrine amphibie qui existait dans l’armée allemande concernait les franchissements de fleuves. Ensuite, Sulzberger analyse le syndrome de la tour d’ivoire à travers les Soviétiques, qui selon lui auraient pu prendre les Allemands à revers en se servant de la mer Noire pour débarquer sur les flancs des Allemands en Ukraine. Au-delà des analyses stratégiques d’un Marine sur le front de l’Est, il insiste sur le manque d’unités amphibies comme « a deficiency common to land-locked, land-minded concept of war so often manifasted by supreme national staffs. »[84]. Laisser un seul homme au sommet encouragerait les décisions statiques comme la ligne Maginot, en accordant trop d’importance à une seule arme, un seul service et en tuant le débat et donc la réflexion stratégique. En contrepartie, les États-Unis étaient le seul belligérant à disposer d’un vrai corps amphibie au début de la guerre grâce à des Marines tournés vers l’innovation pour légitimer leur utilité au Congrès.

En polarisant leur position dès qu’ils étaient en difficulté, les Marines se sont alliés avec des sympathisants socialistes, des conservateurs, des libéraux et des anti-militaristes pour qui le revers de la Seconde Guerre mondiale c’est-à-dire l’accroissement du pouvoir du Président, de l’executive et l’armée étaient dangereux pour les États-Unis. En effet, les États-Unis se sont construits dans la peur du pouvoir fédéral et la présidence impériale de Roosevelt a vu ses pouvoirs s’accroître dans des secteurs importants comme le budget, l’armée, la justice[85]. Aaron L. Friedberg, expert en relations internationales appartenant à l’école réaliste, assistant du vice-Président Dick Cheney entre de 2003 à 2005, soutient que c’est bien l’esprit américain qui a permis de remporter la Guerre froide et non l’État renforcé qui aurait pu se consolider à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les citoyens américains, galvanisés face à la lutte contre un monde que tout opposait, auraient justement été à la source de la victoire par les initiatives économiques et politiques, car l’État ne les bridait pas[86]. Les Marines se sont donc pleinement inscrits dans ces débats en jouant sur les peurs des Américains afin de sauvegarder le peuple.

Un exemple concret de mesure des Marines pour faire valoir leur proximité avec l’esprit américain est le Train of Freedom. Initiative promue par des patrons et élites patriotes, un « train de la liberté » devait traverser les États-Unis pour faire revivre l’esprit démocratique et ses valeurs, essentielles pour gagner la guerre froide. Vingt-neuf Marines étaient chargées de la protection du train et de faire visiter les expositions qu’il contenait au grand public. Le choix des Marines était lié d’une manière à son fils qui servit durant la guerre dans le Corps. En deux ans, le train traversa quarante-huit états et 322 villes, permettant à trois millions et demi de personnes de le visiter[87]. La mise en scène était lumineuse : Des Marines protégeaient les documents les plus précieux des États-Unis comme la Magna Carta ou la déclaration d’Indépendance, les idées fondatrices des États-Unis en quelque sorte.

Le Devil Pups Citizenship Project constitue un autre exemple d’inventivité des Marines au sujet de leurs relations avec le monde civil, faisant d’eux des précurseurs en la matière. Afin d’endiguer le problème de la délinquance juvénile qui explosait dans les années 1950, le Corps s’est proposé par ce programme en référence à leur nom Devil Dogs d’amener ses valeurs aux jeunes Américains dès quatorze ans. Cette initiative visait à proposer une réponse originale là où étaient dans l’impasse des dizaines de programmes du Congrès, du gouvernement ou privées. Le programme est toujours actif de nos jours et forme plusieurs milliers de jeunes adolescents chaque année entre treize et dix-sept ans[88]. On peut s’interroger ici sur la cohérence du discours du Corps, car cette quasi-militarisation de la jeunesse (les instructeurs confondaient souvent le bootcamp et la période de dix jours que les jeunes passaient à la caserne) ressemblait étrangement à ce que les Marines récusaient en accusant le JCS de recopier le modèle nazi.

Quoi qu’il en soit, on constate une faille dans la stratégie des Marines pour survivre. Ils luttaient contre le militarisme qu’impliquait une réforme du JCS et contre l’influence de l’armée sur la politique, mais en luttant pour leur survie, ils sont devenus le service le plus actif politiquement parlant. Ils ont aussi annoncé lutter contre la perte de contrôle du monde civil sur les militaires, mais ils se sont battus bec et ongles contre les tentatives de dissolution du Corps, qu’elles viennent du Président ou des autres services. Quant à leur affiliation à l’esprit démocratique, la comparaison faite entre le JCS comme étant la première marche vers le despotisme et le nazisme n’est-elle une reductio ad hitlerum pour reprendre l’expression de Leo Strauss qui sert davantage à décrédibiliser qu’à décrire la réalité ? Diverses initiatives mises en place par la Chowder Society, les Denig’s Demons ou de simples Marines témoignent d’un esprit de corps fort et d’un rapport décomplexé face à l’influence qui, conjugué à cette habilité à concevoir réseaux d’influence et stratagèmes, permit au Corps de survivre. Cette lutte a permis au Corps d’atteindre une influence politique démesurée pour sa taille et son budget qui en retour l’ont pérennisé et développé encore davantage.


[1] « Le Corps des Marines estime donc qu’il a gagné le droit de voir son avenir décidé par l’organe législatif qui l’a créé, rien de plus. Le sentiment n’est pas une considération valable pour déterminer les questions de sécurité nationale. Nous sommes fiers de nous-mêmes et de notre passé, mais nous ne nous appuyons pas sur un quelconque motif présumé de gratitude de la part de la nation. Le genou à terre n’est pas une tradition de notre corps. Si le Marine, en tant qu’homme de combat, n’a pas réussi à s’imposer après 170 ans de service, il doit disparaître. Mais je pense que vous conviendrez avec moi qu’il a gagné le droit de partir dans la dignité et l’honneur, et non en se soumettant au statut d’inutilité et de servilité prévu pour lui par le ministère de la guerre », traduit par l’auteur, Général Alexander A. Vandegrift, Commandant du Corps des Marines, auditionné par la Commission sénatoriale des affaires navales, 6 mai 1946.

[2] « Ramenez les garçons à la maison », avant d’être une chanson de Freday Payne et un slogan antimilitariste pendant la Guerre du Viêt-Nam, ces mots étaient déjà utilisés par les familles américaines qui exigeaient un retour rapide et sans concessions de leurs maris et fils dans le Pacifique.

[3] FRANK R. B., Downfall: the end of the Imperial Japanese Empire. New York: Penguin Books, 2001, pp. 16-23.

[4] MILLET A. R., Semper Fidelis: The History of the United States Marine Corps, New York: Free Press, 1991 p. 447.

[5] Ibid., p. 450.

[6] VANDEGRIFT Alexander, Once a Marine, (New York: Norton 1964), New York Times, January 11, 1946, pp. 295- 296.

[7] KEISER Gordon W., The U.S. Marine Corps and Defense Unification 1944-47: The Politics of Survival, p. 5.

[8] « En ce qui concerne le ministère unique de la guerre dans la période d’après-guerre, il sera dirigé par un secrétaire civil et composé d’éléments terrestres, navals et aériens, avec un service d’approvisionnement séparé, chacun étant dirigé par son propre sous-secrétaire civil et son propre chef d’état-major militaire. Il aurait un chef d’état-major du Président qui, avec les quatre autres chefs de service, constituerait un état-major général des États-Unis (interarmées). Chaque force armée conserverait un petit état-major général. », traduit par l’auteur, U.S.  Department of the Army, Chief of Staff, Memorandum (relating to a single department of war in the postwar period), presented for consideration of the Joint Chiefs of Staff, JCS 560, 2 November 1943.

[9] TRUMAN Harry S., Memoirs by Harry S Truman, 2 vols. (Garden City, Doubleday and Company, 1955-56), p. 181.

[10] 1944 House Select Committee Hearings, p. 177. Cette source est une transcription des débats au Congrès qui ont commencé avant la fin de la guerre et qui portaient sur la réforme du commandement une fois la paix revenue. Les différents chefs d’armées ont été interrogés par la commission parlementaire en charge d’étudier la réforme.

[11] Ibid., p. 178-84.

[12] MILLET A. R., op. cit., p. 457.

[13] 1945 Senate Military Affairs Committee Hearings, pp. 436-438.

[14] VANDEGRIFT Alexander, op. cit, (New York: Norton 1964), p. 316.

[15] « On pourrait tout aussi bien demander à un comité composé d’un protestant, d’un catholique et d’un juif de sauver nos âmes nationales en recommandant une église et un credo nationaux », traduit par l’auteur, Fleet Admiral HALSEY William F., US Navy Senate Hearings, 1945.

[16] KEISER Gordon W., op. cit., p. 41.

[17] « Q : Aviez-vous l’impression que, dans ce combat, la Marine aurait jeté le Corps des Marines à la mer ?

Général Krulak : Il n’est pas juste de parler de la Marine. Il est plus juste de parler des personnes qui portaient la part de la Marine dans la charge de l’unification. Je pense que l’amiral Forrest Sherman l’aurait fait volontiers, non pas en raison d’une quelconque animosité à l’égard du Corps des Marines, mais parce qu’il avait réalisé avec sagacité que le Corps des Marines constituait une très grosse valeur sûre qu’il pouvait utiliser. L’amiral Burke ne l’aurait pas fait, pas plus que Radford. », traduit par l’auteur, Lieutenant General KRULAK Victor H., Oral History, Distinguished Marine Interview Transcripts, Marine Corps University, p. 120.

[18] « Quel Chef des Opérations Navales voudrait se sacrifier pour le Marine Corps ? », traduit par l’auteur, KEISER Gordon W., op. cit., p. 46.

[19] « Lorsque les forces navales sont impliquées dans des opérations nécessitant des forces terrestres combinées, la tâche devient une mission conjointe terre-mer, et généralement une mission de l’armée de l’air. Lorsque les unités de marines atteignent une taille telle qu’elles doivent combiner leurs armes pour accomplir leurs missions, elles assument et dupliquent les fonctions de l’armée de terre et nous avons en fait deux armées terrestres », traduit par l’auteur, US, Congress, House, Committee on Expenditures in the Executive Departments, USMC. Rept. 961 (National Security Act of 1947), 80th Cong., 1st sess., 1947, House Miscellaneous Reports 5: pp. 13-14.

[20] BURBACH David T., Weighing the U.S. Navy Defense & Security Analysis, Volume 17, Issue 3 December 2001, pp. 259 – 265.

[21] « Nous avions un groupe de Marines loyaux sur la colline (du Capitole), et ils se déplaçaient librement à travers les frontières des partis, des comités et de tout le reste ; ils étaient partout », traduit par l’auteur, Colonel HEINL Robert Jr. « Minister of Propaganda », Chowder Society cité dans O’CONNELL Aaron B., op. cit., p.  98.

[22] Extrait du National Security Act de 1947 avec la section 206 statuant sur la structure du Marine Corps.

[23] « Text of President’s Statement on Defense. », New York Times, May 29, 1958, p. 8.

[24] O’CONNELL Aaron B., op. cit., p. 100.

[25] « US Ship Force Levels, 1886- Present. », https://USMC.history.navy.mil/research/histories/ship-histories/us-ship-force-levels.html

[26] « Il n’y avait pas de briefings, pas de tableaux, pas d’appareil décisionnel formel, […] nous fonctionnions beaucoup plus comme la CIA », traduit par l’auteur, Colonel HEINL Roberts Debs Jr., USMC, Oral History, Distinguished Marine Interview Transcripts, Marine Corps University, p. 379.

[27] Ibid.

[28] MILLIS Walter, The Forrestal Diaries, Viking Press, New York, 1951, p. 295.

[29] HOFFMAN Jon T., Once a Legend: Red Mike Edson of the Marine Raiders. Novato, California : Presidio Press, 2001, p.  63.

[30] « La stratégie militaire des petites guerres est plus directement associée à la stratégie politique de la campagne que dans les opérations majeures… Dans les petites guerres, soit la diplomatie n’a pas été épuisée, soit la partie qui s’oppose au règlement de la question politique ne peut être atteinte par la voie diplomatique. Les situations de petite guerre sont généralement une phase de l’effort diplomatique ou une opération se déroulant en même temps que celui-ci. », traduit par l’auteur, Small Wars Manual, 1-11, USMC, 1940.

[31] Small Wars Manual, 1-24, 1-26, USMC, 1940.

[32] GALULA David, PATRAEUS David, Contre-insurrection : Théorie et pratique. Paris : Economica, 2008.

[33] « Un homme qui se bat pour sa vie ne remet pas vraiment en question l’alignement intellectuel ou moral de quelqu’un qui intervient et se bat à ses côtés », traduit par l’auteur, HEINL Robert Debs Jr., Soldiers of the Sea: The United States Marine Corps, 1775-1962, Nautical & Aviation Pub Co of Amer, 1991.

[34] O’CONNELL Aaron B., op. cit., p.121.

[35] Ibid.

[36] Brigadier General HITTLE James D., USMC, Oral History, Distinguished Marine Interview Transcripts, Marine Corps University, pp. 496-497.

[37] Lieutenant General KRULAK Victor, USMC, Oral History, Distinguished Marine Interview Transcripts, Marine Corps University, p. 110.

[38] Brigadier General SHAW Samuel R., USMC, Oral History, Distinguished Marine Interview Transcripts, Marine Corps University, p. 242.

[39] « Nous avons créé une liste de diffusion de référence des amis du corps des Marines dans tout le pays, comprenant plusieurs milliers de personnes ayant une influence communautaire importante dans tous les États-Unis », traduit par l’auteur, Colonel HEINL Robert D. Jr, op. cit., p. 430.

[40]  Ibid.

[41] Voir les annexes concernant les Edson Papers à la fin du mémoire, notamment l’annexe 8 pour la lettre.

[42] PEARSON Drew, « Admirals running Handout Mill », Washington Post, October 19, 1949.

[43] BARLOW J. G., Revolt of the Admirals: The Fight for Naval Aviation, 1945-1950, United States Govt Printing Office, 1995, p. 277.

[44] Le texte définit une structure permanente à trois divisions et trois escadres aériennes en plus de réaffirmer la vocation amphibie du Corps et son emploi dans les situations d’urgence.

[45] Anecdote rapportée dans O’CONNELL Aaron B., op. cit.,  p. 98.

[46] Representative est le nom donné aux élus de la Chambre des Représentants américaine, la chambre basse du Congrès.

[47] Member Profiles: CQ Congress. Collection  https://library.cqpress.com/congress/memberanalysis.php#BrowseByCharacteristics, site consulté le 20/09/2023.

[48] « Je craignais que si j’ouvrais la bouche, je puisse accidentellement dire quelque chose sur les questions en jeu, et que l’opposition s’en prenne à moi et passe au bûché pour avoir enfreint les règlements », traduit par l’auteur, O’CONNELL Aaron B., op. cit., p. 108.

[49] « Si vous voulez être un politicien […] soyez un héros, rejoignez les Marines », traduit par l’auteur, REEVES Thomas C., The Life and Times of Joe McCarthy : A Biography, Lanham, Madison Books, 1997, pp. 45-61.

[50] Ibid., p. 52.

[51] « La hargne de nos combattants : votez pour le capitaine Joseph R. McCarthy des U.S. Marines » Ibid.

[52] Ibid., p. 60.

[53]« Interview with George Smathers… – UF Digital Collections » https://ufdc.ufl.edu/UF00005592/00001/images/5

[54] « Lorsque j’ai pris ma retraite, j’étais encore capitaine. Après avoir été élu au Congrès, j’ai soudain reçu un avis m’informant que j’avais été promu Major… Je suis allé au Sénat, et j’ai reçu un avis m’informant que j’étais désormais lieutenant-colonel […] J’aime le corps des Marines. Je pensais que c’était une grande organisation. Mais je suis gêné par le fait que depuis que je suis entré au Congrès et que je n’ai rien fait, j’ai été promu trois fois alors que je n’ai pas pu l’être une seule fois lorsque la guerre était en cours et que je faisais vraiment quelque chose. Maintenant, c’est ridicule […] ils étaient vraiment mauvais à ce sujet (les promotions). », traduit par l’auteur, dans O’CONNELL Aaron B., op. cit., p. 109.

[55] KOTERBA Ed, « Flood Flags Marines », Washington Bulletin, Philadelphia, April 15, 1959, p. 23.

[56] « Marines, Marines ! C’est tout ce que j’entends. Ils ne sont pas traités différemment des autres branches. », traduit par l’auteur,  MILLET Allan R, op. cit., pp. 462-464.

[57] KEISER Gordon W., op. cit., p. 125.

[58] O’CONNELL Aaron B. op. cit., p. 106.

[59] « En perdant son Corps de Marines, le pays perdrait plus qu’un corps de combattants hautement

entraînés. Il perdrait un symbole de vraie démocratie, puisque le corps des Marines est le service le plus démocratique de la nation », traduit par l’auteur, Presentation for Representative Vinson, the Cost of the Nation, Edson Papers, boîte 12.

[60] Captain PIERCE Philip N. « The Marine Corps Fourth Estate », Marine Corps Gazette 30, Septembre

1946, p. 51.

[61] MITCHELL Franklin D., op.cit., p. 567.

[62]  O’CONNELL Aaron B., op. cit., p. 8

[63] BUILDER Carl H., The Masks of War American military styles in Strategy and Analysis, John Hopkins University Press, 1989, pp. 17-45.

[64]  O’CONNELL Aaron B., op. cit., p. 9.

[65] Le film est considéré comme l’une des premières réalisations du lobby pro-Marines à Hollywood. Sorti en 1949, il est un succès au box-office et est nominé aux Academy Awards.

[66] Cette série sortie en 2010 se centre sur les témoignages des Marines Eugene Sledge et Robert Leckie dans leurs mémoires. La série a remporté de nombreuses récompenses et a été largement diffusée.

[67] O’CONNELL Aaron B., op. cit., p. 97.

[68] L’engagé Baleine dans Full Metal Jacket de Stanley Kubrick sorti en 1978 se suicide au bootcamp sous la pression et marque des millions de téléspectateurs de la violence que des millions d’Américains ont dû supporter lors de leur incorporation.

[69] O’CONNELL Aaron B., op. cit., p. 90.

[70] Ibid.

[71] Toys for Tots Foundation, Marilyn takes in the Toys for Tots charity, 1953.

[72] « Je me suis préparé à cette mission en mettant ma tenue, mes décorations, […] puis je suis allé voir les rédacteurs en chef des villes pour obtenir l’autorisation de parler à leur personnel, et je l’ai obtenue dans tous les cas. », traduit par l’auteur, FRANK B. M., Denig’s Demons and how They Grew: The Story of Marine Corps Combat Correspondents, Photographers and Artists. Marine Corps Combat Correspondents and Photographers Association, 1967, pp. 1-5.

[74] Ibid.

[75] BODNAR John, Saving Private Ryan and Postwar memory in America, American Historical Review 106, 2001, p. 815.

[76]  TOCQUEVILLE Alexis, De la démocratie en Amérique (II), Gallimard, 1961, p. 143.

[77] Ibid, p. 402.

[78] Ibid, p. 434.

[79] Presentation for Representative Vinson, the Cost of the Nation, Edson Papers, boîte 13, annexe 13.

[80] « À cet égard, il est bon de noter que dans toutes les discussions qui ont eu lieu depuis la fin de la guerre concernant la discrimination à l’égard du personnel de réserve et d’autres pratiques antidémocratiques similaires, le Corps des Marines n’est jamais inclus. La Réserve du Corps des Marines est farouchement loyale à son établissement régulier, une manifestation de démocratie pure. », traduit par l’auteur, Ibid.

[81] « En opposition directe avec cette théorie, la marine est convaincue que ces mêmes complexités de la guerre moderne indiquent la nécessité d’une participation plus large et d’une attention plus étroite de la part des éléments civils du gouvernement, le tout coordonné par une autorité ayant ses racines au Congrès plutôt qu’au Pentagone. », traduit par l’auteur, VANDEGRIFT, op.cit.

[82] SULZBERGER Arthur O., Concept for Catastrophe, United Naval Military Institute, avril 1953, p. 1

[83] Ibid, p. 4.

[84] « Une déficience commune à la conception de la guerre basée sur l’enclavement et l’esprit terrain, si souvent manifestée par les états-majors nationaux suprêmes. », traduit par l’auteur, Ibid, p. 5.

[85] SCHLESINGER Arthur M., op.cit.

[86] FRIEDBERG A. L., In the Shadow of the Garrison State: America’s Anti-Statism and Its Cold War Grand Strategy, Princeton University Press, 2011.

[87] O’CONNELL Aaron B., op.cit., p. 204.

[88] Ibid, p. 206.

Découvrir l’Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine. Entretien avec F. X. Nérard

Découvrir l’Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine. Entretien avec F. X. Nérard

par François-Xavier Nerard, Pierre Verluise – Diploweb – publié le 15 septembre 2024

https://www.diploweb.com/Decouvrir-l-Atlas-historique-de-la-Russie-D-Ivan-III-a-Vladimir-Poutine-Entretien-avec-F-X-Nerard.html 


François-Xavier Nérard, maître de conférences habilité à diriger des recherches à l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, est spécialiste d’histoire sociale de l’Union soviétique. Depuis juin 2024, Directeur du MRIAE – Magistère/Masters Relations Internationales et Action à l’Étranger de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. François-Xavier Nérard co-signe avec Marie-Pierre Rey, « Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine ». Cartographe : Cyrille Suss. Coll. Atlas Mémoires, éd. Autrement, 2024.
Marie-Pierre Rey, est co-auteure de cet atlas, ancienne élève de l’ENS, professeure d’histoire russe et soviétique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directrice du Centre de recherches en histoire des Slaves.
Cyrille Suss, cartographe indépendant, a réalisé les plus de 90 cartes et infographies de l’« Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine », éd. Autrement, 2024.

Depuis le XVe siècle jusqu’à aujourd’hui, quelles sont les grandes ruptures et les continuités qu’il faut avoir l’esprit pour mieux comprendre la Russie ? Les programmes de l’enseignement secondaire sont-ils à la hauteur des besoins pour permettre à un bachelier de saisir les singularités du pays le plus étendu du monde ? Aujourd’hui, comment caractériser les relations entre la Russie et les quatorze autres ex-Républiques socialistes soviétiques ? Vu de Moscou, que signifient les expressions : « étranger proche » et « monde russe » ? Depuis l’accession au pouvoir de V. Poutine (2000), quid de la promesse de la restauration d’un État centralisé ? Quelles réformes économiques et sociales ? Quelle politique extérieure ? François-Xavier Nérard apporte des réponses claires et précises aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb.com.

François-Xavier Nérard est co-auteur, avec Marie-Pierre Rey, de l’« Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine », cartographe Cyrille Suss, édition Autrement. Cet entretien est illustré par une carte extraite de l’atlas : Russie. Un interventionisme tous azimuts. Disponible en deux formats JPG et PDF pour impression haute qualité.

Pierre Verluise (P. V.) : Votre « Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine » (éd. Autrement) embrasse à la fois la profondeur historique et l’étendue spatiale de Russie, du XVe siècle à aujourd’hui. Au terme de cet exercice, quels sont les traits — éventuellement contradictoires ou en tension — qui caractérisent la construction de l’empire russe ? Comment les cartes réalisées par Cyrille Suss aident-elles à le comprendre ?

François-Xavier Nérard (F.-X. N.) : La construction de l’espace impérial russe se fait par continuité géographique. À la différence des grands empires européens qui conquièrent des territoires outre-mer, loin de la métropole, les Russes soumettent des terres immédiatement contiguës à celles qu’ils dominent déjà. Cela a permis pendant longtemps à la Russie de s’exclure de toute histoire coloniale en refusant l’idée même d’avoir possédé des « colonies ». Et ce, alors qu’on retrouve pourtant dans l’expansion russe bien des traits de l’expansion européenne : violence, racisme, modernisation proclamée…

Cette continuité géographique, donc cet empire d’un seul tenant, se double d’une hétérogénéité ethnique et culturelle dès la conquête des khanats de Kazan et d’Astrakhan au milieu du XVIe siècle. En 1897, les Russes ethniques ne représentent que 44 % des 123 millions d’habitants de l’Empire. La mosaïque des peuples, des religions et des cultures est extrêmement complexe. Si la religion orthodoxe domine, on trouve au sein de l’Empire aussi bien des protestants, des juifs, des catholiques, des musulmans que des peuples qui pratiquent le chamanisme. La réponse politique à cette diversité a changé au fil des régimes et du temps. Le modèle impérial insistait sur le lien personnel entre tous les sujets, quelles que soient leurs particularités, et l’Empereur, mais au cours du XIXe siècle se développe aussi un récit national qui tend à penser l’empire comme spécifiquement russe. Les Soviétiques tentent eux aussi de concilier l’unité du pays et la diversité de ses peuples et de ses cultures, alternant périodes d’autonomies culturelles et périodes de russification plus marquées. Il faut d’ailleurs attendre 1977 pour que la Constitution du pays parle explicitement de peuple soviétique.

Parmi tant d’autres thèmes possibles, j’insisterai enfin sur la difficile maîtrise du territoire conquis. Se déplacer dans cet espace russe a longtemps été chose complexe. Les routes, que le marquis A. de Custine [1] décrit au XIX e s. avec beaucoup d’effroi, ont longtemps été négligées et le sont encore dans bien des endroits de la Russie contemporaine. Les fleuves ont certes permis des déplacements, mais il faut surtout attendre le chemin de fer, qui se développe réellement à compter du dernier tiers du XIXe siècle, pour que l’empire dispose d’un moyen de transport efficace. Le train permet de façon d’abord imparfaite des déplacements facilités dans cet espace immense. Les zones couvertes restent pour autant limitées tant les conditions physiques et climatiques rendent l’accès à de nombreux espaces difficiles. L’avion, grâce à un réseau d’aéroports relativement dense, a permis à la fin de la période soviétique de compléter cet arsenal.

P. V. : Venons-en à une période plus proche et parfois délicate à dater, localiser et conceptualiser pour les personnes nées post-Guerre froide. Comment s’est constitué le « bloc socialiste » et quelles étaient les relations entre les « satellites » et l’URSS ? Au sein même de l’URSS, comment s’organisaient les relations entre la Fédération de Russie et les quatorze autres Républiques socialistes soviétiques ?

F.-X. N. : Le « bloc » socialiste se met progressivement en place entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la fin des années 1940. L’autonomie politique des territoires libérés par l’Armée rouge est d’abord limitée par la présence même des troupes soviétiques. Ce contrôle se fait de plus en plus strict au fur et à mesure que les relations entre les anciens alliés se détériorent. Les communistes, souvent dirigés par des responsables réfugiés à Moscou pendant la guerre, jouent un rôle de plus en plus central dans les gouvernements. À partir de 1947, marquée par la conférence de Sklarszka Poreba, la mise au pas est nette. Le coup de Prague, en février 1948, à l’occasion duquel les communistes confisquent la totalité du pouvoir en Tchécoslovaquie en est le meilleur exemple.

Le bloc socialiste se structure à compter de 1949 grâce à plusieurs outils.

Le bloc se structure alors grâce à plusieurs outils : un contrôle politique strict, fondé sur la répression et l’organisation de grands procès qui rappellent ceux des années 1930 à Moscou ; de multiples traités bilatéraux d’assistance et d’amitié ainsi que la mise en place du Conseil d’assistance économique mutuelle, le CAEM en 1949 (l’ensemble sera complété, plus tard en 1955, par le Pacte de Varsovie) ; la présence enfin dans chacun des pays du bloc de conseillers soviétiques qui assurent contrôle politique et contribuent à la « soviétisation ».

On peut considérer que ce « bloc » socialiste est ainsi structuré en 1949. Pour autant, il ne faut pas en faire un tout homogène, ni dans l’espace ni dans le temps. La déstalinisation entraîne des évolutions nettes, mais hétérogènes, qui s’accompagnent parfois de violences. La Hongrie de Janos Kadar a ainsi peu à voir avec la RDA ou la Pologne. La Roumanie de N. Ceausescu qui refuse de participer à la répression du Printemps de Prague promeut une voie spécifique qui en fait un pays à part puisque, seul parmi les pays du bloc, il rejoint la Banque mondiale et le Fonds monétaire international en 1972. Les évolutions possibles restent néanmoins étroitement contrôlées par Moscou comme en témoignent les moments répressifs majeurs de 1953 à Berlin-Est, de 1956 à Budapest, de 1968 à Prague ou de 1981 en Pologne (sans intervention soviétique dans ce cas précis).

En URSS, le centre du pouvoir est à Moscou ce qui ne signifie pas que ce pouvoir est nécessairement « russe », même s’il est souvent perçu comme tel. Les évolutions au cours du XXe siècle sont marquées. Une période qui va de la fin de la guerre civile au début des années 1930 promeut « l’indigénisation » (korennizatsia) de la direction des Républiques, on assiste alors à ce que l’historien états-unien Terry Martin appelle une floraison nationale. Le pouvoir moscovite est lui-même ethniquement très divers, sans se limiter au seul Staline. Mais la « russification » du pouvoir commence dès la famine ukrainienne et se renforce avec la marche vers la guerre, à partir de la Grande terreur. L’histoire soviétique en vient à rimer avec l’histoire russe. Dans les faits, c’est donc Moscou qui décide. Mais l’autonomie locale ne doit jamais être négligée du fait des dysfonctionnements du système et de l’impossibilité de tout contrôler. Ce n’est d’ailleurs pas la Fédération de Russie en tant que telle qui joue un rôle central. La russification de l’échelon soviétique mériterait une étude approfondie. Elle passe par des acteurs situés aussi bien à Moscou que localement, par la langue (le russe est la lingua franca imposée en URSS), par la diffusion d’une culture unifiée marquée par les productions du centre moscovite. Mais le système soviétique ne peut se réduire à un système russe, comme on pourrait avoir tendance à le penser rétrospectivement.

P. V. : Aujourd’hui, comment caractériser les relations entre la Russie et les quatorze autres ex-Républiques socialistes soviétiques ? Vu de Moscou, que signifient les expressions : « étranger proche » et « monde russe » ?

F.-X. N. : Moscou a depuis la fin de l’URSS voulu maintenir une influence sur les ex-pays soviétiques. La création de la Communauté des états indépendants (CEI) le 8 décembre 1991 visait d’ailleurs à maintenir un lien entre les anciens états soviétiques. La crise politique, économique et sociale des années 1990 a peut-être fait un peu passer cette ambition au second plan, mais le retour de la puissance à l’ère poutinienne marque le renouveau de cette préoccupation symbolisée par le concept « d’étranger proche ».

Celui-ci est utilisé à la suite de la chute de l’URSS par Andrei Kozyrev, qui était alors ministre des Affaires étrangères de Boris Eltsine. Progressivement, le mot en vient à désigner une sorte de pré carré russe, dans le cadre d’une sorte de doctrine Monroe russifiée, une zone dans laquelle seule Moscou aurait son mot à dire. Toute ingérence extérieure, réelle ou supposée, étant interprétée comme une menace. C’est le cas notamment au moment des deux révolutions ukrainiennes en 2004 et en 2013-2014. Cette conception de l’étranger proche débouche même sur des interventions armées comme en Géorgie en 2008.

Le concept de monde russe est activement soutenu par le Patriarcat de Moscou. L’Eglise orthodoxe russe vient donner une pseudo-légitimité et un appui à une politique étrangère désormais belliqueuse et agressive.

Au-delà de cet étranger proche, les penseurs du Kremlin développent l’idée de « monde russe » qui vise l’ensemble de la diaspora russe, estimée à plus de 20 millions de personnes, que Moscou cherche à mobiliser comme relais d’influence. Différentes structures sont alors mises en place pour atteindre ce but, comme, en 2007, la fondation « Russkij mir » ou « Rossotroudnitchestvo » qui développe ici ou là des « maisons russes de la science et de la culture. » Cette stratégie de Soft Power, assez classique, se fonde d’abord sur la langue et la culture russes et de plus en plus sur la religion orthodoxe, car le concept de monde russe est activement soutenu par le Patriarcat de Moscou. Elle vient donner une pseudo-légitimité et un appui à une politique étrangère désormais belliqueuse et agressive.

P. V. : Votre « Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine » (éd. Autrement) s’achève sur la Russie actuelle que nous pourrions appeler « poutinienne ». Quid de la promesse de la restauration d’un État centralisé ? Quelles réformes économiques et sociales ? Quelle politique extérieure ?

F.-X. N. : L’ambition de V. Poutine, depuis son accession au pouvoir, est de renouer avec la puissance. Son modèle a probablement été celui, plus ou moins mythifié, de l’URSS brejnevienne de la fin des années 1960 et du début des années 1970 quand le pays était une puissance mondiale, présent sur la plupart des continents, bénéficiant des contacts économiques, politiques et culturels renouvelés avec le monde dans le cadre de la détente. Et, sur le plan intérieur, jouissant d’une stabilité relative après des décennies de bouleversements et de crises, avant les difficultés de la fin des années 1970.

Les années 1990, celle de la crise économique, sociale et politique, servent, elles, de repoussoir. V. Poutine a donc cherché à restaurer une autorité qui manquait, à son sens, via une centralisation accrue et la construction d’une « verticale du pouvoir » visant à limiter au maximum l’autonomie régionale. Cette « centralisation » est aussi, et même plutôt, une concentration du pouvoir. Toute source alternative de pouvoir ou de contre-pouvoir a progressivement disparu. La mise au pas des gouverneurs, sortes de barons régionaux, s’est accompagnée de l’assujettissement des riches acteurs économiques, les oligarques, qui ont dû renoncer, de gré ou de force, à jouer tout rôle politique alors que c’était pourtant leur objectif revendiqué à l’époque de la présidence de Boris Eltsine. Les médias enfin sont étroitement contrôlés avec la disparition de la diversité médiatique, à l’image de la chaîne NTV rachetée par Gazprom en 2001.

Sur le plan économique et social, les premières années du pouvoir de V. Poutine, et cela explique en large partie sa popularité durable, correspondent à un mieux-être économique, largement favorisé par la hausse des prix des hydrocarbures qui a permis d’assurer d’importants revenus, en partie redistribués, à l’État. L’inflation maîtrisée, une croissance économique de 5 à 6 % jusqu’à 2014, ont assuré à la population russe de meilleures conditions de vie : le pays s’est transformé, le souvenir de la pauvreté endémique s’est éloigné.

Carte. Russie. Un interventionnisme tous azimuts, situation au printemps 2023
Source : François-Xavier Nérard, Marie-Pierre Rey, de l’« Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine », cartographe Cyrille Suss, 3e éd. édition Autrement, 2024. Avec l’aimable autorisation de l’éditeur. Voir cette carte au format PDF haute qualité d’impression
Autrement

La politique extérieure, elle aussi, a alors renoué avec cette ambition de puissance. La Russie aspire à redevenir un acteur majeur des relations internationales. Mais peu à peu, le pouvoir russe interprète l’élargissement de l’OTAN comme une menace à ses intérêts, les révolutions dites de couleur en Géorgie ou en Ukraine sont perçues comme des ingérences insupportables et entraînent la crispation d’un pays qui critique de plus en plus un « Occident » présenté comme un danger et un contre-modèle en termes politiques et sociaux. La crise de 2014 en Ukraine et l’annexion, au mépris du droit international, de la Crimée marquent une nouvelle étape. La Russie intervient désormais hors de ses frontières, notamment en Syrie ou au Mali, au moyen de groupes de mercenaires comme Wagner.

P. V. : Depuis le XVe siècle jusqu’à aujourd’hui, quelles sont les grandes ruptures et les continuités qu’il faut avoir l’esprit pour mieux comprendre la Russie ?

F.-X. N. : C’est une question qui nous a semblé essentielle quand nous avons réfléchi avec Marie-Pierre Rey à cet atlas et son architecture. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas choisi un plan strictement chronologique. Nous consacrons une première partie de l’ouvrage précisément à cette question de la longue durée qui permet de prendre un véritable recul.

Bien des continuités se situent dans la logique de la construction de l’espace que nous avons abordée au début de cet entretien.

De manière caractéristique, la quête d’un immense espace est accompagnée d’un sentiment de fragilité.

L’un des traits fondamentaux est celui du sentiment de fragilité, ressenti ou proclamé par les dirigeants russes et que l’on retrouve dans la longue durée. Il s’explique en partie par l’espace russe, fruit de l’expansion commencée sur la base de la principauté de Moscou au XVe siècle. Après le XIXe siècle qui voit une poussée majeure vers le Sud notamment avec la très difficile conquête du Caucase et celle de l’Asie centrale qui pour être plus simple n’en est pas moins violente, le territoire des empereurs Romanov mesure près de 22 millions de km2.

Ce vaste territoire, qui à son apogée, va de la Pologne au Pacifique, de l’Océan glacial arctique aux confins de l’Afghanistan, n’est que mal protégé sur ses marges par des barrières naturelles. Ce qui a facilité les conquêtes est alors perçu comme une source de faiblesse, qui à son tour justifie de nouvelles conquêtes pour se « protéger », assurer des glacis protecteurs comme c’est le cas après la Seconde Guerre mondiale. Les invasions répétées, de Napoléon à Hitler, en passant par les interventions étrangères pendant la guerre civile, donnent d’ailleurs du grain à moudre aux dirigeants du pays.

La rupture la plus évidente et qui mérite réflexion est celle de 1917. Si la tendance historiographique de ces dernières années vise à replacer 1917 dans le continuum de la guerre de huit ans (1914-1922), il serait bien entendu erroné de faire abstraction de cette année qui a vu la fin de la monarchie et la mise en place d’un régime inédit fondé sur des aspirations politiques et sociales d’un genre nouveau. Pour autant, si l’on réfléchit sur le long terme, cette période soviétique close depuis plus de trente ans désormais apparaît à sa façon comme une sorte de parenthèse.

La centralisation du pouvoir, qui n’est pas incompatible avec l’existence de poches d’autonomie, ou de richesses culturelles locales, reste également un trait majeur du pouvoir en Russie. Elle s’accompagne, chez les dirigeants, de la perception d’une maîtrise difficile du territoire, d’un doute permanent sur la fiabilité des dirigeants locaux, particulièrement nette chez Staline, et donc du risque d’insubordination qui, à son tour, justifie une violence politique récurrente.

Depuis quelques temps, la protestation de masse semble avoir disparu de la grammaire politique russe.

La place du peuple, de son consentement au pouvoir et de ses révoltes me semble enfin un thème transversal, crucial, que nous avons abordé dans plusieurs cartes de l’atlas. La forme particulière du pouvoir autocratique qui supposait que le lien était direct entre le souverain et Dieu rendait toute forme de révolte complexe en rendant impossible le questionnement de la légitimité d’un monarque, émanation divine. Certains historiens, comme Claudio Ingerflom, l’ont bien montré. Il reste, au long de l’histoire russe, de nombreuses révoltes populaires souvent menées par des autonommés, des imposteurs comme Pougatchev qui prétendent être le véritable tsar. À la période soviétique, une fois la guerre civile achevée, les révoltes sont relativement rares, mais méritent toute notre attention : on peut penser à la quasi-guerre civile des paysans qui s’opposent à la collectivisation, aux révoltes sporadiques dans les camps du Goulag, aux manifestations, certes rares et réprimées dans le sang, comme à Novotcherkassk en 1962. Dès lors, peut-on dire que le peuple a été un acteur majeur de l’histoire russe ? Ce fut bien le cas en 1905 ou en février 1917. Mais depuis ? Les immenses manifestations contre le rôle dirigeant du parti organisées à Moscou en février 1990 semblent lointaines. On en trouve un écho affaibli lors des protestations contre les fraudes sur la place Bolotnaya en 2011. Mais la protestation de masse semble avoir disparu de la grammaire politique russe, y compris depuis le début de la guerre contre l’Ukraine.

P. V. : Enfin, que pensez-vous de la place de la Russie dans l’enseignement secondaire général en France ? Avez-vous l’impression que les programmes et les enseignements sont à la hauteur du challenge intellectuel que ce pays représente pour qui veut le comprendre dans le temps et dans l’espace ?

F.-X. N. : La place des mondes étrangers dans l’enseignement secondaire est toujours difficile à appréhender dans un volume horaire contraint, c’est certain. J’imagine que bien des collègues spécialistes d’autres zones pourraient porter des critiques identiques. Pour autant, il faut bien constater que la Russie, son histoire et sa géographie ne sont que très imparfaitement abordées dans l’enseignement secondaire général français. On peut le regretter. La clé d’entrée principale reste celle du « totalitarisme » et de la guerre froide (en classe de troisième et de terminale). Au-delà même des critiques que l’on peut adresser à un concept qui ne me semble guère pertinent, les éléments qui permettent de comprendre le XXe siècle soviétique sont difficilement accessibles aux élèves. [2] L’évolution du régime après Staline n’est pas, ou peu, enseignée. On évoque en classe de Terminale l’effondrement du bloc soviétique, mais comment l’appréhender sans comprendre la déstalinisation ou le brejnevisme ? Comment dans ces conditions comprendre le régime poutinien, sans en faire, comme on l’entend trop souvent, une sorte d’écho du stalinisme ?

La Révolution de 1917 n’est ainsi plus étudiée en tant que telle, alors que c’est pourtant un moment essentiel du XXe siècle qu’il est nécessaire de comprendre autant dans son surgissement que pour ses conséquences.

Au-delà même de ce que nous appelons, tout en interrogeant le concept, la « parenthèse soviétique », les élèves ne peuvent pas appréhender une Russie qui ne surgirait pas en octobre 1917 et il faut le regretter. La construction de l’Empire, sa difficile compréhension des limites, ses hésitations permanentes entre l’attirance pour le modèle occidental, ce que Marie-Pierre Rey a appelé la « tentation de l’Occident » et son rejet radical mériteraient une étude plus précise.

Des éclairages, partiels, ne suffisent pas, à appréhender la Russie dans sa complexité.

La Russie n’est pour autant pas absente des programmes. Elle est bien une option des programmes de géographie en seconde (Développement et inégalités en Russie), en terminale (La Russie, un pays dans la mondialisation). Les élèves qui suivent la spécialité HGGSP en classe de Première travaillent sur la Russie après 1991 et sur les services de renseignements pendant la guerre froide. Mais ces éclairages, partiels, ne suffisent pas, à mon sens, à appréhender la Russie dans sa complexité.

Tout ceci a des conséquences. Notre société, à tous les niveaux, a du mal à penser la Russie en dehors de bien des stéréotypes. Or, connaître ce pays s’avère crucial en temps de crises, qui plus est dans les moments tragiques que nous connaissons.

Copyright Septembre 2024-Nérard-Verluise/Diploweb.com


Plus

. François-Xavier Nérard, Marie-Pierre Rey, « Atlas historique de la Russie. D’Ivan III à Vladimir Poutine ». Cartographe : Cyrille Suss. Coll. Atlas Mémoires, éd. Autrement, 3e éd. 2024, 95 p.

4e de couverture

Plus de 90 cartes et infographies présentent l’histoire de la Russie, mettant l’accent sur les différentes régions d’un territoire immense et sur les modalités de son contrôle par l’État.

. La Russie impériale, puissance en expansion depuis le XVᵉ siècle, est fragilisée par une modernisation tardive et la guerre ; elle est mise à terre par la Révolution de février 1917.

. La Russie soviétique se forge dans une immense violence politique et sociale tout en donnant naissance à un monde nouveau, urbain et industriel.

. La période postsoviétique voit la Russie, après un temps de repli et d’incertitudes, tenter de renouer avec sa grandeur passée.

D’Ivan III, « grand-prince de Moscou et de toute la Russie » au XVᵉ siècle, à Vladimir Poutine, président d’un pouvoir central qui ébranle la scène internationale, cette nouvelle édition dresse le bilan actualisé des transformations que continue de connaître la Russie.


[1] NDLR : Astolphe de Custine « La Russie en 1839 » éd. Amyot, 1843 ou 1846 selon les sources. « La Russie en 1839 » a été rédigé par Custine entre 1840 et 1842.

[2] NDLR : Cette insuffisance de l’enseignement secondaire français au sujet de l’histoire et de la géographie de la Russie facilite le travail de manipulation et désinformation par la Russie elle-même auprès de larges pans des opinions. Des faits historiques comme le caractère colonial de l’empire russe puis de l’URSS et de la Russie post-soviétique ne sont pas intégrés par un bachelier. Ce qui permet à la Russie de se faire encore passer comme un soutien aux forces anti-colonialistes, par exemple en Afrique.

Ce vendredi soir, le colonel Alain David racontera le destin du commandant Vigan-Braquet à Bagnols-sur-Cèze

Ce vendredi soir, le colonel Alain David racontera le destin du commandant Vigan-Braquet à Bagnols-sur-Cèze

Dans le cadre des commémorations des 80 ans du départ depuis Bagnols du commando Vigan-Braquet, l’Académie de Lascours invite le colonel passionné d’histoire contemporaine à évoquer la vie exceptionnelle de ce commandant. 

Le colonel Alain David inaugure la saison de l’Académie de Lascours, ce vendredi 13 septembre, à 18 h, à la salle multiculturelle (entrée libre), avec une conférence sur le  « Commandant Vigan-Braquet, le courage de choisir et de résister, 1942-1945″. Officier supérieur de l’Armée de terre (il fut notamment le premier officier affecté à la Légion du 6e Régiment de L’Ardoise, en 1984), le colonel David est passionné d’histoire et organise colloques, expositions, conférences. Il a été chef de corps du Centre national des archives individuelles militaires de Pau, commandant de la Base de défense de Nîmes…

« Un chef charismatique sans être flamboyant ni prétentieux« 

Le colonel David s’est longuement plongé dans les écrits de Vigan-Braquet. « Il sort de Saint-Cyr en 1920, promotion Victoire, raconte-t-il.Il n’a pas connu la Grande Guerre. Il arrive dans une armée française en cours de reconstruction. La moitié masculine de la France a été éradiquée, les survivants sont amputés, blessés… »
Georges Vigan-Braquet mettra sur pied l’organisation de résistance armée du Gard en 1943. C’est l’histoire de ce meneur d’hommes qui, « d’un côté entraîne les hommes au combat en sachant créer un collectif protecteur efficient au plan militaire, et qui de l’autre cumule tous les renseignements tactiques possibles pour épargner au maximum leurs vies, un type de chef rarissime, charismatique sans être flamboyant ni prétentieux », que le colonel partagera avec clarté et passion. Comme l’est l’exposition sur le commando qu’il a en partie conçue (à la cave Mallet jusqu’au 21 septembre).

Mystère résolu : les scientifiques confirment ce que cache l’intérieur de la Lune

Mystère résolu : les scientifiques confirment ce que cache l’intérieur de la Lune

Les profondeurs de la Lune ne sont plus un mystère. Des chercheurs viennent de confirmer la composition du cœur lunaire, révélant des similitudes inattendues avec notre propre planète. Ces découvertes apportent un éclairage nouveau sur l’histoire et l’évolution du Système solaire.

Par Laurène Meghe – armees.com –  Publié le 7 septembre 2024

Mystere Resolu Les Scientifiques Confirment Ce Que Cache Linterieur De La Lune
Mystère résolu : les scientifiques confirment ce que cache l’intérieur de la Lune – © Armees.com

 

La Lune, cet astre familier qui éclaire nos nuits, cache encore bien des secrets sous sa surface grise et criblée de cratères. Mais une nouvelle étude vient de lever le voile sur l’un de ses mystères les plus profonds : la composition de son cœur. Grâce à des données récentes et des techniques de modélisation avancées, des scientifiques ont confirmé que le cœur de la Lune ressemble étonnamment à celui de la Terre, avec un noyau solide entouré d’une couche fluide.

En bref :

  • Noyau lunaire : Le cœur de la Lune est constitué d’un noyau interne solide d’environ 258 kilomètres de rayon et d’un noyau externe fluide, similaire à celui de la Terre.
  • Densité du noyau : Le noyau interne présente une densité proche de celle du fer, renforçant les hypothèses sur la composition métallique de la Lune.
  • Méthodes de recherche : Les scientifiques ont utilisé des données sismiques des missions Apollo et des expériences de télémétrie laser pour modéliser la structure interne de la Lune.
  • Impact sur le champ magnétique : La composition du noyau explique en partie la disparition du champ magnétique lunaire il y a 3,2 milliards d’années.
  • Implications pour le Système solaire : Ces résultats aident à comprendre les processus de formation et d’évolution de la Lune et des autres corps célestes du Système solaire.

Mystere Resolu Les Scientifiques Confirment Ce Que Cache Linterieur De La Lune 2

Un cœur solide, presque aussi dense que le fer

Les chercheurs, menés par Arthur Briaud du Centre national de la recherche scientifique en France, ont découvert que le noyau interne de la Lune est une boule solide d’environ 258 kilomètres de rayon, soit environ 15 % du rayon total de la Lune. Sa densité, proche de celle du fer (environ 7 822 kilogrammes par mètre cube), confirme les hypothèses formulées par les études antérieures, notamment celles menées par la NASA en 2011. Cette nouvelle découverte met fin à un long débat sur la nature du noyau lunaire et ouvre de nouvelles perspectives sur l’histoire et l’évolution de notre satellite.

Une structure interne complexe révélée par des ondes sismiques

Pour percer les mystères de l’intérieur de la Lune, les scientifiques se sont appuyés sur des données sismiques recueillies par les missions Apollo, ainsi que sur des expériences de télémétrie laser lunaire. En analysant la manière dont les ondes sismiques traversent les différentes couches de la Lune, ils ont pu modéliser sa structure interne avec une précision inédite. Le résultat ? Un modèle montrant un noyau interne solide entouré d’une couche externe fluide, similaire à celui de la Terre, mais avec une dynamique unique qui pourrait expliquer l’évolution du champ magnétique lunaire disparu il y a environ 3,2 milliards d’années.

Des implications pour comprendre l’histoire du Système solaire

Cette découverte ne se limite pas à la Lune. Elle apporte également des éléments cruciaux pour comprendre l’évolution du Système solaire. Le noyau solide et le phénomène de « retournement du manteau », où les matériaux plus denses se déplacent vers le centre tandis que les matériaux plus légers remontent, pourraient avoir joué un rôle clé dans l’histoire des bombardements météoritiques intenses durant le premier milliard d’années du Système solaire. Cela pourrait également expliquer la présence de certains éléments dans les régions volcaniques de la Lune.

Un avenir prometteur pour l’exploration lunaire

Avec la confirmation de la structure interne de la Lune, l’exploration lunaire entre dans une nouvelle ère. Des missions à venir, telles que celles planifiées par la NASA avec Artemis II ou par des entreprises privées, pourraient fournir des données encore plus détaillées sur le cœur de notre satellite. De nouveaux séismomètres et instruments de mesure permettront de vérifier ces découvertes sur place, renforçant ainsi notre compréhension de la Lune et, par extension, de la Terre et de ses propres origines.

En attendant, le mystère du cœur de la Lune, autrefois réservé aux spéculations, est désormais une histoire solidement ancrée dans la réalité scientifique.

Source : https://www.nature.com/articles/s41586-023-05935-7


Laurène Meghe

Rédactrice spécialisée en économie et défense armées. Je couvre également les domaines des enjeux industriels et politique, y compris les relations entre les entreprises et leurs partenaires financiers.

Grand entretien avec Éric Denécé : Renseignement et espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale

Grand entretien avec Éric Denécé : Renseignement et espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale

Grand entretien avec Éric Denécé : Renseignement et espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale


Renseignement et espionnage

Couverture du nouvel ouvrage de Eric Denécé. Photomontage Le Diplomate

Éric Denécé est un ancien analyste du renseignement français, docteur en Science Politique, directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R) et auteur de nombreux ouvrages sur les questions de sécurité. Dans cet entretien exclusif pour Le Diplomate, il évoque le dernier ouvrage collectif qu’il a dirigé, Renseignement et espionnage pendant la Seconde Guerre mondiale, préfacé par le préfet Bernard Squarcini, ancien Directeur de la DST et de la DCRI.

Ce cinquième tome de l’histoire mondiale du renseignement réunit quarante-trois contributions rédigées par trente-deux auteurs de six nationalités (Allemagne, Belgique, France, Italie, Russie, Suisse), tous anciens des services de renseignement ou historiens spécialistes du sujet. Il évoque tous les protagonistes ayant participé à cette implacable guerre de l’ombre : Français, Allemands, Britanniques, Américains, et Soviétiques… mais aussi Italiens, Belges, Suisses, Espagnols, Turcs et Chinois. Le vaste tour d’horizon qu’il propose permet d’avoir à la fois une idée générale de l’intense guerre secrète que se livrèrent les belligérants entre 1939 et 1945 et d’en éclairer certains aspects, originaux ou méconnus.

Propos recueillis par Angélique Bouchard

Le Diplomate : Pouvez-vous expliquer l’importance du renseignement et de l’espionnage dans le déroulement de la Seconde Guerre mondiale, et comment ces activités ont influencé l’issue du conflit ?

            Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le renseignement connaît un développement sans précédent, et ses progrès sont encore plus marqués qu’entre 1914 et 1918 et il entre véritablement dans son ère moderne. Ses méthodes se diversifient pour s’adapter au défi d’une guerre totale se déroulant sur tous les continents et les océans, et les services s’étoffent afin de tirer parti des innovations techniques, notamment dans le domaine des interceptions et du déchiffrement. Le renseignement d’origine électromagnétique (SIGINT) connaît en effet un extraordinaire développement au cours du conflit, tant en termes humains que matériels, qui lui confère un rôle de premier plan, lequel ne fera que se renforcer au cours des décennies suivantes. Ainsi de 1939 à 1945, une extraordinaire guerre secrète s’étend au monde entier, de l’Europe à l’Afrique du Nord, du Proche-Orient et à l’Asie orientale.

Pendant le conflit, les services de renseignement remplissent quatre fonctions, que tous les belligérants exploitent, avec des succès divers :

– connaître les intentions de l’ennemi, ses capacités, ses problèmes, son armement, son ordre de bataille et ses plans d’opération ;

– neutraliser les services de renseignement adverses et leurs agents ;

– tromper l’adversaire et fausser son jugement en lui transmettant de fausses informations ;

– soutenir la résistance dans les territoires occupés par l’ennemi afin de désorganiser ses communications, sa production industrielle et d’immobiliser ses forces.

            Ainsi, les opérations secrètes vont jouer un rôle essentiel dans cette guerre, comme jamais elles ne l’avaient fait dans les conflits précédents.

LD : Votre livre met en lumière divers réseaux de renseignement pendant la guerre. Quels ont été les réseaux ou figures d’espionnage les plus influents selon vous, et quelles ont été leurs contributions spécifiques ?

            En effet, l’ouvrage s’est attaché à décrire tous les belligérants de cette guerre secrète : Français, Alliés (Belges, Britanniques, Américains), Soviétiques, puissances de l’Axe (Allemands et Italiens), mais aussi neutres (Espagnols, Suisses) et services asiatiques (Turcs, Chinois), même si leur implication dans le conflit a été marginale

            Trois de ces acteurs ont joué à mon sens un rôle majeur sur le théâtre européen et ont significativement contribué à la victoire contre l’Allemagne : les Français, les Britanniques, et les Soviétiques. Les services français, quoique divisés entre les loyalistes d’Alger, les gaullistes de Londres et les réseaux travaillant directement pour l’Intelligence Service britannique ont été les principaux pourvoyeurs de renseignements ayant permis le succès du débarquement de Normandie. Les Britanniques ont été particulièrement actifs et efficaces dans toute l’Europe et sur le théâtre d’opération de la Méditerranée. Ils sont surtout parvenus à casser le système de chiffrage de la machine allemande Enigma. Les Soviétiques enfin, dont le rôle est plus méconnu en Occident, sont parvenus à infiltrer l’Allemagne nazie dès avant la guerre, puis à étendre leurs réseaux de renseignement dans toute l’Europe, grâce aux nombreux sympathisants communistes d’alors.

            Les Allemands et les Japonais ont aussi été très performants, notamment afin de préparer leurs offensives – en Europe de l’Ouest et en Russie pour Berlin, contre les possessions françaises et britanniques d’Asie du Sud-Est pour Tokyo – mais ils ont été rapidement dépassés par les services alliés et soviétiques au fur et à mesure du déroulement du conflit.

            Quant aux Américains, le second conflit mondial marque leur début dans le domaine de la guerre secrète. Ils sont alors totalement novices, mais vont apprendre très vite au contact des services britanniques.

LD : Après les grands noms et les grandes figures, si vous deviez retenir une ou deux opérations d’espionnage les plus marquantes de ce conflit selon vous, quelles seraient-elles ?

            En premier lieu, je dirai le déchiffrement d’Enigma, qui a été l’opération la plus importante de toute la guerre secrète. Le mérite en est attribué aux Anglais… mais ils n’auraient jamais pu y parvenir sans l’aide des Français et des Polonais qui leur ont transmis toutes leurs connaissances en la matière.

            Ensuite, les Britanniques ont excellé dans les opérations d’intoxication et de tromperie des services allemands. Leurs deux plus belles réussites sont les opérations Mincemeat, qui a permis de protéger le débarquement de Sicile (juillet 1943), et surtout Fortitude, qui a contribué au succès de celui de Normandie.

            Enfin, j’évoquerai deux très belles opérations soviétiques : l’infiltration de Richard Sorge auprès de l’ambassade allemande à Tokyo, qui prévint Moscou de l’attaque allemande (même si les renseignements essentiels qu’il fournit ne furent pas pris en compte par Staline) et l’opération Monastery lancée par Moscou qui de 1941 à 1944 alimenta la Wehrmacht en fausses informations. Cette opération fut un tel succès que jusqu’à la fin de la guerre, l’état-major allemand n’avait aucune idée qu’il planifiait ses opérations sur le front de l’Est avec « l’aide » active des services soviétiques.

LD : Quel rôle ont joué les Français et leurs services pendant le conflit ?

Malgré la déroute de juin 1940, la France a conservé de solides compétences en matière de renseignement grâce à sa connaissance des services allemands acquise depuis le milieu des années 1930. Après l’armistice de juin 1940, le pays est coupé en deux : la zone Nord est occupée par les Allemands ; la zone Sud, dite « libre », dépend du gouvernement de Vichy. Les membres du 2e Bureau décident de continuer leur lutte clandestine contre les services allemands et italiens qui pullulent en Zone libre. Ainsi, la Section de centralisation des renseignements (SCR, contre-espionnage), sous les ordres du capitaine Paillole, se camoufle sous l’appellation de « Société de Travaux Ruraux », à Marseille. Des postes sont maintenus à Alger, Tunis et Rabat, et des liens sont établis avec les services britanniques et américains.

En Grande-Bretagne, se met également en place un Bureau central de renseignement et d’action (BCRA), organe de la France Libre. Créé à Londres en juillet 1940 par le général de Gaulle, il est dirigé par le colonel Passy. Il fournit des renseignements sur l’ennemi au Gouvernement provisoire de la République française – exilé d’abord en Angleterre, puis à Alger (1943) – et collabore avec les Alliés. Il soutient la Résistance en France, afin d’organiser les forces qui, le moment venu, participeront à la bataille pour la Libération.

            Les officiers du BCRA sont des néophytes des opérations clandestines. Mais rapidement, grâce à leur détermination et à leurs réseaux, ils recueillent des informations de grande valeur, très appréciées des services alliés. Passy mobilise dans cette action des milliers d’observateurs animés d’un ardent patriotisme. La France dispose en effet de très nombreux de citoyens prêts à apporter leur concours à la lutte contre l’occupant. Ainsi, comme le reconnaissent les Britanniques, les services français de Londres ou d’Alger ont transmis aux Alliés 80% des renseignements ayant permis la préparation du débarquement du 6 juin 1944

LD : Comment les méthodes et technologies de renseignement utilisées pendant la Seconde Guerre mondiale ont-elles évolué et influencé les pratiques modernes de renseignement ?

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les moyens techniques d’interception – le SIGINT et surtout le COMINT[1] – ont été la principale source de renseignement sur les adversaires. La supériorité des services alliés dans la guerre secrète provient en premier lieu de leurs capacités d’interception des transmissions adverses et de leurs équipes de cryptanalystes. Pendant presque toute la durée des hostilités, Britanniques et Américains déchiffrent et lisent les communications allemandes et japonaises.

Pour protéger leurs messages, les Allemands disposent pourtant de la machine Enigma. Son déchiffrement est une extraordinaire aventure. En 1932, des mathématiciens polonais réussissent à comprendre le principe de son encodage. Ils parviennent à reproduire l’une de ces machines, qui est envoyée en France lors de l’invasion de leur pays. Parallèlement, le service de renseignement (SR) français a obtenu d’un de ses agents, l’Allemand Hans Thilo Schmidt, des informations sur la conception et le fonctionnement de la machine. Après l’offensive allemande en France, l’ensemble des données est transmis aux cryptographes britanniques du Goverment Code and Cipher School (GC&CS), qui vont en faire bon usage.

Les interceptions jouent un grand rôle dans la bataille d’Angleterre en permettant d’anticiper les raids de la Luftwaffe. De même, le décryptement des messages entre le quartier-général de la marine allemande et ses sous-marins raccourcit de plusieurs mois la bataille de l’Atlantique. Lors de la préparation du débarquement de Normandie, en 1944, l’écoute permanente des communications allemandes permet de suivre les mouvements de Wehrmacht et de connaître à chaque instant les plans et les réactions ennemis. Cela rend également possible l’intoxication durable des services du Reich.

            Sur le front du Pacifique, les services américains ont également réussi à décrypter les messages codés de Tokyo grâce à la machine Purple. Il leur a été possible de « casser » rapidement le cryptage de la nouvelle génération d’appareils de chiffrement japonais. Ces opérations d’écoute ultra-secrètes reçoivent le nom de Magic et durent toute la guerre. Elles se révèlent particulièrement fructueuses et sont à l’origine de la victoire de Midway, tournant décisif de la guerre du Pacifique. Elles permettent également aux Alliés de lire les dépêches de l’ambassadeur du Japon en Allemagne, qui rapporte à Tokyo toutes les informations que lui confie Hitler quant à ses plans en Europe.

            Les Alliés ne sont pas les seuls à exceller en matière d’interception. La Kriegsmarine, la Luftwaffe et la Wehrmacht possèdent également leurs propres moyens d’écoute et de déchiffrement. Mais ces organisations se complètent autant qu’elles se concurrencent, surveillant souvent les mêmes cibles, ce qui nuit à l’efficacité globale du dispositif. Par ailleurs, afin de lutter contre les émissions clandestines des réseaux d’agents renseignant les Alliés, l’Abwehr et le SD disposent chacun de groupes spécialisés dans les interceptions radioélectriques, combinant l’emploi de stations fixes et d’unités mobiles. Berlin dispose également du Forschungsamt, un service d’interception performant.

En 1940, les effectifs des services SIGINT allemands sont supérieurs à ceux des Britanniques (30 000 Allemands travaillent dans le renseignement électromagnétique au début de la guerre), mais la situation va rapidement s’inverser. Les moyens du IIIe Reich sont surpassés par ceux de ses adversaires. Au cours du conflit, les services SIGINT britanniques et américains voient leurs effectifs augmenter de 3000%, pour atteindre 35 000 opérateurs, parmi lesquels, des cryptanalystes et des mathématiciens bien meilleurs que ceux de Berlin et des moyens et capacités de calculs beaucoup plus puissants que ceux dont dispose l’Allemagne. Alors qu’elle avait un niveau très honorable à la fin des années 1930, la France, en raison de sa défaite en 1940, est totalement absente de la révolution qui se produit au cours du conflit en matière de SIGINT. Pendant que Britanniques, Américains et à un moindre degré Soviétiques progressent et accumulent de l’expérience, elle stagne en ce domaine et devra repartir presque de zéro à la fin de la guerre.

LD : En tant que directeur du CF2R, comment voyez-vous l’évolution des recherches et études historiques sur le renseignement, et quel impact cela a-t-il sur la compréhension des conflits contemporains ?

Les études sur le renseignement sont une discipline récente. Elles sont apparues dans les années 1980 aux Etats-Unis, dans les années 1990 en Grande Bretagne et au début des années 2000 en France. Mais force est de constater que de nombreux travaux de qualité se sont multipliés depuis ces dates. L’étude historique du renseignement est essentielle, car elle permet de révéler la « face cachée » de l’histoire, ce qui permet d’éclaire d’un jour nouveau nombre d’événements historiques et de mieux comprendre les politiques conduites par les États et leur jeu multidimensionnel dans les relations internationales. Cela est tout aussi valable pour la Seconde Guerre mondiale que pour les périodes précédentes… en remontant jusqu’à l’Antiquité ! Mais le problème demeure celui des sources : quand elles ne sont pas encore protégées par le secret, elles sont souvent rares. C’est en cela que le métier d’historien du renseignement est passionnant : il faut savoir lire entre les lignes de l’histoire officielle pour y déceler les traces d’opérations de renseignement…

RENSEIGNEMENT ET ESPIONNAGE PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE,

Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), sous la direction d’Éric Denécé, Préface de Bernard Squarcini, Ellipses, Paris, 2024, 792 pages, 39 €.

https://www.editions-ellipses.fr/accueil/15340-28531-renseignement-et-espionnage-pendant-la-seconde-guerre-mondiale-9782340089792.html#description-scroll-tricks


[1] Interception des communications. Le SIGINT se divise entre COMINT et ELINT (guerre électronique et interception des signaux radar).