Le décret relatif à la sécurité des approvisionnements des forces armées publié au JO

Le décret relatif à la sécurité des approvisionnements des forces armées publié au JO

 

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 30 mars 2024

https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2024/03/29/le-decret-relatif-a-la-securite-des-approvisionnements-des-f-24524.html


Le décret n° 2024-278 du 28 mars 2024 relatif à la sécurité des approvisionnements des forces armées et des formations rattachées a été publié vendredi au Journal officiel.

Il fait suite aux déclaration du ministre des Armées, mardi. Voir mon post. Sa parution rapide témoigne de la détermination du ministre pour pouvoir mettre en oeuvre les mesure de réquisition annoncées.

Ce décret détermine les conditions dans lesquelles l’autorité administrative peut ordonner:
– d’une part, la constitution d’un stock minimal de matières, de composants, de pièces de rechange ou de produits semi-finis stratégiques par des entreprises titulaires d’une autorisation de fabrication et de commerce de matériels de guerre, d’armes, de munitions et de leurs éléments des catégories A et B
– et, d’autre part, la réalisation de certaines prestations ou obligations par priorité sur tout autre engagement contractuel par des entreprises ayant conclu avec elle un marché de défense et de sécurité, par celles ayant passé un contrat avec une organisation internationale ou avec un Etat tiers ou par leurs sous-contractants de tous niveaux.

L’article 1 de ce décret s’articule autour de deux  sections:
section 1: Constitution de stocks minimaux de matières, de composants, de pièces de rechange ou de produits semi-finis stratégiques
Section 2:  Priorisation de prestations ou d’obligations sur tout autre engagement contractuel

Les réquisitions, permises par la Loi de programmation militaire (LPM) adoptée à l’automne, peuvent aller de “personnels, de stocks ou d’outils de production” pour les consacrer à la production de matériels militaires, a rappelé le ministre, estimant que c’était “l’outil le plus dur de notre arsenal juridique”.

Ce n’est pas l’outil prioritaire au moment où je vous parle, mais je vous dis que ça existe“, a-t-il précisé. Sébastien Lecornu envisage, en revanche, “dans les toutes prochaines semaines” d’imposer à certains industriels des niveaux minimaux de stocks, de manière à produire plus rapidement, ou d’exiger qu’ils accordent la priorité à la commande militaire face aux besoins civils.

Nouvelle-Calédonie : « non » à l’indépendance, quelles implications ?

Nouvelle-Calédonie : « non » à l’indépendance, quelles implications ?

JEANNE ACCORSINI/SIPA/2303191040

 

par Eric Descheemaeker* – Revue Conflits – publié le 19 mars 2024

https://www.revueconflits.com/nouvelle-caledonie-non-a-lindependance-quelles-implications/


Deux ans après la victoire du « non » à l’indépendance, la Nouvelle-Calédonie revient sur le devant de la scène avec l’examen prochain d’une loi constitutionnelle qui pérenniserait l’existence de deux catégories de citoyens français dans l’archipel, les « citoyens néo-calédoniens » et les autres. Derrière cette dangereuse proposition, c’est tout l’avenir de la Nouvelle-Calédonie française qui se trouve de nouveau posé : comment organiser et faire vivre ce territoire aujourd’hui, quand tout depuis 25 ans avait été conçu en vue d’une indépendance qui n’aura finalement pas lieu ? Cette nouvelle réalité pose des questions fondamentales à la fois de droit et de politique, qui sont d’une importance capitale pour tous les Français.

Le 12 décembre 2021, les électeurs de Nouvelle-Calédonie ayant le droit de voter lors des consultations sur l’autodétermination de l’archipel ont, pour la troisième et dernière fois, voté « non » à la « pleine souveraineté », synonyme d’« indépendance » pour ce territoire d’outre-mer situé à 17 000 km de Paris. La Nouvelle-Calédonie reste donc française, à tout le moins pour l’avenir prévisible.

La question, évidemment, est : Que fait-on maintenant ? Ce qui rend cette question particulièrement difficile, c’est qu’énormément de développements s’étaient produits (notamment institutionnellement) sur le « Caillou » depuis l’Accord de Nouméa de 1998. Celui-ci avait prévu un processus d’autodétermination (aussi dit de « décolonisation »), mais avait repoussé son échéance de 20 ans : c’est donc lui qui a eu lieu lors des trois échéances électorales – des « référendums », mais non-contraignants juridiquement – de 2018, 2020 et 2021. Or, ces développements n’avaient de sens qu’en tant qu’ils anticipaient une accession, précisément, à la pleine souveraineté dans l’ordre international. On a donné à la Nouvelle-Calédonie des institutions propres, détachées de la tradition française (un gouvernement collégial, un sénat « coutumier », etc.). On lui a progressivement transféré les compétences législatives dans tous les domaines ou presque qui ne ressortissent pas au régalien : l’idée était que le « oui » l’emporterait ; qu’il y aurait une « minute d’indépendance » pour satisfaire un besoin symbolique, puis que le gouvernement de la « Kanaky » nouvelle négocierait immédiatement un contrat d’association avec la France, par lequel elle chargerait cette dernière d’exercer ces fonctions en son nom, puisque même les indépendantistes les plus résolus n’ont jamais eu l’intention d’être réellement indépendants, c.à.d. de s’assumer sur la scène internationale. Les forces armées, la justice, la diplomatie, etc., auraient toujours été françaises (mais sous un drapeau différent).

Le paradoxe est donc que c’est un « oui » à l’indépendance qui aurait le moins changé la donne, puisque c’est en vue de celle-ci que tout avait visiblement été prévu. (Quant à la question de savoir si la France voulait réellement l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, elle est en un sens sans objet. Quand on prend des décisions qu’on ne sera plus pour voir mises en œuvre, le plus probable est qu’on ne réfléchisse guère à ce qu’elles impliquent réellement. Elles demeurent de l’ordre de l’abstraction). A l’inverse, le « non » met un point d’arrêt brusque à une évolution qui se comprenait comme une dynamique dont le sens lui était donné par son point d’arrivée.

Maintenir le statu quo ?

Pourrait-on ne rien faire ? En un sens, oui bien sûr : on peut toujours ne rien faire. Cela veut dire perpétuer le statu quo qui prévalait en 2021. Il n’est pas impossible qu’on s’achemine vers un tel scénario tout simplement parce qu’il est le plus simple, notamment dans un contexte où les indépendantistes se refusent à négocier, conscients sans doute que leur refus de coopération rend plus vraisemblable une crise majeure (y compris violente), et que toute crise marcherait à leur avantage, en leur permettant de négocier, cette fois-ci, la sortie de crise en échange de concessions politiques majeures d’un gouvernement français toujours soucieux de ne pas « faire de vagues ».

Sur le plan politique, ce ne serait pas forcément, en soi, un désastre. Certes, les difficultés existantes sont considérables, et ne pourraient qu’être renforcées dans un contexte où les indépendantistes (qui rassemblent environ la moitié des électeurs, du Congrès, etc.) ne seraient plus animés par l’espoir d’un changement prochain. La Nouvelle-Calédonie a énormément de mal à faire face à ses nouvelles compétences législatives et exécutives. Elle demeure profondément divisée, géographiquement, socialement et ethniquement. Elle fait face à de graves difficultés économiques. L’instabilité politique est plus considérable encore qu’en Belgique, avec 17 gouvernements en 25 ans. Mais, après tout, l’Etat national n’est pas nécessairement en bien meilleure condition.

Il y a toutefois là au moins une difficulté majeure : c’est que certaines dispositions juridiques semblent, de fait, devoir être remises en cause, au sens où elles étaient nécessairement temporaires ; et leur remise en cause aurait forcément des conséquences politiques importantes. En ce sens, il ne semble pas possible de faire l’économie d’une réflexion plus générale sur ce que nous pourrions vouloir pour la Nouvelle-Calédonie française des décennies 2020 et suivantes (le Gouvernement avait initialement évoqué un projet, qui serait soumis à référendum, avant la mi-2023 : il n’étonnera personne d’apprendre que rien de tel ne s’est produit). Ces dispositions concernent avant tout le droit de vote aux élections provinciales et – ce sont les mêmes – au Congrès de Nouvelle-Calédonie : Congrès qui, de manière unique en France, a un véritable pouvoir législatif (et non simplement réglementaire), dans tous les domaines de compétence – encore une fois, la quasi-totalité des prérogatives non-« régaliennes » – qui ont été dévolues de Paris à Nouméa.

Depuis la LONC (Loi organique n°99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, traduisant en termes juridiques l’accord, purement politique, de Nouméa entre partis indépendantistes et loyalistes, avec l’État en position d’arbitre), le droit de vote est en effet sévèrement restreint. Ne peuvent voter, pour simplifier (car les règles sont très complexes), que les citoyens français résidant de manière permanente sur l’archipel depuis l’Accord de Nouméa – il y a donc un quart de siècle – et leurs descendants. C’est ce qu’on appelle le corps électoral « gelé ». Ce corps électoral restreint est bien évidemment une entorse, unique dans le droit français, au principe du suffrage universel, qui veut que – sauf cas très particuliers comme les personnes déchues de leurs droit civiques par décision de justice – tous les citoyens ayant atteint l’âge de majorité puissent voter, et que leur vote compte chacun autant.

En tant que dérogation à un principe fondamental, inscrit dans notre loi suprême (art. 3 de la constitution de la Cinquième république), cette restriction au suffrage avait elle-même dû être inscrite dans la Constitution (art. 77, renvoyant à la LONC). Du point de vue du droit français, cela suffit à la rendre légale, puisque la loi fondamentale est la norme suprême (complications liées au principe de suprématie du droit de l’Union européenne mises à part, celui-ci ne s’appliquant pas en la matière). Mais la Cour européenne des droits de l’homme, qui n’est pas, elle, liée par la hiérarchie des normes en droit français interne, n’avait validé ces restrictions qu’en tant qu’elles étaient transitoires et s’inscrivaient dans un processus de décolonisation (arrêt Py c. France de 2005). Dans ces circonstances, il avait paru acceptable à tous de geler un temps le corps électoral, et ne donner la parole qu’à ceux présents sur l’île dans la très longue durée (leurs descendants remplaçant en quelque sort ceux qui mouraient au fil du temps). Mais l’idée avait toujours été que cette solution, parfaitement anormale au regard des principes les plus fondamentaux, était « transitoire » et prendrait fin avec le dernier référendum d’autodétermination (qui a donc eu lieu en décembre 2021).

Il s’agit là d’une condition ayant force de loi du point de vue de la Cour européenne des droits de l’homme ; du point de vue de l’ordre juridique français, les choses sont moins claires : il s’agit d’un impératif juridique et moral, qui a été partiellement inscrit dans le marbre de la Constitution, puisque le titre XIII dans lequel se trouve l’art. 77 s’intitule « dispositions transitoires relatives à la Nouvelle-Calédonie » (nous soulignons). Transitoires, certes, sans date d’expiration particulière, mais transitoires tout de même, par opposition aux autres normes qui, même si elles pourraient évidemment disparaître un jour avec la Cinquième république elle-même, n’ont pas de limitation de temps inscrites dans leur structure même.

Il va donc forcément falloir revoir cette norme. A cet égard, le projet de loi constitutionnelle déposé au Sénat fin janvier 2024, avant d’être examiné et voté, le cas échéant, par l’Assemblée nationale puis le Parlement réuni en congrès, est exceptionnellement problématique en ce qu’il prévoit, dans l’après-référendums (c.à.d. dans l’après-processus d’autodétermination), de continuer avec un suffrage restreint : moins restreint, certes, puisqu’on passerait à un corps électoral « glissant » (10 années de résidence, plus là encore les natifs de l’île y résidant toujours)1, mais restreint tout de même, et ce sans limitation de durée. C’est là un problème démocratique et politique majeur puisque, de manière unique sur le territoire de la République, le pouvoir constituant pourrait créer tout à fait officiellement deux catégories de citoyens français : les citoyens de première zone, ayant le droit de vote à toutes les élections2, et les autres, pouvant naturellement voter aux élections « françaises » (présidentielles, législatives, référendums [nationaux], etc.) mais pas aux élections calédoniennes (Assemblées de province/Congrès), dont encore une fois il convient de rappeler qu’elles sont beaucoup plus que des élections « régionales », puisque le Congrès a compétence législative sur l’essentiel des affaires de la cité (y compris le vote de l’impôt – on se souviendra bien sûr que l’exigence de no taxation without representation avait été, très largement, à l’origine de la révolte des colons américains ayant mené à l’indépendance des Etats-Unis).

C’est également un problème juridique majeur puisque, même si les juridictions françaises valideraient vraisemblablement toute norme inscrite dans la Constitution, la Cour européenne des droits de l’homme considérerait certainement cette restriction comme étant une violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (et notamment l’article 3 du protocole n°1)3. Les conséquences politiques en seraient exceptionnellement dommageables puisque, moralement du moins, le Gouvernement serait alors vraisemblablement obligé de demander aux deux chambres réunies en congrès de changer en urgence la règle – situation très humiliante, sans préjuger par ailleurs de la réaction des indépendantistes sur l’île, qui pourrait être bien plus violente alors que ne le serait un retour dès à présent au droit commun, à savoir que tous les citoyens français (majeurs) peuvent voter aux élections, sauf privation individuelle de ce droit, dûment justifiée, décidée par l’autorité judiciaire.

La citoyenneté calédonienne

Voilà donc une norme au moins qu’il va falloir réformer. Là où l’on voit que, dans un contexte calédonien comme ailleurs, « tout est lié », est que l’inscription à la liste électorale spéciale est considérée, depuis 1999, comme le revers d’une « citoyenneté calédonienne » : les Français qui sont inscrits sur cette liste sont « citoyens néo-calédoniens » (en plus naturellement que d’être citoyens, ou nationaux, français) ; les autres ne le sont pas (ils ne sont que citoyens français). Là encore, le but était transparent à l’époque. Il s’agissait d’identifier qui appartenait au « peuple calédonien » ; et le compromis historique de Nouméa était que les indépendantistes – essentiellement les autochtones kanaks – acceptaient que les autres (Européens notamment, appartenant donc au peuple « colonisateur », même si la plupart des Européens sont sans doute arrivés, eux-mêmes ou leurs ancêtres, après 1946, date à laquelle la Nouvelle-Calédonie a cessé d’être une colonie) pouvaient, en principe, être « de » Nouvelle-Calédonie eux aussi. En retour, les loyalistes – essentiellement les Européens (au sens d’originaires, eux ou leurs ancêtres, de France métropolitaine), ainsi que ceux qui ne sont d’origine ni kanake ni européenne – acceptaient que seuls ceux présents sur la longue durée sur l’archipel, à l’exclusion donc, notamment, de tous les Européens séjournant pour quelques années ou, même résidents permanents, trop récemment arrivés, auraient droit à la citoyenneté calédonienne. Au moment de l’indépendance, dont encore une fois tout dans cet ordonnancement supposait qu’elle adviendrait un jour, les non-Calédoniens seraient devenus étrangers (ce qui n’aurait pas nécessairement remis en cause leur droit de résidence, bien sûr) ; les « citoyens » Calédoniens, eux, seraient devenus « nationaux » calédoniens (sans exclusive d’une possible double nationalité « kanakyenne » et française).

Là encore, la question se pose du que faire. Si on ne fait rien, on institutionnalise sur le long terme l’existence de deux classes de Français. Si plus tard la liste électorale glissante est reconnue contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, il faudra soit donner la citoyenneté à (presque ?) tout le monde, soit la découpler du suffrage, ce qui (i) la viderait de toute substance, et (ii) la rendrait vulnérable à d’autres contestations juridiques au nom de la violation de l’égalité des droits entre citoyens4. Le plus simple, là encore, serait donc d’y mettre un terme, d’autant qu’elle n’avait de sens qu’en tant qu’elle avait vocation à se transformer en citoyenneté à part entière dans l’ordre international (une nationalité donc). La conserver, même si cela pourrait sembler plus simple par calcul politique de court terme – ne pas « provoquer » les indépendantistes alors même que le titre n’entraîne aucun droit ou privilège en tant que tel – pourrait là encore avoir de graves conséquences à terme, en tant qu’elle continuerait à suggérer l’existence de deux catégories de Français en Nouvelle-Calédonie et, ce faisant, à laisser croire que le processus de décolonisation n’est pas réellement achevé. Tant qu’on maintient ces deux classes de citoyens, on maintient au moins implicitement l’horizon politique – l’indépendance – qui la sous-tendait, alors même que celle-ci a maintenant été définitivement rejetée : pas une, pas deux, mais trois fois.

Les institutions et leurs compétences

On le voit, une fois qu’on tire sur la pelote, certains éléments viennent tout seuls. La question est de savoir où ce processus de détricotage nécessaire prend fin. Le transfert de la compétence législative à la Nouvelle-Calédonie sur tous les sujets (ou presque) non régaliens est la suivante à devoir être examinée. Sur le plan des principes, deux choses semblent certaines : (i) même si elle découle elle aussi de principes constitutionnels « transitoires », on peut imaginer qu’elle soit pérennisée. On voit mal quelle norme de droit supra-constitutionnel pourrait la remettre en cause. Toutefois, (ii) on voit très mal ce qui politiquement pourrait justifier un tel ordonnancement, unique encore une fois sur le territoire de la République française, et dont la raison d’être évidente était la préparation à l’indépendance. La Constitution autorise naturellement (ou peut-être modifiée le cas échéant pour autoriser) toutes sortes de décentralisation, voire dévolution de certaines fonctions infra-législatives. Mais avoir deux autorités législatives sur le territoire de la République, une à Paris pour toute la République moins la Nouvelle-Calédonie (et toute la République pour les matières réservées, notamment régaliennes), et une autre à Nouméa pour la Nouvelle-Calédonie uniquement (sauf matière réservées), serait non seulement exceptionnellement bizarre sur le long terme – en situation de droit commun plutôt que d’état d’urgence, si l’on veut tenter ce parallèle – mais contraires aux principes premiers de la Constitution, notamment l’existence d’un seul peuple français, indivisible5. On voit donc, là encore, assez mal comment on échapperait à une renationalisation des compétences, ce d’autant plus qu’il est de notoriété publique que la Nouvelle-Calédonie a le plus grand mal à les exercer elle-même, ce qui est au demeurant peu surprenant venant d’un territoire de 270.000 habitants situé aux antipodes de la métropole, et n’ayant jamais eu besoin de former ses propres enseignants, médecins, administrateurs, etc. Cela, bien sûr, n’empêcherait en rien que ces prérogatives soient exercées, par l’Etat central, de manière déconcentrée à Nouméa : cela est parfaitement en accord avec la lettre, et d’ailleurs l’esprit, du droit français depuis le début du mouvement de décentralisation il y a plus de 40 ans de cela.

Mais, évidemment, plus on retire de compétences à la Nouvelle-Calédonie, plus se pose la question de la raison d’être de toutes ces institutions créées en 1999, et qui existent tant bien que mal depuis : le Gouvernement, le Congrès, le Sénat coutumier, etc. On peut bien sûr changer le périmètre d’action de certaines institutions – les prérogatives d’un conseil régional ou départemental, par exemple – mais il y a à cet exercice des limites inscrites dans la raison d’être même de ces institutions. Avoir un « congrès » qui ne vote pas la loi semble ainsi une contradiction dans les termes, sauf à accepter que les mots n’ont d’autre sens que celui, fluctuant, qu’on voudra bien leur donner. De même pour un « gouvernement » qui n’ait pas le pouvoir d’exécuter les lois. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de solution intermédiaire possible entre le jacobinisme uniformisateur qui a imprégné l’histoire française depuis la Révolution, et l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie qui aurait abouti à l’existence de deux pays distincts (même « associés »). L’exemple de l’Ecosse, qui possède son propre gouvernement et son propre parlement à l’intérieur du Royaume-Uni, de manière permanente et qui fonctionne relativement bien (même si bien sûr l’histoire est très différente : l’Ecosse n’est pas une ancienne colonie ; c’est l’un des deux royaumes dont l’Union, en 1707, a donné naissance à la Grande-Bretagne) peut ouvrir certaines pistes. Mais cela n’empêche pas (i) qu’il faudra sans doute revoir de fond en comble les compétences qui pourraient être transférées (lesquelles, dans quelle mesure, pourquoi, comment, etc.) ; (ii) qu’on aura du mal à justifier sur le plan des principes, hors processus d’auto-détermination qui, encore une fois, est désormais achevé, pourquoi une telle réflexion devrait s’exercer au profit exclusif de la Nouvelle-Calédonie. Traiter la Nouvelle-Calédonie de manière dérogatoire – pire encore, continuer à donner pouvoir de décision aux Calédoniens eux-mêmes, à travers ces entités mal identifiées (dont on comprend mal quelle légitimité intrinsèque elles ont) que sont les partis politiques « indépendantistes » et « non-indépendantistes » – perpétue l’idée que le sort des Calédoniens appartient aux Calédoniens (uniquement). Sous sa fausse évidence, cette idée postule en réalité une forme de proto-indépendance : sur le plan des principes, les décisions concernant la Nouvelle-Calédonie n’appartiennent pas plus aux Néo-Calédoniens que celles concernant la Bourgogne aux Bourguignons, ou Paris aux Parisiens. C’est toute la nation qui est concernée, et toute la nation qui décide : autrement, elle n’est déjà plus une6.

Les symboles identitaires

Paradoxalement peut-être, les « signes identitaires » que la LONC avait permis à la Nouvelle-Calédonie d’adopter – drapeau, devise, hymne, etc. – sont peut-être les moins problématiques, malgré leur dimension symbolique. D’autres entités infra-étatiques possèdent, officiellement ou officieusement, de tels symboles, qui viennent (comme en Nouvelle-Calédonie) s’ajouter à, plutôt que remplacer, les symboles nationaux. Il n’est pas plus problématique que le pavillon néo-calédonien puisse flotter à Nouméa que celui du Lyonnais sur le quai Claude-Bernard à Lyon. Il n’y a rien à craindre de cette diversité culturelle en soi : là encore, c’est uniquement si elle était spécifique à la Nouvelle-Calédonie qu’on pourrait s’inquiéter.

Pour conclure sur l’impossible statu quo, la situation est donc aujourd’hui beaucoup plus problématique qu’on n’aurait pu le croire. Il va nécessairement s’agir de passer toute une série de normes qui avaient été conçues dans un but particulier au filtre de la disparition de ce but, exercice qui n’admet évidemment pas de réponse mécanique, et qui s’avère d’autant plus problématique qu’une partie très importante de la population (environ 40%, mais presque 50% des électeurs dans le modèle actuel de liste électorale restreinte qui favorise, c’est son but même, la population autochtone, elle-même dans son immense majorité indépendantiste7) semble toujours refuser les résultats des urnes de 2018-2021 et donc refuser d’admettre que le processus de décolonisation est bel est bien fini, et qu’il s’est achevé par le choix souverain, reconnu par le droit international, d’être intégré sur un pied d’égalité au sein de l’Etat qui les avait originellement colonisés, mais les reconnaît désormais comme des égaux au sein de la communauté nationale.

Une reconnaissance symbolique ?

Depuis longtemps, nous appelons pour cette raison à une reconnaissance, non pas juridico-constitutionnelle, mais symbolique, de l’achèvement de la période coloniale en Nouvelle-Calédonie, et l’entrée dans une nouvelle période historique, celle d’une égalité réelle. A cet égard, il est très important (notamment d’un point de vue loyaliste, souvent aveugle à ces réalités qui ne le concernent généralement pas directement) d’admettre deux choses. D’une part, que la fin de la colonisation en 1946 est vraie dans la théorie, beaucoup moins dans la pratique (d’ailleurs, en Afrique noire notamment, on a continué à parler de « décolonisation » dans les années 1950 et 1960 alors même que, juridiquement, l’Empire colonial avait disparu en 1946, et que ces pays étaient pour l’essentiel devenus des territoires d’outre-mer au sein de la République française). Que la société calédonienne soit encore, dans les faits, très largement fracturée par des lignes qu’on ne peut que décrire comme post-coloniales est une réalité, et une réalité qu’il faut impérativement régler si on veut que la présence française puisse demeurer à long terme, et que sous son drapeau les Néo-Calédoniens de toutes origines puissent prospérer, économiquement et humainement. La réponse ne peut pas (ou plus) être juridique ou institutionnelle ; c’est sur un autre plan qu’elle devra se jouer.

D’autre part, il importe de comprendre que tout ce qui se passe aujourd’hui était contenu dès l’Accord de Nouméa de 1998, voire les Accords de Matignon-Oudinot dix ans plus tôt. Vu le caractère ethnique du vote sur la question de l’indépendance, le résultat final (de 2021) était déjà acquis à l’époque : même si le compromis créait une situation profondément problématique pour tous les Français exclus du vote (dont on peut être certains qu’ils sont dans leur immense majorité loyalistes), la vérité est que ce compromis créait, démographiquement, une majorité en faveur des loyalistes. C’est là la contradiction fondamentale de ces accords : n’être compréhensibles qu’à l’aune d’une indépendance à venir, alors même qu’ils verrouillaient le vote au profit des anti-indépendantistes. Cette contradiction a pu être repoussée sans cesse pendant 35 ans : elle nous a désormais explosé sous le nez.

Lorsque donc quelqu’un comme le Pr. Mathias Chauchat critique ce principe même de départ au nom du postulat que c’est au peuple colonisé de décider quelle décolonisation il souhaite, il n’a évidemment pas tort (même s’il y a de grandes difficultés à déterminer qui, aujourd’hui, est la « continuation » du peuple colonisé après 1853 – qu’on pense notamment à toutes les unions mixtes entre Kanaks et non-Kanaks). Bien sûr, laisser seuls les Kanaks décider aurait été inacceptable pour d’autres raisons : l’histoire, quoi qu’il en soit, ne repasse pas les plats. Des choix irréversibles ont été faits.

N’en demeure pas moins qu’en un sens tout à fait réel, fondamental même, seuls les Kanaks – et le groupe, même si ses frontières sont floues, a une existence qui s’impose avec la force de l’évidence sur cette terre – sont concernés. La reconnaissance symbolique que nous appelons de nos vœux (une forme d’acceptation volontaire, de leur part, de la souveraineté française en échange, sans doute, de regrets exprimés pour certaines choses qui ont eu lieu dans le passé – pas l’acte colonisateur lui-même, mais la manière dont les Kanak ont été traités pendant des décennies) ne pourra les concerner qu’eux. Ni les Européens ni les autres ne sont concernés par cette réalité-là – qui, pour ne pas être juridique, n’en demeure pas moins réelle et fondamentale (la réduction de la réalité au droit est d’ailleurs l’un des grands angles morts de l’action politique moderne).

Légitimer la présence française

Plus fondamentalement, ce n’est désormais plus sur le plan juridique que la présence française doit être légitimée. Juridiquement, la France a fait tout ce qu’elle a pu ; ce processus de décolonisation, jusqu’à la possibilité – mais dans un sens uniquement – de faire voter les populations sur la même question trois fois, ne peut pas continuer. Ceux qui n’acceptent pas le résultat des urnes ne sont pas démocrates : à moins de n’accepter qu’il n’y a qu’une seule réponse « démocratiquement » permise, l’indépendance, il faut admettre que les Néo-Calédoniens ont dit, aussi clairement qu’il aurait jamais été possible, qu’ils ne souhaitent pas être indépendants. Recommencer le même processus dans cinq ou dix ans (ou même 20 ou 30) n’aurait aucun sens : tout le monde doit accepter ce donné, que la Nouvelle-Calédonie est française et le restera. Pourtant, le manque de légitimité de cette présence, toujours ressentie par une grande partie de la population comme « coloniale », est elle aussi une réalité, réalité à laquelle il faut se confronter si on veut réellement pouvoir mettre le passé derrière nous.

Nous n’aurions évidemment pas la prétention d’expliquer en quelques lignes ce qu’il convient de faire : ces questions sont complexes et délicates. Néanmoins, il nous paraît certain qu’il convienne de travailler dans deux directions au moins. La première, c’est un travail d’explication. Il est parfaitement évident à quiconque connaît la réalité calédonienne que la société kanake (i) n’a pas, ou pas suffisamment, conscience de la chance tout à fait exceptionnelle pour elle que le pavillon français flotte sur Nouméa. La France, aujourd’hui, est ce qui permet aux Kanaks de rester kanaks : par sa présence qui sanctuarise l’île, et les très grandes libéralités tant juridiques (sur le plan de leur statut personnel) qu’économiques et sociales qu’elle leur consent, c’est paradoxalement la puissance « coloniale » qui permet à des sociétés encore assez largement « pré-coloniales » de subsister. Que la France parte, et il ne fait aucun doute que d’autres intérêts étrangers la remplaceront, dans la dépendance desquels les Kanaks perdront l’autonomie, de droit et de fait, qu’ils ont aujourd’hui. La grande erreur a été de laisser les Kanaks croire, pendant des décennies, qu’ils pouvaient être indépendants ; qu’ils pourraient avoir le beurre de l’indépendance et l’argent du beurre de la présence et de la protection françaises, qui demeureraient quand même. Sans doute n’est-ce pas une coïncidence si l’appel au boycott des urnes par les principaux partis indépendantistes, en 2021, a suivi de peu la publication d’un document qui, pour la première fois, expliquait à quoi ressemblerait réellement une Nouvelle-Calédonie indépendante8. Il convient donc d’expliquer inlassablement pourquoi, aussi paradoxal que cela puisse être de prime abord, c’est la présence française qui permet aux Kanaks d’être indépendants (dans un sens non juridique, certes, mais bien plus fondamental).

L’autre dimension, c’est celle du respect. Que puisse parfois se manifester à l’égard des autochtones un dédain, colonial au pire sens du terme, de la part des autorités de l’État (sur place ou en métropole) et de la population d’origine européenne, voilà qui est évident à tout observateur. Il est certain que cela aussi doit changer : aucune société ne peut fonctionner ainsi sur le long terme, surtout lorsque ceux qui sont « en bas » sont ceux qui ont la légitimité morale des primo-arrivants. A cet égard, on ne peut que se réjouir que (pour la première fois ?) l’actuel Haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie – le successeur donc des gouverneurs coloniaux – ait des liens de sang avec la société kanake. Il ne s’agit ni de faire de la chose un prérequis, ni de dire que cela lui donne en soi une légitimité que les autres n’avaient pas, glissements qui seraient très dangereux ; simplement de montrer que l’Etat, pour les Kanaks, ce n’est pas – ni uniquement ni avant tout – celui qui est par nature « en face », prêt à mater d’éventuelles rebellions. De la même manière, nous avions suggéré que le Haut-Commissaire (il faudrait simplement le désigner plus à l’avance) fasse une année ou deux de drehu à l’INALCO avant de prendre ses fonctions : effort symbolique, mais la psychologie humaine la plus élémentaire nous dit que les symboles sont parfois tout. Apprendre la langue de l’autre, fût-ce pour l’utiliser dans un cadre purement extra-officiel, c’est lui montrer qu’il importe en tant qu’interlocuteur : c’est là, nous semble-t-il, que réside la vraie décolonisation.

 

Faire vivre la France calédonienne

D’une manière plus générale, c’est l’ensemble de la collectivité nationale française qui doit apprendre à connaître et aimer sa dimension calédonienne, et plus globalement ultramarine, qui aujourd’hui n’apparaît le plus souvent même pas sur les cartes du pays : il y a là une exigence non seulement morale mais, pour les raisons évoquées précédemment, politique. Il n’y aura de présence française garantie et légitime à long terme que si nous parvenons, dans le respect de leurs très belles et très précieuses différences, à traiter ces territoires et leurs habitants comme faisant réellement, et pas juste rhétoriquement, partie de la France et de la communauté nationale française.

Non pas que l’amour soit dicté principalement par l’intérêt bien compris, mais il importe à cet égard de rappeler l’atout absolument considérable que constituent ces territoires, y compris bien sûr la Nouvelle-Calédonie, pour la France. Dresser une liste des avantages économiques, politiques, militaires, stratégiques, etc., que l’outre-mer procure à la France n’est ni possible ni nécessaire dans le cadre de ce billet. Pour le dire d’un mot, s’il nous fallait en une phrase justifier que la France conserve son rang de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, c.à.d. en un sens son rang de grande puissance, plutôt que de le céder au Japon, à l’Allemagne, à l’Inde ou au Brésil, ce serait de cette manière : notre pays est le seul au monde qui vive sur tous les océans de la terre. La France est un pays américain, comme elle est un pays européen, un pays de l’océan Indien, un pays de l’océan Pacifique. C’est la seule chose qui nous sépare encore du fait d’être, comme l’Espagne, l’Italie ou l’Allemagne, un pays de moyenne puissance située à l’extrémité de la péninsule eurasienne. Si nous perdons ces territoires – et la Nouvelle-Calédonie ne serait sans doute que le premier domino à tomber – il en sera fini de la singularité française dans le monde et de son droit à ne pas complètement se ridiculiser quand elle se prétend une puissance d’envergure mondiale : car de fait elle l’est, elle qui vit sur 13 fuseaux horaire de la terre.

Concluons. Le choix de la Nouvelle-Calédonie de rester dans la France est l’une des très rares bonnes nouvelles politiques de ces quarante dernières années pour notre pays. Il serait exagéré de dire que cela nous maintient un statut de (toute petite) grande puissance, mais du moins le coup de grâce a-t-il été évité. Reste maintenant à faire vivre cette réalité nouvelle. Le gouvernement ne semble guère avoir idée d’où il va, peu aidé il est vrai par le choix des indépendantisteséminemment compréhensible de leur part – de ne rien faire pour l’aider, en refusant de s’asseoir à la table des négociations. La tâche, nous l’avons dit, est essentielle. Mais elle est aussi extrêmement problématique car il s’agit, dans ce contexte de grande déception (en tout cas en un sens) de 40% de la population, de revoir toute une série de développements juridiques qui n’avaient de sens qu’en vue d’une indépendance dont on sait aujourd’hui qu’elle n’aura pas lieu. Grande, à cet égard, est la responsabilité de ceux qui, soulagés de repousser les problèmes dans le temps pour ne pas avoir à les affronter eux-mêmes, nous ont placés dans cette position exceptionnellement difficile à affronter. But confront it we must. Il ne s’est pas agi ici de donner des solutions clés en main, mais de commencer la réflexion à partir des principes premiers. Le statu quo n’est pas tenable, mais le retour au statu quo ante ne le semble guère plus, politiquement. La réflexion ne sera donc pas aisée, mais elle est fondamentale puisqu’il n’y a plus d’échappatoire. Et, désormais, elle est urgente.

1. C’est la règle qui avait prévalu de 1999 à 2007, avant qu’une réforme constitutionnelle ne restreigne plus sévèrement encore le corps électoral.

2. Il y avait une second liste électorale restreinte, différente (et globalement plus restrictive encore), pour voter aux consultations d’indépendance. Celle-ci est a priori caduque, ayant produit tous ses effets de droit ; elle n’est donc pas considérée ici.

3. Certes, elle validerait sans doute certaines restrictions, comme elle l’avait fait dans le cas des élections régionales au Trentin-Haut-Adige où, en vue de protéger la minorité linguistique allemande, le législateur italien exigeait une période de résidence de quatre ans – le temps de se familiariser avec les problématiques locales – avant que les nouveaux résidents ne puissent y participer.

4. La citoyenneté n’emporte, en un sens, aucun effet de droit. Elle est davantage une conséquence qu’une cause du droit de vote « restreint ». Par ailleurs, elle est liée à la préférence locale pour l’emploi, mais cette préférence ne concerne pas que les citoyens et pourrait aisément, le cas échéant, être découplée de la condition de citoyenneté sans changer sa substance.

5. Encore une fois, les juridictions françaises n’y trouveraient sans doute pas à redire si ces règles sont elles-mêmes inscrites dans la Constitution : à moins qu’elles ne développent l’idée de normes supra-constitutionnelles opposables au constituant lui-même (question juridiquement très compliquée, mais remarquons que le constituant lui-même a au moins tenté de rendre irréversibles certaines règles, comme la forme républicaine du gouvernement (art. 89). Le Conseil constitutionnel, voire le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, pourraient éventuellement s’aventurer dans cette direction).

6. Cet argument est développé dans Eric Descheemaeker, « Nouvelle-Calédonie : qui décide maintenant ? », Jus politicum, janvier 2023.

7. Une question très importante est toutefois celle de la sincérité du vote indépendantiste. Que les Kanaks soient profondément attachés à une indépendance de principe qui « rachèterait » l’humiliation coloniale semble hors de doute. Mais dans la mesure où très peu semblent vouloir effectivement s’assumer dans l’ordre international, ou s’en croient capables, on peut se demander ce que vaut ce vote. Il est de notoriété publique que beaucoup d’indépendantistes votent « oui » (à l’indépendance) parce qu’ils savent pertinemment que leur vote sera minoritaire et ne les engage donc à rien : il s’agit d’un cri du cœur plus qu’autre chose. Par ailleurs, le fait que le vote de beaucoup de Kanaks soit contraint par leurs chefs de clan est également une réalité bien connue : le chef de clan affrète le bus pour se rendre au bureau de vote ; pour être autorisés à remonter, les membres du clan doivent montrer le bulletin « non », prouvant ainsi qu’ils ont bien mis dans l’urne le bulletin attendu d’eux. Comme beaucoup d’autres observateurs de la Nouvelle-Calédonie, nous sommes très loin d’être convaincu que les Kanaks soient, et de loin, aussi indépendantistes qu’ils ne disent (et ne donnent l’impression de) l’être. Il semblerait que s’ils désirent l’indépendance – ce qui ne fait, pour la très grande majorité d’entre eux, pas de doute ; un certain nombre de non-Kanaks sont dans ce cas également –, ce soit dans un sens différent du terme.

8. Ministère des Outre-mer, Discussions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie : les conséquences du « oui » et du « non », 15 juillet 2021.


*Eric Descheemaeker est professeur à l’Université de Melbourne

Le général Burkhard justifie sa décision de ne plus attribuer de grades honorifiques aux réservistes citoyens

Le général Burkhard justifie sa décision de ne plus attribuer de grades honorifiques aux réservistes citoyens

https://www.opex360.com/2024/03/17/le-general-burkhard-justifie-sa-decision-de-ne-plus-attribuer-de-grades-honorifiques-aux-reservistes-citoyens/


Seulement, cela a pu donner lieu à quelques abus, certains ayant vu une opportunité à enrichir, à peu de frais, leur carte de visite avec un grade d’officier supérieur sans aucun rapport avec de quelconques mérites militaires. Et cela d’autant plus que la distinction entre la « réserve citoyenne » et la « réserve opérationnelle » n’est pas toujours très claire aux yeux du public.

En 2021, le général François Lecointre, alors chef d’état-major des armées [CEMA], avait commencé à y mettre bon ordre en décidant que les réservistes citoyens de la Marine nationale ne pourraient plus porter l’uniforme avec leurs galons honorifiques comme ils étaient jusqu’alors autorisés à le faire.

« Je considère que si un réserviste opérationnel doit porter les galons de son grade, tel n’est pas le cas des réservistes citoyens. […] L’uniforme et les galons sont porteurs de sens et reflètent des compétences. […] Or, en arborant les galons d’un capitaine de corvette, vous pourriez vous trouver dans la situation d’être salué par un vieux maître principal dont les compétences dans le domaine maritime seraient dix fois supérieures aux vôtres et ce uniquement parce qu’il vous prendra pour un capitaine de corvette ou un réserviste opérationnel. Et je ne trouve pas cela bien », avait ainsi expliqué le général Lecointre.

Son successeur, le général Thierry Burkhard, est allé encore plus loin en décidant de ne plus attribuer de grades honorifiques aux réservistes citoyens à partir du 1er février dernier, et d’opter pour l’appellation, plus sobre, d’ “officier de la réserve citoyenne”.

Cette mesure a fait quelques vagues… comme en ont témoigné certains députés lors d’une récente audition du général Burkhard au sujet de la « contribution des armées à une nouvelle politique africaine de la France » [le compte-rendu vient d’être publié, ndlr].

« Les réservistes citoyens de ma circonscription m’ont interrogée sur la suppression des grades honorifiques. J’ai fait face à une véritable levée de boucliers. Ils ne comprennent pas cette décision et la vivent mal », a en effet avancé Josy Poueyto, élue [Modem] des Pyrénées-Atlantiques.

« Si j’ai pris pris cette décision, c’est parce qu’aujourd’hui je suis incapable d’expliquer le bien-fondé des critères d’attribution des grades aux réservistes citoyens, qui vont de caporal à colonel », a commencé par répondre le général Burkhard.

« Son caractère aléatoire ou arbitraire est même contraire à l’esprit dans lequel les grades sont attribués dans les armées, qui consiste pour la réserve citoyenne à les associer à une activité ou à un niveau d’études. Ce système est le contraire de l’escalier social des armées », a-t-il continué.

« Voilà ce qui a motivé ma décision, et non, bien entendu, une quelconque forme d’hostilité à l’égard des réservistes citoyens, dont l’abnégation et l’investissement dans leur mission ne sont pas à démontrer », a ensuite justifié le CEMA, pour qui « l’action d’un réserviste citoyen ne vaut pas en raison de sa tenue ou de son grade » car « ce qui fait la valeur de son engagement, c’est son expertise, son rayonnement et son engagement ».

« Il ne s’agit pas de nier l’engagement des gens dans la réserve citoyenne, mais de l’identifier pour ce qu’elle est », a insisté le général Burkhard. « Dorénavant, tous [du caporal au colonel] auront l’appellation d’officiers de la réserve citoyenne, quelle que soit leur situation professionnelle dans le monde civil », a-t-il rappelé.

Et d’estimer que « si certains sont gênés par la perte de leur grade, c’est que la réserve citoyenne ne correspond pas à ce qu’ils veulent faire ». Aussi, a-t-il fait valoir, « ma décision me semble conforme à l’esprit de la réserve citoyenne » et « il faut que les choses soient propres et claires ».

La justice militaire. Revue historique des armées

La justice militaire. Revue historique des armées

par Bruno Modica – Revue Conflits – publié le 13 mars 2024

https://www.revueconflits.com/la-justice-militaire-revue-historique-des-armees/


La première de couverture de ce numéro à toutes les raisons d’être séduisante, puisqu’elle représente une sorte de jeu de loi mettant en scène « l’affaire Dreyfus et de la vérité », un sujet qui a divisé la France, et mis en évidence les particularités de la justice militaire. L’éditorial fait d’ailleurs directement référence, tout comme le premier article à cette formule cinglante de Georges Clémenceau : « la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique ».

Revue historique des armées – numéro 311 – année 2023.

Plusieurs colloques ont eu lieu sur la justice militaire comme objet d’histoire, avec son évolution dans le temps, comme dans l’espace, notamment par la transformation de la maréchaussée en gendarmerie nationale, cette arme disposant de prérogatives prévôtales jusqu’en février 1791. La fondation d’une armée professionnelle avec une compagnie d’ordonnance organisée par le roi Charles VII entre 1439 et 1450, a rendu nécessaire l’existence d’un corps spécialisé permettant d’exercer des prérogatives à la fois judiciaires, mais également disciplinaires.

La marine est également concernée par l’ordonnance du 15 avril 1689, avec un code spécifique de justice maritime dont l’exécution est confiée aux officiers de marine. La justice militaire et son bras armé la maréchaussée traquent les routeurs comme les déserteurs, en prenant en compte évidemment le paramètre que peut représenter la population.

La Révolution Française a permis la création d’un corps spécialisé, un tribunal criminel militaire à partir de 1793 et en 1797 la création du conseil de guerre. Les effectifs croissants de l’armée ont rendu nécessaire cette rationalisation qui concerne également la marine. Le premier code pénal militaire date de la Convention, avec des codes pénaux spécifiques, celui des vaisseaux et celui des arsenaux.

Etat de siège

La justice militaire ne peut être dissociée de l’état de siège. Car il ne s’agit pas seulement de faire respecter la discipline au sein des armées, mais d’élargir les prérogatives des tribunaux militaires pendant les périodes de crises. Les deux articles rédigés par Yna Khamassi et Clémence Faugère qui traitent respectivement des émeutes de juin 1832, et de la liberté d’expression au cours de la guerre franco-prussienne, font écho à des situations plus contemporaines, et notamment le débat récurrent en France sur l’état d’urgence, qui s’inscrit dans une démarche civile bien entendu.

Il aurait été pertinent de faire un rapprochement avec la situation pendant la guerre d’Algérie, qui aurait pu être abordée également sous l’angle de la liberté de la presse. On pourra lire toutefois avec profit l’article de Quentin Lenormand consacré à la prosopographie d’une dissidence militaire à la fin de la guerre d’Algérie, entre 1961 et 1964. La justice militaire intervient alors comme un moyen de juger les activistes de la mouvance OAS, dans laquelle les militaires sont présents. C’est en 1963 que se constitue la cour de sûreté de l’État dont il convient de rappeler qu’elle a été supprimée le 29 juillet 1981, sur proposition du garde des Sceaux, Robert Badinter, récemment disparu. La guerre d’Algérie a été particulièrement « riche » en juridictions spéciales, comme la cour militaire de justice et auparavant le Haut tribunal militaire. Pour ce qui concerne cette période, Quentin Lenormand rappelle d’ailleurs que les condamnations des 710 individus qui ont été jugés entre 1961 et 1967, n’ont pas été fondamentalement différentes de celle qui auraient été infligée par des tribunaux de droit commun. Les remises de peine interviennent d’ailleurs dès le mois de décembre 1963 la première vague d’amnistie a lieu en décembre 1964.

Rôle de l’infanterie

La justice militaire s’est développée au tournant du XVIe siècle, dès lors que l’infanterie a joué un rôle essentiel dans l’armée royale. Le fantassin, contrairement au cavalier, est essentiellement un roturier, et s’il dispose d’une sorte de privilège de justice, en contrepartie du service du roi, il n’est absolument pas comparable à celui dont peut bénéficier un noble. Les prérogatives de la justice prévôtale et de la justice ordinaire se chevauchent parfois, il faut attendre la fin des années 1530 pour que le « soldat » désigne explicitement le fantassin légitime du roi de France. De ce point de vue, même si cela n’est pas toujours systématique, le statut militaire permet de relever d’une justice spécifique. Cela ne s’applique pas aux déserteurs vagabonds, qui dès lors qu’ils ont « pris les champs » relèvent de la justice commune.

Cela permet de faire le lien avec l’article de Mathieu Raynal qui aborde le cas du Rouergue entre 1720 et 1791, sous l’angle de la lutte menée par la maréchaussée contre les déserteurs. Les recherches comme les captures sont d’ailleurs entreprises à l’initiative des lieutenances, sans réquisition d’une autorité ou intervention de la population. Bien souvent, c’est à l’occasion d’une arrestation que la situation de déserteurs des personnes appréhendées apparaît, ce qui évidemment permet de les livrer à l’autorité militaire.

L’exemple américain

Paradoxalement, en raison des séries télévisées spécifiques, comme « juge avocat général – Jag », le grand public connaît mieux la justice militaire américaine que la justice militaire française. L’article de David Gilles montre comment George Washington, commandant-en-chef de l’armée continentale et premier président des États-Unis a mis en place, avec une forte inspiration des articles de guerre britannique de 1765, ce que l’on connaît sous le nom de code uniforme de justice militaire.

Les Américains sont visiblement très fidèles, à l’exemple de leur constitution, aux textes anciens, puisque le premier code de justice militaire adoptée par le congrès en 1775 est resté quasiment inchangé jusqu’en 1951. La construction de la justice militaire américaine doit beaucoup aux « articles of war » britanniques, qui se sont progressivement construits après la période médiévale. C’est seulement en 1688, dans le contexte de la Glorieuse Révolution, que se mettent en place les différents cadres juridiques que George Washington reprend pour organiser, à partir des troupes de Virginie, les normes militaires américaines, dans le cadre de l’armée coloniale dans un premier temps, avant que cela ne s’applique à l’armée continentale.

Ce numéro se révèle particulièrement riche pour celui qui s’intéresse au traitement des sources documentaires des services historiques de la défense, mais il serait souhaitable que ce qui relève littéralement « de l’atelier de l’historien » puisse être rendu plus accessible au grand public que des communications destinées à des spécialistes. L’éditorial du professeur Walter Bruyère-Ostells présente en effet les enjeux mémoriels de la justice militaire, mais également comment elle peut constituer un prisme privilégié pour l’histoire politique. Peut-être aurait-il fallu que les différentes communications mettent l’accent, au-delà de leur strict objet documentaire, sur les éléments de contextualisation, ce qui en aurait sans doute renforcé l’intérêt.


Bruno Modica est professeur agrégé d’Histoire. Il est chargé du cours d’histoire des relations internationales Prépa École militaire interarmes (EMIA). Entre 2001 et 2006, il a été chargé du cours de relations internationales à la section préparatoire de l’ENA. Depuis 2019, il est officier d’instruction préparation des concours – 11e BP. Il a été président des Clionautes de 2013 à 2019.

Justice et reconnaissance : acquittement d’un Gendarme du GIGN, symbole du courage des forces de l’ordre

Justice et reconnaissance : acquittement d’un Gendarme du GIGN, symbole du courage des forces de l’ordre

Dans une décision marquée par la sagesse et la reconnaissance de la complexité des missions des forces de l’ordre, la Cour criminelle de Saint-Omer (62) a rendu un verdict de clémence à l’encontre d’un membre dévoué du GIGN. 

Le 22 février, après un examen minutieux et quatre jours d’audience chargés d’émotion, le Gendarme impliqué dans l’intervention tragique à Fouquières-lès-Lens (62) en 2018, qui a conduit à la mort d’Henri Lenfant, âgé de 22 ans, a été acquitté.

Face à une situation d’extrême tension et dans le cadre de ses fonctions pour garantir la sécurité publique, l’agent a dû prendre une décision rapide lors d’une tentative d’interpellation qui a malheureusement tourné au drame.

L’engagement sans faille des Gendarmes du GIGN, reconnus pour leur professionnalisme et leur courage, a été une fois de plus mis en lumière lors de cette opération délicate visant à interpeller des individus sur un parking près de l’aire d’accueil des gens du voyage.

La réactivité de l’agent, appelé en renfort, face à un suspect refusant d’obtempérer et mettant potentiellement en danger la vie d’autrui, souligne la complexité des décisions que les membres des forces de l’ordre doivent prendre dans l’instant, sous la pression et dans des circonstances souvent imprévisibles.

Bien que le parquet ait requis deux ans de réclusion, estimant qu’il n’y avait pas légitime défense, la Cour a jugé autrement, reconnaissant implicitement les défis auxquels sont confrontés les Gendarmes dans l’exercice de leurs fonctions. 

L’acquittement du Gendarme souligne la nécessité de soutenir nos forces de l’ordre qui sont régulièrement confrontées à des situations périlleuses pour assurer notre sécurité.

La réaction vive des proches d’Henri Lenfant à l’annonce du verdict, bien que compréhensible dans le contexte douloureux de la perte d’un être cher, ne doit pas occulter l’engagement des forces de l’ordre à servir et protéger avec honneur et détermination. 

La sécurité renforcée autour du tribunal pour ce procès témoigne de l’importance accordée à la protection de nos institutions judiciaires et de ceux qui y œuvrent.Ce verdict n’est pas seulement l’acquittement d’un Gendarme; il représente une reconnaissance des risques et des sacrifices endurés par les membres des forces de l’ordre dans l’accomplissement de leur devoir. Il rappelle à la société la nécessité de soutenir ceux qui nous protègent, tout en continuant à œuvrer pour la justice et la compréhension mutuelle dans des situations extrêmement complexes.

Photo par Florence Piot

Guerre du droit entre Etats-Unis et Europe

Guerre du droit entre Etats-Unis et Europe

par Achille Christodoulou (*) – Esprit Surcouf – publié le 16 février 2024
Etudiant


L’EXTRA-TERRITORIALITÉ DU DROIT, ENJEU DE PUISSANCE ET GUERRE SECRÈTE ENTRE LES ÉTATS-UNIS ET L’EUROPE

Les États-Unis n’ont jamais accepté que l’Europe existe réellement en témoignant d’une distanciation stratégique face à leur puissance économique. Aussi, le droit apparaît-il comme un vecteur central dans un rapport de force dont les conclusions sont toujours incertaines.

Dans un climat de complexification constante des relations internationales où de nombreux enjeux s’avèrent désormais globaux au sein d’une arène où les acteurs se sont démultipliés, il est nécessaire d’apporter une analyse rigoureuse et précises des différents mécanismes d’influences. Ainsi il s’agit de mieux comprendre comment fonctionne ce jeu international qui s’avère d’une complexité accrue.
L’extraterritorialité du droit est alors devenue une arme redoutable. Ici nous allons parler de la façon dont les États-Unis, grands adeptes de cette pratique, ont étendu leur puissance au détriment de l’Union Européenne qui tend doucement à s’adapter à cette pratique.

Depuis la seconde moitié du XXème siècle, et l’apparition du droit international ayant comme ambition de régir un ordre mondial, est apparu parallèlement l’utilisation de plus en plus courante de l’extraterritorialité du droit. Il s’agit de l’une des réponses ayant pour objectif de faire régner une justice globale négociée à condition qu’elle soit en concordance avec le droit international, qui est basé sur la charte des nations unies. Il s’agit du principe selon lequel un état applique sa justice et son droit sur un territoire étranger lorsqu’il estime qu’il en a la légitimité. Selon, monsieur Cohen-Tanugi, avocat et essayiste français, l’extraterritorialité du droit entre l’Europe et les États-Unis conduit à une harmonisation du droit international. Les trois domaines principaux de l’extraterritorialité à savoir le droit de la concurrence, l’anti-corruption et les sanctions, convergent entre ces états. Cependant il faut noter qu’il existe un danger lorsqu’elle est pratiquée avec des pays qui ne sont pas des états de droit. Ce danger est important du fait du caractère arbitraire de la réplique qui peut être engendrée, par exemple la détention de deux ressortissants canadiens lors de l’affaire Huawei entre les US et la Chine, nous n’allons cependant pas traiter ce sujet dans cette analyse.

Enjeux d’influences, les Etats-Unis experts en la matière.

La riposte européenne, une nécessité pour conserver sa souveraineté?

C’est en ce sens que l’Union Européenne a commencé à s’atteler à contrer les attaques de l’oncle Sam. Elle a ainsi mis en place une stratégie adaptée à de tels enjeux qui se fonde sur des mécanismes d’intelligences économiques. Ces derniers consistent à collecter, analyser et valoriser l’information économique et stratégique afin de protéger les intérêts des entreprises concernées et ainsi l’Europe. Cela se matérialise par la mise en place d’outils législatifs de protection et d’attaque. Dans cette mesure a été

 mis en place l’INSTEX, qui est un mécanisme financier mis en place par l’Europe en 2019 pour faciliter le commerce avec l’Iran malgré les sanctions américaines rétablies à la suite du retrait des États-Unis de l’accord nucléaire de 2015. En matière d’intelligence économique, ce mécanisme joue un rôle crucial dans la défense des intérêts européens face à l’extraterritorialité du droit américain. Il vient ainsi pallier ce problème en établissant un système de paiement sécurisé, qui contourne le système financier américain pour les transactions commerciales entre l’Europe et l’Iran. En agissant ainsi, l’Europe protège ses entreprises des sanctions américaines, garantissant ainsi leur compétitivité et leur accès au marché iranien, tout en préservant la souveraineté de son système juridique. Dans ce sens, a aussi été mis en place en France le Service de l’Information Stratégique et de la Sécurité Économique (SISSE) qui a pour but de protéger les actifs stratégiques de l’économie française face aux menaces étrangères en détectant, caractérisant et en traitant les menaces étrangères.

De façon plus pragmatique l’Union Européenne a mis en place d’autres outils législatifs plus offensifs qui vont au-delà des questions de territoire. Ainsi Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) joue un rôle crucial dans la défense des intérêts de l’Europe. Adopté en mai 2018, le RGPD établit un cadre réglementaire solide pour la protection des données personnelles des citoyens européens. Cette réglementation renforce la confiance des consommateurs européens dans les services numériques et les entreprises qui traitent leurs données. C’est ainsi que le RGPD renforce donc la souveraineté européenne en matière de protection des données et offre une protection contre l’ingérence étrangère dans les affaires européennes. En imposant des normes strictes de protection des données, l’Europe se positionne comme un acteur mondial influant en matière d’intelligence économique, car elle protège ses citoyens, ses entreprises et ses informations stratégiques des tentatives d’accès non autorisées de la part d’acteurs étrangers. Ce règlement permet de contrer l’activité extraterritoriale des États-Unis permis par le Cloud Act qui leur donne le droit d’accéder à des données détenues par des entreprises américaines, et ce peu importe où elles sont stockées dans le monde. 

Dans la continuité de cette stratégie d’autres outils législatifs ont été mis en place à l’instar de la directive concernant une finance plus durable dans le cadre de la Corporate Social Responsability Directive (CSRD), qui s’appliquera à partir de 2024 aux premières entreprises atteignant un certain seuil pour leurs rapports 2025. Dés lors, leurs sera imposées des obligations de déclaration de performance extra-financière fondée sur l’impact environnemental, social et sur les droits de l’Homme des sociétés concernées, et ainsi permettra d’étendre les valeurs européennes à l’internationale.

Il s’agit ainsi pour l’Union européenne d’établir une approche stratégique d’intelligence du droit qui passe par une extraterritorialité en accord avec les droits des autres puissances. Dès lors il sera possible de répondre tout en dépassant la notion de territoire et assurer sa souveraineté. Pour cela il est nécessaire de devoir assurer une bonne entente entre les institutions européennes afin d’accéder à une effectivité sans tomber dans le piège d’une lourdeur administrative. En effet cette dernière est à l’origine de nombreux des maux de l’Union et empêche l’aboutissement de ses projets législatifs ambitieux. C’est dans cette mesure que l’Europe pourra garantir sa souveraineté sur son territoire et pour ses habitants qui résident à l’étranger.


Achille Christodoulou, fort d’un Master en Relations Internationales de l’ILERI, a préalablement obtenu une licence en Sciences Sociales Économiques et Politiques à l’Institut Catholique de Paris. Son parcours académique, de la diplomatie aux sciences sociales, reflète sa polyvalence et sa capacité à appréhender des enjeux diversifiés.

Des officiers et un sous-traitant de l’armée française jugés en septembre pour favoritisme dans la logistique

Des officiers et un sous-traitant de l’armée française jugés en septembre pour favoritisme dans la logistique


Un avion-cargo A400M de l’armée françaiseAFP PHOTO / État-major des Armées

Des officiers et un sous-traitant de l’armée française seront jugés en septembre 2024 à Paris pour des soupçons de corruption et favoritisme.

Plusieurs haut gradés de l’armée française et un de ses principaux sous-traitants pour la logistique des opérations extérieures (Opex) seront jugés en septembre 2024 à Paris pour des soupçons de corruption et favoritisme, a indiqué mardi une source judiciaire, sollicitée par l’AFP.

Au terme d’une enquête du Parquet national financier (PNF) démarrée début 2017 après un signalement de la Cour des comptes, un procès se tiendra à Paris du 9 au 25 septembre pour diverses infractions dont favoritisme, prise illégale d’intérêts, corruption, violation du secret professionnel et abus de biens sociaux. Il concernera plusieurs marchés relatifs à l’affrètement d’avions-cargo ou de navires dédiés au transport militaire.

“Il ne nous appartient pas de commenter une procédure en cours”, a répondu le ministère des Armées, sollicité par l’AFP.

Parmi les prévenus figurent huit militaires, dont l’ancien chef d’état-major du Centre du soutien des opérations et des acheminements (CSOA), le colonel Philippe Rives, qui sera jugé pour favoritisme, corruption passive, violation du secret professionnel et prise illégale d’intérêts. Son avocat Matthieu Hy n’a pas souhaité commenter.

Coût élevé des opérations de fret militaire

Un ancien commandant du CSOA, le général Philippe Boussard, mais aussi un lieutenant-colonel du Commandement des opérations spéciales (COS), Christophe Marie, seront également jugés pour favoritisme.

Tous sont soupçonnés, à des degrés divers, d’avoir participé dans les années 2010 à une opération ayant permis de favoriser la société privée International Chartering Systems (ICS) dans l’attribution de marchés de logistique, notamment concernant le transport aérien, pour les opérations extérieures de l’armée française. Sur le banc des prévenus figureront également la société ICS, en tant que personne morale, son président Philippe de Jonquières et sa directrice administrative.

Les magistrats de la rue Cambon s’étaient étonnés, dans un rapport publié fin 2016, du coût élevé des opérations de fret militaire via des avions-cargos attribués à ICS, faute de solution militaire française.

L’enquête a révélé, selon la cellule investigation de Radio France en 2018, des échanges soutenus entre plusieurs hauts gradés et les responsables d’ICS aux moments clés de passation de marchés. Les investigations de la section de recherches de la gendarmerie de Paris ont également mis au jour plusieurs manipulations potentielles qui auraient permis que la société soit mieux notée dans les processus d’attribution.

La législation ITAR américaine s’invite à bord de l’Eurofighter Typhoon

La législation ITAR américaine s’invite à bord de l’Eurofighter Typhoon

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La législation ITAR américaine s’invite à bord de l’Eurofighter Typhoon


Certains des composants du Glass Cockpit qui équipera les futurs Eurofighter Typhoon Tranche 3, seront soumis à licence d’exportation ITAR américaine. Pourtant, cela ne semble nullement émouvoir industriels et observateurs des quatre pays membres du consortium Eurofighter.

À l’instar de très nombreux pays, les Etats-Unis supervisent finement les exportations de technologies de défense en provenance de leur outil industriel. C’est ainsi que toutes les exportations d’équipements majeurs doivent obtenir l’aval de l’exécutif, mais aussi celui d’une sous-commission dédiée appartenant à la commission des forces armées du Sénat américain.

Cette supervision s’étend également à des composants à vocation duale, c’est-à-dire pouvant être employés aussi bien pour la conception de systèmes d’armes, que pour celui d’équipements civils. Ces composants sont répertoriés dans une liste spécifique, obligeant les industriels d’obtenir une autorisation d’exportation spécifique comparable avant de pouvoir le faire.

Ainsi, en 2006, Boeing s’est vue infliger une amende de 15 m$, pour avoir vendu à l’exportation une centaine d’avions civils qui étaient équipés d’un capteur gyroscopique, par ailleurs employé par le missile AGM-65 Maverick américain, sans avoir préalablement obtenu l’autorisation de le faire.

AGM-65 Maverick missile
Le missile AGM-65 Maverick était équipé d’une puce gyroscopique inscrite sur la liste ITAR des composants à usage dual soumis à autorisation d’exportation.

La réglementation ITAR américaine

Cette liste est souvent désignée abusivement par l’acronyme ITAR. En effet, l’International Traffic in Arms Regulations, ou ITAR, englobe l’ensemble des règles législatives américaines encadrant l’exportation et l’importation d’armes ou de systèmes et composants assimilés.

Celle-ci fut promulguée en 1976, afin de protéger les industries et technologies américaines, et par ailleurs pour servir les intérêts des Etats-Unis sur la scène internationale.

Par l’ampleur et la position dominante des industries technologiques américaines sur la scène internationale, cette législation est devenue, au fil des années, un puissant outil aux mains de l’exécutif américain, pour davantage protéger ses intérêts économiques et politiques, qu’éviter que des technologies critiques ne fuitent à l’étranger.

En outre, la liste des composants concernés par cette réglementation est particulièrement dynamique, de sorte qu’un composant spécifique peut y être ajouté au seul jugement de l’exécutif, pour appuyer ses ambitions internationales.

C’est ainsi qu’en 2018, le président Trump a fait ajouter à cette liste, un composant de géolocalisation employé à bord des missiles de croisière Storm Shadow et Scalp, dans le seul but de faire dérailler les négociations en cours entre Paris et le Caire en vue de l’acquisition d’avions de combat Rafale supplémentaires.

ITAR Glass Cockpit Collins Aerospace Typhoon
Le futur Glass Cockpit de Collins Aerospace qui équipera l’Eurofighter Typhoon ne sera pas ITAR-Free

De fait, l’étiquette « ITAR-Free », c’est-à-dire dépourvu de composants soumis ou pouvant être soumis à la législation ITAR, est désormais devenue un argument de vente efficace pour l’exportation d’équipement de défense, notamment auprès de certains clients ayant une posture politique pouvant parfois diverger des attentes de Washington.

Avec son nouveau Glass Cockpit, l’Eurofighter Typhoon ne sera plus ITAR-Free

En dépit de la proximité politique et technologique des Etats-Unis avec les quatre pays membres du consortium Eurofighter (Allemagne, Espagne, Italie et Royaume-Uni) le chasseur Typhoon était jusqu’à présent ITAR-Free. Mais cela ne devrait plus être le cas des nouveaux chasseurs de la Tranche 3, et de la Tranche 4 à venir.

En effet, le britannique BAe vient d’annoncer que l’appareil européen serait dorénavant équipé d’un nouveau glass cockpit, à l’instar du F-35, avec un unique écran interactif couvrant l’ensemble de la planche de bord.

L’écran retenu par l’avionneur britannique est fourni par l’américain Collins Aerospace, et s’appuie en particulier sur un composant employé pour la sauvegarde des données, appartenant à la liste ITAR.

De fait, les prochains Eurofighter Typhoon équipés de ce cockpit avancé et modernisé, devront obtenir une licence d’exportation américaine avant de pouvoir être livrés, y compris, d’ailleurs, aux membres du consortium Eurofighter.

Rafale SCALP
Donald Trump fit ajouter à la liste ITAR un composant employé à bord du missile SCALP pour faire dérailler l’acquisition de Rafale supplémentaires par l’Égypte. Cela obligea MBDA à revoir l’électronique de navigation de son missile, et retarda la commande de plusieurs années.

Une contrainte assumée par les européens

Toutefois, le sujet ne semble pas particulièrement inquiété ni les industriels, ni même la presse spécialisée, que ce soit en Grande-Bretagne, en Italie ou en Allemagne. Seul le site espagnol Infodefensa a traité le sujet, tout en multipliant les superlatifs au sujet de la nouvelle avionique à venir.

On notera, à titre d’illustration, que le refus allemand d’autoriser la vente de 48 Typhoon supplémentaires à l’Arabie Saoudite, n’aura créé que des remous superficiels et de courte durée, dans les trois autres pays, en dépit des conséquences économiques et politiques que cette décision entrainait.

Dans les faits, à l’exception de l’industrie de défense française qui fait figure d’exception en Europe, aucun pays européen n’a développé d’offre industrielle orientée vers l’autonomie stratégique, et donc vers la conception de systèmes ITAR-Free.

Dès lors, les conséquences des arbitrages US, par ailleurs souvent impliqués directement dans les programmes majeurs de défense de ces pays, sont considérés comme normales, et ne donnent lieu à aucune tension particulière.

On comprend, dans ces conditions, les divergences de perception qui ont amené ces mêmes pays à privilégier un turbopropulseur de conception américaine plutôt que française, pour équiper le futur Eurodrone RPAS.

 

Extraterritorialité du droit : quand le « lawfare » sert la guerre économique

Extraterritorialité du droit : quand le « lawfare » sert la guerre économique

En juillet, une économiste américaine a renoncé, face au scandale, à rejoindre un poste clé à la direction de la concurrence de la Commission européenne. Mais dans ce domaine, c’est aussi l’application planétaire du droit américain qui inquiète entreprises, spécialistes et législateurs.

Extraterritorialité du droit : quand le « lawfare » sert la guerre économique

Le 17 juillet, Fiona Scott Morton a renoncé à son poste d’économiste en chef de la puissante Direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Le parcours de cette Américaine auprès de géants technologiques comme Microsoft, Apple ou Amazon, ainsi que dans les services antitrust de l’administration Obama, avait suscité une bronca sur le continent : comment pouvait-elle désormais préconiser des sanctions contre ces mêmes groupes, souvent visés par des enquêtes européennes ?

En creux, cette polémique a mis en lumière la rude concurrence que se livrent les entreprises à l’échelle mondiale, et son intrication avec le droit commercial édicté par les États (ou l’UE, en l’occurrence). Des quatre cercles du périmètre de la défense nationale, le deuxième, celui de la défense nationale, englobe les mesures à prendre pour se protéger des menaces visant notamment l’économie d’un pays. Et parmi celles-ci, l’extraterritorialité du droit prend une ampleur croissante depuis la fin des années 1990.

Les États-Unis sont historiquement la nation la plus proactive en la matière. Dès le début du XIXe siècle, le président Thomas Jefferson promulguait des embargos contre l’ancienne puissance coloniale britannique ou la France de Napoléon. Ses successeurs en ont ensuite régulièrement adopté. À la fin du XXe siècle, des embargos contre le commerce avec Cuba ou l’Iran touchent ainsi de nombreuses entreprises américaines ou étrangères.

LES ÉTATS-UNIS SANCTIONNENT DES ENTREPRISES ÉTRANGÈRES PARTOUT DANS LE MONDE

Mais les textes votés à Washington visent aussi la corruption. « À une époque, les entreprises françaises pouvaient déduire de leurs impôts les pots-de-vin versés pour gagner des marchés », rappelle le consultant Augustin de Colnet, auteur de l’ouvrage « Compétition mondiale et intelligence économique »[1]. « Les États-Unis partaient du constat que les entreprises européennes et autres pratiquaient la corruption, et que donc leurs entreprises perdaient des parts de marché. »

Aujourd’hui, les lois extraterritoriales américaines permettent de sanctionner toute entreprise étrangère pour des délits effectués n’importe où dans le monde, dès lors qu’une seule parmi plusieurs conditions est avérée : des transactions en dollars ; des échanges d’e-mails ou l’hébergement de données sur des serveurs basés aux États-Unis ; la présence d’une filiale dans ce pays ; y être coté sur un marché financier… Le champ est donc très large.

En se basant sur des rapports parlementaires (comme le rapport Gauvain rendu au Premier ministre en 2019), des articles de presse ou d’autres publications, Augustin de Colnet a réalisé une « cartographie des principales sanctions extraterritoriales américaines de plus de 100 millions de dollars » prononcées entre 2008 et fin 2022. La cadence s’est en effet accélérée depuis la présidence de Barack Obama, visant souvent des secteurs stratégiques. Des groupes basés aux États-Unis mais aussi en France, en Allemagne, au Japon, au Royaume-Uni ou au Brésil remplissent le graphique de Colnet. « Mais tous les États ne sont pas concernés au même titre », commente-t-il. « Tout le monde n’a pas des multinationales comme la France. Et la somme des amendes infligées à toutes les entreprises américaines est inférieure au seul montant payé par BNP Paribas. »

8,9 MDS $ D’AMENDE POUR BNP PARIBAS, 3,6 MDS € POUR AIRBUS…

En 2015, la banque française a versé une amende record de 8,9 milliards de dollars pour avoir contourné des sanctions américaines imposées à l’encontre de Cuba, de l’Iran et du Soudan, entre 2004 et 2012. Réagissant à l’affaire Scott Morton dans une interview au Figaro, Frédéric Pierucci estimait, lui, que « les entreprises européennes ont payé depuis 2010 pas moins de 50 milliards de dollars d’amende (dont environ 15 pour les sociétés françaises) au Trésor américain pour clore des enquêtes du DOJ », le ministère de la Justice américain.

Ancien cadre dirigeant d’Alstom, Pierucci a été arrêté en 2013 sur le sol américain et y a passé 25 mois en prison au total. Selon lui, c’est cette procédure enclenchée contre le groupe pour corruption d’agents publics (en Arabie saoudite, en Indonésie, en Égypte, à Taïwan et aux Bahamas) qui a poussé Alstom à vendre en 2015 sa branche énergie à son plus gros concurrent, le groupe américain General Electric (GE). En plus de payer 772 millions de dollars d’amende. PDG de l’énergéticien français à l’époque, Patrick Kron « n’avait plus le choix : s’il souhaitait échapper à la prison pour les vingt prochaines années, il devait vendre Alstom à General Electric ».

C’est ce que déclare Frédéric Pierucci dans un récent documentaire d’Arte intitulé « La bataille d’Airbus », qui explore les effets de l’extraterritorialité juridique américaine. En 2013, l’avionneur européen est lui aussi accusé de corruption par Washington. Cette affaire et d’autres poussent le gouvernement français à réagir. Promulguée en 2016, la loi Sapin II permet à la France de mener des procédures anticorruption conformes aux normes américaines, afin de protéger les entreprises hexagonales de sanctions prononcées outre-Atlantique. L’affaire Airbus s’est soldée par une transaction entre le groupe et les justices française, britannique et américaine. Sur un total d’environ 3,6 milliards d’euros d’amende, la France a reçu un peu plus de 2 milliards, le Royaume-Uni, 984 millions, et les États-Unis, 525 millions.

« COMME POUR UN BUT DE GUERRE, IL Y A UN TRIBUT À PAYER »

« La loi Sapin II transpose à peu de chose près la loi américaine », relève l’avocat Olivier de Maison Rouge, docteur en droit et spécialiste du droit de l’intelligence économique. « Avec ses effets d’extraterritorialité, elle est très clairement une réplique aux textes américains. Mais le nôtre ne frappe que les entreprises françaises, pas les américaines, indiennes ou autres… »

Dans l’affaire BNP Paribas, l’avocat observe que ce sont des embargos décrétés par les États-Unis qui s’appliquent, pas des sanctions de l’ONU : « Indépendamment du droit international, ils s’arrogent le droit d’être le gendarme du monde qui applique le droit, avec deux types de sanction : pour les entreprises américaines, et pour les entreprises étrangères. Dans ce cas, BNP Paribas ne pouvait se priver des transactions en dollar, qui représentent aujourd’hui 44% des transactions mondiales. » Quitte à payer cette amende faramineuse.

Le juriste file une métaphore martiale : « Comme pour un but de guerre, il y a un tribut à payer à la fin, et on affaiblit une cible. » Mais il se refuse à voir une stratégie délibérée dans les poursuites contre Alstom puis la vente d’une branche stratégique du groupe à son principal concurrent : « Oui, le DOJ a été à la manœuvre et a mis l’entreprise sous enquête ; mais l’acquisition répond à un schéma plutôt classique, et nulle part il n’a été démontré que les accusations de corruption ont été mises en place dans le but de cette acquisition. »

« POUR L’INSTANT, NOUS N’AVONS PAS D’ARSENAL AU MÊME NIVEAU »

Augustin de Colnet n’est pas du même avis : « Il y a pour moi une collusion évidente entre GE et le ministère de la Justice américain. Alstom est d’ailleurs la cinquième entreprise rachetée par GE après des sanctions du DOJ. » Pour lui, la « guerre juridique » (lawfare en anglais) est « juste une arme économique comme une autre » dans les rivalités mondiales. Il estime d’ailleurs que l’Union européenne et la France ne s’arment pas suffisamment : « Nous sommes à peine sur la défensive. Parler d’offensive, rien dans l’actualité ne le présage. Mais dans l’UE, nous n’avons pas tous les mêmes intérêts économiques. Tout montre qu’on n’a juste pas envie de froisser notre allié américain, notamment en raison de son poids militaire et commercial. »

En attendant, forts de leurs lois, les États-Unis ne se gênent pas. Citée dans le documentaire d’Arte, une note de la DGSI rédigée au moment de l’affaire Airbus parle d’une « stratégie de conquête » des Américains dans les secteurs « de l’aéronautique, de la santé et de la recherche », les entreprises françaises faisant l’objet d’« attaques ciblées » par le biais de « contentieux juridiques ».  L’ancien député Raphaël Gauvain l’affirme dans le même film : « C’est très clair que les entreprises européennes sont la cible privilégiée des pouvoirs publics américains, et que les plus lourdes condamnations se sont faites à l’encontre des entreprises européennes. »

Pour Olivier de Maison Rouge, tout cela « renvoie à la question de la domination paraéconomique » : « Les Américains eux-mêmes n’ont-ils pas d’autres moyens pour créer des distorsions de concurrence ? Leur soft power, leurs outils d’influence comme les fondations, les programmes de type « Young Leaders »… En Europe, les cerveaux sont formés à l’esprit anglo-saxon, un alignement cognitif s’opère, et il n’est pas nécessaire de rémunérer d’une manière ou d’une autre. Même s’ils ont aussi des paradis fiscaux dont l’opacité permet de dissimuler des règlements financiers, comme l’État du Delaware dont est issu Joe Biden. »

L’avocat en appelle donc, lui aussi, à bâtir une « réciprocité. Pour l’instant, nous n’avons pas d’arsenal au même niveau ».

[1] VA Editions, 2021.

Pourquoi l’armée française est-elle surnommée la “Grande Muette” ?

Pourquoi l’armée française est-elle surnommée la “Grande Muette” ?

Image d’illustration. Un soldat apposant son doigt sur ses lèvres, en signe de silence. © Libre de droits

 

À l’occasion de l’anniversaire du droit de vote des militaires, le 17 août 1945, retour sur le surnom de “La Grande Muette” désignant l’armée et ses membres durant IIIe République française, qui lui est historiquement lié, ainsi que son évolution jusqu’à aujourd’hui.

 


Un peu plus d’un an après les femmes le 21 avril 1944, les militaires de carrière sont les derniers représentants français — à l’exception faite de plus d’un million femmes musulmanes en Algérie (1958) et des personnes sans domicile fixe (1998) — à obtenir le droit de vote.

L’ordonnance du 17 août 1945 dispose en effet : “Les militaires des trois armées (de terre, de mer, de l’air et de l’espace) sont électeurs dans les mêmes conditions que les autres citoyens”, rompant avec une loi de 1872 les excluant du suffrage universel, héritée de l’époque où l’armée était regardée avec suspicion et tenue hors de la vie politique du pays. Explications.

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Un droit de vote “en pointillé” pour les militaires

À la suite de la Révolution française de 1848, de l’abdication du roi Louis-Philippe et ainsi, de la chute de la monarchie de Juillet (1830-1848), la IIe République française est instituée cette même année.

Elle met fin au suffrage censitaire, où seuls les citoyens dont le total des impôts directs dépasse le seuil (le cens) peuvent voter. L’élection d’un président de la République se fait désormais au suffrage universel masculin, pour tous les hommes âgés d’au moins 21 ans jouissant de leurs droits civils et politiques (décret du 5 mars 1848). Le droit d’être élu est accordé aux plus de 25 ans. Le vote est secret. Femmes, membres du clergé, détenus et militaires de carrière en sont toutefois exclus.

Pour cause, dans cette période de vives tensions entre la France et la Confédération germanique, il paraît inconcevable que les troupes soient dispersées au moment des élections à travers le territoire national, dans chaque commune ou canton. Elles seront donc des abstentionnistes forcées du premier scrutin d’avril 1848, où le corps électoral — passé de 250 000 à 9 395 000 inscrits avec le nouveau mode de suffrage — est convoqué dans les bureaux pour élire 880 députés.

C’est finalement la loi du 15 mars 1849 qui, si elle réduit d’une part le corps électoral par de nouvelles conditions, accorde le droit de vote aux soldats : “Les militaires en activité de service et les hommes retenus pour le service des ports ou de la flotte, en vertu de leur immatriculation sur les rôles de l’inscription maritime, seront portés sur les listes des communes où ils étaient domiciliés avant leur départ”. Les sections de vote sont alors organisées dans les établissements militaires.

Le 2 décembre 1851, le président Louis-Napoléon Bonaparte, premier chef d’État français élu au suffrage universel, renverse la République à travers un coup d’État, aidé par l’armée.

Il maintient le droit de vote des militaires pour les plébiscites (consultations populaires pour approuver ou refuser les grandes orientations, sortes de référendums) qui approuvent son accession au pouvoir entre décembre 1951 et novembre 1852 — ainsi que lors des élections (plus ou moins galvaudées) organisées sous le Second Empire, établi un an pile après le renversement du précédent régime.

Face à la méfiance des Républicains, “la Grande Muette”

Ce droit demeure ouvert aux soldats jusqu’à la défaite de Sedan le 2 septembre 1870, la chute de Napoléon III et l’instauration de la IIIe République. Le 27 juillet 1872, la loi Cissey instaure le service militaire obligatoire par tirage au sort… et prononce, à travers l’article 5, l’interdiction du vote pour les militaires de tous grades en activité : “Les hommes présents au corps ne prennent part à aucun vote”.

À une période où la République est encore fragile, les partisans de celle-ci y voient là, entre autres arguments, une volonté de rompre avec un régime antérieur (auquel l’armée était impliquée) et une manière d’instaurer une neutralité et un loyalisme de l’institution envers la Nation.

Pour exemple, Léon Gambetta, alors l’une des personnalités politiques les plus importantes des premières années de la III République, préconisait ainsi cette suspension du droit de vote pour “empêcher, au foyer de la famille militaire, les dissentiments politiques” (discours du 4 juin 1874 – Dominique Colas, L’État de droit, Presses universitaires de France, 1987).

Les soldats se voient donc dotés de ce statut particulier et, privés de droits civiques, ne peuvent contester ; ils sont “muets”. L’armée, à la fois grande et silencieuse dans les urnes, se voit attribuer le surnom de “Grande Muette”. Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre Mondiale, dans une considération des actes accomplis et un rétablissement égalitaire, que ce droit de vote est rétabli.

Le Code de la Défense, droits et libertés actuelles

Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Si le statut général militaire est prévu en vertu de l’article 34 de la Constitution française, il est codifié au sein du Code de la Défense, regroupant l’ensemble des dispositifs législatifs et réglementaires relatifs à la défense française et à son exercice, adopté en 2004.

Son article L4121-1 réaffirme que “les militaires jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens”. Il précise aussi les droits accordés aux fonctionnaires civils et aux militaires dépendant du Ministère des Armées, avec la possibilité de restreindre l’exercice de certains d’entre eux.

Il leur est ainsi interdit d’adhérer à des groupements ou des associations à caractères politiques. La syndicalisation, par exemple, est à ce titre prohibée. En déniant ce droit, la juridiction du Conseil de l’Europe jugeait en 2014 que les autorités françaises violaient l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’Homme, garantissant la liberté de réunion et d’association.

Si un membre des forces armées en exercice choisit de se porter candidat à une élection, l’interdiction précédemment évoquée est suspendue le temps de la campagne, et le temps du mandat en cas de victoire. Il est alors placé en position de détachement durant l’exercice. Il n’est pas rémunéré, mais continue de bénéficier des droits à l’avancement et à la pension de retraite.

Sur le fond (et si elles sont libres), “les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques […] ne peuvent être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire”, rappelle également le texte. Ce dernier prévoit en outre que cet “état militaire” exige, entre autres, un esprit de “neutralité”, de “loyalisme”, de discipline”.

Des législateurs ont toutefois favorisé l’expression des militaires en dehors du service, en facilitant à travers la réforme du nouveau statut général militaire de 2005, notamment, leur adhésion et à des groupements, qu’elle qu’en soit la forme — à l’exception de ceux à vocation professionnelle ou politique.

Un statut des militaires français voué à évoluer ?

Dans la forme, un soldat est également soumis, comme l’ensemble des fonctionnaires, au secret professionnel, à la discrétion, mais également à un devoir de réserve : pendant ou en dehors de son service, il est tenu de peser ses propos et de conserver une certaine mesure dans l’expression de ses opinions personnelles, pour ne pas laisser apparaître une irrévérence envers l’État.

Cette distinction est complexe. Elle se veut purement théorique, car en pratique, seuls les abus de droit sont (officiellement) susceptibles de faire l’objet de sanctions disciplinaires. Ce n’est pas pour autant, en revanche, que la “Grande Muette” a acquis le nouveau surnom de “Grande Pipelette”. Si toutes formes de critiques ne sont pas proscrites, elles se sont avérées plutôt rares.

L’avènement d’une société où l’information circule librement et instantanément, ainsi que le recrutement d’une jeune génération de militaires, pourrait changer la donne. Certains apportent désormais leur avis sur des questions touchant à la Défense, à travers des livres, blogs ou leurs réseaux sociaux, outrepassant la nécessité de discrétion imposée par le Ministère et s’exposant ainsi à des sanctions.

Avec l’augmentation du budget alloué à la défense et la volonté de renforcer massivement les rangs de la réserve opérationnelle, et face à ces enjeux, le statut des militaires pourrait être voué à évoluer.