Interpellation de casseurs par des militaires à Lorient : l’analyse du général Bertrand Cavallier

Interpellation de casseurs par des militaires à Lorient : l’analyse du général Bertrand Cavallier


Des interpellations de casseurs à Lorient dans la nuit du 30 juin au 1er juillet par des militaires en civil agissant à titre personnel ont suscité de nombreuses et diverses réactions. D’un côté la population lorientaise qui a majoritairement applaudi cette initiative selon le Télégramme, et de l’autre, trois députés Bretons de la France insoumise qui ont effectué un signalement au parquet dans le cadre de l’article 40 du code de procédure pénale. (*) Les parlementaires émettent un doute sur l’intervention des militaires dans le cadre de l’article 73 du code de procédure pénale qui dispose que “dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour en appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche”.

La Voix du Gendarme a sollicité l’analyse de l’un de ses conseillers, le général de division (2S) Bertrand Cavallier, expert en maintien de l’ordre, mais aussi ancien chef militaire ayant exercé de multiples commandements dans la Gendarmerie départementale et dans la gendarmerie mobile et ancien instructeur à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr et instructeur commando.

La Voix du Gendarme : à votre sens, des militaires qui, à titre personnel, ont arrêté des émeutiers, auraient-ils agi sans aucune espèce de loi, ou de règlement, qui le permet, comme le prétend le ministre de l’Intérieur ?

Bertrand Cavallier : dans la nuit du 30 juin au 1er juillet, à Lorient, le centre de la ville, mais aussi certains quartiers ont été la proie de plusieurs  dizaines d’émeutiers qui se sont livrés aux casses de commerces, à des multiples dégradations notamment par l’effet d’incendies. Comme dans nombre d’autres communes, les forces de l’ordre ont été confrontées à des troubles d’une ampleur et d’une intensité inédite, rendant ainsi plus complexe leur capacité à rétablir l’ordre. 

Le général (2S) Bertrand Cavallier, spécialiste du maintien de l’ordre (Photo DR)

Dans ce contexte dégradé, qui a sidéré la population, quelques personnes ont procédé à l’interpellation des fauteurs de troubles, et les ont remis aux fonctionnaires de la police nationale.

Que ces jeunes gens soient des militaires ou non, la question centrale n’est pas là. Dès lors que ces personnes ont interpellé des auteurs de délits flagrants punis d’emprisonnement (incendies volontaires…), et qu’ils les ont mis à disposition, en l’occurence de fonctionnaires de police, ils ont possiblement agi dans le cadre de l’article 73 du code de procédure pénale (*), ce qui est principalement l’objet de l’enquête judiciaire ouverte.

LVDGpour bon nombre de nos compatriotes , il s’agit d’actes de civisme exemplaire, mais il semblerait que cela ne soit pas un avis partagé. Qu’en pensez-vous ? 

BC : selon les informations qui sont ouvertes, il semblerait que ce soit bien des individus appartenant à des unités militaires de la Marine nationale implantées localement, lesquelles en tant qu’entités sont étrangères à ce qui s’est passé. L’action de ces militaires, hors service – il faut le rappeler-, aurait relevé d’une initiative personnelle qui est celle de citoyens prêtant main forte aux forces de l’ordre. Ce serait là plutôt, de mon point de vue, un acte de bon citoyen. Il tranche évidemment avec la passivité générale que l’on constate aujourd’hui dans la population, mais qui est compréhensible eu égard aux risques physiques mais aussi juridiques pris – l’actualité le révèle souvent – pour ceux qui prennent de telles initiatives.

LVDG : en tant que chef militaire, que ce soit lors de votre passage comme instructeur à Saint-Cyr, où lors de vos commandements en gendarmerie mobile et en gendarmerie départementale, comment auriez-vous réagi ?

BC Je n’ai point besoin de rappeler tout d’abord qu’un chef soutient ses subordonnés. J’ajoute cependant que je suis attaché à la loi, mais également que j’ai acquis une certaine expérience s’agissant du courage d’une grande partie des politiques, mais aussi de la haute fonction publique.

Dans des circonstances analogues, je les aurais donc félicités pour leur audace, en cohérence avec l’essence même de leur engagement professionnel : servir leur patrie, protéger la nation. En cohérence, également, avec l’élan inhérent à la jeunesse, du moins ce qu’elle devrait être plus largement, dans cette société rabougrie et conservatrice.

Je les aurais aussi mis en garde. Car dans l’état actuel de notre société, et de ses faiseurs d’opinions, ils se seraient ainsi exposés physiquement, juridiquement, mais également socialement.

LVDGquels enseignements tirez-vous de cet évènement ?

BC : tout d’abord, je prends acte du soutien massif qu’apporte la population à ces marins d’élite, héritiers de Léon Gauthier dont on vient d’honorer la mémoire au niveau national, qui ont ainsi agi. J’ajoute que les retours des policiers et Gendarmes engagés à Lorient, cette nuit là,  n’ont pas été négatifs, loin s’en faut.

D’autre part, je fais confiance aux magistrats. Leur sagesse et leur indépendance seront précieuses pour apprécier les faits considérés avec justesse.

Mais au-delà, ces actions doivent nous inciter à nous poser les vraies questions. Des questions évidemment dérangeantes.

Ces émeutes constituent un nouvel épisode de la dégradation de la situation notre pays, de son affaiblissement, de la généralisation de la violence, de l’expansion continue de zones dites de non droit, y compris au coeur de territoires jusqu’ici préservés…Ces violences sont révélatrices d’une nouvelle oppression, qui contraint dans le quotidien les populations, qui réduit leurs libertés fondamentales. Qui peut nier cela aujourd’hui ? Qui peut nier l’émergence d’un phénomène hybride, qui combine le goût de l’argent facile, le désir de conquête, un suprémacisme contestant nos valeurs culturelles ?

Un pays où, depuis des décennies  – le mal est profond -, l’on recommande aux militaires de ne plus se circuler en tenue, du fait du risque élevé de se faire agresser, notamment dans certaines zones.

Cette lâcheté rationalisée – nous nous sommes soumis – donne un goût amer à ces cérémonies marquant le sacrifice de ceux s’étant battus pour une France souveraine, pour un peuple libre, le sacrifice de ceux ayant osé résister. Que n’entends-je point des dites élites, des dits intellectuels, sur ce qui serait incompréhensible, inimaginable, dans la majorité des nations que j’ai l’honneur de visiter fréquemment. Je pense au Maroc, à la Suisse, à l’Allemagne, à l’Italie…?

Les forces de l’ordre ont été massivement engagées, mais elles ont été, en maints endroits, objectivement dépassées. 

L’ordre républicain, le pacte social républicain, ont été sérieusement ébranlés. Dans certaines communes, des maires, désemparés, ont désormais évoqué leur objectif de mieux armer leur police municipale, de la doter de drones, de doubler les effectifs… Mesure compréhensible compte tenu de leur désarroi et de celui de leurs administrés, notamment de humbles commerçants, mais dénaturant cependant le principe d’une police municipale, et qui ne saurait régler le problème de fond.

L’ordre républicain, plus globalement, le pacte républicain, doivent être impérativement restaurés. Partout et en tout temps. Comme je l’ai maintes fois dit, cela va nécessiter des mesures éminemment politiques, énergiques, radicales et globales, telles qu’un Georges Clémenceau pourrait les prendre. Mesures qui ne sauraient d’ailleurs, même si ce n’est qu’un aspect du problème, exempter les forces de sécurité d’une vraie réflexion sur leur productivité et la réalité de leur proximité avec la population.

Une prochaine crise, qui serait pire, doit être impérativement écartée.  À défaut, avec l’effondrement du dit monopole de la violence légitime de l’État, le peuple pourrait être tenté de l’assumer. 

Cette éventualité nous renvoie à des questionnements essentiels sur la conception de notre société, qui ont marqué notre histoire, et qui ont notamment opposé Robespierre et Condorcet en 1793. Le premier affirmant que “quand la garantie sociale manque à un citoyen, il entre dans le droit naturel de se défendre lui-même”, le second rappelant que “ dans tout gouvernement libre, le mode de résistance à l’oppression doit être réglé par la constitution”

Philosophiquement, sans évoquer mon état d’ancien Gendarme, je serais davantage dans le principe rappelé par Condorcet. Mais qui tient à l’existence d’un gouvernement vraiment libre, c’est à dire dégagé des inhibitions, apte à réellement agir pour protéger les bons citoyens de l’arbitraire, dans le quotidien comme en situation de crise. Cette majorité immense de gens paisibles, d’anonymes qui travaillent, mais dont le silence cache une grande colère.

(*) Article 40 du CPP Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs.

Les drones MQ-9 Reaper block 5 de l’armée de l’Air et de l’Espace ne sont toujours pas autorisés à voler en France

Les drones MQ-9 Reaper block 5 de l’armée de l’Air et de l’Espace ne sont toujours pas autorisés à voler en France

https://www.opex360.com/2023/07/16/les-drones-mq-9-reaper-block-5-de-larmee-de-lair-et-de-lespace-ne-sont-toujours-pas-autorises-a-voler-en-france/


 

Depuis, il a été décidé de porter ces MQ-9 Reaper au standard dit « Block 5 ». Ainsi modernisés, ces appareils disposent d’un nouveau système électrique, de capacités accrues, dont la possibilité d’emporter des missiles air-sol Hellfire et des bombes GBU-48 à guidage laser et GPS en plus des GBU-12 de 250 kg ainsi que d’une suite logicielle et des capteurs plus performants. En clair, il s’agit presque d’un nouveau drone… Et pour le faire voler en France, il faut à nouveau obtenir un certificat de navigabilité. Et, visiblement, cela pose un problème qui n’a toujours pas été réglé à ce jour.

Ainsi, lors d’une audition parlementaire, en juin 2021, Joël Barre, alors Délégué général pour l’armement, avait que expliqué la difficulté avec les MQ-9 Reaper Block 5 venait de ses équipements américains. « L’affaire montre notre degré de dépendance dans ce genre de processus, face à une configuration de logiciel entièrement nouvelle et à un niveau de qualité dont nous ne savons pas s’il est suffisant, alors que nous sommes responsables du niveau de sécurité associée à la mise en œuvre des matériels », avait-il développé.

« Il a fallu instruire la façon dont nous pourrions permettre l’emploi des Reaper Block 5 en opération au Mali, malgré l’incertitude liée au logiciel. Nous avons donc donné un avis technique permettant à l’autorité d’emploi [c’est à dire l’AAE, ndlr] d’utiliser ce drone, uniquement en opération », avait-il ensuite ajouté. Cependant, avait-il ensuite insisté, « il est hors de question qu’il survole le territoire national, parce que nous ne pouvons pas garantir la sécurité du vol d’un tel matériel ».

Deux ans plus tard, on en est toujours au même point. Actuellement, l’AAE – plus précisément la 33e Escadre de reconnaissance et de surveillance – dispose encore de trois MQ-9 Reaper Block 1, lesquels ont d’ailleurs récemment été engagés dans une campagne de tir de GBU-12 à Captieux. Trois autres ont été envoyés aux États-Unis pour être portés au standard Block 5. Quant aux six derniers, déjà « rétrofités », trois sont déployés au Niger et trois se trouvent sur la base aérienne 709 de Cognac… sans pouvoir être utilisés, faute de certificat de navigabilité valable pour l’espace aérien français.

« En France, nous avons trois Block 5 mais nous n’avons pas encore l’autorisation de les faire voler : nous sommes en attente de l’accréditation du certificat de navigabilité pour opérer dans l’espace aérien en métropole. Une nouvelle version logicielle doit être intégrée sur ces appareils, puis être testée et validée par la DGA [Direction générale de l’armement] », a expliqué le commandant de l’escadron de drones 2/33 Savoie au magazine spécialité Raids Aviation.

« Dès que nous aurons la ‘clearance’ pour voler avec les Block 5 en France, nous enverrons nos trois derniers Block 1 en rétrofit », a ajouté l’officier.

Le souci est que du retard est pris pour l’intégration des missiles Hellfire et des bombes GBU-49 sur le Reaper Block 5.

« Nous sommes tributaires de l’accréditation du certificat de navigabilité pour l’intégration de ces nouveaux armements », a en effet affirmé le commandant du 2/33 Savoie. « Le missile Hellfire sera intégré en premier, il sera suivi par la GBU-49 », a-t-il précisé.

Cela étant, un rapport du Sénat, publié en juin 2021, avait dénoncé des « règles de navigabilité et d’insertion dans le trafic aérien » trop « contraignantes » pour les drones militaires.

Ceux-ci sont « soumis à des règles spécifiques, inspirées de celles de l’aviation civile, en ce qui concerne tant leur navigabilité – que leur circulation dans l’espace aérien. Ces règles sont parfois souvent ressenties comme très contraignantes dans la mesure où elles conduisent à freiner la mise en service et l’utilisation de ces systèmes », avaient relevé ses auteurs, avant de recommander un « assouplissement ».

La « phase de certification, nécessaire à la sécurité des zones survolées, est parfois perçue comme excessivement longue , alors que les forces armées ont souvent un besoin urgent des équipements concernés » et les « restrictions constituent un frein à l’utilisation des drones sur le territoire national pour la formation, l’entraînement mais aussi pour les missions de surveillance [postures particulières de sûreté aérienne et de sauvegarde maritime, missions intérieures comme Harpie…] », avaient encore soutenu les sénateurs.

L’extraterritorialité chinoise, la prochaine menace ?

L’extraterritorialité chinoise, la prochaine menace ?

 

par Guillaume Le Duc et Laure Deron – Revue Conflits – publié le 2 février 2023

https://www.revueconflits.com/lextraterritorialite-chinoise-la-prochaine-menace/


Comme les États-Unis depuis les années 1990, la Chine commence à utiliser le droit extraterritorial pour défendre ses intérêts dans l’arène internationale. Recherchant l’équilibre entre coercition et attractivité, le PCC développe un arsenal juridique puissant. 

Le milieu des années 1990 a vu une évolution dans l’utilisation par les États de leurs lois pour tenter d’encadrer les activités économiques de portée mondiale. À partir de 2013, les États-Unis infligent de amendes à des sociétés étrangères – notamment européennes – pour des faits commis en dehors du territoire américain qu’ils estimaient porter atteinte à leurs intérêts aussi bien économiques que diplomatiques[1]. L’affaire de la BNP[2], et plus encore celle d’Alstom[3], leur vaut alors de vives critiques au sujet de l’extraterritorialité de leurs lois. Des craintes naissent aujourd’hui au sujet de la Chine. Ce pays, au poids économique considérable, pourrait poursuivre la même ambition extraterritoriale.

Une technique juridique devenue instrument de pouvoir

Une loi extraterritoriale est une loi promulguée unilatéralement par un État et qui concerne des situations hors de ses frontières. Bien qu’elle soit souvent contestée, cette technique juridique est de longue date considérée comme légale par le droit international[4] dans la mesure où l’État n’utilise pas, pour l’exécuter, la coercition au-delà de son territoire. Le droit pénal en fait une large application à travers le monde tant concernant les auteurs de faits répréhensibles à l’étranger que les victimes d’une agression à l’étranger. L’extraterritorialité se retrouve également dans le droit de la concurrence ou le droit fiscal.

La technique n’a cependant d’effet véritable que lorsque l’État qui l’emploie dispose sur son territoire d’actifs ou de personnes lui permettant d’exercer une coercition afin de contraindre au respect de sa loi (par des saisies ou des arrestations par exemple). Plus un État est impliqué dans le commerce international, plus il est susceptible d’héberger de tels actifs, et plus la force de sa compétence juridictionnelle s’accroît. Les États-Unis, dont la monnaie est la référence des échanges internationaux et d’où beaucoup d’entreprises de nouvelles technologies sont issues, disposent d’une capacité extraterritoriale particulièrement remarquable. La Chine, fortement intégrée au commerce mondial (bien que sa monnaie ne rencontre pas le même succès que le dollar), dispose de ce fait également d’une compétence juridictionnelle significative. La production chinoise a décuplé en 20 ans pour atteindre en 2019 les deux tiers de la valeur ajoutée produite aux États-Unis[5]. Cet accroissement s’est accompagné d’un renforcement des flux d’investissement direct à l’étranger, entrant et sortant[6].

L’application des lois extraterritoriales étrangères entraîne des conséquences variables pour les pays qui la subissent. La poursuite de la corruption n’aura ainsi d’effet majeur pour l’économie du pays concerné que si elle vise des entreprises présentant un caractère stratégique (ayant atteint une masse significative ou détentrice d’une technologie clé).  L’expérience américaine a démontré que trois domaines juridiques peuvent modifier les rapports de force économiques et revêtent donc une importance particulière : l’arsenal pénal contre la corruption, les sanctions internationales, et le traitement des données.

Le développement de l’arsenal juridique chinois

À la suite du déclenchement en 2018 de la guerre commerciale[7] avec les États-Unis et particulièrement depuis 2020[8], la Chine a renforcé son arsenal juridique visant à définir sa politique et ses capacités extraterritoriales, en particulier dans les deux[9] secteurs stratégiques des sanctions internationales et du traitement des données.

Elle s’est dotée en 2020 d’un régime de sanctions[10] et de contrôles des exports[11] ainsi que  d’une législation visant à neutraliser les effets[12] de sanctions étrangères en 2021. Cette législation de blocage ressemble d’ailleurs fortement aux outils européens[13].

Dans un deuxième temps, constatant l’insuffisance d’une défense passive contre les sanctions étrangères, la Chine a ensuite adopté une loi prévoyant des contre-mesures lui permettant d’y répliquer,[14] afin de rechercher un équilibre par le rapport de force. L’Union européenne, parvenant au même constat, travaille elle aussi à la mise en œuvre d’un régime similaire[15].

Probablement inspiré par le RGPD européen, Pékin a adopté des lois sur les données chinoises[16] lui permettant d’en conserver la maîtrise économique et sécuritaire (au-delà de la protection des droits individuels).

Des textes extensibles sous contrôle politique

Ces dispositions présentent les mêmes caractéristiques techniques que l’ensemble des lois chinoises[17] (formulations évasives, clauses générales attribuant la compétence finale dans l’interprétation aux administrations, renvoi à des appréciations discrétionnaires, etc.). Ce facteur d’incertitude est d’autant plus préoccupant que contrairement au droit américain, aucun garde-fou n’est offert par un pouvoir judiciaire indépendant et apte à freiner une application arbitraire des textes. En effet, en Chine, le juge n’est pas systématiquement le véritable décisionnaire. Le pouvoir judiciaire[18], tout comme les pouvoirs législatif et exécutif, est soumis au Parti communiste chinois (PCC), lequel peut intervenir pour atteindre ses objectifs à chaque étape du processus juridique : de la promulgation à l’application des normes, ainsi que dans le cadre de la nomination des juges et la définition de leurs priorités.

Parmi ces objectifs figurent la défense de la Chine contre ses adversaires et la promotion du développement économique du peuple chinois. À la suite des guerres de l’opium, les “traités inégaux” (consentis par le pouvoir impérial chinois) avaient soumis durant un siècle une partie du territoire chinois à une double extraterritorialité : prescriptive et exécutive. Ainsi, pour des faits commis en Chine, les Occidentaux y étaient jugés par des tribunaux occidentaux selon des lois occidentales. Le phénomène a pris fin en 1943 ; mais en raison de ce précédent historique, depuis la proclamation de la République Populaire de Chine en 1949, l’indépendance et la protection de l’intégrité du territoire national constituent des éléments “sacrés”[19] pour le pouvoir chinois.

Le développement économique est tout aussi important. Il accroît les capacités de la Chine et sert donc sa défense, et représente de plus un élément essentiel de la paix sociale intérieure et de la légitimité du PCC[20]. Lors du dernier congrès du parti, le président XI Jinping a listé les huit “tâches et objectifs à accomplir lors des cinq prochaines années”, au premier rang desquels figure le développement économique[21].

Au sein des institutions chinoises, le droit constitue un instrument pour atteindre des objectifs politiques, qu’ils soient tournés vers le développement ou la confrontation. La conception maoïste du droit est profondément utilitariste[22]: l’important n’est pas le bien-fondé des principes qui sous-tendent l’ordre juridique (contrairement aux systèmes occidentaux qui y voient la clé de voûte d’un ordre social accepté), mais l’effet produit par la norme au service d’un objectif politique. Dans cette vision, l’extraterritorialité, de même que la coercition économique peuvent donc légitimement être employées pour obtenir un avantage concurrentiel ou soutenir la politique étrangère de la Chine.

À la recherche de l’équilibre entre puissance et attractivité

Le PCC s’est récemment montré disposé à utiliser le droit de façon plus coercitive afin de promouvoir ses intérêts à l’étranger. Ce fut le cas en 2018, quand une autorité administrative chinoise (l’Administration de l’aviation civile de Chine) demanda à des compagnies aériennes étrangères de cesser de référencer l’aéroport de Taipei comme une ville de Taiwan et non de Chine, sous peine de sanction. Beaucoup obtempérèrent[23]. Plus récemment, en août 2022, le porte-parole du bureau de la sécurité de Hong Kong, justifiant la poursuite d’un journaliste vivant au Canada, s’est adressé à la presse de ce pays pour rendre tout à fait explicite l’extraterritorialité du droit chinois[24].

Il existe à l’heure actuelle bien peu de jurisprudence des tribunaux et des autorités administratives de la RPC rendue sur le fondement de l’extraterritorialité du droit chinois[25]. Or, étant donné les dispositions légales vagues et l’influence du PCC, seule la pratique effective de ces dispositions pourrait éclairer sur le périmètre réel de l’extraterritorialité du droit chinois. La jurisprudence chinoise doit encore montrer quelles mesures et quelle intensité le PCC entend employer pour atteindre ses objectifs.

Ce dernier doit cependant arbitrer entre marge de manœuvre et stabilité. Les sanctions et les législations extraterritoriales américaines ont suscité mesures défensives[26] et tentatives de contournements[27]. L’extraterritorialité peut constituer un facteur de puissance pour l’État qui l’emploie, mais elle peut aussi dégrader son cadre de développement économique. Alors que la sécurité juridique constitue l’une des conditions essentielles de toute croissance[28], l’utilisation de lois pour atteindre des objectifs politiques génère de l’instabilité, les normes variant au gré des objectifs (comme ce fut le cas avec l’Iran entre les administrations Obama et Trump).

Dans quelle mesure ces considérations préoccupent-elles le président chinois XI Jinping, réputé plutôt dogmatique ? Dans son rapport au XXe Congrès du PCC, il paraît prioriser l’objectif de développement. Après avoir réitéré son opposition de principe aux législations extraterritoriales étrangères[29], il a ainsi affirmé que la Chine “continuera de promouvoir la mondialisation économique qui est la bonne direction à suivre ; de favoriser la libéralisation et la facilitation du commerce et de l’investissement ; […]. Elle s’opposera au protectionnisme, à la « construction de murs et de barrières », au « découplage » et à la « rupture des chaînes industrielles et d’approvisionnement », ainsi qu’aux sanctions unilatérales et à l’exercice des pressions extrêmes.”[30]

Un plaidoyer aux accents libéraux qui, de la part d’une dictature démocratique populaire communiste, est moins étonnant qu’il n’y paraît dans la mesure où l’économie “socialiste” de marché[31] et la mondialisation[32] ont certainement joué un rôle majeur dans la puissance actuelle de la Chine[33]. Bien que sémantique, ce plaidoyer tranche néanmoins avec la tendance protectionniste qui se fait jour en Occident, et jusqu’aux États-Unis[34].

Cette volonté d’employer davantage l’outil juridique pour gouverner[35] passera sans doute par une logique de réalisme juridique (ou instrumentalisme) conforme à la conception maoïste, en envisageant le bénéfice des effets de la norme plutôt que la permanence de ses principes.

Au-delà de conserver son “rôle directeur”[36] intérieur, le PCC ambitionne, pour son deuxième siècle de pouvoir, de gouverner la première puissance mondiale[37]. La Chine, dont le PIB par habitant est encore au moins trois fois inférieur à celui des États-Unis[38] et qui fait elle aussi face au ralentissement de l’activité économique mondiale, n’a pas intérêt à mettre en péril son développement par un emploi inconsidéré de l’extraterritorialité de son droit.

Dans ces conditions, il semble plus probable qu’elle fasse usage de cette technique, non pas pour exercer une coercition et ainsi fragiliser les échanges internationaux dont elle a besoin, mais pour obtenir des renseignements utiles à son développement économique.

Effets internationaux des normes internes chinoises

La Chine, de par la taille de son marché intérieur, est susceptible d’exercer une forte influence sur les normes et les décisions internationales sans même devoir recourir à une législation expressément extraterritoriale. Ses décisions normatives, même purement nationales, peuvent ainsi modifier l’état du droit à travers le monde.

Un épisode illustre ce fait. En mars 2019, suite à plusieurs accidents, l’autorité de l’aviation civile chinoise[39] a pris la décision de suspendre l’autorisation de vol des Boeing 737-MAX. La Chine représentait alors près de 15% du nombre de passagers aériens du monde[40] et de ses compagnies, un débouché capital pour les ventes de l’appareil. À la suite de cette décision, l’intégralité des régulateurs dans le monde a pris des mesures similaires, contraignant ainsi l’autorité régulatrice américaine à réviser sa position et revoir ses procédures internes de certification de l’avion.

La Chine pourra être d’autant moins tentée d’accroître son usage de l’arme extraterritoriale que des moyens moins sujets à contestation lui permettront d’atteindre l’effet recherché, à mesure que son impact économique mondial s’affirme.


[1] Raphaël GAUVAIN, “Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale”, Rapport parlementaire, Paris, 2019, p. 22.

[2] “La BNP Paribas formellement condamnée à une amende record aux États-Unis”, Le Monde, 1er mai 2015.

[3] “Vente d’Alstom : un ex-dirigeant incarcéré accuse les États-Unis de chantage”, Le Figaro, 16 janvier 2019.

[4] Cour permanente de justice internationale, affaire “LOTUS”, 7 septembre 1927.

[5] Sophie AMSILI, “Commerce : les chiffres fous de l’économie chinoise”, Les Échos, 10 décembre 2021.

[6] Richard HIAULT, “Investissements dans le monde : la Chine tire son épingle du jeu en 2020”, Les Échos, 21 juin 2021.

[7] Jeremy DIAMOND, “ Trump hits China with tariffs, heightening concerns of global trade war”, CNN, 23 mars 2018.

[8] “America tries to nobble China’s tech indu

“America tries to nobble China’s tech industry. Again”, The Economist, 20 décembre 2022.

[9] La Chine ne poursuit pas les étrangers pour des actes de corruption commis à l’étranger. Voir DLA PIPER, Global Bribery Offenses – A multijurisdictional guide, 2022, p. 53 ; CMS, Guide to Anti-Bribery and Corruption Laws, 2021, p. 17.

[10] Ministry of Commerce (MOFCOM) Regulations on Unreliable Entity List, 19 septembre 2020.

[11] PRC Export Control Law, 17 octobre 2020.

[12] PRC Ministry of Commerce (MOFCOM) Rules on Counteracting Unjustified Extraterritorial Application of Foreign Legislation and Other Measures, 9 janvier 2021.

[13] Par exemple, c’est ainsi que, tant le Règlement européen (EC) No 2271/96 du 22 novembre 1996 que les règles du MOFCOM du 9 janvier 2021 prévoient l’obligation de signaler l’application extraterritoriale de lois étrangères, interdisent de donner effets à de telles lois, et déploient des mécanismes d’indemnisation en cas de dommages résultant de l’application de telles lois.

[14] Law of the PRC on Countering Foreign Sanctions, 10 juin 2021.

[15] Proposition de RÈGLEMENT DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL relatif à la protection de l’Union et de ses États membres contre la coercition économique exercée par des pays tiers, 8 décembre 2021.

[16] PRC Data Security Law, 10 juin 2021 et PRC Personal Information Protection Law, 20 août 2021.

[17] “La brièveté et l’imprécision d’une grande partie de la législation est un problème souvent occulté du droit chinois. En effet, les lois de la République populaire ont souvent un caractère général et déclamatoire qui plonge de nombreux utilisateurs (justiciables et tribunaux) dans une grande perplexité.” in Jean-Pierre CABESTAN, “Chine : Un État de lois sans État de droit”, Revue Tiers Monde, Vol. 37, No. 147, La Chine après Deng (Juillet-Septembre 1996), p. 661.

[18] L’article 128 de la Constitution de la République Populaire de Chine, telle qu’amendée en 2018, dispose que : « La Cour populaire suprême est responsable devant l’Assemblée populaire nationale et son Comité permanent. Les tribunaux populaires locaux aux différents niveaux sont responsables devant les organes du pouvoir étatique qui les ont créés. »

[19] Voir dans la Constitution de la République Populaire de Chine, le préambule “le territoire sacré de la République populaire de Chine”, l’article 55 “C’est le devoir sacré de chaque citoyen de la République populaire de Chine de défendre la patrie et de résister à l’agression”. Voir également le discours de Mao Zedong du 21 septembre 1949 : “Les Chinois ont toujours été une grande nation, courageuse et industrieuse ; ce n’est que dans les temps modernes qu’ils ont pris du retard. Et cela est entièrement dû à l’oppression et à l’exploitation par l’impérialisme étranger et les gouvernements réactionnaires nationaux.” ; “Notre nation ne sera plus une nation soumise aux insultes et aux humiliations. Nous nous sommes levés.”

[20] “La Chine est elle-même un pays en développement, et maintenant que le maoïsme et le socialisme n’ont plus la cote en tant qu’idéologie auprès de la population, le développement économique est devenu une source de légitimité.”Maria Adele CARRAI, Sovereignty in China – À Genealogy of a Concept since 1840, Cambridge University Press, 2010, p. 193-194.

[21] “Les cinq prochaines années constitueront une période cruciale pour assurer le bon démarrage de l’édification intégrale d’un pays socialiste moderne. Les tâches et objectifs principaux à accomplir sont les suivants : le développement économique centré sur la qualité devra réaliser de nouvelles percées, nos capacités en matière d’indépendance et de progrès scientifiques et technologiques devront sensiblement augmenter, et la mise en place d’un nouveau modèle de développement et d’un système économique moderne devra considérablement progresser ; (…)” ou encore “ le développement s’impose à notre parti comme la tâche primordiale dans son exercice du pouvoir en vue d’assurer le renouveau de la nation.” Xi Jinping, Rapport au XXe Congrès du Parti communiste chinois, 16 octobre 2022.

[22] « Tout en reconnaissant la nécessité d’un système juridique dans une société, il [Mao] considérait néanmoins la loi comme un simple outil utile à des fins politiques et ne laisserait pas les règles et procédures formelles entraver l’intérêt de la révolution. » Shao-Chuan LENG, “The Role of Law in the People’s Republic of China as Reflecting Mao Tse-Tung’s Influence”, Northwestern University School of Law (Chicago, USA), Journal of Criminal Law and Criminology, Volume 68, Issue 3, septembre 1977, article 2, p. 357.

[23] Adam JOURDAN, “U.S. airlines’ website changes to Taiwan references ‘incomplete’, says China”, Reuters, 26 juillet 2018.

[24] “Il faut souligner que la NSL [la loi de Sécurité nationale de Hong Kong de 2020] a un effet extraterritorial” ; “Toute personne ou entité qui enfreint la NSL, quels que soient ses antécédents ou sa situation géographique, sera traitée par le gouvernement de la Région administrative spéciale de Hong Kong conformément à la loi.” in Tom BLACKWELL, “Hong Kong says it can target anyone in the world after Canadian journalist charged”, National Post, 31 août 2022.

[25] « Le nombre d’affaires dans lesquelles des décisions ont été prises sur la base de la compétence extraterritoriale du droit interne chinois est, comme on peut s’y attendre, très faible. En effet, les recherches sur les principales bases de données juridiques en ligne, (…), n’ont produit qu’un petit nombre de cas à analyser. » in Zhengxin HUO and Man YIP, “Extraterritoriality of Chinese Law: Myths, Realities and the Future”, The Chinese Journal of Comparative Law, 2021, Vol. 9 No. 3, p. 343.

[26] Pour des mesures défensives, voir notamment le Règlement européen (EC) No 2271/96 du 22 novembre 1996, la loi de blocage française n° 68-678 du 26 juillet 1968, la loi Sapin II de 2016, les règles du ministère du Commerce chinois (MOFCOM) du 9 janvier 2021, ou encore la loi de la République populaire de Chine visant à contrer les sanctions étrangères de 2021.

[27] Pour des tentatives de contournements, voir notamment le mécanisme INSTEX, annoncé dans une déclaration conjointe des ministres des Affaires étrangères de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni le 31 janvier 2019 afin de préserver le JCPOA avec l’Iran ; ou encore la conclusion le 27 mars 2021 du programme de coopération (ou partenariat stratégique global) Iran-Chine sur 25 ans.

[28] Voir dans ce sens Enrico COLOMBATTO, “IT WAS THE RULE OF LAW Will it be the Rule of Judges?”, Revue économique, Presses de Sciences Po – vol. 58, N° 6, novembre 2007, p. 1164.

[29] “Nous améliorerons également les mécanismes de lutte contre les sanctions, les ingérences et les “juridictions à bras long”” XI Jinping, Rapport au XXe Congrès du Parti Communiste Chinois, 16 octobre 2022, p.53. Le terme “juridictions à bras long” fait référence aux législations extraterritoriales.

[30] XI Jinping, Rapport au XXe Congrès du Parti Communiste Chinois, 16 octobre 2022, p.61-62.

[31] Initiée par DENG Xiaoping dès 1979. Voir notamment Abraham DENMARK, “40 years ago, Deng Xiaoping changed China — and the world”, The Washington Post, 19 décembre 2018.

[32] La Chine intègre l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) le 11 décembre 2001.

[33] La courbe révèle une corrélation entre les réformes des années 80 et le décollage économique de la Chine : https://data.worldbank.org/indicator/NY.GDP.MKTP.KD?locations=CN

[34] Clyde PRESTOWITZ, “Is the U.S. Moving On From Free Trade? Industrial Policy Comes Full Circle”, Wall Street Journal, 11 décembre 2022.

[35] XI Jinping, Rapport au XXe Congrès du Parti Communiste Chinois, 16 octobre 2022, p.59-41.

[36] XI Jinping, Rapport au XXe Congrès du Parti Communiste Chinois, 16 octobre 2022, p. 22, 25, 40.

[37] Revue nationale stratégique 2022, 9 novembre 2022, page 10.

[38] https://donnees.banquemondiale.org/indicator/NY.GDP.PCAP.PP.KD?locations=CN-EU-US

[39] Civil Aviation Administration of China.

[40] https://data.worldbank.org/indicator/IS.AIR.PSGR?end=2020&locations=CN-1W-US-EU&start=1970&view=chart

Sentinelle ou l’expérience de la sécurité juridique « augmentée » des forces armées engagées sur le territoire national

Sentinelle ou l’expérience de la sécurité juridique « augmentée » des forces armées engagées sur le territoire national


Par Lieutenant-colonel Nathalie Papp – Revue de doctrine des forces terrestres –

https://www.penseemiliterre.fr/-sentinelle-ou-l-experience-de-la-securite-juridique-augmentee-des-forces-armees-engagees-sur-le-territoire-national_777_1013077.html

Saut de ligne

Le qualificatif « augmentée » désormais accolé à des sujets devenus plus performants grâce aux progrès technologiques liés à l’intelligence artificielle peut trouver une parfaite application pour décrire les évolutions juridiques récentes qui ont bénéficié aux militaires déployés sur le TN dans le cadre d’une réquisition.

L’augmentation ne provient pas ici d’avancées technologiques mais de la prise en compte par l’État d’un besoin de lisibilité portant tant sur les modalités d’engagement des forces armées sur le TN que sur les conditions d’emploi de la force.

L’année 2017 apparaît à cet égard comme l’année charnière au cours de laquelle les réflexions menées depuis les attentats de 2015 ont conduit à l’adoption de textes nouveaux  ; temps finalement assez court pour la maturation de problématiques aux lourds enjeux en termes de sécurité et de libertés publiques  ; délai nécessaire pour trancher des questions fondamentales touchant à l’essence même des armées au regard des missions que la Nation entend leur confier en situation d’attaques terroristes. 

Ainsi, le militaire sur le TN bénéficie aujourd’hui, au-delà des textes fondamentaux qui organisent son engagement sur le TN et son cadre légal d’usage des armes, d’une légitimité tirée de la compréhension désormais partagée de sa mission et de ses limites naturelles ainsi que de la maîtrise de l’environnement dont il fait preuve, l’ensemble contribuant à sécuriser juridiquement son action.

Une compréhension  partagée de la nature de la mission des armées sur le TN

La période « chaotique » post attentats en 2015 et le déploiement de l’opération Sentinelle, exceptionnelle au regard du volume de forces engagées sur la durée,  a légitimement conduit à s’interroger sur l’adaptation du cadre juridique existant à ce contexte de violence nouvelle. En effet, constitué de textes souvent anciens, ajoutés au fil du temps selon les besoins du moment, le cadre juridique d’engagement des forces armées sur le TN est d’une appréhension difficile pour le profane. Pourtant, l’organisation de la défense en France est d’une présentation simple, fondée sur deux piliers : la défense militaire et la défense civile37. Cependant, l’ajout des régimes d’application exceptionnelle38 a pu en complexifier la lecture en première approche. De même, l’introduction par le Livre Blanc de 2008 du concept de sécurité nationale39 dans le code de la défense  (CODEF) a également pu contribuer à en brouiller la lecture, la sécurité nationale embrassant aussi bien la sécurité extérieure que la sécurité intérieure et ne recouvrant qu’une partie du champ de la défense nationale. Ainsi, si elle continue à avoir pour objet d’assurer la protection ultime du territoire et de la population, la Défense nationale ne vise plus désormais qu’à répondre aux agressions armées et non plus à toute forme d’agression.

La nouvelle version de l’instruction 1010040, décrit parfaitement dans son introduction cette dichotomie organisée au sein du concept de sécurité nationale : d’une part la politique de défense qui a pour objet de protéger l’intégrité du territoire contre les agressions armées et d’autre part les politiques de sécurité publique et civile nationales qui visent à garantir la sécurité et la protection des populations. Les compétences sont ainsi clairement définies : les forces armées constituent bien l’Ultima ratio de la Nation en assurant la défense militaire du territoire. La défense civile constitue le fondement sur lequel repose l’engagement des forces armées sur le TN dans le cadre des opérations de type Sentinelle ou Vigipirate : engagement sur la base d’une réquisition émise par l’autorité civile pour intervenir en appui des forces de sécurité intérieure ou des forces de sécurité civile41.

De cette répartition des compétences en fonction de la menace envisagée découle logiquement la nécessité de maintenir une distinction entre l’exercice quotidien du droit commun de la sécurité publique et la mise en œuvre d’un droit dérogatoire qu’autorisent seules certaines circonstances exceptionnelles42. 

Dès lors, la question qui a pu se poser d’accorder aux militaires déployés sur le TN en appui des FSI, des prérogatives particulières leur permettant d’effectuer des actes relevant de la police administrative ou judiciaire43 perd de sa pertinence. En effet, rien ne justifie l’attribution de pouvoirs dérogatoires à des forces non chargées d’une mission de sécurité publique en temps « ordinaire  ». Cette attribution de pouvoirs « apparemment neutres » au regard de l’effet produit sur le terrain conduirait, dans les faits, à une évolution profonde (un véritable changement de nature) de la mission du militaire et de la finalité des armées. 

Ainsi, cette compréhension du schéma de la stratégie de sécurité nationale est un élément essentiel de légitimité des forces armées sur le TN par la préservation de leur identité profonde et de leur finalité qui est de protéger la Nation contre une agression armée tout en consacrant son rôle de contributeur à la mission de sécurité publique.

 

Une  maîtrise optimisée de l’environnement TN

Les travaux conduits sur l’adaptation du cadre juridique au contexte nouveau du territoire national ont avant tout mis en avant un besoin de clarification  de cet engagement au regard de ses modalités de mise en œuvre et de l’emploi de la force.

La révision de l’instruction 1010044 a eu pour objet d’y remédier en introduisant de la cohérence et quelques modifications substantielles.

Sur le fond, ce document a apporté une avancée majeure avec l’introduction de la notion d’effet à obtenir qui permet de préserver la liberté d’action du chef militaire. Il a également sanctuarisé le dialogue civilo militaire, garant de l’efficacité de l’action militaire sur le terrain, grâce à l’adhésion qui résulte d’un échange constructif. Enfin, la proposition d’un modèle de réquisition unique, accompagné d’un « mode d’emploi » détaillé contribue également à sécuriser l’action du militaire en l’assurant de la définition de l’ensemble des éléments dont il a besoin pour conduire sa mission.

Sur la forme, ce document, rédigé d’une façon très claire facilite la lecture de l’utilisateur d’une part en intégrant les dispositions de l’instruction 50045 désormais abrogée et d’autre part en décrivant de façon synthétique les aspects de l’engagement des armées sur le TN. L’exclusion, en préambule, des formes d’engagement dans le cadre de la défense militaire et notamment de la Défense opérationnelle du territoire46 contribue grandement à la clarté du document en focalisant le propos sur l’appui aux forces de sécurité intérieure et civile en temps de paix (et éventuellement en situation d’État d’urgence). La notion de «maintien de l’ordre public » qui prêtait à confusion est écartée au profit de celle plus précise et juridiquement acceptable de participation des armées au maintien de l’ordre impliquant la confrontation à une foule hostile. Le caractère exceptionnel de cette confrontation est clairement annoncé. Enfin, la présentation claire et actualisée des conditions d’emploi de la force et d’usage des armes contribue à la sécurité juridique des militaires.

En effet, le militaire déployé sur le TN, à l’instar des membres des forces de sécurité intérieure47, disposait uniquement des causes d’irresponsabilités pénales communes à tout citoyen.

Les attentats du Bataclan ont mis en exergue la nécessité de mettre en place une nouvelle excuse pénale justifiant l’ouverture du feu à l’encontre d’un terroriste ayant commis ou tenté de commettre des meurtres et présentant de façon objective la volonté de réitérer. Cette excuse pénale qualifiée de « périple meurtrier » a été introduite à l’article 122-4-1 du code pénal et bénéficiait au militaire requis, consacrant ainsi sa reconnaissance d’acteur du territoire national.

Les actes d’agression qui se multiplièrent à l’encontre des forces de l’ordre conduisirent à la rédaction d’un rapport rédigé sous la direction de Mme Cazaux-Charles48  concluant à la nécessité d’instituer un cadre légal d’usage des armes pour les forces de l’ordre. L’uniforme, qui a longtemps constitué une protection par le respect qu’il inspirait,  est désormais visé. Cette évolution a justifié la mise en place d’une protection spéciale, par rapport au citoyen ordinaire, avec la mise en œuvre d’un cadre légal d’usage des armes. Ainsi, l’article L.435-1 du code de la sécurité intérieure définit cinq cas dans lesquels les forces de sécurité intérieure et agents des douanes peuvent faire usage de leur arme. En application de l’article L.2338-3 du CODEF,  ce régime est applicable aux militaires déployés sur le territoire national dans le cadre des réquisitions49 (pour les cinq cas dont le périple meurtrier retiré du code pénal et intégré désormais au CSI) ainsi qu’aux «militaires chargés de la protection des installations militaires situées sur le territoire national » (à l’exception du « périple meurtrier »). Cet usage  des armes est soumis au respect des principes dégagés par la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH)  d’absolue nécessité et de stricte proportionnalité.

L’attribution du bénéfice de ce cadre aux militaires, au-delà de son utilité, a un fort impact symbolique, comme cela avait été le cas pour le périple meurtrier.

Outre ces évolutions législatives certes essentielles, l’emploi de la force sur le TN a été placé au cœur des préoccupations.  Ainsi, les actions concourant à la satisfaction de l’objectif d’une maîtrise parfaite de l’emploi de la force, conçue comme un élément essentiel de la légitimité de notre action sur le TN (à l’instar de ce qui se passe en OPEX) ont été renforcées par le biais d’un véritable travail de « refondation50 » de la formation51 et du conseil juridique, en constante évolution. Cette formation est d’autant plus cruciale que la « dualité d’emploi » du militaire, en OPEX et sur le TN, suppose une souplesse intellectuelle pour s’adapter à des cadres juridiques différents (et à des environnements différents) requérant de bonnes capacités d’appréciation. Cependant, le souci permanent de la maîtrise de l’emploi de la force inculqué au soldat, en opération extérieure, se retrouve sur le TN et contribue ainsi à son efficacité sur le TN.

Ainsi, le cadre juridique d’engagement des forces armées sur le TN dans le cadre de la défense civile en temps de paix n’a pas subi de modification profonde. C’est l’important travail d’appropriation du domaine qui a permis de dégager les voies d’amélioration et d’instaurer de la cohérence dans un système touffu. Cette expérience confirme que notre système juridique, fruit d’une histoire, est parfaitement modelable et adaptable aux enjeux et contextes nouveaux. Aussi, plutôt que d’ajouter à des édifices souvent complexes, l’effort doit être porté sur la compréhension, la clarification et la « bonne » mise en œuvre de l’existant.

 

37 De façon plus rigoureuse, la défense s’organise entre défense militaire et défense non militaire. Cette dernière étant composée de la défense économique et de la défense civile. Les forces armées n’ayant que peu d’impact sur la défense économique, le terme de défense civile est plus largement usité.

38 État de siège, état d’urgence et état de guerre.

39 Article L1111-1 du CODEF : « La stratégie de sécurité nationale a pour objet d’identifier l’ensemble des menaces et des risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation, notamment en ce qui concerne la protection de la population, l’intégrité du territoire et la permanence des institutions de la République, et de déterminer les réponses que les pouvoirs publics doivent y apporter. L’ensemble des politiques publiques concourt à la sécurité nationale. La politique de défense a pour objet d’assurer l’intégrité du territoire et la protection de la population contre les agressions armées. Elle contribue à la lutte contre les autres menaces susceptibles de mettre en cause la sécurité nationale. Elle pourvoit au respect des alliances, des traités et des accords internationaux et participe, dans le cadre des traités européens en vigueur, à la politique européenne de sécurité et de défense commune. »

40 Instruction n°10100/SGDSN/PSE/PSN/NP du 14/11/2017.

41  Article L1321-1 du code de la défense.

42 Pour approfondir la sécurité nationale, nouveau concept du droit français, Bertrand Warusfel.

43  Vérification ou contrôle d’identité, fouille.

44 Instruction interministérielle relative à l’engagement des armées sur le territoire national en cas de crise majeure n°10100/SGDSN/PSE/PPS/CD du 3 mai 2010.

45 Instruction interministérielle n° 500/SGDN/MPS/OTP relative à la participation des forces armées au maintien de l’ordre du 9 mai 1995.

46 Les armées sont également engagées, dans le milieu terrestre, dans le cadre de la défense militaire, pour la mise en œuvre des mesures permanentes de Défense opérationnelle du territoire (DOT).

47 Les gendarmes disposaient d’une excuse pénale spécifique mais dans les faits celle-ci était contrainte par la jurisprudence de la CEDH.

48 Directrice de l’Institut National des Hautes Etudes de la Sécurité et de la justice (INHESJ).

49 Prévues à l’article L1321-1 du code de la défense.

50 Délivrance avant déploiement d’une « instruction juridique opérationnelle » uniformisée, présentée par des LEGAD formés au cadre juridique sur le TN, développement  de tutoriels.

51 Importance d’une formation orientée sur les aspects pratiques (notamment exemples).