Préparation opérationnelle : les déficits ne seront pas résorbés avant fin 2023

Préparation opérationnelle : les déficits ne seront pas résorbés avant fin 2023


par – Forces opérations blog – publié le

L’armée de Terre peine toujours à atteindre ses objectifs annuels en matière de préparation opérationnelle, révèle un récent rapport parlementaire. Si le contrat opérationnel est rempli année après année, le déficit d’entraînement s’est encore aggravé en raison de la crise sanitaire et de Sentinelle, avec à la clef de nouveaux décalages qui ne seront pas rattrapés avant fin 2023.

Un enjeu brûlant pour les armées françaises

La préparation opérationnelle constitue « l’un des enjeux brûlants pour les armées françaises, dès maintenant mais surtout pour les années à venir », rappelait la députée LREM Aude Bono-Vandorme dans un rapport consacré au budget opérationnel des armées pour l’exercice 2020. Cet enjeu ira croissant au vu des défis imposés par un retour aux engagements de haute intensité, synonymes de réappropriation des compétences du haut du spectre et donc d’entraînements plus complexes, plus longs et plus « durcis ».

Or, que ce soit pour l’armée de Terre, l’Armée de l’Air et de l’Espace ou la Marine nationale, le compte n’y est pas encore. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Pour les forces terrestres, l’indicateur de performance « Journées de formation et d’entraînement » (JFE), introduit en 2020, s’élève à 118 jours. Celui relatif aux « Journées de préparation opérationnelle » (JPO) plafonne à 79 jours. C’est, dans les deux cas, deux jours en deçà de la cible 2020. Et si celui des JFE est proche de l’objectif, manquent 11 points de JPO pour parvenir à la norme fixée par la loi de programmation militaire 2019-2025 (LPM).

L’écart se creuse davantage pour les taux d’entraînement des équipages sur les matériels terrestres, dont les cibles ont été revues à la baisse en 2020. Là aussi, certains chiffres sont en baisse. Il était ainsi de 49 pour un VBCI, quatre points en dessous de l’objectif établi pour 2020. Et loin, très loin de la norme à atteindre en fin de LPM, 130. Idem pour le CAESAR, en recul de cinq points à 63 et loin du niveau exigé de la LPM, 110.

Conséquence parmi d’autres du renforcement provisoire de Sentinelle, un quart des passages par les centre d’entraînements spécialisés ont dû être annulés (Crédits : armée de Terre)

Pas de rattrapage avant fin 2023

Plusieurs facteurs expliquent ces tensions apparues dès 2015 dans le cas de l’armée de Terre. Aux déficit de disponibilité de matériels (DTO), stocks de munition limités et niveau engagement particulièrement élevé sont venus se superposer la crise du Covid-19 et, plus récemment, le renforcement provisoire de Sentinelle.

Les soucis de DTO et de munitions sont connus. Les véhicules sont rincés suite à un niveau d’engagement élevé, attrition renforcée par l’âge de certains parcs et par les conditions climatiques difficiles rencontrées au Sahel. Les coûts de maintien partent donc à la hausse, à l’inverse de la disponibilité. Certains stocks de munitions, essentiellement relatifs aux matériels anciens, sont quant à eux si faibles que « parfois, lors d’une journée de préparation opérationnelle, un seul tir est effectué », pointe le rapport.

Les mesures de confinement drastiques prises l’an dernier ont elles-aussi eu un impact négatif, obligeant l’armée de Terre « à réorienter la préparation opérationnelle interarmes et interarmées vers la préparation opérationnelle métier en garnison, pour garantir l’atteinte des objectifs de préparation opérationnelle tout en limitant les déplacements », souligne madame Bono-Vandorme.

Le déclenchement de Sentinelle s’était d’emblée traduit par « une forte baisse » des passages par les centres d’entraînement spécialisés, pourtant à forte valeur ajoutée. Les adaptations successives du dispositif n’auront fait qu’accroître la pression. Ainsi, le renforcement opéré entre novembre 2020 et avril 2021, qui avaient vu les effectifs de la mission passer de 3000 à 7000, aura conduit à l’annulation d’un quart des rotations en centre d’entraînement spécialisé. Résultat : une dette complémentaire qui ne sera pas résorbée avant fin 2023.

Même son de cloche pour les activités bilatérales et internationales, cette fois en raison du Covid-19. Fermeture des frontières oblige, 13 exercices internationaux ont été annulés en 2020. En résulte une diminution de 30% des activités planifiées qui ne devrait pas être rattrapée avant le second semestre de 2023, année durant laquelle se tiendra l’exercice interalliés majeur Orion souhaité par l’ex-CEMAT et nouveau CEMA, le général Thierry Burkhard.

La préparation au cœur de l’actualisation de la LPM

Alors CEMAT, le général Burkhard avait donné le ton dans sa Vision stratégique, jugeant impératif de « renforcer la préparation opérationnelle de nos armées, afin qu’elles puissent s’entraîner mieux pour faire face de manière plus complète et plus agile à l’ensemble du spectre des menaces y compris dans la perspective de conflit de plus haute intensité ».

Une ligne reprise quelques mois plus tard par la ministre des Armées, Florence Parly. Le sujet est à ce point sensible qu’il est devenu l’un des trois principaux axes d’ajustement de la LPM évoqués en mai dernier. Selon celle-ci, les armées ont en effet besoin « d’un entraînement plus conséquent et plus sophistiqué, notamment dans les nouveaux espaces de conflictualité. »

Et la ministre des Armées d’énumérer les points d’attention rassemblés au sein d’un axe baptisé « mieux se préparer ». « L’effort en cours sur la disponibilité des matériels doit être poursuivi, afin de permettre de multiplier les entraînements au quotidien et perfectionner les scénarios de préparation. Il nous faudra renforcer le recours à la simulation. Cela passera par un investissement dans les centres de préparation à la simulation. »

Des marsouins du 1er régiment de marche du Tchad en patrouille Sentinelle, mission dont le renforcement temporaire a contribué à accentuer le déficit de préparation de l’armée de Terre (Crédits : armée de Terre)

Chantiers en cours et nécessaire appoint budgétaire

Côté DTO, la dynamique engagée par le projet MCO-T 2025 commence à porter ses fruits. De nouveaux modèles de contractualisation ont déjà donné satisfaction. Le marché de soutien en service du Leclerc (MSS XL), par exemple, a ainsi permis d’augmenter significativement la disponibilité du parc. Le marché MSS 2, entré en vigueur le 1er avril, apporte des exigences renforcées. Des gains supplémentaires sont attendus dans les années à venir.

À cette nouvelle politique s’ajoutent des travaux d’actualisation de la LPM concrétisés en 2022 et 2023 pour compenser une partie du décrochage occasionné l’an dernier. Les gains d’activité seraient de +20% pour les chars Leclerc, de +22% pour les AMX-10RC et de +41% pour les VAB, indique la députée Bono-Vandorme.

Qu’il s’agisse de la DTO ou des munitions, infléchir la trajectoire d’activité nécessiterait d’injecter plusieurs centaines de millions d’euros supplémentaires sur la période 2022 à 2025. D’après le rapport, la facture serait de 129 M€ pour l’entretien programmé des matériels terrestres, 75 M€ pour l’entretien programmé des matériels aéronautiques et 78 M€ en munitions. Les chars Leclerc, VAB et AMX-10RC en seraient les premiers bénéficiaires.

Les armées font par ailleurs état d’un besoin croissant pour des outils de simulation. Une simulation de meilleure qualité, en sus de la préparation classique sur terrain et non pas en remplacement de celle-ci. Cela tombe bien, le programme Scorpion est conçu pour moderniser le segment simulation et l’amener au plus près de l’utilisateur. Ce sont, hormis de nouvelles cabines et la construction d’infrastructures dédiées dans chaque régiment, le système SEMBA, qui embarquera la simulation dans le véhicule Scorpion.

La députée Bono-Vandorme propose d’aller bien au-delà avec l’allocation de moyens adéquats « pour le développement d’un écosystème de simulation partagée interarmes mais aussi interarmées. Ce système permettra d’opérer un bond qualitatif par rapport aux capacités actuelles de préparation simulée. »

Des recommandations pour Sentinelle

Quant aux modalités de mise en œuvre de Sentinelle, la question semble aujourd’hui en suspens au sein du ministère des Armées. Dans les rangs parlementaires par contre, on se veut force de propositions. Dans l’immédiat, la députée Bono-Vandorme suggère d’établir une durée maximale dans la réquisition d’un renfort Sentinelle. Passée cette durée, la diminution de l’engagement se ferait automatiquement et éviterait une incertitude dommageable, notamment lorsqu’il s’agit du passage des unités en centre d’entraînement spécialisé.

À moyen terme, une solution plus ambitieuse serait « d’accélérer l’évolution de Sentinelle vers une capacité d’action rapide de certaines unités de l’armée de Terre en remplacement de la pratique actuelle de la patrouille ». Cette transformation contribuerait à soutenir une « culture de l’alerte et de la défense du territoire national » tout en libérant des moyens humains et budgétaires pour la préparation opérationnelle.

D’autres propositions pourraient émerger d’une mission d’information parlementaire consacrée à la préparation à la haute intensité, mission dont les travaux ont démarré le mois dernier. Les conclusions et éventuelles recommandations sont attendues pour l’automne prochain.

Un discours politique sur la sécurité intérieure de plus en plus exaspérant

Un discours politique sur la sécurité intérieure de plus en plus exaspérant


Les émeutes sporadiques des voyous dans les banlieues qu’ils ont conquises et dont les images sont virales sur les réseaux sociaux, ce 17 avril 2021 cette décision de justice en appel peu exemplaire à l’encontre d’apprentis-meurtriers qui ont essayé d’assassiner des policiers en Essonne montrent que la crise sécuritaire s’amplifie en France d’année en année malgré les annonces politiques.

Je le dis franchement : entendre comme d’habitude, avant chaque grande échéance électorale, un président de la République évoquer un bilan au demeurant peu flatteur (Cf. Les Gilets Jaunes, une crise bien vite oubliée) et faire des annonces pour lutter contre l’insécurité au quotidien devient insultant à force de prendre les Français pour des demeurés.

Qui peut croire qu’il y aura 15 000 places de prison en plus dans les années à venir alors que les retards s’accumulent depuis le lancement de ce projet en 2017 ? Curieusement les nouvelles annonces de prison bénéficient de reportages favorables dans les journaux télévisés auprès des populations alors cela était un obstacle jusqu’à présent. La peur de Marine Le Pen, présidente et une action détournée des médias ?

Qui peut croire d’ici un an qu’il y aura 10 000 policiers et gendarmes en plus alors qu’il faut une année de formation avant d’être opérationnel ? Il est annoncé un projet « d’école de guerre » pour la police comme d’ailleurs cela a été évoqué pendant un temps pour l’ENA avant sa suppression. Les armées font encore école mais ces belles idées oublient plusieurs points : l’admission à l’École de Guerre (et non plus collège interarmées de défense créé en 1993, vestige de la démilitarisation des esprits, du type « surtout n’évoquons pas la guerre »), rétablie heureusement en 2011, est le résultat d’un concours. Elle instaure aussi une prime de qualification et conditionne l’avancement.

Cela fonctionnerait-il dans la police ? Sûrement pour ce qui est de la prime. Il faudra peut-être faire l’état pour les cadres supérieurs de la police, notamment par rapport aux grades de leurs homologues des armées. Dans le passé, l’équivalence des grades des sous-officiers de la police à ceux de la Gendarmerie s’est révélée une “arnaque” au détriment des militaires dans le rapport responsabilité/ qualification/grade.

Les annonces budgétaires sont aussi au menu avec 1,7 milliards en supplément au budget du ministère de l’intérieur mais la question est-elle vraiment celle du « toujours plus d’argent » ? La sécurité ne réside-t-elle pas surtout dans le rétablissement de l’autorité des forces de sécurité dans leurs missions au quotidien (Cf. Mon billet du 25 octobre 2015, « De l’autorité et de la sécurité intérieure ») ? « L’uniforme » — des forces de sécurité et des militaires — doit être respecté, sans souffrir aucune insulte ou agression pour celui qui le porte et implique légitimement dans le cas contraire une réponse sévère.

Dans toute action, le bénéfice du doute doit être imposé au profit des forces de sécurité avec certes le contrepoids de la capacité d’enquête des différentes institutions concernées. Une réelle protection juridique doit en outre être assurée pour ne pas revoir les photos de policiers placardés dans certaines banlieues, des familles menacées ou agressées, se répéter le « succès de la manipulation » d’Assa Traoré contre les gendarmes. Je regrette d’ailleurs que les médias, inhibés ou complices plus ou moins volontaires, ont peu signalé qu’elle avait été condamnée en appel pour atteinte à la présomption d’innocence des gendarmes le 2 mars 2021. Significatif.

Il est temps que la sécurité au quotidien soit assurée réellement et sans faiblesse, y compris par des mesures coercitives plus fortes, quitte à être injuste.

Cette situation intérieure suscitant une inquiétude croissante qui a conduit à ces réflexions m’incite à mettre en ligne cet article publié en mars 2014 dans la revue Défense nationale et qui semble en partie toujours d’actualité (Cf. aussi Mon billet du 19 juin 2016 « L’assassinat de nos fonctionnaires de police aurait-il pu être évité ? ») car pourra-t-on éviter à terme de mettre des quartiers sous un régime sécuritaire spécial incluant la contribution des forces armées, n’en déplaise à tous les ardents défenseurs des libertés ?

Par extension, le retour des armées doit être réorganisé pour assurer aussi cette défense opérationnelle du territoire qu’elles avaient abandonnée, car peu valorisante, oubliant que la première mission d’une armée est de protéger sa population et son territoire. J’avais évoqué cette évolution nécessaire en mars 2014 dans l’article ci-dessous et dans un billet (Cf. 3 juillet 2016. « De la sécurité extérieure de l’Europe et de la défense du territoire national »). Le général Desportes a renouvelé cette approche dans la revue Défense nationale en février 2021 (Cf. Esprit Surcouf).

Constatons qu’il est temps de se réveiller, d’agir et de cesser de communiquer pour faire croire que le politique agit.

La sécurité intérieure : un domaine réservé à la police et à la gendarmerie ? (mars 2014)

La sécurité intérieure est un sujet croissant de préoccupation des citoyens français. L’évolution des forces armées, la place grandissante de la gendarmerie, sa migration vers le ministère de l’Intérieur mais aussi l’insécurité grandissante, les moyens de plus en plus limités pour l’État, un effacement progressif des armées dans leur mission première de protection de la population incitent à formuler cette question : la sécurité intérieure est-elle un domaine réservé à la police et à la gendarmerie ?

Lors d’un colloque sur le thème de la sauvegarde des populations[1] organisé par le centre de doctrine d’emploi des forces (CDEF) le 18 décembre 2012 à l’Assemblée nationale, Patricia Adam, présidente de la commission de la défense nationale et des forces armées, estimait à travers ses propos que les forces de sécurité du ministère de l’Intérieur[2] devaient suffire à assurer la protection et la sauvegarde de la population quelle que soit la crise.

Elle rappelait aussi que la France avait évolué d’un « dispositif de défense d’une ligne géographique à la défense de la population ». Elle considérait « cette mission comme la plus importante de toutes. Que serait une Défense nationale qui n’aurait pas pour objet premier la défense de la population ? Rien ». Cependant, elle était opposée à une forte implication des armées sur le territoire au titre de la sécurité intérieure.

Que faut-il donc penser du développement de l’insécurité subie ou ressentie aujourd’hui ? Signifie-t-elle l’échec des forces de sécurité ? Ne faut-il pas agir différemment ? L’armée ne devrait-elle pas être en appui, en mesure d’être en première ligne, ultime dissuasion contre tout débordement préjudiciable aux institutions ou à la population ?

Le constat d’une société en délitement sécuritaire

Des signaux d’alerte préoccupants apparaissent. L’autorité formelle de l’Etat ne parvient pas à être rétablie malgré les gouvernements successifs. Devant des députés en décembre 2013, le général de corps d’armée Soubelet, n°3 de la gendarmerie, déclarait avec la franchise nécessaire : « L’insécurité et le sentiment d’insécurité ne cesseront d’augmenter tant que la réponse collective à la délinquance ne sera pas adaptée ». En outre, plus grave, car ce commentaire montre aussi l’état de notre société, il ajoutait : « Aujourd’hui, toute une frange de notre jeunesse ne sait pas où est le bien et où est le mal. ». Ce constat sur l’absence de discernement de ce qu’est le bien et le mal s’ajoute à l’absence d’une éducation du respect de l‘Autre dans la société civilisée à laquelle nous prétendons. Une certaine rigueur morale est une des sources du respect et donc d’un certain « vivre ensemble » mis en danger aujourd’hui.

La violence se banalise aussi. Les armes de guerre prolifèrent sur notre territoire. Les morts d’hommes par armes à feu se multiplient. Les pompiers eux-mêmes sont agressés lors de leurs interventions. A Paris, quelque soixante-dix militaires sapeurs-pompiers sont agressés chaque année. A l’image de ce qui se passe dans un grand nombre de pays, l’ennemi, terroriste ou/et voyou, est devenu intérieur comme l’a évoqué Manuel Valls à plusieurs reprises.

Multiforme, il réclame une mobilisation graduée mais réelle de tous les moyens de l’État.

La société civile[3] est inquiète. Ainsi, les appels à l’Armée par des syndicalistes de la police (novembre 2005, lors des émeutes) ou de politiques (Ségolène Royal pour remettre les « jeunes » désocialisés dans le droit chemin), d’élus locaux (le maire de Sevran en 2011), ont été nombreux. En 2013, Samia Ghali, sénatrice, évoquait le besoin de déployer des militaires cette fois dans les hôpitaux de Marseille. Dans un sondage YouGov publié le 12 septembre 2013 dans le Huffington Post, à la question « Seriez-vous favorable ou opposé à ce que l’armée soit envoyée à Marseille pour lutter contre la violence ? », 57% des sondés se sont déclarés y être « plutôt favorables », contre seulement 25% « plutôt opposés ». L’opinion publique s’est d’ailleurs habituée à la présence quotidienne des militaires patrouillant ostensiblement dans les gares et les aéroports (1000 hommes/jour). Enfin, le sondage du CEVIPOF[4] de janvier 2014 montre que l’armée recueille 74% d’indice de confiance derrière les hôpitaux (79%) et avant la police 68%, l’école (67%), la justice (44%), les médias (23%), les partis politiques (11%). La fonction présidentielle et le gouvernement inspirent eux-mêmes peu de confiance, soit respectivement 31% et 25%. L’Armée est l’institution qui a la confiance des citoyens.

Il ne semble d’ailleurs pas sain qu’un ministère cumule tant de capacités pour faire appliquer l’ordre et la loi. Nul ne doute du républicanisme des membres du ministère de l’Intérieur  mais une telle puissance potentielle ne peut-elle pas devenir un risque pour le fonctionnement des institutions lors d’une crise grave ? La fusion progressive de la police et de la gendarmerie dans son fonctionnement donne en outre au ministère de l’Intérieur[5] un pouvoir bien singulier en disposant de l’ensemble — ou presque — de la palette des armements que l’on ne verrait pas dans la police d’aucun autre État européen. Un ministère de l’intérieur peut-il disposer de blindés certes anciens, armés même légèrement, d’équipes NRBC (nucléaire, radiologique, biologique, chimique) sans oublier des missions comme la participation au « contrôle et à la sécurité des armements nucléaires » ? Il faut donc rétablir l’équilibre entre d’une part les missions de sécurité des personnes et des biens assurées par les forces de sécurité, d’autre part les forces armées chargées notamment de la protection du territoire et de la population. Cela conduirait sans doute aussi à réfléchir à une nouvelle répartition des missions entre la gendarmerie et l’Armée de terre.

L’Armée sur le territoire national en protection de la population

Les forces armées constituent pour l’instant la dernière marge de manœuvre de l’État en gestion de crise intérieure. Il faut réaffirmer le lien entre l’armée de la nation et la nation. En effet, les Français peuvent s’interroger : quel est l’intérêt de ces forces armées qui, finalement, n’assurent leur protection que d’une manière lointaine, sans doute coûteuse, peu visible et pas toujours compréhensible, en Afghanistan, en Libye ou en Afrique ? Le manque de soutien à l’opération Sangaris en RCA en est un signe.

Par ailleurs, la « réorganisation » issue des deux derniers « Livre blanc » a fait des armées de simples contributrices à la protection des citoyens par le biais des politiques de sécurité intérieure et de sécurité civile. Certes la règle est de fournir, en fonction des effets attendus, une capacité « clés en mains » sous le commandement opérationnel du chef d’état-major des armées. Cependant, l’idée de la simple contribution des armées à la sécurité du territoire et à la protection des Français est à revoir. Les armées ne font pas que « contribuer », elles sont le garant de la pérennité de la France. Elles ne sont ni politisées ni syndiquées, ne se mettent pas en grève, servent en tout temps, en tout lieu. Elles sont surtout l’expression de la communauté nationale dans sa diversité et dans la volonté de servir avec abnégation. Elles sont totalement légitimes pour agir au titre de la sécurité intérieure en cas de crise importante.

Dans une mission de reconquête des zones de non-droit, les armées peuvent assurer la permanence de l’État sur une certaine durée. Nos expériences militaires dans les engagements récents notamment au titre des opérations de stabilisation, toute proportion gardée dans l’usage des moyens, mériteraient d’être donc adaptées au territoire national. Par leur attitude envers la population civile, la force mesurée dont elles savent faire preuve, leur entraînement et leur formation, les forces armées permettraient à l’administration notamment policière, de se réinstaller et donc d’être plus présente à terme.

La légitimité des armées en sécurité intérieure doit être rappelée. Elles ont une image positive et d’exemplarité auprès des citoyens. Leur légitimité n’est pas contestable. Peut-on alors ignorer l’apport des armées dans un tel contexte même s’il agit d’un emploi exceptionnel bien que prévu dans les textes ? Le débat sur la capacité de l’État à assurer ce droit à la sécurité pour tous les citoyens, sur l’utilisation judicieuse de tous ses moyens alors que cette période de forte contrainte budgétaire limite l’augmentation des effectifs est donc légitime.

L’engagement des armées dans des missions de sécurité intérieure ne doit donc pas être écarté idéologiquement selon des critères obsolètes. Il est temps de concevoir une stratégie de l’État dans un domaine vital qui est celui du respect du droit à la sûreté de chaque citoyen.

Propositions pour des armées pleinement associées à la sécurité intérieure

Une stratégie nouvelle mais cohérente sur la sécurité intérieure, sans idéologie ni références historiques dépassées, doit répondre aux inquiétudes de nos concitoyens. Le rôle des armées et en particulier celui de l’armée de terre sur le territoire national doit être repensé. Outre la mise en œuvre de la posture permanente de sécurité, leur participation à la cyberdéfense et à la lutte contre le terrorisme, les armées doivent s’impliquer plus dans la sécurité intérieure surtout si l’on prend en considération par exemple le retour à terme de plusieurs centaines de Français djihadistes de Syrie (700 selon le président de la République lors de sa conférence de presse du 14 janvier 2014).

Réintégrons la mission « protection » comme étant la mission principale des armées. Une armée est faite pour défendre les citoyens. Les armées sont aussi forces de 3e catégorie. Ainsi, l’emploi ou la mise à disposition prévue par le Livre blanc non négligeable des 10 000 soldats sur le territoire national représente une force non négligeable par rapport aux forces de maintien de l’ordre (gendarmerie et CRS, environ 25 000 hommes).

Repenser la protection du territoire national dans ses frontières terrestres peut aussi être d’actualité dans le contexte de l’immigration illégale qui devient croissante et à laquelle il faudra bien répondre un jour ou l’autre d’une manière plus ferme. Certes les accords de Schengen, tant qu’ils ne sont pas remis en cause, n’appellent pas un engagement militaire spécifique aujourd’hui pour contrôler les frontières. De même, la France n’a plus de contact direct avec un Etat susceptible de justifier une protection particulière sauf en Guyane. En revanche, pourquoi ne pas réfléchir dans le cadre européen à une protection des frontières de l’Union par projection de forces, même si cela poserait un débat sur la souveraineté des États considérés. Il semble pourtant que cette question entre dans le questionnement sur le devenir de l’Europe. Cet affichage militaire de la protection du territoire national sinon européen serait sans aucun doute compris par chaque citoyen.

Une révolution des mentalités est urgente. Une approche globale de la sécurité intérieure est aujourd’hui nécessaire pour imposer une stratégie (un but à atteindre à terme) et donc une planification des « opérations ». À l’image du concept militaire de l’approche globale sur les théâtres d’opérations extérieures, un concept interministériel de l’approche globale sur le territoire national pourrait intégrer et coordonner les différentes capacités de l’État : forces de sécurité, forces armées mais aussi acteurs publics sinon privés de l’action sociale et économique. Les armées agiraient notamment en planification par le biais des états-majors interarmées de zone de défense.

La mission de la DOT (défense opérationnelle du territoire) doit être revalorisée. Elle peut s’exercer aujourd’hui dans le cadre de l’organisation territoriale interarmées de défense[6]. Elle pourrait faire appel non seulement à la réserve opérationnelle mais aussi à une garde nationale qui lui donneraient les ressources humaines nécessaires. Une sécurité sera d’autant mieux assurée que le citoyen y contribuera et s’appropriera cet élément constitutif de la citoyenneté avec pour effet le raffermissement du lien entre le citoyen, les armées et la nation.

L’intervention militaire en première ligne reste un signe fort, exceptionnel qui doit répondre à des règles d’engagement strictes mais sans ambiguïté au titre de la maîtrise de la violence. Elle s’inscrit naturellement dans un cadre légal[7] et doctrinal. Elle intègre aussi la sécurité de nos soldats et de leurs familles. En outre, la mission ne peut se traduire par un échec. Il faudra définir précisément les objectifs à atteindre, planifier les opérations en étroite collaboration avec les autorités civiles, assurer la préparation opérationnelle et la formation morale. Elle doit permettre aux forces de sécurité de première et de seconde catégorie de reprendre pied en zone urbaine.

L’exemple de Marseille est significatif. 2 900 policiers sont déployés sur 240 km² pour 850 000 habitants. Or, un rapport de la Cour des comptes[8] dénonçait leur faible présence sur la voie publique soit en moyenne 5 à 6% des effectifs à l’instant T, soit moins d’un policier au km² et 1 pour 4 900 habitants. La contrainte budgétaire est ce qu’elle est. Il n’y aura que peu (ou pas) d’embauches. Lorsqu’il faut un an pour déployer deux cents hommes à Marseille, un ou deux régiments d’infanterie immédiatement disponibles pour une durée certaine, soit environ 1 500 hommes, ne pourraient-ils pas contribuer à restaurer l’ordre qui permettra aux forces de sécurité intérieure de reprendre l’ascendant ?

Enfin, il faut garantir la protection des forces. En mars 2012, des soldats français sont assassinés sur le territoire national. Leur vulnérabilité comme celles de leurs familles sont dévoilées. Or, le souci de beaucoup d’entre eux est de vivre comme « les civils » et au milieu d’eux. En cas de crise ou d’une campagne terroriste, quelle serait leur situation ? Savoir sa famille en danger est une menace pour le moral du soldat et pour son efficacité. Être dispersé est une menace pour l’efficacité des armées dont la force s’appuie aussi sur leur capacité à agir collectivement.

Les armées doivent être capables d’assurer leur propre protection sur le territoire national. Cela implique que les familles des forces armées sinon des forces de sécurité soient protégées, sans doute dans des logements regroupés dans des quartiers pourquoi pas militaires pour éviter menaces et représailles.

Pour conclure, combattre l’insécurité, et donc assurer le retour de la sécurité pour nos concitoyens, ne pourra se faire que par une stratégie de longue haleine, une présence permanente sur le terrain, favorisée par le déploiement complémentaire de capacités militaires crédibles et respectées. Il s’agit finalement d’établir un nouveau rapport de forces qui vise à imposer légalement l’autorité de l’État avec tous ses moyens, loin de toute idéologie, dans un contexte aussi de contraintes budgétaires.

La sécurité intérieure n’est pas un domaine réservé à la police et à la gendarmerie.


[1] Cf. « La sauvegarde des populations », CDEF, avril 2013

[2] En 2014, la gendarmerie dispose de 97 167 ETP, dont 11 868 pour la gendarmerie mobile, la police nationale 143 606 ETP dont environ 13 100 C.R.S., soit un total de 240 773 personnels.

[3] Cf. « L’armée dans l’espace public », Inflexions, juin 2012

[4] Opinionway pour Cevipof, interviews du 25 novembre 2013 au 12 décembre 2013, 1800 personnes

[5] Cf. « Théâtre national et sauvegarde », revue Défense Nationale, mai 2011

[6] Cf. Colonel Salaün, « L’engagement des armées sur le territoire national », RDN ; mai 2011

[7] Articles 16 et 36 de la Constitution, loi de 1955  sur l’état d’urgence

[8] Cour des comptes, « L’organisation et la gestion des forces de sécurité publiques », juillet 2011

«Nos soldats ne sont pas équipés pour le maintien de l’ordre, ni pour se protéger, ni pour pouvoir réprimer»

«Nos soldats ne sont pas équipés pour le maintien de l’ordre, ni pour se protéger, ni pour pouvoir réprimer»

 

Par  Paul Sugy – Le Figaro – Publié le

http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2019/03/21/31001-20190321ARTFIG00051-nos-soldats-ne-sont-pas-equipes-pour-le-maintien-de-l-ordre-ni-pour-se-proteger-ni-pour-pouvoir-reprimer.php

 

(Photo by Ludovic Marin / AFP)

 

FIGAROVOX/ENTRETIEN – Le gouvernement a décidé que des soldats seront déployés pour maintenir l’ordre lors des manifestations des «gilets jaunes» samedi 23 mars, durant l’acte 19. L’historienne Bénédicte Chéron y voit une dangereuse confusion quant au rôle et à la mission de l’armée française.


Bénédicte Chéron est historienne, spécialiste des relations entre les armées et la société, au SIRICE (Sorbonne Universités) et à l’IESD (Lyon III). Elle est l’auteur de Le soldat méconnu, les Français et leurs armées(Armand Colin, 2018).


FIGAROVOX.- Les soldats de l’opération Sentinelle, qui ont vocation à faire face au terrorisme, seront mobilisés samedi lors de la 19ème mobilisation des «gilets jaunes». Vous reprochez au gouvernement de «jouer avec le feu»: pourquoi?

Bénédicte CHÉRON.- Le premier risque induit par l’annonce du porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, réside dans la confusion. Il évoque le déploiement de Sentinelle samedi prochain après avoir énuméré l’ensemble du dispositif destiné à faire face à la mobilisation des «gilets jaunes». Il parle d’ «une mobilisation renforcée du dispositif Sentinelle pour sécuriser les points fixes et statiques conformément à la mission du dispositif Sentinelle». Ces mots peuvent certes être compris comme l’annonce de militaires positionnés pour faire face à la menace terroriste en des lieux privés de la protection des forces de sécurité intérieure, requis du fait des manifestations. Mais pour des non spécialistes, cette précision est très insuffisante. Les Français ont le sentiment que les militaires sont mobilisés dans le cadre du déploiement sécuritaire lui-même.

La mission du dispositif est bien de répondre à la menace terroriste et non de faire du maintien de l’ordre.

En réalité, les lieux où seront déployés les militaires, si l’on en croit les précisions apportées par la suite, sont ceux où ont été largement mobilisées des forces de l’ordre ainsi rendues immobiles samedi dernier, ce qui a été reproché au gouvernement.

Cette confusion sémantique et factuelle vient alors alimenter la tension. Il suffisait de suivre les effets de cette déclaration sur les réseaux sociaux pour s’en rendre compte: ceux qui se réclament du «camp de l’ordre» se sont réjoui que l’on envoie l’armée face aux manifestants, quand bien même ça n’est pas l’exacte réalité ; les partisans de la révolte ont hurlé leur colère face à ce qui a été entendu comme la volonté de leur opposer des militaires.

Le gouvernement a précisé cependant que les soldats ne feront pas de maintien de l’ordre, mais sécuriseront des points sensibles, comme du reste ils en ont l’habitude! Est-ce vraiment si problématique?

C’est le second risque. Les militaires ne seront pas déployés face aux manifestants mais bien en garde statique autour de bâtiments. Mais rien ne garantit, dans un contexte chaotique, que militaires et manifestants ne se trouveront pas à un moment face à face. La situation n’est pas absolument nouvelle: depuis le déploiement de l’opération en janvier 2015, d’autres mouvements sociaux ont eu lieu. Lors des manifestations contre la loi travail par exemple, il y a eu des face-à-face fortuits parfois tendus. Le sang-froid et le professionnalisme des militaires ont évité tout débordement tragique. Cependant, quand la tension est autrement plus forte, la question est évidemment plus aiguë.

Or, les militaires ne sont pas équipés pour le maintien de l’ordre, ni pour se protéger, ni pour pouvoir réprimer d’éventuels débordements. Leur armement vise à avoir des effets létaux parce qu’il est destiné à porter un dommage à un ennemi que le politique désigne et non à maintenir l’ordre. Ça n’est pas une nuance sémantique ou un débat de techniciens que l’on pourrait résoudre en modifiant leur équipement. C’est une différence cruciale qui tient à la fonction des armées au sein de la société. Leur rôle n’est pas d’assurer la sécurité intérieure.

En ayant recours aux armées dans ce contexte et en jouant sur la confusion, le gouvernement alimente un brouillage entre les fonctions de sécurité intérieure et la fonction militaire. Ce brouillage n’est propice ni à l’apaisement, ni à la compréhension des rôles de chacun. Une opération militaire ne peut être évaluée qu’au regard des causes qui la motivent et des finalités qu’on lui demande d’atteindre. Dans le cas présent, la confusion règne dans les deux domaines.

Si cette annonce peut prendre des airs de décision forte d’autorité, elle est aussi un aveu de faiblesse.

Ce «recours au kaki» est d’abord un coup de com’?

Le déploiement de Sentinelle en 2015 n’est pas d’abord un coup de communication. Il a une légitimité, dans l’instant de la décision politique: il s’agit alors, face à une menace qui a été mal anticipée, de se donner tous les moyens de protéger les Français et de faire la démonstration de la force régalienne capable de se déployer avec efficacité. La question est en revanche devenue plus aigue dès lors que le dispositif a été massivement pérennisé et que le politique l’a abondamment utilisé à des fins de communication. Vouloir produire des effets psychologiques par une présence militaire soutenue n’est pas illégitime, instrumentaliser cette présence à force de perdre de vue le sens d’une opération militaire l’est bien davantage.

En outre, cette utilisation politique et la réalité même de l’opération ont induit des confusions désormais tenaces dans la société française entre le rôle des forces de sécurité intérieure et celui des armées. Beaucoup, à l’époque, ont considéré que ce risque était négligeable. On constate aujourd’hui qu’il n’en est rien et les militaires, parce qu’ils sont les premiers concernés, font probablement partie des plus lucides de nos concitoyens sur le contresens majeur qui est fait sur le sens de leur engagement et sur les risques induits par la manière dont le politique les utilise.

Cependant, les débordements du samedi 16 mars et les polémiques qu’ils ont engendrées obligent le gouvernement à faire preuve d’une fermeté plus grande: les marges de manœuvre sont réduites…

C’est en cela que si cette annonce peut prendre des airs de décision forte d’autorité, elle est aussi un aveu de faiblesse. Si bien des confusions ont existé depuis le début de l’opération Sentinelle, elles n’avaient jamais été provoquées ni assumées de manière aussi manifeste par l’exécutif et son gouvernement, dans une telle situation de tension.

La question de fond est celle de l’engrenage politique qui a mené à ce que le gouvernement considère cette option comme une voie possible.

La question de fond est celle de l’engrenage politique qui a mené à ce que le gouvernement considère cette option comme une voie possible. Observons ce que l’histoire enseigne en la matière: les époques lors desquelles les forces armées ont été employées dans des fonctions de sécurité intérieure et lors desquelles on a placé des militaires face à leurs concitoyens ne sont pas celles d’où les gouvernements sont sortis le plus grandis, et c’est un euphémisme. C’est une leçon que les chefs militaires d’aujourd’hui ont retenue de cette histoire parfois douloureuse. Il n’en est visiblement pas de même du côté du politique.

Une militaire de l’opération Sentinelle a mis fin à ses jours avec son arme de service

Une militaire de l’opération Sentinelle a mis fin à ses jours avec son arme de service

http://www.opex360.com/2019/03/14/une-militaire-de-loperation-sentinelle-a-mis-fin-a-ses-jours-avec-son-arme-de-service/

Sentinelle ou l’expérience de la sécurité juridique « augmentée » des forces armées engagées sur le territoire national

Sentinelle ou l’expérience de la sécurité juridique « augmentée » des forces armées engagées sur le territoire national


Par Lieutenant-colonel Nathalie Papp – Revue de doctrine des forces terrestres –

https://www.penseemiliterre.fr/-sentinelle-ou-l-experience-de-la-securite-juridique-augmentee-des-forces-armees-engagees-sur-le-territoire-national_777_1013077.html

Saut de ligne

Le qualificatif « augmentée » désormais accolé à des sujets devenus plus performants grâce aux progrès technologiques liés à l’intelligence artificielle peut trouver une parfaite application pour décrire les évolutions juridiques récentes qui ont bénéficié aux militaires déployés sur le TN dans le cadre d’une réquisition.

L’augmentation ne provient pas ici d’avancées technologiques mais de la prise en compte par l’État d’un besoin de lisibilité portant tant sur les modalités d’engagement des forces armées sur le TN que sur les conditions d’emploi de la force.

L’année 2017 apparaît à cet égard comme l’année charnière au cours de laquelle les réflexions menées depuis les attentats de 2015 ont conduit à l’adoption de textes nouveaux  ; temps finalement assez court pour la maturation de problématiques aux lourds enjeux en termes de sécurité et de libertés publiques  ; délai nécessaire pour trancher des questions fondamentales touchant à l’essence même des armées au regard des missions que la Nation entend leur confier en situation d’attaques terroristes. 

Ainsi, le militaire sur le TN bénéficie aujourd’hui, au-delà des textes fondamentaux qui organisent son engagement sur le TN et son cadre légal d’usage des armes, d’une légitimité tirée de la compréhension désormais partagée de sa mission et de ses limites naturelles ainsi que de la maîtrise de l’environnement dont il fait preuve, l’ensemble contribuant à sécuriser juridiquement son action.

Une compréhension  partagée de la nature de la mission des armées sur le TN

La période « chaotique » post attentats en 2015 et le déploiement de l’opération Sentinelle, exceptionnelle au regard du volume de forces engagées sur la durée,  a légitimement conduit à s’interroger sur l’adaptation du cadre juridique existant à ce contexte de violence nouvelle. En effet, constitué de textes souvent anciens, ajoutés au fil du temps selon les besoins du moment, le cadre juridique d’engagement des forces armées sur le TN est d’une appréhension difficile pour le profane. Pourtant, l’organisation de la défense en France est d’une présentation simple, fondée sur deux piliers : la défense militaire et la défense civile37. Cependant, l’ajout des régimes d’application exceptionnelle38 a pu en complexifier la lecture en première approche. De même, l’introduction par le Livre Blanc de 2008 du concept de sécurité nationale39 dans le code de la défense  (CODEF) a également pu contribuer à en brouiller la lecture, la sécurité nationale embrassant aussi bien la sécurité extérieure que la sécurité intérieure et ne recouvrant qu’une partie du champ de la défense nationale. Ainsi, si elle continue à avoir pour objet d’assurer la protection ultime du territoire et de la population, la Défense nationale ne vise plus désormais qu’à répondre aux agressions armées et non plus à toute forme d’agression.

La nouvelle version de l’instruction 1010040, décrit parfaitement dans son introduction cette dichotomie organisée au sein du concept de sécurité nationale : d’une part la politique de défense qui a pour objet de protéger l’intégrité du territoire contre les agressions armées et d’autre part les politiques de sécurité publique et civile nationales qui visent à garantir la sécurité et la protection des populations. Les compétences sont ainsi clairement définies : les forces armées constituent bien l’Ultima ratio de la Nation en assurant la défense militaire du territoire. La défense civile constitue le fondement sur lequel repose l’engagement des forces armées sur le TN dans le cadre des opérations de type Sentinelle ou Vigipirate : engagement sur la base d’une réquisition émise par l’autorité civile pour intervenir en appui des forces de sécurité intérieure ou des forces de sécurité civile41.

De cette répartition des compétences en fonction de la menace envisagée découle logiquement la nécessité de maintenir une distinction entre l’exercice quotidien du droit commun de la sécurité publique et la mise en œuvre d’un droit dérogatoire qu’autorisent seules certaines circonstances exceptionnelles42. 

Dès lors, la question qui a pu se poser d’accorder aux militaires déployés sur le TN en appui des FSI, des prérogatives particulières leur permettant d’effectuer des actes relevant de la police administrative ou judiciaire43 perd de sa pertinence. En effet, rien ne justifie l’attribution de pouvoirs dérogatoires à des forces non chargées d’une mission de sécurité publique en temps « ordinaire  ». Cette attribution de pouvoirs « apparemment neutres » au regard de l’effet produit sur le terrain conduirait, dans les faits, à une évolution profonde (un véritable changement de nature) de la mission du militaire et de la finalité des armées. 

Ainsi, cette compréhension du schéma de la stratégie de sécurité nationale est un élément essentiel de légitimité des forces armées sur le TN par la préservation de leur identité profonde et de leur finalité qui est de protéger la Nation contre une agression armée tout en consacrant son rôle de contributeur à la mission de sécurité publique.

 

Une  maîtrise optimisée de l’environnement TN

Les travaux conduits sur l’adaptation du cadre juridique au contexte nouveau du territoire national ont avant tout mis en avant un besoin de clarification  de cet engagement au regard de ses modalités de mise en œuvre et de l’emploi de la force.

La révision de l’instruction 1010044 a eu pour objet d’y remédier en introduisant de la cohérence et quelques modifications substantielles.

Sur le fond, ce document a apporté une avancée majeure avec l’introduction de la notion d’effet à obtenir qui permet de préserver la liberté d’action du chef militaire. Il a également sanctuarisé le dialogue civilo militaire, garant de l’efficacité de l’action militaire sur le terrain, grâce à l’adhésion qui résulte d’un échange constructif. Enfin, la proposition d’un modèle de réquisition unique, accompagné d’un « mode d’emploi » détaillé contribue également à sécuriser l’action du militaire en l’assurant de la définition de l’ensemble des éléments dont il a besoin pour conduire sa mission.

Sur la forme, ce document, rédigé d’une façon très claire facilite la lecture de l’utilisateur d’une part en intégrant les dispositions de l’instruction 50045 désormais abrogée et d’autre part en décrivant de façon synthétique les aspects de l’engagement des armées sur le TN. L’exclusion, en préambule, des formes d’engagement dans le cadre de la défense militaire et notamment de la Défense opérationnelle du territoire46 contribue grandement à la clarté du document en focalisant le propos sur l’appui aux forces de sécurité intérieure et civile en temps de paix (et éventuellement en situation d’État d’urgence). La notion de «maintien de l’ordre public » qui prêtait à confusion est écartée au profit de celle plus précise et juridiquement acceptable de participation des armées au maintien de l’ordre impliquant la confrontation à une foule hostile. Le caractère exceptionnel de cette confrontation est clairement annoncé. Enfin, la présentation claire et actualisée des conditions d’emploi de la force et d’usage des armes contribue à la sécurité juridique des militaires.

En effet, le militaire déployé sur le TN, à l’instar des membres des forces de sécurité intérieure47, disposait uniquement des causes d’irresponsabilités pénales communes à tout citoyen.

Les attentats du Bataclan ont mis en exergue la nécessité de mettre en place une nouvelle excuse pénale justifiant l’ouverture du feu à l’encontre d’un terroriste ayant commis ou tenté de commettre des meurtres et présentant de façon objective la volonté de réitérer. Cette excuse pénale qualifiée de « périple meurtrier » a été introduite à l’article 122-4-1 du code pénal et bénéficiait au militaire requis, consacrant ainsi sa reconnaissance d’acteur du territoire national.

Les actes d’agression qui se multiplièrent à l’encontre des forces de l’ordre conduisirent à la rédaction d’un rapport rédigé sous la direction de Mme Cazaux-Charles48  concluant à la nécessité d’instituer un cadre légal d’usage des armes pour les forces de l’ordre. L’uniforme, qui a longtemps constitué une protection par le respect qu’il inspirait,  est désormais visé. Cette évolution a justifié la mise en place d’une protection spéciale, par rapport au citoyen ordinaire, avec la mise en œuvre d’un cadre légal d’usage des armes. Ainsi, l’article L.435-1 du code de la sécurité intérieure définit cinq cas dans lesquels les forces de sécurité intérieure et agents des douanes peuvent faire usage de leur arme. En application de l’article L.2338-3 du CODEF,  ce régime est applicable aux militaires déployés sur le territoire national dans le cadre des réquisitions49 (pour les cinq cas dont le périple meurtrier retiré du code pénal et intégré désormais au CSI) ainsi qu’aux «militaires chargés de la protection des installations militaires situées sur le territoire national » (à l’exception du « périple meurtrier »). Cet usage  des armes est soumis au respect des principes dégagés par la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH)  d’absolue nécessité et de stricte proportionnalité.

L’attribution du bénéfice de ce cadre aux militaires, au-delà de son utilité, a un fort impact symbolique, comme cela avait été le cas pour le périple meurtrier.

Outre ces évolutions législatives certes essentielles, l’emploi de la force sur le TN a été placé au cœur des préoccupations.  Ainsi, les actions concourant à la satisfaction de l’objectif d’une maîtrise parfaite de l’emploi de la force, conçue comme un élément essentiel de la légitimité de notre action sur le TN (à l’instar de ce qui se passe en OPEX) ont été renforcées par le biais d’un véritable travail de « refondation50 » de la formation51 et du conseil juridique, en constante évolution. Cette formation est d’autant plus cruciale que la « dualité d’emploi » du militaire, en OPEX et sur le TN, suppose une souplesse intellectuelle pour s’adapter à des cadres juridiques différents (et à des environnements différents) requérant de bonnes capacités d’appréciation. Cependant, le souci permanent de la maîtrise de l’emploi de la force inculqué au soldat, en opération extérieure, se retrouve sur le TN et contribue ainsi à son efficacité sur le TN.

Ainsi, le cadre juridique d’engagement des forces armées sur le TN dans le cadre de la défense civile en temps de paix n’a pas subi de modification profonde. C’est l’important travail d’appropriation du domaine qui a permis de dégager les voies d’amélioration et d’instaurer de la cohérence dans un système touffu. Cette expérience confirme que notre système juridique, fruit d’une histoire, est parfaitement modelable et adaptable aux enjeux et contextes nouveaux. Aussi, plutôt que d’ajouter à des édifices souvent complexes, l’effort doit être porté sur la compréhension, la clarification et la « bonne » mise en œuvre de l’existant.

 

37 De façon plus rigoureuse, la défense s’organise entre défense militaire et défense non militaire. Cette dernière étant composée de la défense économique et de la défense civile. Les forces armées n’ayant que peu d’impact sur la défense économique, le terme de défense civile est plus largement usité.

38 État de siège, état d’urgence et état de guerre.

39 Article L1111-1 du CODEF : « La stratégie de sécurité nationale a pour objet d’identifier l’ensemble des menaces et des risques susceptibles d’affecter la vie de la Nation, notamment en ce qui concerne la protection de la population, l’intégrité du territoire et la permanence des institutions de la République, et de déterminer les réponses que les pouvoirs publics doivent y apporter. L’ensemble des politiques publiques concourt à la sécurité nationale. La politique de défense a pour objet d’assurer l’intégrité du territoire et la protection de la population contre les agressions armées. Elle contribue à la lutte contre les autres menaces susceptibles de mettre en cause la sécurité nationale. Elle pourvoit au respect des alliances, des traités et des accords internationaux et participe, dans le cadre des traités européens en vigueur, à la politique européenne de sécurité et de défense commune. »

40 Instruction n°10100/SGDSN/PSE/PSN/NP du 14/11/2017.

41  Article L1321-1 du code de la défense.

42 Pour approfondir la sécurité nationale, nouveau concept du droit français, Bertrand Warusfel.

43  Vérification ou contrôle d’identité, fouille.

44 Instruction interministérielle relative à l’engagement des armées sur le territoire national en cas de crise majeure n°10100/SGDSN/PSE/PPS/CD du 3 mai 2010.

45 Instruction interministérielle n° 500/SGDN/MPS/OTP relative à la participation des forces armées au maintien de l’ordre du 9 mai 1995.

46 Les armées sont également engagées, dans le milieu terrestre, dans le cadre de la défense militaire, pour la mise en œuvre des mesures permanentes de Défense opérationnelle du territoire (DOT).

47 Les gendarmes disposaient d’une excuse pénale spécifique mais dans les faits celle-ci était contrainte par la jurisprudence de la CEDH.

48 Directrice de l’Institut National des Hautes Etudes de la Sécurité et de la justice (INHESJ).

49 Prévues à l’article L1321-1 du code de la défense.

50 Délivrance avant déploiement d’une « instruction juridique opérationnelle » uniformisée, présentée par des LEGAD formés au cadre juridique sur le TN, développement  de tutoriels.

51 Importance d’une formation orientée sur les aspects pratiques (notamment exemples).

Emploi de la force armée sur le territoire métropolitain de 1791 à nos jours

Emploi de la force armée sur le territoire métropolitain de 1791 à nos jours

Par les Chefs de bataillon Alexandre Bancel* et Jean-Luc Grossin* – Cahiers de la pensée mili-Terre P

L’opération Sentinelle conduit l’armée à Terre à réétudier son engagement sur le territoire national. Son déploiement sur le sol métropolitain n’est pourtant pas nouveau. Au lendemain de la Révolution française, l’armée joue un rôle essentiel dans le maintien de l’ordre public. Seule l’union des tranchées apportera une véritable rupture, entraînant un effacement progressif des armées sur le TN, jusqu’à les cantonner à des missions d’assistance à la population en cas de catastrophes naturelles. L’émergence de la question sécuritaire liée aux récents attentats amène à reconsidérer profondément cette situation par l’éclairage des enseignements de deux siècles d’histoire.

«Sentinelle donne lieu à une rupture stratégique. On peut discuter de l’emploi des armées sur le territoire national, mais non de ce qui constitue un postulat: les Français veulent être protégés, là où ils se trouvent et il est de la mission des militaires d’y contribuer»[1]. Par ces propos, le CEMA rompt ainsi avec une logique d’effacement progressif des forces armées sur le sol national qui avait prévalu jusqu’alors.

En 1791, la France révolutionnaire, faisant face à d’importants troubles intérieurs, décide de la création d’une force en charge de l’ordre public: la gendarmerie nationale. Celle-ci, aux côtés de la police, évince progressivement l’armée des missions de sécurité intérieure. Néanmoins, cette bascule ne s’observe que dans le milieu terrestre. La Marine et l’armée de l’Air restent seules présentes dans leurs milieux respectifs, assumant ainsi l’action de l’État en mer et la sauvegarde de l’espace aérien. Partant, hors opérations militaires contre les forces d’États ennemis, la contribution de l’armée de Terre  se borne à participer à la résolution des catastrophes naturelles[2] tout en prévoyant son engagement au titre des états d’exception[3]. L’effondrement du «plafond de verre» de l’employabilité de l’armée de Terre sur le territoire national (TN) depuis la mise sur pied de l’opération Sentinelle en 2015 marque un changement de paradigme. Celui-ci doit néanmoins être considéré au travers des enseignements tirés de l’histoire.

L’héritage de deux siècles d’engagement de l’armée de Terre sur le territoire métropolitain lui donne-t-il des clés de compréhension pour s’adapter à la nouvelle menace incarnée par l’apparition d’un ennemi à l’intérieur? Quel rôle l’armée de Terre peut-elle ainsi jouer dans la sécurité intérieure?

Ce sont les enseignements de deux siècles de déploiements sur le territoire métropolitain qui offrent à l’armée de Terre les repères nécessaires pour faire face aux défis d’une nouvelle donne sécuritaire et optimiser son engagement.

La réflexion qui suit vise à donner sens à cet engagement crescendo dans le milieu terrestre sur le territoire national. Ainsi, cette étude s’attachera à mettre en exergue les constantes et ruptures de l’histoire avant de proposer une nouvelle posture pour l’armée de Terre sur le territoire métropolitain.

 

Un socle inamovible, legs de l’histoire

Le règlement de l’instabilité institutionnelle à la fin du XIXème siècle, conjugué à la fraternisation des tranchées, évince progressivement l’armée de Terre de la problématique de l’ordre public. Contrairement à la Marine et à l’armée de l’Air restées «menantes» dans leurs milieux respectifs, l’armée de Terre n’est plus que «concourante».

 

  • «Cedant arma togae»

Le principe de subordination de la chose militaire à l’autorité civile est l’un des plus vieux principes de l’histoire de France. Il s’applique aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du territoire national. Il est une constante en dépit des vicissitudes des changements de régimes politiques. Ainsi l’apostrophe cicéronienne trouve-t-elle encore un écho dans le monde actuel, «cedant arma togae». Le corpus législatif donne, en effet, des rôles différenciés aux sphères civiles et militaires selon l’état du droit (du droit commun au droit de la guerre, en passant par les différents états d’exception[4]). Par ailleurs, l’organisation des armées sur le territoire national reste étroitement subordonnée au pouvoir civil, comme l’illustre la chaîne OTIAD[5]. Son engagement en métropole est encadré par la demande de concours ou la réquisition.

Cette structure est le fruit d’une longue histoire. Elle s’explique principalement par la crainte récurrente du césarisme par le pouvoir politique. Force est de constater que cette crainte n’est pas fantasmée. Ainsi, le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) est un coup d’État exécuté sous le Directoire par les trois directeurs, soutenus par l’armée, contre les jacobins d’une part et les royalistes, majoritaires dans les Conseils (Conseil des Cinq-Cents et Conseil des Anciens), d’autre part.

Il en est de même lors du coup d’État du 2 décembre 1851. Si le peuple de Paris réagit relativement peu pour défendre une assemblée conservatrice qui l’a dépouillé d’une partie de ses droits politiques, ce n’est pas le cas dans les zones rurales de près d’une trentaine de départements. À la suite de cette insurrection républicaine de provinces, trente-deux départements sont mis en état de siège dès le 8 décembre. Avec l’état de siège, tout le pouvoir est localement donné aux autorités militaires qui, en quelques jours, maîtrisent rapidement les zones de résistance républicaine au coup d’État.

Enfin, les conditions du retour du Général de Gaulle en mai 1958 et le rôle ambigu joué par l’armée alimentent la crainte du pouvoir politique à l’encontre des militaires sur le territoire national.

Cette crainte est ancienne: le pouvoir monarchique avait créé, dès le XIVème siècle, la maréchaussée afin de contrôler les gens de guerre qui, pendant et après la guerre de Cent Ans, formaient, au gré des circonstances, des bandes de pillards qui dévastaient la France.

 

  • Ultima ratio

Il apparaît que si l’emploi de l’armée est étroitement contrôlé sur le territoire national, c’est parce que son recours est communément considéré comme celui de la dernière chance. C’est ce principe d’«ultima ratio» qui lui confère toute sa force. Son engagement ne peut donc être banalisé ou utilisé comme palliatif au manque d’effectifs des forces de sécurité intérieures. Céder à ce penchant reviendrait à amoindrir sa capacité de dissuasion. En effet, confronté à des situations insurrectionnelles, le pouvoir politique s’est systématiquement reposé sur l’armée pour rétablir l’ordre.

Ainsi en est-il de la répression de la Commune avec l’entrée dans Paris de l’armée régulière le 21 mai 1871. Commence alors la semaine sanglante, qui fit entre 6.000 et 7.500 morts, dont environ 1.400 fusillés. Cette répression a l’appui des grands élus républicains de l’Assemblée nationale qui, pour préserver la République encore fragile, donneront leur accord à Thiers, craignant la surenchère des communards.

Il en est de même lors de la répression des grèves insurrectionnelles de 1947. Le 29 novembre, 30.000 grévistes manifestent à Saint-Étienne. Armés de barres de fer, ils affrontent des compagnies républicaines de sécurité (CRS) nouvellement créées par le ministre de l’Intérieur, Jules Moch (SFIO). Celles-ci s’avérant rapidement débordées, le gouvernement en appelle, une nouvelle fois, à l’armée pour briser les grèves. Un constat similaire est établi en 1948 lors des grandes grèves minières du Nord.

Enfin, le départ du Général de Gaulle, le 29 mai 1968, à Baden-Baden, siège du commandement en chef des forces françaises en Allemagne, pour y rencontrer le Général Massu, témoigne de cette même logique du pouvoir politique s’appuyant sur la force militaire en cas d’insurrection non maîtrisée.

 

  • La montée en puissance d’un nouvel acteur: la gendarmerie

L’organisation de la défense nationale repose sur la dualité forces de sécurité intérieure et forces armées[6]. Schématiquement, cela revient à répartir les rôles comme suit: à la police et à la gendarmerie la problématique de l’ordre public à l’intérieur du territoire;  aux armées la protection des frontières et la défense des intérêts à l’étranger.

Cette articulation a, jusqu’à présent, fait l’objet d’un consensus communément admis. Considérant cette différentiation, la gendarmerie a ainsi été créée pour dégager le militaire du fait policier. Confrontée à une problématique de sécurité intérieure et de menaces aux frontières, la Révolution reconduit dans ses attributions passées l’ancienne maréchaussée, rebaptisée gendarmerie nationale en 1791, et double ses effectifs. Plus tard, en 1850, chaque canton a sa brigade. Dès lors, les régimes découvrent progressivement l’intérêt de disposer d’une force militaire chargée de veiller à l’ordre public. Ce n’est qu’avec la IIIème République que la gendarmerie retrouve la stabilité politique nécessaire à l’accomplissement de ses missions. Enfin, la fraternisation des tranchées achève de rendre illusoire l’emploi de l’armée comme force de répression. En 1920 est ainsi créée la gendarmerie mobile qui achève le maillage du territoire français. L’État possède enfin un instrument pertinent disposant d’une doctrine d’emploi, de moyens non létaux, et intégrant la différenciation «citoyen en colère»/ennemi.

De 1791 à 2015, deux questions essentielles ont semblé régler l’emploi de la force armée sur le territoire national. La première, la question institutionnelle, se clôt avec la IIIème République. Dans ce cadre, l’armée a été fortement engagée. La question sociale lui emboîte le pas progressivement.

Renâclant à affronter ses propres concitoyens après la Première Guerre mondiale, subordonnée à l’autorité civile, employée ponctuellement comme «dernier argument du roi», l’armée s’est progressivement effacée du paysage sécuritaire métropolitain. L’héritage de l’histoire ne doit pas laisser croire, pour autant, que toute évolution est impossible. Un certain nombre de ruptures peuvent ainsi être observées.

De nouvelles logiques

L’évolution de la société française tout au long du XIXème siècle a amené à reconsidérer l’emploi de la force armée sur le territoire métropolitain. Un mouvement antagoniste se dessine: une liberté d’action autant restreinte par de nouvelles règles d’engagement et le souci de son image que favorisée par l’émergence d’un ennemi intérieur.

 

  • Vers le «zéro mort» sur le territoire national

Une première évolution notable concerne le rapport à la violence institutionnelle sur le territoire national. Portée par la judiciarisation de la société, elle est devenue inacceptable dans l’opinion publique. Le concept de «zéro mort», apparu dans les années 1990 en opérations extérieures, est déjà une évidence sur le territoire national dès les années 1960. Le cadre d’emploi de la force par l’armée en métropole est ainsi devenu de plus en plus contraignant, désormais strictement limité à la légitime défense.

La fusillade de Fourmies, le 1er mai 1891, illustre à ce titre la grande liberté d’action dont jouit l’armée dans le traitement du maintien de l’ordre avant le tournant de la Grande Guerre. Ce jour-là, la troupe (84ème RI et 145ème RI) met fin dans le sang à une manifestation d’ouvriers. Le bilan est de neuf morts et de 35 blessés. Bien que les forces de l’ordre aient été mises en cause, ce sont les instigateurs de la grève, Culine et Paul Lafargue, qui sont condamnés pour provocation directe au meurtre.

La répression de la révolte des vignerons du Languedoc en 1907 montre aussi ce rapport décomplexé de l’armée à la violence vis-à-vis de ces concitoyens. En juin, face aux plus grandes manifestations de la troisième République (600 à 800.000 personnes), Clemenceau juge que force doit rester à la loi et fait appel à l’armée. Ainsi, 22 régiments d’infanterie et 12 régiments de cavalerie occupent tout le Midi, soit 25.000 fantassins et 8.000 cavaliers. À Narbonne, l’inspecteur de police Grossot est mis à mal par la foule. Pour le dégager, il est donné ordre à la troupe de tirer sur les manifestants. Les coups de feu font cinq morts. Près de 33 blessés gisent à terre.

La Grande Guerre a été le pivot d’un bouleversement notable: le sang commun versé durant quatre années dans les tranchées interdit désormais l’emploi de la force militaire à l’encontre de concitoyens. Ainsi, lors de la crise du 6 février 1934, l’armée est absente. Ce sont les forces de gendarmerie et les gardiens de la paix qui répriment la manifestation. Le bilan est de 15 morts. La plupart des victimes sont des anciens combattants. Suite à cet évènement, les forces de sécurité intérieure intègreront progressivement, à leur tour, le concept de zéro mort.

 

  • Une préoccupation croissante pour le lien armée-nation

L’État s’est d’abord peu soucié de la perception publique des missions confiées aux militaires. Ainsi n’hésite-t-il pas à leur attribuer des tâches particulièrement impopulaires.

C’est le cas, notamment, lors de la mise en œuvre de la politique anticléricale conduite par la IIIème République. L’empathie du soldat pour la mission reçue n’est guère prise en compte. Aussi, lors des expulsions des congrégations religieuses de 1880 et 1903, l’armée conduit une grande partie des opérations: les moines de la Grande Chartreuse sont, par exemple, expulsés manu militari le 29 avril 1903. Les expulsions rencontrent des oppositions nombreuses et violentes de la part de la population et des militaires, notamment en Bretagne.

Un nouveau courant émerge après la défaite de 1870: l’effort de la nation doit être tendu vers la revanche. Creuset de l’unité, l’armée se veut être au-dessus des partis et refuse de s’immiscer dans des querelles politiques qui risqueraient de nuire à la cohésion nationale nécessaire pour vaincre l’ennemi aux frontières. Employer l’armée pour briser les émeutes c’est «amoindrir son prestige». Pour le Général Lewal, cette action flétrit la réputation de l’armée et est dommageable pour la nation: «C’est du sang français, et du meilleur, que l’on perd»[7]. Le risque d’alimenter l’antimilitarisme est réel.

Ce souci de la perception dans l’opinion publique et de la préservation du lien armée-nation prend un tour tout particulier après la guerre d’Algérie où l’image de l’armée sort durablement entachée. L’armée cherche à demeurer cette force apaisante à l’intérieur pour l’ensemble des Français. Cette question demeure cruciale suite à la professionnalisation.

  • Un ennemi intérieur?

Conséquence de la disparition de l’ennemi aux frontières et d’un «continuum de la menace», la distinction entre défense et sécurité s’efface désormais, constituant une dernière évolution majeure. Partant, l’armée redevient acteur de la protection de ses concitoyens sur le territoire national.

Ce recentrage de l’armée sur la protection des citoyens est la conséquence d’un lent déclin des menaces étatiques aux frontières connues tout au long des XIXème et XXème siècles. À la menace allemande succède la menace soviétique. Dans ce cadre, l’armée est conçue comme l’outil assurant la préservation et la sanctuarisation du territoire national. La nucléarisation introduit une profonde rupture. À partir de 1966, le feu nucléaire assure la mission de sanctuarisation du territoire national et amoindrit le rôle de l’armée conventionnelle. Au début du XXIème siècle, l’apparition des nouvelles menaces transnationales et infra-étatiques amène le livre blanc de la défense et de la sécurité nationale de 2008 à opérer un premier rapprochement entre défense et sécurité et à recentrer les armées sur le territoire national. Ainsi, progressivement, le distinguo entre protection du territoire et protection des citoyens s’estompe.

Les attentats de janvier 2015 ont profondément changé la perception qu’ont décideurs politiques et concitoyens de leur sécurité immédiate: «l’ennemi à l’intérieur» est désormais identifié comme le prolongement de celui que le soldat combat sur les théâtres d’opérations extérieurs, dans la bande sahélo-saharienne ou au Levant. La perception d’une continuité stratégique entre ces acteurs militaires étrangers et leurs relais présents sur le sol national (utilisant d’ailleurs les mêmes armes de guerre) permet de penser que les attentats perpétrés sur le territoire national s’apparentent à des agressions commanditées et commises par une même volonté d’origine extérieure. Ce constat appelle une réponse militaire cohérente entre la défense de l’avant (au plus loin, en OPEX) et celle de l’arrière (au plus près, sur le territoire national). Ce continuum de la menace à l’extérieur et à l’intérieur de nos frontières constitue une nouveauté stratégique qui conforte l’armée de Terre en tant qu’acteur global de la sécurité nationale.

Il est toutefois intéressant de noter que ce «continuum de la menace» a déjà existé dans le passé. En définissant un «ennemi de l’intérieur», la Révolution efface toute barrière entre ordre public et guerre, assimilant les contre-révolutionnaires à des agents de l’étranger. De même, cette notion fut présente lors des guerres de décolonisation établissant un lien entre les éléments du Viêt-Minh et les militants du PCF. L’ennemi intérieur se mue alors en «agent subversif».

Au-delà des ruptures évoquées, l’engagement de la force armée sur le territoire métropolitain est resté limité dans le temps. Or, l’apparition de la question sécuritaire, née des vagues d’attentats à partir de 1986, pose la nouvelle problématique de l’engagement dans la durée.

 

Répondre présent!

Conséquence de la succession d’attentats islamistes récemment perpétrés sur le sol national, la perception des Français quant au rôle de leur armée sur le territoire métropolitain semble avoir considérablement évolué. Jadis perçu comme «protecteur du territoire», le soldat est dorénavant apprécié comme «protecteur du citoyen», au même titre que n’importe quel agent des forces de sécurité intérieure. L’attente de la population vis-à-vis de son armée est forte. L’armée de Terre doit désormais en prendre acte en s’interrogeant sur le sens et le positionnement de son engagement en métropole. L’enjeu est de taille: l’adversaire privilégiant systématiquement l’attaque à l’endroit même où la défense est absente, il s’agit pour le militaire d’être «au rendez-vous des possibles».

 

  • Réinvestir le champ des perceptions

La rupture stratégique initiée par le déclenchement de l’opération Sentinelle offre aux armées l’opportunité d’opérer dans le domaine des perceptions afin de renforcer la cohésion et la résilience des Français. Pour cela, les armées – et l’armée de Terre en particulier – peuvent compter sur un atout majeur: celui d’être d’extraction populaire. D’une certaine manière, elle incarne le dernier contact de populations marginalisées avec l’État. Aucune autre institution n’est capable de créer un tel lien social et de cohésion nationale. Mieux, parce qu’elle est émanation de la nation, l’armée porte l’esprit de défense des Français qui s’appuie sur les valeurs de fraternité et de sacrifice qui ont fait la France. En ce sens donc, l’instrument militaire offre l’exemple même d’un contre-narratif au discours de haine et de division de nos ennemis.

Agir sur les perceptions, c’est aussi accroître la peur du militaire chez l’adversaire. Celle-ci pourrait être utilement accentuée en développant l’imprévisibilité du soldat. En effet, pour que l’incertitude change de camp, il faut que l’armée intervienne par surprise. Cela paraît d’autant plus évident que nos moyens militaires étant comptés, il importe de les exploiter au mieux: sous-employer ou surconsommer des soldats dans des dispositifs prédictibles est un luxe que la France ne peut s’offrir dans le temps. Aussi semble-t-il impératif d’abandonner le mode d’action statique pour lui préférer des procédés mobiles permettant d’observer, de surveiller ou de contrôler une zone, de jour comme de nuit, pour renseigner… ou intervenir. Dans le même esprit, la proposition d’une «dispersion de l’armement» – c’est-à-dire la conservation d’un armement discret en civil pour les officiers sur le modèle israélien – pourrait contribuer également à générer le doute chez l’adversaire.

Si l’imprévisibilité apparaît comme la condition nécessaire pour reprendre l’initiative tactique et dissuader l’adversaire, la crainte qu’inspire le soldat pourrait être consolidée encore par l’affichage d’une posture plus agressive. Celle-ci pourrait passer par la militarisation des véhicules et une communication non-verbale davantage dissuasive.

Enfin, une action sur la perception militaire interne pourrait être envisagée. Il s’agit ici de désinhiber le soldat en débloquant quelques verrous de l’environnement juridique. En effet, hors situation d’exception et sauf volonté expresse de l’autorité civile d’élargir les prérogatives du militaire[8], son engagement sur le territoire national s’inscrit dans le cadre du droit commun. La responsabilité des soldats y est donc régie par le code pénal et leurs moyens d’action y sont limités. Ainsi, l’emploi de la force par des militaires engagés sur le territoire national est-il strictement limité à «la légitime défense de soi-même ou d’autrui, au commandement de l’autorité légitime (sauf ordre manifestement illégal) ou à l’appréhension de l’auteur d’un crime ou d’un flagrant délit puni d’une peine d’emprisonnement». Aussi, l’extension de l’article L 4123-12-II[9] du code de la défense à l’emploi de la force armée sur le territoire national pourrait s’avérer opportun puisqu’il protègerait le soldat sur le plan pénal en garantissant son irresponsabilité dès lors qu’il respecte la loi.

En outre, la question de l’attribution aux militaires de pouvoirs de police administrative – comme en bénéficient déjà certains agents de police ferroviaire privée – mériterait d’être posée. Le soldat gagnerait en efficacité à être autorisé à mener des actions d’ordinaire réservées aux forces de sécurité: contrôle d’identité, filtrage, fouille, entrave d’un suspect. L’Esercito italienne bénéficie d’une dérogation semblable depuis 2008 dans le cadre de l’opération Strade Sicure.

 

  • Optimiser le dispositif défensif

Sans surprise, l’absolue maîtrise des savoir-faire tactiques coercitifs s’impose d’emblée au militaire. En effet, l’obligation légale «d’assistance à personnes en danger» et la «légitime défense étendue à autrui» pourraient conduire le soldat à devoir agir en premier parce qu’il aura été le primo auxilium immédiatement sur les lieux… Ce cas de figure pourrait ainsi l’amener à devoir faire usage de ses armes jusque dans un assaut d’opportunité face à une situation réclamant une réaction instantanée (fusillade du Petit Cambodge par exemple).

Un maillage territorial efficace pourrait être obtenu en capitalisant sur l’empathie populaire. En effet, s’appuyant sur l’ancrage local des unités engagées et s’inspirant de l’exemple des «voisins vigilants» mis en place par les gendarmes, la force armée bénéficierait d’un renseignement constamment actualisé, généré par un réseau d’alerte populaire. De son côté, la population civile y gagnerait un «service de proximité» lui permettant de contacter immédiatement «ses» militaires en cas d’incident grave ou d’observation d’un phénomène inhabituel[10].

La question d’un éventuel abonnement d’unités militaires à des secteurs pourrait alors se poser par souci de conserver un renseignement optimum. Dans ce cadre, la fidélisation de soldats à des zones se révèlerait sans doute pertinente puisque, garantissant l’instauration d’une confiance vertueuse dans la durée avec la population, elle faciliterait la remontée du renseignement.

Par ailleurs, une autre solution d’optimisation de ce maillage pourrait passer par une reconsidération de l’emploi des unités de réserve opérationnelle (URO) sur le territoire métropolitain. En effet, considérant l’excellente connaissance terrain des réservistes à l’échelon local, une territorialisation de la réserve participerait utilement au «remaillage de la France», notamment de ses points sensibles ou de ses déserts militaires. À ce titre, des URO pourraient être spécifiquement dédiées à certaines zones dans lesquelles elles seraient particulièrement à même de fournir un renseignement militaire d’ambiance utile. Mieux, ce projet de territorialisation de la réserve pourrait, demain, constituer le socle de la «garde nationale» évoquée par le président de la République[11].

 

  • Agir autrement

À la différence des deux autres armées, primo-intervenantes dans leur milieu, l’armée de Terre est et souhaite rester, hors états d’exception, une force concourante. Intégrant le lien direct existant entre «protection» et «dissuasion» – celle-ci n’étant pas seulement nucléaire et orientée vers l’extérieur, mais aussi conventionnelle et dirigée vers l’ennemi intérieur – l’armée de Terre a intérêt à proposer un nouvel usage de la force en métropole en y devenant une «armée d’emploi». Partant, elle n’a pas vocation à agir «à la place de», mais en complémentarité des forces de sécurité intérieure dont elle ne doit pas non plus devenir supplétive. Il s’agit donc de proposer une nouvelle offre stratégique de l’outil militaire se caractérisant par une reconnaissance affirmée de sa participation à la dissuasion globale. Dans ce cadre, les forces terrestres joueraient un rôle «large spectre» allant de la prévention à la protection, permettant l’intervention en cas de crise.

La pérennisation de cet engagement sur le territoire national pourrait être formalisée dans le contrat opérationnel de l’armée de Terre par une PPST[12] adaptée. La mission générale de la force armée dans ce cadre serait alors de contribuer à la protection de la nation par un déploiement visible des forces terrestres (FT) dans des zones choisies en complément des FSI ou en action autonome à leur profit. Il s’agirait de protéger (des installations), d’escorter, de surveiller, de contrôler des zones (points fixes et patrouilles) et de renseigner (information d’ambiance et sur le terrain).

Pour devenir une armée d’emploi sur le territoire national, l’armée de Terre doit proposer des modes d’action innovants à fort marquant militaire. Ceux-ci pourraient être de trois types:

  • Relever ou compléter les forces de sécurité intérieure (FSI) en privilégiant les modes d’action spécifiques (protection de sites, sécurisation de secteurs par des patrouilles, escorte de convoi). L’emploi de la force armée s’inscrirait ici en appui de l’action des FSI, par relève ou renforcement, afin de leur permettre de se recentrer sur leurs missions de sécurité publique;
  • Produire ponctuellement des effets complémentaires à ceux des FSI grâce à des capacités spécialisées (appui au commandement dans le domaine de la conception et de la planification, acquisition de renseignement d’origine ROIM/ROEM/ROHUM[13], capacités DECONTA – CYNO – FS – CYBER – 3D – SAN[14] – production d’eau potable ou d’électricité, etc.). La complémentarité avec les FSI jouerait ici à plein puisqu’il s’agirait d’agir localement avec des capacités particulières qu’elles ne détiennent pas;
  • Appuyer les FSI en profondeur et dans la durée en menant des actions complémentaires en périphérie de leurs zones d’action ou en environnement dégradé. La force armée agirait ici soit en complément du dispositif de protection permanent des FSI (maillage territorial), soit en appui des FSI et de la continuité de l’action de l’État en situation de crise. Concrètement, cela se traduirait par le réinvestissement des zones lacunaires du territoire dans lesquelles le soldat recevrait des missions de contrôle de points d’accès du territoire, de zones frontalières d’accès difficiles et de zones spécifiquement identifiées où un quadrillage non permanent serait mis en place.

Enfin, une option novatrice pourrait consister à revisiter les textes qui régissent la défense opérationnelle du territoire (DOT) en combinant la contribution permanente à la sécurité générale du territoire national (TN), la réassurance du lien armée-nation et le continuum de la préparation opérationnelle. L’objectif serait de déployer sur le terrain des unités terrestres (du DIA au GTIA[15]) dans des zones choisies en cohérence avec les besoins sécuritaires (des frontières aux villes en passant par les campagnes et zones reculées, les nœuds stratégiques et les sites névralgiques), sous couvert d’exercices en terrain libre. L’idée consisterait donc à échanger de la préparation opérationnelle contre du maillage territorial tout en confortant une présence dissuasive. Les forces terrestres contribueraient ainsi directement à la dissuasion conventionnelle sur le TN, à la prévention, au renseignement et au contrôle du territoire tout en s’entraînant. Mieux, en plus de dissuader «l’ennemi à l’intérieur», ces actions remobiliseraient les unités engagées sur le TN et renforceraient le lien armée-nation.

Ces deux siècles de déploiement sur le territoire métropolitain sont autant de clés de compréhension de la nouvelle donne sécuritaire. On peut surtout retenir la nécessité pour l’armée de Terre de ne pas revendiquer un rôle de primo-intervenant et de rester dans une chaîne de commandement militaire.

Si la réactivité de l’appareil militaire dans le cadre de la lutte globale contre le terrorisme (déploiement de 10.000 militaires sur le TN) a été unanimement saluée suite aux événements de janvier 2015, l’opération Sentinelle a tout de même induit une double rupture en modifiant considérablement la logique de l’engagement de la force armée. En effet, d’intervention limitée dans le temps dans le cadre d’une catastrophe naturelle, elle est devenue intervention dans la durée répondant à une menace sécuritaire majeure. La pérennisation de Sentinelle invite donc à revoir le concept d’emploi du militaire sur le TN afin d’en optimiser l’engagement: il y a là une opportunité à décrire une véritable PPS terrestre dans laquelle l’armée de Terre serait «à sa place, rien qu’à sa place mais toute à sa place avec un emploi optimum de ses capacités».

Enfin, son intérêt – conjugué à celui des Français – serait de s’inscrire dans une logique de primo-contributeur au sein d’une dissuasion conventionnelle.

*Saint-cyrien de la promotion «Général Vanbremeersch», le Chef de bataillon Bancel choisit de servir dans l’infanterie. Il effectue sa première partie de carrière au 1er régiment de tirailleurs comme chef de section, officier adjoint puis commandant d’unité où il est projeté à sept reprises. Affecté à l’EMOT à compter de 2012, il sert successivement en qualité d’officier de quart puis d’officier traitant au sein du G35-TN. Il est, depuis le 1er septembre 2015, stagiaire au cours supérieur interarmes (CSIA).

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*Saint-cyrien de la promotion «Général Vanbremeersch», le Chef de bataillon Grossin choisit de servir au sein de la légion étrangère. Il effectue sa première partie de carrière au 2ème régiment étranger d’infanterie comme chef de section, officier adjoint puis commandant d’unité où il est projeté à quatre reprises. Affecté au SMITer de 2012 à 2015, il sert en qualité de chef de section projection. Il est, depuis le 1er septembre 2015, stagiaire au cours supérieur interarmes (CSIA).

[1] Audition du Général d’armée Pierre de Villiers, chef d’état- major des armées devant la commission de la défense du Sénat, le 18 novembre 2015

[2] Hormis les missions Harpie, Titan et autres missions ponctuelles de sécurisation (G20 par exemple)

[3] État d’urgence (loi 55-385 du 3 avril 1955), état de siège (article 36 de la constitution de 1958), DOT (décret 73-325 du 1er mars 1973).

[4] Loi 55-385 du 3 avril 1955: «état d’urgence» décrété en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ou d’évènements présentant le caractère de calamité publique. Durée limitée à 12 jours. Article 36 de la Constitution: «état de siège» avec transfert des pouvoirs de maintien de l’ordre et de police de l’autorité civile vers l’autorité militaire en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée. Le décret désigne le territoire auquel il s’applique et sa durée

[5] Organisation hiérarchique territoriale des armées qui établit une structure en miroir de la chaîne préfectorale

[6] Ordonnance 59-147 du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense nationale

[7] Lewal (général), «Les troupes coloniales», Baudouin, Paris, 1894, pp42-43

[8] Autorisation d’emploi de la force dans le cadre d’une réquisition complémentaire spéciale notamment.

[9] N’est pas pénalement responsable le militaire qui exerce les mesures de coercition ou fait usage de la force lorsque cela est nécessaire à l’exercice de sa mission.

[10] S’appuyant sur la généralisation des smartphones, on pourrait même imaginer que, grâce aux réseaux sociaux, les militaires seraient eux-mêmes géolocalisés pour plus de réactivité… mais aussi plus de vulnérabilité.

[11] Discours devant le Congrès rassemblé à Versailles le 16 novembre 2015.

[12] PPST: posture permanente de sécurité terrestre.

[13] renseignement d’origine image / renseignement d’origine électromagnétique / renseignement d’origine humaine

[14] capacités de décontamination; cynophile; forces spéciales; ici capacités informatique (renseignement, défense, attaque); 3ème dimension; Santé. Ici capacités de tri et de traitement des blessés en grand nombre et dans l’urgence

[15] DIA: détachement interarmes; GTIA: groupement tactique interarmes.

 

Bibliographie

 

  • Jauffret (Jean-Charles), «Armées et pouvoir politique. La question des troupes spéciales chargées du maintien de l’ordre en France de 1871 à 1914», dans Revue Historique, n°547, juillet-septembre 1983
  • Robert (Hervé), «Paris et la guerre au XIXe siècle», dans «La guerre en ville à travers les âges», CEHD, 1997-1998
  • Carrot (Georges), «La garde nationale (1789- 1871», Toulouse, Publication du centre d’études et de recherches sur la police
  • Bruneteaux (Patrick), «Maintenir l’ordre», Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques
  • Maréchal Bugeaud, «La guerre des rues et des maisons», manuscrit inédit présenté par Maïté Bouyssy, Paris, Jean-Paul Rocher Editeur, 1997
  • Houte (Arnaud-Dominique), Ordre public et démocratie en France, 1789-2002, conférence à la Sorbonne, 29 septembre 2015
  • Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013
  • DIA 3.32 N°143/DEF/CICDE/DR Engagements terrestres sur le territoire national, 31 août 2011
  • PIA 3.32 N° D-15-004308/DEF/EMA/EMP.3/DR Déclinaison du contrat opérationnel protection au sein des armées, 1er juillet 2015
  • PIA 3.35, Organisation territoriale interarmées de défense N° D-12-002694/DEF/EMA/EMP.3/NP 20 avril 2012 amendée le 15 novembre 2012
  • PIA 3.39, Grands évènements, N° D-13-004658DEF/EMA/EMP.3/NP du 16 avril 2013
  • PIA 3.32.1, Directive interarmées sur l’emploi de la force dans le cadre des missions intérieures, hors états d’exception (milieu terrestre), N°D-10-00-002077/DEF/EMA/EMP.1/NP 23 novembre 20 10
  • Audition à l’Assemblée nationale du ministre de la Défense par la commission de la défense nationale et des forces armées, le 18 novembre 2015
  • Audition au Sénat du Général d’armée de Villiers par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, le 18 novembre 2015
  • Audition au Sénat du Général d’armée Bosser par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, le 18 novembre 2015
  • Audition à l’Assemblée nationale du Général de corps d’armée Sainte-Claire Deville par la commission de la défense nationale et des forces armées, le 17 novembre 2015
  • Note n°510804/DEF/EMAT/CEMAT du Général d’armée Bosser au chef d’état-major des armées, Poursuite des réflexions sur l’action de l’armée de Terre sur le territoire national, 21 août 2015
  • Note n°3325/DEF/EMA/CPCO/CDT/NP du Général de corps d’armée Castres au gouverneur militaire de Paris, officier général de la zone de défense et de sécurité, Réorganisation du commandement du dispositif Sentinelle en ZDS Paris, 20 août 2015
  • Etudes du B.EMP de l’EMAT Modes opératoires sur le TN, 20 juillet 215
  • Etudes du BAJ de l’EMAT Evolution juridique sur le TN, 30 juin 2015

L’armée de Terre a ouvert un espace Internet pour envoyer des messages de soutien à ses soldats en mission

L’armée de Terre a ouvert un espace Internet pour envoyer des messages de soutien à ses soldats en mission

 

Alors qu’approchent les fêtes de Noël et du Nouvel An, chacun s’apprête à passer du temps auprès des siens, dans une atmosphère que l’on souhaite la plus conviviale possible. Mais il ne faut pas oublier que certains seront mobilisés pour assurer la continuité du service public ou protéger les Français.

Au 6 décembre, selon les chiffres donnés par l’État-major des armées [EMA], plus de 30.000 militaires étaient concernés par un engagement opérationnel loin de leurs proches, dont plus de 8.300 à l’étranger [opérations extérieures, missions maritimes, posture de dissuasion, etc…]. Et à cette période de l’année, il est important pour le moral de ceux qui sont en mission de se sentir soutenus par la population.

D’où l’initiative de l’association Solidarité Défense dont les bénévoles confectionnent, chaque année, des milliers de colis de Noël à l’intention des militaires en mission. Ceux affectés à Gao [Mali] les ont déjà sans doute reçus, un C-130 Hercules Canadien appelé « Christmas Canadian aircraft » pour l’occasion les ayant livrés le 10 décembre, avec un stock de rations améliorées.

Solidarité Défense est aussi à l’origine d’une opération qui, menée avec le concours de l’Éducation nationale, vise à envoyer des dessins d’enfants aux soldats en mission. Cette année, 25.000 ont ainsi été collectés et envoyés.

Mais ces initiatives ne permettent pas à tous d’exprimer un soutien aux militaires qui passeront les fêtes loin de leur foyer. D’où l’idée de l’armée de Terre d’ouvrir un espace dédié où chacun a la possibilité de laisser un message. Pour cela, il suffit de renseigner son nom et son prénom, puis d’écrire un mot de soutien.

« Les messages collationnés seront transmis aux soldats présents sur les différents théâtres d’opérations », assure l’armée de Terre. A priori, il est possible aussi d’exprimer son soutien sur les réseaux sociaux avec les hashtag #LoinDeChezEux et #FiersDeNosSoldats.

Reste à voir si une telle initiative sera étendues aux autres armées l’an prochain.

Le site pour envoyer votre message de soutien : https://www.defense.gouv.fr/web-documentaire/manifestez-votre-soutien/index.html

« L’opération Sentinelle I a laissé beaucoup de traces », admet le chef d’état-major de l’armée de Terre

« L’opération Sentinelle I a laissé beaucoup de traces », admet le chef d’état-major de l’armée de Terre

Les personnels du 61e régiment d’artillerie patrouillent dans la ville de Metz. Ils sécurisent la fête de la Mirabelle. Le groupe du maréchal des logis Mélanie arrive au village Mirabelle situé sur la place d’armes à Metz.

 

Lancée après les attentats de janvier 2015, l’opération intérieure Sentinelle, confiée pour une large partie à l’armée de Terre, n’aura pas été sans conséquences. D’abord sur le moral des militaires, un rapport parlementaire publié quelques mois plus tard ayant alerté sur le risque de « lassitude grave » dans leurs rangs.

« L’ancrage de Sentinelle dans le quotidien […] pourrait alimenter un sentiment de dénaturation du métier militaire et de faible légitimité de la mission » ce qui, « à courte échéance, pourrait conduire à un certain mécontentement », prévenait ce document, qui citait également un « sentiment de dénaturation du métier militaire » et la « faible légitimité de la mission » ainsi que les « conditions de vie sur les lieux d’hébergement ».

L’opération Sentinelle a également eu des effets sur la préparation opérationnelle de soldat, par ailleurs déjà sur-sollicités dans l’attente de l’arrivée des 11.000 recrues promise à l’époque pour renforcer la Force opérationnelle terrestre. Ainsi, durant les premiers mois de l’année 2015, 70 % des rotations dans les centres d’entraînement spécifiques furent annulées…

Depuis septembre 2017, le dispositif de l’opération Sentinelle a évolué, de façon à ce qu’il soit plus « mobile et imprévisible » et selon trois niveaux (un échelon permanent, un échelon de renforcement planifié et une réserve stratégique de 3.000 soldats appelés à intervenir si besoin).

Cela étant, lors de son audition par les sénateurs de la commission des Affaires étrangères et de la Défense, dans le cadre de l’examen du budget des Armées pour 2019, le chef d’état-major de l’armée de Terre [CEMAT], le général Jean-Pierre Bosser, a admis que « Sentinelle I a laissé beaucoup de traces », notamment sur la capacité opérationnelle de ses soldats. Notamment parce que, a-t-il expliqué, cette opération « a fonctionné avec des modes d’action très statiques particulièrement pénibles pour nos soldats » et « on était beaucoup plus proche des modes d’action de sécurité intérieure que de ceux que peuvent mener des forces militaires. »

« Heureusement, l’évolution vers Sentinelle II a permis des modes d’action plus dynamiques et de réduire la facture en effectifs immédiatement déployés tout en maintenant un volume en alerte sur court préavis. Nous avons d’ailleurs vécu trois ‘surges’ à 10 000 hommes », a poursuivi le CEMAT.

Pour autant, ce dernier envisage une nouvelle évolution du dispositif « Sentinelle ».

« Je m’interroge, un an après la mise en œuvre de ce Sentinelle rénové, sur le visage que pourrait prendre Sentinelle III, pour deux raisons : d’abord parce que la menace diminue – et si les services de renseignement confirment cette situation, je pense que le moment est venu de ne pas inscrire Sentinelle dans une sorte de plan ‘Vigipirate’ permanent – et ensuite parce qu’il est encore possible de faire évoluer nos modes d’action », a expliqué le général Bosser.

Aussi, l’enjeu sera de diminuer les effectifs engagés dans Sentinelle tout en cherchant à accroître la « visibilité » des militaires sur le territoire national.

« Deux choses me paraissent importantes sur Sentinelle : d’une part la manière dont on se présente sur le territoire national, en termes d’action, d’autre part, la visibilité que l’on veut donner de nos soldats, vis-à-vis des Français ou de nos adversaires potentiels », a en effet affirmé le général Bosser.

Pour lui, le fait que la venue de touristes étrangers à Paris ait retrouvé le niveau qui était le sien avant les attentats de 2015 serait en partie lié « à la place des soldats déployés » dans les rues parisiennes. D’où l’importance de cette visibilité ».

« D’ici quelques semaines, je proposerai à la ministre un projet de Sentinelle III, pour accroitre la visibilité de la force armée sur le territoire, tout en baissant sa présence », a précisé le général Bosser. « Peut-être faudra-il revenir à des exercices en terrain libre, pour entretenir cette relation avec les Français? », s’est-il demandé.

Budget défense : le tour de passe-passe du financement des OPEX et des OPINT

Budget défense : le tour de passe-passe du financement des OPEX et des OPINT

Par Michel Cabirol  | La Tribune – Publié le 
https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/budget-le-tour-de-passe-passe-du-financement-des-operations-exterieures-et-interieures-795620.html
En 2018, le surcoût des opérations extérieures (OPEX) et intérieures (MISSINT va atteindre 1,5 milliard d’euros environ, soit 1,3 milliard d’euros pour les OPEX et 200 millions pour les MISSINT, (Crédits : Reuters)
Les armées paieront finalement 950 millions d’euros en 2019 au titre de la provision pour financer les opérations extérieures (OPEX) et intérieures (MISSINT). En 2018, le surcoût devrait atteindre 1,5 milliard d’euros environ, soit 1,3 milliard d’euros pour les OPEX et 200 millions pour les MISSINT

Il fallait être vraiment sioux pour comprendre… que l’armée allait être délestée de 100 millions d’euros supplémentaires dans le budget 2019. La provision pour financer le surcoût des opérations extérieures (OPEX) et intérieures (MISSINT) n’est pas de 850 millions d’euros comme prévu, mais de 950 millions finalement. Ce qui réduira d’autant la contribution interministérielle qui intervient en complément de la provision du ministère des Armées en vue de financer le surcoût des OPEX, décidées par le Chef de l’Etat. La « sincérisation » (jargon du ministère des Armées) du budget de la défense a donc un coût. Un coût supporté par les militaires, qui ont néanmoins obtenu un budget en croissance en 2019 (+ 1,7 milliard d’euros).

« C’est un budget sincère parce que les opérations extérieures (OPEX) et les missions intérieures (MISSINT) sont également couvertes à un niveau bien plus réaliste encore que l’année précédente, a expliqué début octobre la ministre des Armées, Florence parly. Nous disposons ainsi de 850 millions d’euros pour la provision OPEX et MISSINT, soit 200 millions supplémentaires par rapport à 2018, auxquels s’ajoute une provision spécifique de 100 millions d’euros pour la masse salariale des MISSINT. Ce sont donc 950 millions d’euros qui sont programmés cette année pour couvrir à la fois les opérations extérieures et les missions intérieures, notamment l’opération Sentinelle ».

Une tour de passe-passe budgétaire

Le député Républicain de l’Ain Charles de la Verpillière s’est fait berner comme pas mal d’observateurs par le tour de passe-passe budgétaire du ministère des Armées. « Dans la loi de programmation militaire (LPM), il est indiqué que la somme de 850 millions d’euros englobe à la fois les OPEX et les OPINT », a-t-il interpellé le secrétaire général pour l’administration, Jean-Paul Bodin lors de son audition le 10 octobre. Mais, comme dans les contrats avec les assurances, il faut absolument tout lire jusqu’au bout. Et ne pas s’arrêter au tableau trompeur publié dans les annexes de la LPM (850 millions).« C’est d’ailleurs pourquoi l’article 4 précise la dotation annuelle prévue pour faire face aux opérations extérieures et aux missions intérieures. Cette dotation, qui s’établissait dans la loi de programmation précédente à 450 millions d’euros au titre des opérations extérieures atteindra 850 millions d’euros en 2019 puis 1,1 milliard d’euros par an à partir de 2020. Elle est destinée à couvrir les surcoûts au titre des opérations extérieures comme des missions intérieures et s’entend au-delà des 100 millions de crédits de masse salariale prévus pour couvrir les missions intérieures ».

Effectivement, cette dernière phrase indique bel et bien que les armées paieront 100 millions d’euros de plus pour financer le surcoût du titre deux (dépenses de personnel) lors des opérations intérieures. Cette provision s’élevait seulement à 41 millions d’euros dans le budget 2018. « Pour la partie missions intérieures, l’enveloppe de titre 2 prévue est de 100 millions d’euros et l’on estime que la dépense s’élèvera cette année à 99,1 millions d’euros. Si tout se déroule comme prévu, le budget correspondra ainsi très exactement à la dépense », a expliqué le secrétaire général pour l’administration. Enfin, la provision au titre des OPEX s’élèvera donc à 850 millions d’euros en 2019, dont 600 millions hors titre 2 (usure et remplacement des matériels…).

En 2018, le surcoût devrait atteindre 1,5 milliard d’euros environ, soit 1,3 milliard d’euros pour les OPEX et 200 millions pour les MISSINT, a estimé le chef d’état-major de l’armée de Terre, le général Jean-Pierre Bosser. La provision pour financer le surcoût des OPEX et MISSINT s’élève à 650 millions d’euros cette année. La solidarité interministérielle va-t-elle jouer ?

Bataclan

Bataclan

06/07/2018

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Quand on a été soi-même victime ou que l’on a perdu des proches dans une attaque comme celle du Bataclan le 13 novembre 2015, on est en droit de demander des comptes à celui qui était chargé de sa protection, l’État, et plus particulièrement son instrument premier sur le territoire national : le ministère de l’Intérieur. Au niveau le plus élevé la réponse aux interrogations n’a pas été, c’est le moins que l’on puisse dire, à la hauteur du courage de l’échelon le plus bas, faisant de l’ « aucune faille n’est survenue » un mantra dont on espérait alors que par répétition il puisse devenir une vérité. Cette petite attitude n’est hélas pas nouvelle.

C’est la raison pour laquelle on fait parfois appel directement aux représentants de la nation, issus des différents courants politiques, pour qu’ils mènent une enquête indépendante. Une commission d’enquête « relative aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 » a ainsi rendu un rapport, et des propositions, en juillet 2016. Il faut en saluer le travail d’une grande exhaustivité et j’avoue mon interrogation sur le fait que l’on en soit encore à demander des explications, alors qu’il en existe des centaines de pages et publiques

Je m’interroge aussi, et m’inquiète surtout, que l’on demande désormais ces explications à la Justice. Peut-être fait-on plus confiance à celle-ci qu’à ses propres représentants. Plus probablement, le travail d’investigation de la commission abordant un sujet complexe comportait-t-il trop de choses pour le cubisme fragmenté des médias ou trop de points délicats pour certains acteurs politiques concernés pour qu’il en fut fait une exposition suffisante. Tout y est pourtant, et tout ce que je vais dire par la suite en est issu (et de quelques petits témoignages).

Sentinelle le 13 novembre

Le plus surprenant dans ce nouvel épisode est que l’on s’en prenne surtout aux militaires. Là encore, il est vrai ce n’est pas nouveau, les militaires ayant la faculté d’être visibles (c’est d’ailleurs la raison principale de l’existence de Vigipirate-Sentinelle) et de ne jamais se plaindre. Ils constituent donc une cible facile. Disons-le tout de suite, dans l’attaque du Bataclan, c’est totalement injuste, au moins pour les soldats qui ont engagés ce soir-là. 

Rappelons d’abord une première évidence : le soir du 13 novembre 2015, comme depuis vingt ans que des militaires sont engagés à Paris, Sentinelle n’a rien empêché, en grande partie parce que ce n’est pas possible. Il est possible bien sûr de protéger quelques points précis, de riposter contre les attaques contre soi (et on notera que ce sont les soldats eux-mêmes et non ce qu’ils protégeaient qui ont toujours été les cibles) ou, avec la chance d’être à proximité, d’intervenir très vite, comme à Marseille en octobre 2017, mais l’empêchement ne peut venir que du hasard heureux du terrorisme visiblement armé qui tombe nez-à-nez avec un patrouille inattendue. Notons au passage que cette probabilité est d’autant plus faible que les soldats sont plus visibles (ce qui permet il est vrai d’illustrer de belles photos tous les articles sur la lutte anti-terroristes en France tout en constituant sa composante la moins efficiente). 

Le dispositif Sentinelle a au moins le mérite d’être souple et plutôt bien organisé, en grande partie parce qu’il est proche d’une organisation permanente de combat. Le 13 novembre 2015, le chef de la BRI a été mis en alerte à 21h20, c’est le seul parmi les unités d’intervention à l’avoir été officiellement. Toutes les autres unités, ainsi que Sentinelle, se sont « auto-alertées », en fonction des bruits, parfois au sens premier, reçus. Dans les faits, elles l’ont toutes été pratiquement au même moment et se sont toutes mobilisées.

Du côté de Sentinelle, le colonel commandant le groupement de Paris intra muros a installé en quelques minutes son poste de commandement tactique et son petit état-major permanent Place Bastille, de manière à coordonner toutes les unités militaires dans la « zone de contact » du 11e arrondissement, 500 soldats engagés au total, qui ont à chaque fois contribué à organiser les points attaqués, les sécuriser avec des moyens « forts » (et pour le coup la visibilité a été utile pour rassurer), et surtout faciliter les secours, en particulier aux abords de la Belle équipe grâce à l’initiative d’un sous-officier en quartier libre non loin de là.

Avant toute chose, rappelons donc que si les soldats de Sentinelle n’ont pas empêché les attaques, ils ont malgré tout contribué, avec beaucoup d’autres, à sauver de nombreuses vies. Par ailleurs, au niveau opérationnel (Sentinelle, île de France) et notez bien la distinction militaire avec le PC qui gérait l’immédiat (sans aucun correspondant de l’Interieur) et celui qui gérait ce qui se passait tout autour. En périphérie de la zone d’action 500 autres soldats ont pris en compte immédiatement la surveillance de quatre nouveaux points sensibles (Matignon, l’Assemblée et le Sénat, l’hôpital Necker) pour y relever des forces de police ou parce que ces sites pouvaient être attaqués.

De 22h à 21h15 au Bataclan

Concentrons-nous sur le Bataclan. L’arrivée sur place d’un groupe de combat est aussi une initiative d’un sous-officier qui se rendait avec son groupe en véhicule pour prendre sa mission de garde boulevard Voltaire. Voyant des civils s’enfuir d’une zone non loin, il décide d’y aller, et rend compte à son chef, qui approuve, par téléphone portable. Il arrive sur place juste après 22 heures. L’attaque sur place a commencé vingt minutes plus tôt. Le commissaire adjoint commandant la BAC 75 Nuit, rentrant de service, est déjà intervenu de sa propre initiative, « au son du canon et des infos radio » et à abattu un terroriste à 30 mètres au pistolet. La BAC 94 est arrivé tout de suite après et maintenant Sentinelle. Le massacre a déjà eu lieu, les coups de feu ont cessé à l’intérieur et les terroristes encore vivants sont à l’étage avec des otages. Le maréchal des logis (MDL) fait débarquer ses hommes entre le square à côté et la façade du Bataclan et leur fait prendre les dispositions de combat.

Les soldats ne savent alors strictement rien de la situation et le MDL se met à la disposition de la BAC, selon le vieux principe qui veut que le « premier arrivé commande ». Une rafale de fusil d’assaut survient alors immédiatement du côté du passage Saint-Pierre Amelot à l’arrière du Bataclan sans pouvoir en déterminer l’origine, probablement un tireur depuis l’arrière d’une fenêtre. Un deuxième tir surviendra de la même façon quelques minutes plus tard, puis un troisième, toujours un balayage au hasard, après l’ouverture de la porte de secours. Entre temps, le MDL a demandé à son chef la possibilité d’ouvrir le feu, qui lui est accordée. On reviendra sur cette exigence de toujours demander des autorisations de faire alors qu’en l’occurrence ce n’est pas nécessaire.

Avec les policiers présents, il n’y a alors que deux options. Pénétrer ensemble à nouveau dans la grande salle, l’évacuer et la fouiller, et s’en prendre à l’étage en même temps ou successivement, ou alors, deuxième option, sécuriser la zone autour du Bataclan en attendant l’arrivée d’une unité d’intervention de la Police. La décision en revient aux policiers, qui demandent au centre opérationnel de la Préfecture de Paris. Les militaires sont prêts à les aider dans les deux cas, quoique dans le deuxième il aurait sans doute fallu (ou le sous-officier se serait-il cru obligé de) demander une nouvelle autorisation à la chaîne de commandement. C’est à cette occasion qu’un des policiers de la BAC aurait demandé qu’on lui prête un Famas au cas où il irait sans les militaires, ce qui témoigne que ce n’était pas si évident. Au passage, le militaire refuse, ce qu’on ne peut lui reprocher mais qui personnellement ne m’aurait pas choqué.

De toute façon, le CO de la Préfecture coupe court très vite aux supputations en interdisant de faire quoi que ce soit à l’intérieur et notamment l’engagement des militaires (« nous ne sommes pas en guerre » aurait, paraît-il, été la justification), sous prétexte qu’on applique ainsi la procédure en attendant l’arrivée de la BRI dans quelques minutes. Un de mes chefs (loin de l’école de pensée dite de la « longue capote », voir plus loin) me disait : « tu as l’initiative tant que tu n’as pas rendu compte ». Il est probable et assurément heureux que le commissaire qui était entré dans le Bataclan quelques minutes et fait cessez le massacre en tuant un des terroristes n’ait pas demandé l’autorisation d’intervenir. Il serait sinon probablement toujours devant la porte. 

Après l’appel au CO (de la même façon que lorsque le 7 janvier il avait ordonné à la BAC de boucler Charlie-Hebdo mais pas d’intervenir), la situation est réglementairement gelée. Comme l’expliquera Christophe Molmy, chef de la BRI, devant la commission : « Ils [les policiers présents, il n’est jamais question de militaires dans les auditions des chefs de la BRI et du RAID] avaient cessé leur intervention puisque les tirs avaient cessé. Dans l’hypothèse où les tirs cessent leur travail n’est pas en effet d’entrer et de progresser-les risques de la présence d’explosifs ou de terroristes embusqués et le risque de sur-attentat sont importants-mais de figer la situation, ce qu’ils ont d’ailleurs très bien fait ».

Du côté de Sentinelle, le groupe de soldat est alors séparé en deux. Une équipe de 4 est postée du côté du square, dans l’axe de tir des terroristes, pour en interdire la zone (aux journalistes notamment) et aider à l’organisation des secours à proximité. Une autre est placée en couverture avec des policiers face au passage Saint-Pierre Amelot. Précisons que l’accès au Bataclan, par une porte de secours blindée ou par les fenêtres, est alors techniquement impossible par ce côté. Personne ne dispose des moyens de forçage ou d’escalade qui permettrait éventuellement de tenter une pénétration, avec par ailleurs très peu de chances de succès. 

Le passage est alors une zone de feux asymétrique. Les deux terroristes peuvent y tirer facilement depuis les fenêtres ou même la porte d’accès en l’ouvrant subitement. Inversement, et hormis le cas, très improbable, de l’ennemi qui se présente pleinement à la fenêtre pendant au moins une seconde, il est difficile, même avec un fusil d’assaut, de toucher ces mêmes tireurs. On ne les voit pas (un avant-bras est apparu furtivement), on est presque certains qu’ils sont entourés d’otages et ils sont par ailleurs bardés d’explosifs. La seule possibilité est de couvrir la zone, c’est-à-dire concrètement d’empêcher de fuir les terroristes de ce côté. Quelques minutes plus tard, cela aidera une équipe du RAID de venir récupérer des blessés dans le passage avec un véhicule blindé.

BRI-RAID-FIPN-GIGN-PP-DGPN-DGGN

C’est à ce moment-là, à 22h15-20, qu’arrive l’ « unité d’intervention rapide » de la BRI depuis le 36, quai des orfèvres. Devant la commission, Christophe Molmy justifie cette vitesse relative (le « 36 » n’est qu’à 1 500 mètres à vol d’oiseau) par la nécessité de se reconfigurer au dernier moment en « version lourde » après avoir appris l’usage d’explosifs par les terroristes. Il faut rappeler aussi, comme l’a fait Jean-Michel Fauvergue (patron du RAID) devant la même commission, que les fonctionnaires de police en alerte le sont chez eux et, même équipés partiellement à leur domicile, il faut toujours prévoir un temps de regroupement. Pour autant, au mieux l’unité aurait peut-être pu arriver au Bataclan dix minutes plus tôt, un quart d’heure grand maximum. Comme toutes les autres unités d’intervention (par principe, l’unité d’intervention est forcément en retard sur les événements) cela n’aurait pu empêcher l’attaque du Bataclan.

Arrivée donc de la BRI, et dix minutes plus tard d’un détachement du RAID, « auto-allumé ». Commence alors en arrière fond une nouvelle guerre de périmètre des polices qui se traduit en arrangements aigre-doux forcés sur le lieu de l’action. Le 13 novembre, la Préfecture de police de Paris (de fait, la troisième composante du ministère avec la Police nationale et la Gendarmerie au sein du ministère) a justifié de sa souveraineté territoriale pour ne pas activer autre chose que sa propre unité d’intervention. Est-ce que l’activation de la Force d’intervention de la Police nationale (FIPN), chargée de coordonner l’action de tous les services d’intervention de police, aurait changé les choses ? Le chef du RAID qui arrive aussi très vite au Bataclan en est apparemment persuadé considérant que les moyens (sinon les compétences mais cela affleure dans les propos) déployés tout de suite par la BRI sont trop faibles. Le chef de la BRI est évidemment d’un avis opposé et dément tous les chiffres cités par son collègue. Dans les faits, il n’est certain que l’activation de la FIPN aurait permis de faire mieux. Cela aurait fait simplement du chef du RAID le patron de l’opération. Là, c’est plutôt celui de la BRI qui décide et pénètre dans le Bataclan à 22h20.

Que faire alors ? Il y a bien deux situations à gérer : la salle de concert avec son spectacle épouvantable de centaines de morts, blessés, sidérés, valides qui s’y trouvent, mais aussi ses menaces éventuelles cachées déjà évoquées ; puis il y a l’étage avec les derniers terroristes et des otages en très grand danger. La décision est prise, avec les hommes de la BRI et du RAID ensemble, de boucler et sécuriser le rez-de-chaussée puis d’évacuer valides et blessés après les avoir fouillés. L’évacuation prend fin vers 22H40. A ce moment-là le GIGN arrive à la caserne des Célestins, près de la place Bastille. Il est placé, logiquement, en réserve d’intervention…par le cabinet du ministre, le chef de l’unité cherchant désespérément un donneur d’ordre. Le spécialiste en organisation notera qu’on se trouve donc désormais avec deux centres parallèles donnant des ordres aux mêmes unités mais toujours pas, comme les militaires, deux niveaux différents : un pour la conduite tactique sur place et un pour la gestion au-dessus et autour (organiser le bouclage de Paris, etc.). Tout se fait en même temps et selon des voies parallèles. Il n’est pas évident que la place du décideur opérationnel, a priori le Préfet de Paris, fut alors d’être collé au chef de la BRI mais je m’avance sans doute.

L’étage supérieur du Bataclan est abordé à 23h par la BRI, pendant que le RAID prend en compte le rez-de-chaussée et les abords où il incorpore d’ailleurs l’équipe de Sentinelle. Une colonne d’assaut de la BRI trouve les deux derniers terroristes retranchés avec une vingtaine d’otages dans un couloir fermé. Après quelques tentatives de dialogue qui servent surtout d’appui à l’assaut, celui-ci est lancé avec succès à 00h18. Foued Mohamed-Aggad, et Ismaël Omar Mostefaï sont tués et les otages libérés sains et saufs.

Est-ce que cette intervention de la police aurait pu mieux se passer ? Les chefs ont fait les choix qui leur paraissaient les plus justes (ou les moins mauvais) en fonction des informations, limitées et confuses dont ils disposaient et des risques possibles. Terroristes cachés ou pièges ne sont pas apparus, ce qui rétrospectivement peut induire l’idée d’une trop grande prudence alors que des dizaines de blessés demandaient des soins. Oui mais voilà, les décisions ne se font jamais en direction du passé connu, elles se font en direction de l’inconnu et elles sont prises dans le feu, la confusion et l’urgence. Si effectivement, ce qui était possible, une attaque dissimulée avait été déjouée, le jugement rétrospectif serait différent. Cela incite à une grande prudence et à une grande modestie quand on analyse techniquement l’action d’une force  armée sans contredire toutefois son absolue et transparente nécessité…mais surtout pas par le biais d’un Juge. Le plus sûr effet que l’on peut attendre de l’appel à la Justice est d’introduire des gouttes supplémentaires d’inhibition chez les futurs décideurs de vie et de mort (ceux qui se disent « qu’est ce qui se passe si je me plante »). Or dans ce type de contexte l’inhibition fait généralement plus de morts qu’elle n’en sauve.

Obéir..ou pas ?

Le procès qui (re)pointe contre les militaires de l’opération Sentinelle est un mauvais procès. Le sous-officier arrivé au Bataclan a obéi à tout le monde, depuis le ministre de l’Intérieur pour qui, devant la commission « Une intervention pour sauver des vies n’est possible que dès lors qu’il y une maîtrise totale du lieu et des conditions de l’intervention » (il ne pense pas alors aux militaires dont la présence dans son périmètre ministériel l’énerve profondément) jusqu’au Gouverneur militaire de Paris (GMP), le général Le Ray, qui affirme de son côté qu’ « on n’entre pas dans une bouteille d’encre » et pour qui « il était exclu que je fasse intervenir mes soldats sans savoir ce qui se passait à l’intérieur du bâtiment » (ce qui supposait donc qu’il faille qu’on lui en fasse la demande préalable).

Le sous-officier aurait pu envoyer balader tout le monde comme le commissaire de la BAC 75 N avant lui. Après tout, quoiqu’en dise le GMP (dont l’incroyable « Il est impensable de mettre des soldats en danger dans l’espoir hypothétique de sauver d’autres personnes ») qui visiblement n’aurait jamais pris, lui, l’initiative de ce commissaire, les soldats ont été quand même un peu inventés pour justement « entrer dans des bouteilles d’encre ». C’est même souvent pour cela que l’on s’engage dans une unité de combat. 

Il aurait donc pu désobéir à tout le monde, y compris à lui-même (« Nous [tankistes] ne sommes pas entraînés à discriminer dans les conditions d’une attaque terroriste effectuée en milieu urbain »)C’est déjà difficile pour un jeune sous-officier (dans mon année de formation de sous-officier je me souviens d’avoir infiniment plus entendu parler de « discipline », d’ « obéissance »,  de « culte de la mission reçue » que d’initiative) habitué à faire des comptes rendus et recevoir des ordres mais c’est encore possible. Après tout, il est venu au Bataclan de sa propre initiative.

Détail significatif, les soldats de Sentinelle, dont on a toujours peur qu’ils fassent des bêtises, sont alors équipés d’un « témoin d’obturation de chambre » (TOC) dans la chambre de leur Famas et qui empêche tout tir intempestif. Ce TOC doit normalement être dégagé en armant le fusil. Dans ce cas précis devant le Bataclan, en prenant les dispositions de combat, trois armes sur huit ont été bloquées et sont donc devenues inutilisables. C’est un symbole de la manière dont, à force de méfiance et de contrôle, on finit par bloquer et sous-employer son potentiel.

Envoyer balader d’accord mais ensuite pour quoi faire ? La principale plus-value des soldats lorsqu’ils arrivent au Bataclan est qu’avec leurs fusils d’assaut ils peuvent interdire la sortie, et donc la fuite, par l’arrière du bâtiment sans avoir à pénétrer dans le passage Saint-Pierre Amelot. Avec leurs armes de poing et les calibres 12, les policiers de la BAC sont un peu courts en portée pratique pour y parvenir. Cette mission indispensable de couverture, qui aurait été assurée ensuite par la BRI ou le RAID, a été prise en compte tout de suite par les soldats. 

Et ensuite ? Avec les quelques soldats restants (ou même avec tous en faisant l’impasse sur la couverture) et en admettant que les policiers qui viennent de recevoir l’ordre de tout figer l’acceptent, imaginons le groupe de quatre à six soldats pénétrant dans le bâtiment (au passage, le patron du RAID accuse la BRI de n’être venu qu’à 7, chiffre jugée insuffisant pour assurer la mission, la BRI dément). Avec ça, il peut effectivement commencer à fouiller la zone, en deux petites équipes de part et d’autre de la salle…pendant trois à cinq minutes, le temps que le chef de la BRI n’arrive, furieux, et exige leur départ. Suivra ensuite l’opprobre de ce dernier puis celle du chef du RAID, du Préfet de police arrivé sur place, puis de ses chefs pour avoir agi sans ordre, outrepassé la mission de Sentinelle et sans doute d’avoir créé un incident avec le ministère de l’Intérieur. Beaucoup d’ennuis donc en perspective pour rien, et on n’imagine même pas l’hypothèse où ayant abandonné la couverture du passage, les deux terroristes seraient parvenus à s’enfuir du Bataclan.

Le choix de l’embarras

S’en prendre aux acteurs des différents services sur le terrain, dont on notera au passage qu’ils s’entendent tous et s’accordent bien, c’est comme s’en prendre à un gardien de foot (voire aux poteaux) parce qu’on a pris un but, en oubliant que si le gardien est sollicité c’est que tout le système défensif avant lui a échoué. Le vrai scandale des attaques du 13 novembre est qu’au niveau plus le plus élevé, on n’y était pas préparé malgré les évidences et tous ceux qui disent qu’il était impossible de prévoir une telle combinaison d’attaques sont des menteurs et des lâches devant leurs responsabilités.

Le ministère de la défense a pu justifier de la « militarisation » (lire « l’emploi d’un AK-47 par un homme ») des attaques le 7 janvier pour introduire Sentinelle, extension en volume de la déjà permanente Vigipirate. Ce magnifique moyen d’ « agir sans agir » et de se montrer sans risques (« vous nous attaquez ? Tremblez puisque nous envoyons et collons nos combattants…chez nous », séquence répétée d’ailleurs après le 13 novembre) arrangeait tout le monde, sauf les soldats et le ministre de l’Intérieur, depuis le Président (« je montre que je fais quelque chose ») jusqu’à l’armée de Terre (« mes effectifs sont sauvés »). 

Depuis vingt ans, début de Vigipirate qui correspond par ailleurs sensiblement à l’apparition des procédés des attaques terroristes multiples « militarisées », personne n’a cependant visiblement imaginé que l’on pouvait avoir à combattre en France au delà d’un accrochage en autodéfense et surtout pas à l’intérieur d’un bâtiment en France. 

Pourtant, je connais des groupes de combat d’infanterie (et pas forcément de Forces spéciales) qui auraient pu intervenir efficacement dès le début du massacre au Bataclan. Avec des équipements spécifiques de pénétration, mais pourquoi pas (il suffit d’investir), il aurait peut-être été même possible de forcer les retranchements avec les otages. Cela aurait été très délicat, mais possible. L’opération suivante, le 18 novembre à Saint-Denis, était par exemple largement à la portée d’une section d’infanterie avec un bon sapeur-artificier. 

Avec les tankistes, comme ceux qui étaient là le 13 novembre au Bataclan, ou des artilleurs ou d’autres dont par définition le combat d’infanterie n’est pas le métier premier, les choses auraient été techniquement plus difficiles mais en arrivant en premier (il ne s’en est fallu que de quelques minutes), il aurait fallu y aller quand même et sans avoir à demander d’autorisation (on appellerait cela « assistance à personne en danger »), surtout pas au GMP. Cela aurait été sans doute plus maladroit qu’avec des fantassins (ce n’est pas parce que les soldats-Sentinelle se ressemblent tous qu’ils ont les mêmes compétences) mais malgré tout préférable à ne rien faire. Cela avait-il seulement été sérieusement envisagé ? En écoutant les auditions, et notamment celle du général Le Ray, visiblement non. 

On revient toujours à ce besoin de visibilité mais…à basse violence. Au plus ennuyeux, en pot de fleur + légitime défense restreinte (au passage, n’est-il pas scandaleux d’avoir attendu le milieu de 2016 pour voir élargie cette procédure ?) + TOC + demande d’autorisations en cascade montante ; au plus offensif, en appui des forces de sécurité intérieure (concrètement pour effectuer des missions périphériques) telle était l’équation dont on n’imaginait pas de sortir (il faudra que je vous reparle du principe de la dinde).

Combien faudra-t-il de temps pour admettre que pour des missions de vigiles…les vigiles, pourvu bien sûr qu’ils soient bien formés, sont plus efficients ? Pourquoi a-t-il fallu autant de temps pour admettre qu’il serait (un peu) plus efficace d’avoir des patrouilles et des unité d’alerte (pas chez eux mais prêts à partir groupés et équipés au coup de sifflet), en particulier des groupes d’infanterie ? 

Au passage, les interventions les plus rapides de toute l’opération Sentinelle le 13 novembre ont été le fait de deux sous-officiers qui n’étaient pas encore ou plus de service. Si l’un d’eux alors en train de boire un verre, avait choisi le bar un peu plus loin et s’il avait conservé une arme de service (rappelons que même en tenue civile un homme ou une femme conserve des compétences), un massacre aurait peut-être été évité ou enrayé, comme avec ce commissaire de la BAC qui allait au Stade de France et s’est détourné vers le Bataclan

Pour enrayer et presque empêcher, un peu de hasard, d’initiative (et donc de confiance) et une arme disponible ont été plus efficaces qu’un système centralisé (d’autant plus vite saturé que centralisé) et un contrôle rigide. Le soir du 13 novembre, le système le plus efficace aurait été de mettre tous les soldats de Sentinelle en quartier libre, ou au moins les cadres, avec l’autorisation de porter une arme de poing. Il s’en serait trouvé mécaniquement dans tous les bars qui ont été attaqués et au concert du Bataclan. Ils seraient intervenus tout de suite (comme l’an dernier au Mali avec un militaire français près de la piscine en tongs  mais armé, une des attaques terroristes les plus rapidement stoppées) avant d’être rejoint par des camarades bien plus rapidement que n’importe quelle unité d’intervention à 30 minutes « après rassemblement ». Mais rappelons-le, le but de Sentinelle n’est pas d’empêcher les attaques terroristes contre la population (sinon ce serait un piteux échec), pas des bâtiments particuliers…mais la population dans son ensemble puisque tous peuvent être cibles.

Du côté de l’Intérieur, un mot juste pour souligner la misère de voir un ministre freiner toute enquête et toute critique, comme si les critiques étaient des traîtres à la patrie (alors qu’en général, ils cherchent plutôt à mieux éliminer ces derniers). Les renvois de balle, les luttes de périmètre qui transpirent dans certaines auditions (mais que faisait le RAID à l’Hypercacher ? Mais que faisait la BRI à Saint-Denis ? Quel est le con de préfet qui a fait appel aux militaires à Saint-Denis (là c’est un témoignage) ?) ne sont pas d’une excessive noblesse. Chacun de ses services a travaillé pour s’adapter mais à l’échelon supérieur quelle pitié de voir un ministère, dont c’est pourtant le rôle, s’interroger après le 13 novembre 2015 sur le fonctionnement « non optimal » du centre opérationnel de Paris (comme le 7 janvier d’ailleurs et à chaque fois compensé par beaucoup d’improvisations et d’arrangements à la base), et sur la manière d’y « intégrer les militaires de la force Sentinelle ou les médecins civils » (oui, oui cette phrase date de plus d’un an après l’attaque du 7 janvier 2015.

Au bout du compte, ce qui fait le plus mal c’est de voir que depuis trois ans (et je pourrais dire depuis 2012) si les acteurs à base se débrouillent avec énergie et abnégation, il faut au sommet des « cygnes noirs » (terme élégant pour «grosses claques et grandes souffrances ») pour vraiment faire évoluer les choses, au-delà de la communication s’entend. Toutes les grandes inflexions de la politique de défense ou (oui je dis bien ou) de sécurité, des budgets, de l’organisation ont été prises après l’action violente des salopards, jamais avant et notamment lors de l’exposé des gens honnêtes, sans doute parce que l’émotion provoquée par les premiers est toujours plus forte que l’exposé rationnel des seconds. Tout était clair depuis longtemps pourtant dans la stratégie et les modes d’action de l’ennemi. Répétons-le, comme dans une tragédie grecque nombreux sont ceux qui ont assisté à la mécanique implacable et sans surprise vers les attaques terroristes de 2015. 

Il aurait peut-être fallu considérer aussi nos ennemis pour ceux qu’ils sont, c’est-à-dire justement des ennemis et non des criminels, des politiques rationnels dans un cadre idéologique particulier et non de simples psychopathes. Cela aurait peut-être aidé à privilégier l’action en profondeur et sur la durée (ce que l’on appelle une stratégie) à la réaction gesticulatoire. Beaucoup de progrès ont été accomplis mais à quel prix.