Un mauvais procès intenté à l’École Supérieure de Guerre – Sa responsabilité dans la défaite de 1940

Un mauvais procès intenté à l’École Supérieure de Guerre – Sa responsabilité dans la défaite de 1940


 

Depuis la Libération, le procès intenté à l’École Supérieure de Guerre de sa responsabilité dans la défaite de 1940, est récurrent. Il ressort périodiquement, avec, souvent, des arrières pensées pas toujours très saines et peu avouées, comme celle de démontrer que cette institution pécherait par son passéisme, c’est-à-dire qu’elle préparerait ses stagiaires à la guerre d’hier. Cette accusation est lourde, grave, et même infâmante, car non seulement, elle porte atteinte au renom de l’École de Guerre, mais en plus, elle fournit des arguments irréfutables à ceux qui souhaitent sa disparition. Cette accusation doit donc être soit étayée, soit contestée.

La question qui se pose revient donc d’une part, à déterminer comment la doctrine d’emploi des forces terrestres était conçue avant-guerre et quels organismes en avaient la charge, et d’autre part, à mettre en perspective la formation militaire supérieure reçue par les chefs vaincus de 1940 avec celle dont les vainqueurs de la Libération ont pu disposer. Une telle démarche évite ainsi de tomber dans l’ornière du « deux poids deux mesures ».

En fait, cette accusation ne saurait être reçue comme telle, dans la mesure où elle s’apparente beaucoup plus à un procès d’intention qu’à un jugement de réalité : dans un souci d’équité, estimer que la responsabilité de l’École de Guerre serait engagée dans la défaite de 1940 est indissociable de celle visant à vouloir considérer que la même responsabilité existe dans les victoires de la Libération. La démarche consistant à argumenter de tout et de son contraire est absurde.

Il convient donc, initialement d’identifier la source de cette accusation particulièrement sévère, puis, une fois le problème posé du côté de l’accusation, analyser la manière dont la doctrine d’emploi des forces terrestres (incarnée par les Instructions sur l’emploi des Grandes Unités, ou IGU) était conçue dans l’entre-deux–guerres, avant de se pencher sur la formation militaire supérieure que les vainqueurs de 1944-45 ont reçue, et même la mesure dans laquelle ils ont directement été impliqués dans cette formation, c’est-à-dire, leur passage à la direction des études de l’ESG avant-guerre.

Indiscutablement, l’accusation d’incompétence de l’École de Guerre, responsable de la défaite de 1940 a été forgée et instruite par Marc Bloch, dans son ouvrage L’étrange défaite, rédigé à chaud après le drame, ouvrage qui connait un regain d’intérêt depuis quelques années. Il y a donc lieu d’examiner la personnalité même de Bloch, ainsi que la teneur de ses arguments.

D’emblée, il est important d’affirmer que la personnalité de Marc Bloch n’est aucunement en cause, et ce, d’autant plus qu’il a connu une fin absolument dramatique, ayant été assassiné en 1944, par les Allemands pour cause d’appartenance à la communauté juive de France. Par ailleurs, il s’agit d’un grand intellectuel de l’entre-deux-guerres ; historien de renom, il a été l’initiateur du mouvement de l’École des Annales, qui privilégie une méthode de recherche historique privilégiant une approche sur le long terme, plutôt que factuelle sur le court terme.

Ceci écrit, l’objectivité oblige à écrire que, sur le plan militaire, s’il a été officier de réserve qui peut s’enorgueillir d’une belle guerre qu’il a achevée en 1918 avec le grade de capitaine, il a été touché par la vague pacifiste qui a sévi dans l’entre-deux-guerres, comme un grand nombre d’intellectuels, que ce soit Alain, Dorgelès ou Giono. Pour cette mouvance, qui a fourni les gros bataillons du briandisme, la frontière entre pacifisme et antimilitarisme était assez ténue.

Pour ce qui est de la nature des reproches portés par Pierre Bloch à l’encontre de l’École de Guerre, ils peuvent en fait se réduire à un constat : l’armée française de 1940, engoncée dans le formalisme de sa bureaucratie du temps de paix, n’a pas été en mesure de s’en extraire pour planifier et conduire la campagne de 1940. Cette bureaucratie a conduit à une dilution des responsabilités perdues au sein d’un « mille feuilles » hiérarchique, ce qui produit des délais pour la transmission des ordres, lesquels sont diffusés trop tard, sur la base d’une évaluation de situation déjà dépassée. Selon Marc Bloch, la cause première de cette situation de blocage résiderait dans le formalisme de la formation dispensée par l’École de Guerre, d’où son idée de condamner définitivement cette école.

Cette analyse de Marc Bloch, un peu sommaire, appelle plusieurs réflexions. La première est que, se situant à son niveau d’officier traitant dans un bureau d’état-major, Marc Bloch élève peu le débat. Il demeure au niveau des modalités d’exécution, et non pas à celui des principes qui sous-tendent toute conception en matière opérationnelle. Or, un jugement complet porté sur la campagne et les causes profondes de son échec aurait mérité qu’il élevât sa réflexion à ce niveau. Par ailleurs, et ici, on quitte le domaine du rationnel, comme indiqué plus haut, le pacifisme absolu de Marc Bloch s’accompagnait durant toute l’entre-deux-guerres d’un non moins puissant sentiment antimilitarisme. Cela l’a conduit à refuser systématiquement toute période de réserve et, a fortiori, toute formation supérieure d’état-major (il a refusé de suivre un cursus de formation d’ORSEM[1]). Il n’est pas interdit de penser que le jugement négatif porté par Marc Bloch sur l’essence même de l’École de Guerre, plus que sur son fonctionnement, plongeait ses racines dans ce profond sentiment d’antimilitarisme, partagé à l’époque par une grande partie de l’élite intellectuelle du pays.

Ceci étant posé quant au contexte de l’accusation, il convient de poursuivre la réflexion plus avant que la simple forme de l’enseignement militaire supérieur de l’entre-deux-guerres, pour se poser la question de savoir comment se forgeait la doctrine d’emploi des forces, à l’époque considérée, et quelle place l’Ecole de guerre y tenait… ou non.

Indiscutablement, avant 1914, par le biais du comité d’état-major, l’École Supérieure de Guerre se trouvait impliquée au premier chef dans les affaires doctrinales militaires. Ce comité d’état-major, auquel le général Joffre prêtait une grande considération (il l’a souvent réuni entre 1911 et 1914), réunissait les grandes élites militaires : les membres du Conseil supérieur de la Guerre, les généraux commandant les corps d’armée de couverture, les chefs d’état-major des généraux disposant d’une lettre de commandement pour une armée, les chefs de bureau de l’état-major de l’armée et les chefs de cours de l’École de Guerre. Sa très grande force, et toute sa légitimité d’ailleurs, venaient de ce mélange de cultures militaires différentes entre le commandement proprement dit, l’administration centrale, les forces et l’enseignement militaire supérieur. Si ce comité n’avait une existence qu’informelle, il représentait néanmoins l’incarnation réelle du haut-commandement, quel que puisse être le grade de ses membres (de général de division exerçant un commandant supérieur[2] à colonel). Tout le monde se connaissait et était connu de tout le monde (cas de Pétain, alors colonel avant-guerre, ce qui devait expliquer son ascension fulgurante jusqu’au commandement d’une armée en juin 1915, soit le passage de de colonel à commandant d’armée en moins d’une année). Au sein de ce comité, l’influence de l’École de Guerre était fort réelle. En termes de doctrine, c’est ce comité qui était en charge de la rédaction des instructions sur l’emploi des grandes unités.

Or, en 1920, parvenu au commandement de l’Armée, le maréchal Pétain a dissous ce comité, dont il ne connaissait que trop l’influence réelle, pour centraliser la conception de la doctrine d’emploi des grandes unités au niveau du seul Conseil Supérieur de la Guerre., soit l’instance de commandement la plus élevée dont il assurait la vice-présidence (le président formel étant le ministre). Pétain verrouillait. Et si, en 1921, c’est le général Debeney qui a présidé la commission de rédaction de l’IGU 1921, ce n’est pas en tant que commandant de l’ESG qu’il a été désigné, mais comme membre du CSG dont la pensée était la plus proche de celle de Pétain[3]. Et ce ne fut pas Buat, alors chef d’état-major de l’armée, donc parfaitement légitime pour présider cette commission, que choisit Pétain pour cette tâche, mais bien Debeney. Buat, en effet, était toujours demeuré assez proche de « l’écurie » Foch. C’est le même Debeney, devenu chef d’état-major de l’armée, qui tenait la plume lors de l’élaboration de la loi de 1927 portant sur la fortification des frontières, en clair, la Ligne Maginot[4]. Et, enfin, en 1936, lorsque le général Gamelin lance les travaux d’une nouvelle Instruction générale d’emploi des grandes unités, l’IGU 36, il en confie la rédaction au général Georges. Dans ces trois occasions, qui ont réellement dimensionné la doctrine française de l’entre-deux-guerres, l’Ecole de Guerre n’a strictement tenu aucun rôle.

En revanche, son enseignement ne pouvait, bien évidemment, ne pas être en contradiction avec la doctrine en vigueur. C’est ainsi que quarante ans après, le général Beaufre, certainement l’officier le plus brillant de sa génération, juge ainsi son passage à l’École militaire[5] entre 1927 et 1929 : « La guerre de 1914 –1918, codifiée par Pétain et Debeney avait conduit à tout placer sous le signe de barèmes, d’effectifs, de munitions, de tonnes, de délais, de pertes, le tout ramené au kilomètre courant. C’était technique et commode, voire rassurant, mais foncièrement faux ; on le vit bien en 1940…Les moindres réflexions sur les fronts de Russie, de Salonique et de Palestine en eût montré l’inanité. Mais c’étaient là des fronts secondaires, sans intérêt pour l’armée française ».

Quelques années auparavant, en 1924, alors qu’il y était lui-même stagiaire, un certain capitaine de Gaulle n’y a guère supporté non plus le dogmatisme ambiant[6]. Ce dogmatisme n’a pas empêché le général Héring, commandant de l’ESG en 1930, de faire appel au colonel Doumenc, pour prononcer une conférence qui a fait date sur les perspectives ouvertes par le char, employé en masse. C’est le CSG qui a mis en garde Doumenc contre le risque qu’il prenait pour sa carrière en s’engageant sur des chemins de traverse en termes de doctrine.

Il existe un dernier élément d’appréciation quant à la responsabilité éventuelle de l’École de Guerre dans la défaite. En effet, depuis le commandant en chef, Gamelin, jusqu’au moins ancien des commandants d’armées, ainsi que la majorité des commandants de corps d’armée, c’est-à-dire le niveau de commandement de conception de la manœuvre, tous ces généraux ont été formés à l’École de Guerre avant 1914. Mettre en cause la formation de ces chefs de rang élevé revient donc à remettre en cause l’Ecole de Guerre d’avant 1914. Cette démarche n’a jamais effleuré personne, bien au contraire, et c’est heureux !

En revanche, quand on examine attentivement l’encadrement des grandes unités qui ont libéré la France en 1944 – 1945, force est de reconnaître que l’on y croise moult anciens stagiaires de l’École de Guerre. Le tableau ci-dessous en fournit la preuve, s’il en était besoin.

GRANDES UNITÉS TITULAIRES BREVETÉS ESG TITULAIRES NON BREVETÉS
CEFI Juin
1re Armée De Lattre
1er C.A. Béthouart
2e C.A. Goislard de Monsabert
1re D.F.L. Brosset Garbay
2e D.I.M. Dody, Carpentier, de Linarès
3e D.I.A. Guillaume
4e D.M.M. Sevez, de Hesdin
9e D.I.C. Magnan, Molière, Valluy
1re D.I. Caillies
10e D.I. Billotte
14e D.I. Salan
1re D.B. Touzet du Vigier Sudre
2e D.B. Leclerc
5e D.B. Schlesser de Vernejoul
D.A. des Alpes Doyen
F.F.O. (Atlantique) de Larminat, Bognis-Desbordes, d’Anselme, Chomel
TOTAL 23 4

 

La comparaison entre les commandants de grandes unités brevetés et non brevetés se passe de commentaires, 23 contre 4. Ce qui veut dire qu’en dépit de ses défauts — conjoncturels — relevés sans concession par Beaufre, l’École de Guerre a bien maintenu son renom et a rempli sa mission dans l’entre-deux-guerres, à savoir former des chefs vainqueurs.

Ce constat est encore renforcé lorsqu’on établit la liste des anciens professeurs de l’ESG, c’est-à-dire ceux en charge de responsabilités directes de formation, qui ont tenu de hautes fonctions de commandement durant la campagne de 1944 – 1945.

En premier lieu, Giraud, qui, s’il a fait preuve d’une parfaite inaptitude politique reconnue par tout le monde, n’en a pas moins reconstitué l’outil militaire français en 1943 : il a été chef du cours Infanterie entre 1927 et 1930.

Juin, brillant commandant du CEFI, s’il en fut, a été par deux fois, adjoint à la chaire de tactique générale et au cours d’état-major : avant de commander son régiment, en 1934-1935 et à l’issue de son temps de commandement, dans l’attente de rejoindre la session du CHEM dont il sera auditeur en 1937-1938.

Revers, qui prit le commandement de l’ORA après l’arrestation et la déportation de Verneau et qui succéda à de Lattre dans les fonctions de chef d’état-major de l’armée en 1947, succéda à Juin en 1935 dans les fonctions d’adjoint au titulaire de la chaire de tactique générale.

Monsabert, bouillant commandant de la 3e DIA en Italie et en Provence, avant de commander avec brio le 2e C.A. jusqu’à la fin de la campagne d’Allemagne, fut adjoint au cours d’infanterie de 1929 à 1932.

Au niveau des divisionnaires, Caillies et Dody étaient également des anciens professeurs de l’ESG, Caillies à la chaire de tactique générale et Dody au cours Infanterie[7].

Même chez les cavaliers, qui ont commandé les groupements blindés (les combat command) au sein des divisions blindées, on trouve un ancien professeur de l’ESG, Caldairou qui y a servi à deux occasions : de 1929 à 1933 comme adjoint au directeur des Etudes et de 1935 à 1937, à la chaire de tactique générale.

Il est donc peu cohérent, même si Marc Bloch ne pouvait pas connaître la suite de 1940, d’instruire à charge le procès d’une institution qui aurait été responsable du désastre de 1940, alors que la victoire qui lui a succédé cinq ans plus tard a été acquise par des chefs qui avaient été, pratiquement tous, formés au moule de la même école. En fait, le désastre de 1940, qui a entraîné la chute de tout un système, militaire, politique et social, a été le révélateur d’un mal beaucoup plus profond qu’un supposé défaut de formation de l’élite militaire française. Ce que Marc Bloch a d’ailleurs perçu, puisque la troisième partie de son ouvrage décortique cet aspect- global de la déroute de 1940.

Le mot de la fin. Il est quand même assez mal venu d’instruire le procès d’une École qui a formé comme stagiaire au sein de la dernière promotion avant le déclenchement de la guerre, le capitaine de Hautecloque, futur maréchal Leclerc.


NOTES

  1. Officier de réserve du service d’état-major.
  2. À l’époque, les rangs et appellations de corps d’armée et d’armée n’existait pas. Les titulaires de ces fonctions étaient identifiables au fait qu’en grande tenue, ils arboraient des plumes blanches sur leur bicorne.
  3. Debeney a toujours été un « fidèle » de Pétain dont il est resté très proche. Il fut son adjoint au cours d’Infanterie à l’École de guerre avant-guerre, et son major général au GQG en 1917, lorsque Pétain a succédé à Nivelle. C’est Debeney qui a succédé à Buat à la mort de celui-ci en 1923, dans les fonctions de chef d’état-major de l’armée, Pétain étant vice-président du CSG et Inspecteur-général. Debeney était l’incarnation même de « l’écurie » Pétain. Cette proximité ne s’est jamais démentie et a perduré jusqu’après 1940. Fidèle d’entre les fidèles sous le régime de Vichy, Debeney est tombé sous les balles du maquis en novembre 1943.
  4. La Ligne Maginot s’est appelée ainsi car les crédits nécessaires à son édification ont été votés lorsque André Maginot était ministre de la Guerre. Il n’avait en rien trempé dans sa conception. Si on veut être puriste, cette ligne aurait dû s’appeler « Painlevé » (du nom du ministre qui l’a approuvée) – Debeney (du nom du chef d’état-major qui l’a conçue et organisée). Maginot, qui connaissait les aléas des débats budgétaires a fait voter une loi qui gelait les crédits nécessaires à l’édification de cette Ligne, sur cinq ans. Toutes choses étant égales par ailleurs, il est possible de faire l’analogie avec les lois de programmation actuelles.
  5. Général Beaufre, Mémoires 1920 – 1940 – 1945, Paris, Plon, 1965, p. 56.
  6. Ses notes s’en sont ressenties, puisqu’elles portaient la mention « À l’attitude d’un roi en exil ». In Lacouture, De Gaulle, Paris, Seuil, 1984, Tome 1, p. 121.
  7. Dody appliquait un principe de commandement bien connu, « voir loin mais commander court ». En Italie, chargé de la percée sur le Majo, lors de l’offensive du Garigliano, comme commandant de la 2e division marocaine, ses trois colonels commandant les régiments de tirailleurs étaient de ses anciens stagiaires. Il s’est fait communiquer, préalablement au débouché du 13 mai 1944, leurs ordres initiaux respectifs, qu’il a corrigés de sa main !

Colonel (ER) Claude FRANC

Colonel (ER) Claude FRANC

Saint-cyrien de la promotion maréchal de Turenne (1973-1975) et breveté de la 102e promotion de l’École Supérieure de Guerre, le colonel Franc a publié une dizaine d’ouvrages depuis 2012 portant sur les analyses stratégiques des conflits modernes, ainsi que nombre d’articles dans différents médias. Il est référent “Histoire” du Cercle Maréchal Foch (l’ancien “G2S”, association des officiers généraux en 2e section de l’armée de Terre) et membre du comité de rédaction de la Revue Défense Nationale (RDN). Il a rejoint la rédaction de THEATRUM BELLI en février 2023. Il est âgé de 70 ans.

L’Armée de l’Air et de l’Espace prépare ses 90 ans avec un nouveau logo

L’Armée de l’Air et de l’Espace prépare ses 90 ans avec un nouveau logo

par Gaétan Powis – Air & Cosmos – publié le 08 décembre 2023

https://air-cosmos.com/article/l-armee-de-l-air-et-de-l-espace-prepare-ses-90-ans-avec-un-nouveau-logo-68080


Un grand concours a été organisé au sein de l’Armée de l’Air et de l’Espace avec comme objectif la création d’un nouveau logo pour les 90 ans de l’AAE. Sur 70 logos, le projet du caporal-chef Matthieu a été sélectionné, alliant histoire et modernité.


De l’Aéronautique militaire à l’AAE

Durant la Première guerre mondiale, l’Aéronautique militaire prend son essor : l’avion est désormais un moyen indispensable sur le champ de bataille moderne. Il permet de reconnaitre les positions ennemies, de les bombarder mais également empêcher les avions ennemis d’effectuer ces missions sur les lignes amies. Cependant, à cette époque, l’Aéronautique militaire fait partie, comme c’est le cas dans de nombreuses forces armées, de l’Armée de terre française. Il faudra attendre le 2 juillet 1934 pour voir la création officielle et définitive d’une nouvelle arme indépendante au sein des Forces armées françaises : l’Armée de l’Air. Son appellation sera légèrement modifiée le 11 septembre 2020, avec l’ajout important du caractère spatial : l’Armée de l’Air et de l’Espace.

Un nouveau logo

Pour fêter les 90 ans de sa création, l’AAE prépare l’année 2024 en grande pompe. Pour cette occasion, elle a organisé un grand concours au sein de son personnel : créer un logo pour les 90 ans. Au total, ce sont près de 70 aviateurs qui ont soumis leur projet. Le choix final s’est porté sur le projet du caporal-chef Matthieu, mécanicien opérateur avionique sur la base aérienne 133 de Nancy-Ochey. Ce dernier expliquait alors :

J’ai voulu mettre deux machines aux antipodes : un Rafale moderne d’un côté et un biplan de l’autre. Le bleu et le rouge représentent les couleurs du drapeau français et j’ai ajouté les étoiles pour l’espace. Je voulais quelque chose de sobre représentant à la fois la France et l’AAE.

Le logo des 90 ans de l'AAE, conçu par le caporal-chef Matthieu.
Le logo des 90 ans de l’AAE, conçu par le caporal-chef Matthieu. © Armée de l’Air et de l’Espace
Félicitations au caporal-chef Matthieu pour le nouveau logo de l'AAE.
Félicitations au caporal-chef Matthieu pour le nouveau logo de l’AAE. © Armée de l’Air et de l’Espace

Les cultures française et américaine en terme de grandes unités de 1936 à nos jours

Les cultures française et américaine en terme de grandes unités de 1936 à nos jours


 

En 1935, sous l’impulsion vigoureuse donnée par le général Weygand, cinq ans plus tôt, l’armée française mettait sur pied la 1re Division Légère Mécanique (D.L.M.) qui était en fait la première division blindée existant en Europe. On le sait peu !

Depuis cette date, plusieurs types de divisions ont été conçus, en national, la D.M.R. et les divisions « Lagarde » tandis que, à d’autre périodes, sous l’influence des États-Unis, et de l’OTAN, d’autres types de divisions ont vu le jour, au sein de l’armée de Terre, la division 59 puis la division 67, et enfin la « division de classe OTAN » actuelle. La question est donc posée : existe-t-il une culture militaire française en termes de définition de grandes unités et, dans quelle mesure diffère-t-elle de la culture américaine et otanienne en la matière ?

La réponse est absolument affirmative, il existe bien une culture militaire française à cet égard, culture fondée sur la souplesse à la fois de l’organisation du commandement et de la manœuvre. Cette culture s’oppose fondamentalement à la culture militaire américaine, fondée uniquement sur la masse des moyens.

Les caractéristiques des deux systèmes français et américains.

Quels sont les trois critères principaux respectifs des cultures militaires française et américaine en la matière ?

Tout d’abord, pour le cas français, la stricte adaptation des niveaux de commandement tactique à ceux de la manœuvre : En dessous du niveau tactico-stratégique ou tactico-opératif, constitué par l’Armée, il n’existe que trois niveaux — corps d’armée, division et régiment/groupement — correspondant aux trois niveaux de conception, conduite et exécution de la manœuvre interarmes. Dans le système français, depuis 1916, l’échelon de la brigade n’existe pas. La division constituant l’échelon de conduite de la manœuvre, les appuis qui lui sont alloués sont réduits aux seuls appuis directs, l’essentiel de ceux-ci étant regroupés au niveau du corps d’armée où ils constituent des « éléments organiques ».

Considérant que l’on ne manœuvre bien qu’avec quatre pions, le système français privilégiera toujours la quaternisation en termes d’organisation divisionnaire et régimentaire. Cette quaternisation permet également un mixage optimal des moyens (blindés et mécanisés) au sein des groupements.

Enfin, le système français s’efforce de toujours faire coïncider l’organisation organique sur le besoin opérationnel, ce qui permet de disposer d’une grande cohérence en terme de préparation opérationnelle (entraînement autrefois). Cette corrélation organique —opérationnel n’est aucunement exclusive de la possibilité de mixage des unités (par échanges entre régiments), pour former des groupements temporaires, mieux adaptés à la mission et au terrain. Ce principe n’a été respecté que jusqu’à l’adoption des principes de « modularité » et de « réservoir de forces » fondements de la « Refondation » de 1998.

Le système américain, pérennisé après 1942 lors du réarmement des États-Unis, prend l’exact contrepied de la position française. Il s’agit de divisions lourdes, d’ailleurs le terme de « heavy division » est passé dans le langage courant. Il existe un échelon de commandement de plus que dans le système français, la brigade, ou en 1942 combat command pour les divisions blindées et regimental combat team pour les divisions d’infanterie. Ce système de division lourde a perduré à l’issue de la guerre et s’est installé comme la norme dans l’OTAN. Il a fait dire au critique militaire Liddell Hart, que les divisions alliées correspondaient à un énorme serpent qui se mouvait plus qu’il ne manœuvrait, et dont seuls la tête et le dard piquaient. Dans cette organisation, la structure divisionnaire est ternaire, ainsi que celle de la brigade. Quant aux appuis, ils existent sous une forme redondante, aux deux niveaux de la division et du corps d’armée.

Durant la Guerre froide, il existait également en Centre Europe, une différence majeure entre les deux systèmes, concernant la mise en œuvre[1] du feu nucléaire « tactique ». Du côté des États-Unis, c’était la division qui en était chargée, alors que dans le système français (le PLUTON n’est apparu qu’en 1975), il s’agissait du corps d’armée. C’est également une des raisons qui ont conduit les Américains à constituer un système divisionnaire « lourd ». Et, c’est donc tout naturellement que, dans le système français, les régiments PLUTON ont rejoint les EOCA, en étant intégrés à l’Artillerie de CA.

De la DLM à la DMR.

La D.L.M., imparfaite avec ses deux régiments de chars, son régiment de découverte et son régiment de Dragons portés (en fait une infanterie portée à trois bataillons), répondait aux canons d’organisation français. Il est d’ailleurs significatif que le regroupement de deux d’entre elles, en un « corps de cavalerie » en 1939-1940, a constitué le seul corps d’armée blindé dont n’ait jamais disposé l’armée française. Cette simple remarque est de nature à fortement nuancer le regard généralement porté sur le concept blindé français de 1940. Qui plus est, il était prévu, qu’en opérations, le régiment de dragons portés éclatât et fût réparti au sein des régiments de chars et du régiment de découverte pour former groupements. À ce double titre, la D.L.M. était la première division moderne française. Elle a disparu dans la tourmente de 1940.

Son concept a été repris en 1954 avec la 7e D.M.R. (Division Mécanique Rapide). À cette époque, le maréchal Juin commandait le théâtre Centre-Europe de l’OTAN (AFCENT). Il était fortement conscient que les divisions lourdes de « classe OTAN » étaient tout à fait impropres à conduire le combat « tournoyant » qui était attendu d’elles : en effet, en ambiance nucléaire (c’est-à-dire sous menace d’emploi), il s’agissait, dans des délais les plus brefs possibles, de passer d’un dispositif ouvert et réparti sur le théâtre, pour éviter de constituer un « pion nucléaire » justiciable d’une frappe soviétique, en un dispositif concentré et puissant pour frapper a contrario les « pions nucléaires » dévoilés par le dispositif adverse. Comme Juin était simultanément, la plus haute personnalité militaire française (même s’il avait perdu les attributions de CEMDN, grosso modo CEMA en 1953), il a chargé les inspecteurs de l’infanterie et de l’arme blindée cavalerie[2] de concevoir deux types de division. Ce seront la 7e D.M.R. et la 2e D.I.M. (division d’infanterie mécanisée). La D.M.R., particulièrement légère et toute en souplesse, était articulée autour de quatre « régiments interarmes » constitués de deux compagnies sur half-tracks et de deux escadrons des AMX 13 et une batterie de 105 automoteurs. Un régiment de reconnaissance sur E.B.R. (engin blindé de reconnaissance) est conservé aux ordres, au niveau de la division[3]. Les échelons de la brigade et du bataillon avaient disparu. Tous les canons de l’école française étaient réunis. Quant à la 2e D.I.M., elle est organisée en cinq régiments d’infanterie à 4 compagnies sur half-tracks ou Bren carrier et un escadron Shaffee[4]. Dans ce cas également, les échelons de la brigade et des bataillons ont disparu. Ces deux divisions ont rapidement perdu leurs spécificités puisqu’elles ont été engagées en Algérie où leurs régiments ont été alignés sur l’organisation des unités de quadrillage (la 7e D.M.R. ayant fait un détour par Suez).

Les divisions 59 et 67.

Avant le désengagement d’Algérie, l’armée française avait conçu un nouveau type de Grande Unité, la division 59, sur des critères otaniens (La France était toujours membre des instances de commandement intégrées). À ce titre, les États Unis mettaient à disposition de la France un armement nucléaire « tactique », le lanceur Honest John, dont la mise en œuvre serait effectuée selon le principe de la « double clé », au niveau de la division. Il ne pouvait donc s’agir que d’une division « lourde », à base de trois brigades, et disposant d’éléments organiques variés et puissants.

En réalité, cette division constituait un compromis boiteux entre le tactiquement souhaitable et le budgétairement possible. Les brigades et les régiments étaient articulées autour d’une structure ternaire, et, au moins pour les brigades motorisées, mixaient des régiments de pied absolument différents (régiments motorisés à deux bataillons curieusement rebaptisés E.M.T., et mécanisés ou de chars à 3 compagnies ou escadrons). En outre, le matériel était trop disparate, puisque des camionnettes tactiques y côtoyaient des engins blindés à chenille (VTT/AMX et AMX 13). Cette disparité conduisait à mettre sur pied une multitude de groupements et sous-groupements, sans cesse réarticulés en fonction du milieu et de l’ennemi, ce qui conduisait à un rythme de manœuvre beaucoup trop séquencé.

Des études furent lancées dès le désengagement d’Algérie (Études DAVOUT et MASSENA) pour corriger ces défauts. Elles aboutirent à la constitution de la Division 67, laquelle, conçue alors que la France était toujours membre des structures intégrées de l’OTAN, était encore une division lourde, mais aux structures plus cohérentes que sa devancière. Néanmoins, des impératifs budgétaires ont conduit à maintenir temporairement (mais le temporaire a souvent tendance à durer) au sein de chacune des cinq divisions ainsi constituées deux brigades mécanisées et une brigade motorisée. Enfin, les divisions, comme les brigades ont été bâties sur une structure ternaire (toujours pour des motifs d’économie).

Il convient de noter que la division d’intervention (la 11e division) était construite selon les mêmes errements ; une structure ternaire de brigade avec deux brigades parachutistes et une brigade légère (la 9e brigade).

Les « divisions Lagarde ».

Dans son œuvre magistrale de réorganisation, le général Lagarde a voulu revenir, aussi bien pour le corps de bataille que pour les forces d’intervention, aux canons de la culture militaire française : à partir des 5 divisions « lourdes » et de la division d’intervention, soit 18 brigades, ternaires il a mis sur pied 15 divisions quaternaires, soit 8 divisions blindées[5], 5 divisions d’infanterie[6], et 2 divisions d’intervention[7]. Le corps de bataille était réparti en 3 corps d’armée, dotés d’éléments organiques puissants, et constituant à leur échelon la cohérence tactico-logistique, grâce à la création de 3 brigades logistiques. (les divisions disposaient quant à elles, d’un « volant logistique » sous la forme d’une base divisionnaire déployée à partir d’un régiment de commandement et de soutien). Cette réforme complète et profonde des forces était marquée d’une rare cohérence. Toutes les divisions et tous les régiments de mêlée étaient bâtis sur une structure quaternaire. Pour trouver la ressource indispensable à une telle réforme en profondeur, le général Lagarde a dissous tous les régiments de D.O.T. (en fait, des bataillons à trois compagnies en sous-effectifs, noyaux actifs des véritables régiments de D.O.T.) en en conservant quelques-uns pour les divisions d’infanterie. Seul le 41e RI, en sureffectif à la 9e DIMa a conservé une mission de D.O.T., de protection des installations terrestres de la F.O.S.T. en Bretagne.

Pour conserver la D.O.T., chaque régiment métropolitain d’active dérivait un régiment de réserve. Ceux-ci étaient employés à deux niveaux hiérarchiques : au niveau de la D.M.T. pour les missions statiques de protection de points sensibles d’importance, soit regroupés au sein de brigades de zone, au niveau de la Région militaire — Zone de défense pour des mission de défense de surface, en action d’ensemble.

Cette réforme a été conduite en trois ans, selon un principe de complète décentralisation : en 1976, le général Lagarde en a énoncé les principes et défini les structures à réaliser. Ensuite, chaque année, de 1977 à 1979, chaque commandant de corps d’armée concerné a conduit lui-même la réorganisation de ses moyens et le fusionnement du commandement opérationnel (CA – Divisions) au commandement territorial (Région – Division militaire territoriale[8]). C’est ainsi que, le 1er juillet 1979, ce qui avait été annoncé et planifié le 1er juillet 1976 était réalisé. Chaque année, la mise sur pied à l’été du corps d’armée concerné était suivie à l’automne, d’un exercice en terrain libre sur une profondeur de 300 kilomètres, et mettant en jeu de l’ordre de 800 blindés dont 400 chars et 180 hélicoptères.

Enfin, en liaison avec la mission militaire française présente à Brunssum à AFCENT, la 1re Armée a conduit un long et profond travail de planification pour adapter l’engagement des nouveaux corps d’armée aux différentes hypothèses d’engagement alliées[9], ce qui a abouti à la diffusion d’un Plan Général d’opérations (P.G.O.) à l’intention des CA. Il est à noter que la différence de structures et de taille entre les grandes unités alliées et françaises n’a jamais nui à leur interopérabilité.

Mais, il ne faut pas se voiler la face, il existait une ombre au tableau, l’équipement des forces. Si les unités de l’ABC avaient connu un plan d’équipement de ses régiments en AMX 30 extrêmement rapide, la totalité de ses régiments avait été équipée en moins de quatre ans (1967–1971), il n’en allait pas de même pour les autres programmes. L’AMX 10 P, l’AMX 10 RC, le VAB, les Canons de 155 AUF 1 et TR F 1 allaient demander quasiment une décennie pour équiper les forces, qui, jusqu’à cette échéance devaient continuer à servir des matériels anciens, des VTT AMX, des EBR, des canons automouvants, et, comme les régiments motorisés avaient été créés ex nihilo, dans l’attente du VAB, certains (la 14e DI) allaient être équipés de Dodge 6×6 comme matériels de substitution durant de longues années.

En outre, les cibles de ces nouveaux matériels majeurs avaient été définies en deçà des besoins correspondant aux effectifs alloués. Une réduction d’effectifs était donc inévitable à moyen terme.

Celle-ci intervint en 1983, de façon parallèle avec la création de la FAR. Les deux divisions nouvellement créées, la 6e DLB et la 4e DAM, l’ont été à partir des 6e et 4e DB, dissoutes. Les autres divisions ont été un peu renforcées par l’ajout d’un second régiment d’artillerie et d’un régiment motorisé. Ces mesures ont conduit à la dissolution de deux divisions d’infanterie et leur transformation en « divisions École », à partir des formations dédiées implantées en leur sein. Ces modifications n’ont pas altéré la logique d’organisation des différentes divisions, qui est demeurée conforme aux principes nationaux.

La refondation de 1998. La disparition des divisions permanentes.

En revanche, la « refondation » de 1998 constitua une remise en cause complète et profonde de la logique d’organisation des forces terrestres. Tous les principes d’organisation des grandes unités, liés à la culture militaire nationale ont disparu.

La cohérence entre l’organique et l’opérationnel a complètement disparu, la logique relevant alors de celle de la « modularité » des forces, l’organique étant réduit un simple « réservoir de forces ».

S’agissant des niveaux de commandement, ils ont été réduits, pour ce qui concerne les niveaux permanents, à deux, la brigade et le régiment/groupement. La division permanente a disparu, pour la première fois depuis 1788. Elle a été remplacée à la demande, par quatre EMF (états-majors sans moyens dédiés[10]) qui, regroupés par deux, pouvaient alors constituer un PC de division. Il s’agissait alors, à l’occasion des grands exercices, de mettre sur pied une division « de classe OTAN », soit le retour à une division lourde.

Quant au niveau du corps d’armée, il a été fusionné avec le « Commandement de la Force d’action terrestre » (CFAT) avant d’être rétabli en 2007 sous la forme d’un PC de CA, certifié aux normes OTAN. Avec le rétablissement des divisions permanentes en 2015, l’armée de Terre a donc renoué avec un système de commandement complet, à quatre niveaux depuis le corps d’armée jusqu’au groupement/régiment.

Enfin, la cohérence tactico-logistique était fortement obérée par le fait que la brigade, pion de manœuvre, ne constituait-il pas un échelon logistique.

« And so what ? »

Sous l’influence de l’OTAN dont elle a rejoint les structures de commandement intégrées, la France a donc renoué avec un alignement de ses structures de commandement sur celles de l’Alliance, en tournant ostensiblement le dos à sa culture militaire propre ; ceci, au nom du respect d’une indispensable interopérabilité avec nos Alliés. La question se pose donc de savoir si cette interopérabilité est réellement incompatible avec d’autres structures que celles ayant cours aux États-Unis. Il semblerait que la réponse soit négative, puisqu’à l’époque où la France disposait d’un corps de bataille dont les divisions avaient été bâties sur des critères nationaux, les divisions Lagarde, l’interopérabilité des trois corps d’armée français avec les corps alliés dont les divisions avaient une toute autre dimension, n’a posé aucun souci.

La question est donc posée : à l’heure où l’armée de Terre va connaître la transformation actuellement en cours, ne faut-il pas réfléchir à la structure de nos grandes unités, et s’extraire d’une stricte logique de ressources pour les constituer, pour, a contrario, imaginer quel pourrait être leur emploi et, partant, définir leurs structures. Autrement dit, raisonner de manière cohérente : partir de la finalité pour définir les modalités, et non l’inverse.


NOTES :

  1. Uniquement la mise en œuvre, en aucun cas la décision d’emploi, du niveau politique.
  2. Les généraux de Linarès et de La Villéon.
  3. 4 régiments interarmes : 2e Dragons, régiment Colonial de Chasseurs de Chars (RCCC), 1er RBIC (Régiment Blindé d’Infanterie Coloniale) et 21e R.I.C (Régiment d’Infanterie Coloniale). Rgt de Reconnaissance : 3e R.C.A. (Régiment de Chasseurs d’Afrique).
  4. 26e R.I., 60e R.I., 151e R.I., 152e R.I., 153e R.I. et le 31e Dragons.
  5. Les 1re DB (Trèves), 2e DB (Versailles), 3e DB (Fribourg), 4e DB (Nancy), 5e DB (Landau), 6e DB (Strasbourg), 7e DB (Besançon) 10e DB (Châlons sur Marne).
  6. 8e DI (Amiens), 12e DI (Rouen), 14e DI (Lyon), 15e DI (Limoges) et 27e DIA (Grenoble).
  7. 9e DIMa (Saint Malo) et 11e DP (Toulouse).
  8. 1977 : 6e RM- 1er CA à Metz. . 1978 : CCFFA – 2e CA à Baden Oos. 1979 : 1re RM – 3e CA).à Paris et Saint Germain les Loges.
  9. Depuis la signature des accords Valentin – Ferber, en 1972, la 1re Armée était la seule réserve de théâtre d’AFCENT, et se trouvait engagée comme telle, même si la France ne faisait plus partie des instances de commandement intégrées de l’OTAN.
  10. Participant à tous les grands exercices nationaux et alliés, ces EMF ont néanmoins emmagasiné une solide culture opérationnelle.

Colonel (ER) Claude FRANC

Colonel (ER) Claude FRANC

Saint-cyrien de la promotion maréchal de Turenne (1973-1975) et breveté de la 102e promotion de l’École Supérieure de Guerre, le colonel Franc a publié une dizaine d’ouvrages depuis 2012 portant sur les analyses stratégiques des conflits modernes, ainsi que nombre d’articles dans différents médias. Il est référent “Histoire” du Cercle Maréchal Foch (l’ancien “G2S”, association des officiers généraux en 2e section de l’armée de Terre) et membre du comité de rédaction de la Revue Défense Nationale (RDN). Il a rejoint la rédaction de THEATRUM BELLI en février 2023. Il est âgé de 70 ans.

Monument préféré des Français : trois choses à savoir sur le château-fort de Sedan, vainqueur de l’édition 2023

Monument préféré des Français : trois choses à savoir sur le château-fort de Sedan, vainqueur de l’édition 2023

Écrit par Matti Faye et Loukas Brillaud – France 3 – Publié le

Le château-fort de Sedan, dans les Ardennes, a remporté le trophée 2023 de l’émission “le monument préféré des Français ce mercredi 13 septembre sur France 3. Il était en compétition face à 13 autres sites patrimoniaux du pays.

Victoire de Sedan ! Stéphane Bern, l’animateur de l’émission “Le monument préféré des Français” a annoncé la victoire du château-fort de Sedan (Ardennes) vers 23h15, ce 13 septembre, au terme de la présentation des 13 autres monuments en lice. Le monument est élu préféré des Français en 2023. “Ça va remonter le moral des Sedanais”, écrit Christine, une fan sur la page Facebook du château, en écho à la rétrogradation douloureuse du club de football local, le CSSA, désormais en Régional 3. Côté patrimoine désormais, Sedan joue dans la cour des grands, même si les touristes comme les habitants le savaient déjà. “Les félicitationt sont nombreuses, comme les témoignages de fierté. 

Le directeur château, Melaine du Merle, a accueilli Stéphane Bern pour recevoir son trophée. “C’est une grande fierté, on espère avoir une aura nationale voire internationale”. Le maire (PS) de Sedan Didier Herbillon est présent sur place pour cette séquence enregistrée en secret. Un secret qui avait été bien gardé. Contacté la veile par France 3 qui connaissait le verdict, le château n’avait rien soufflé. C’est du plaisir et de l’émotion, elle tombe bien cette victoire, à quelques mois des 600 ans de ce château”. Et à deux jours des journées européennes du patrimoine des 16 et 17 septembre. “Il correspond à l’identité des Sedanais”. Une plaque a été remise au maire de la ville. Elle sera désormais posée à l’entrée de l’édifice. 

Le château-fort de Sedan succède à la Gare transatlantique de Cherbourg et au sous-marin Le Redoutable, situés en Normandie au sein de la Cité de la mer.

Le géant des Ardennes a été présenté par Stéphane Bern. “Un château de conte de fées, un panorama de l’architecture militaire”. Son histoire est racontée par le directeur du château. Situé à un emplacement stratégique en France à la frontière belge, cet édifice fait figure de forteresse. Avec des fortifications hors normes, et une surface de 35 000 mètres carré. 

22h55 : Reste encore deux monuments en lice avant de connaître le monument préféré des Français de l’édition 2023. Dont le château fort de Sedan. En attendant le résultat, le château fait sa promo sur les réseaux sociaux. “Le banquet est prêt en cas de victoire !”, poste l’équipe du monument ardennais. 

Quatorze monuments, un pour chaque région de France métropolitaine et un pour l’outre-mer s’affrontaient. Pour le Grand Est, c’est le château-fort de Sedan qui a été choisi. Voici trois choses à savoir sur le monument des Ardennes, désormais préféré des Français en 2023. Pour en apprendre davantage, n’hésitez pas à lui rendre une petite visite !

Plus grand château-fort d’Europe

Evrard de La Marck, seigneur de Sedan, décidé la construction du château en 1424. Au fil des siècles et de l’évolution de l’armement, l’édifice est renforcé, ses murs sont épaissis. Le château, dans sa forme actuelle, totalise 35 000 mètres carrés de surface sur sept niveaux. Il a des murs de plus de 7 m de large. Le plus épais avoisine les 27 mètres de large. 

Cela en fait le “plus grand château-fort d’Europe”. C’est en tout cas ce qu’affirme la direction du site. On n’a pas tout mesuré, mais en bons défenseurs de notre région, on leur fait confiance ! Le lieu est classé monument historique depuis 1965.

 

 

Le drapeau blanc y a été hissé par Napoléon III 

Le 19 juillet 1870, Napoléon III, alors Empereur des Français, déclare la guerre à la Confédération d’Allemagne du Nord. Après un mois de guerre et quelques défaites qui provoquent l’évacuation de l’Alsace et de la Lorraine, la France dispose de moins de la moitié de sa première armée, et se replie progressivement vers Sedan. 

La bataille décisive (dite Bataille de Sedan) commence le 1ᵉʳ septembre 1870 et les Français se révèlent complètement impuissants face à l’armée prussienne. Dans le but d’éviter des morts inutiles, Napoléon III fait hisser le drapeau blanc sur le château-fort de Sedan le lendemain, synonyme de capitulation. 

Suite à cette défaite, il devient le quatrième souverain français capturé sur un champ de bataille de l’histoire. Il est ensuite déchu dès que la nouvelle parvient à Paris, Marseille et Lyon, et la République est proclamée le 4 septembre 1870.

Il a failli être rasé

Le château-fort est cédé par l’armée française à la ville de Sedan en 1962, pour un franc symbolique. En 1967, l’ordre du jour du conseil municipal de la ville mentionne la création d’un centre commercial à la place du château-fort. Une seule voix aurait suffi à l’époque à rejeter le projet, comme le racontait Grégory Duchatel sur France Bleu en 2021.

Le château-fort de Sedan avait déjà participé au concours du Monument préféré des Français en 2014, mais ne s’était pas hissé jusqu’en finale. Il a pris sa revanche cette fois-ci avec un succès mérité. 

Hercule empoisonné – 4. Le gendarme embarrassé (1995-2011) par Michel Goya

Hercule empoisonné – 4. Le gendarme embarrassé (1995-2011)

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 4 septembre 2023

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Après les contrecoups d’État, les évacuations de ressortissants la contre-insurrection, les interventions « coup de poing », une campagne aérienne, l’appui indirect, les opérations humanitaires, on passe en 1995 à de nouvelles formules militaires qui s’efforcent d’être plus efficaces que dans les années précédentes tout en étant moins intrusives et sans ennemi, déclaré ou non. On essaie en fait de transférer sur le continent africain les nouvelles méthodes en œuvre dans les Balkans. La France devient à ce moment-là véritablement le « gendarme de l’Afrique », un surnom dont elle a horreur, mais qui signifie qu’on s’efforce de gérer les crises et de maintenir la stabilité et non de faire la guerre puisqu’on ne désigne pas d’ennemi politique.

Les années 1990 voient un certain nombre d’États africains s’affaiblir d’un coup sous le triple effet du départ des sponsors étrangers, de l’imposition d’un désendettement public massif par les institutions financières internationales et du multipartisme forcé. En attendant des effets positifs à long terme, ces politiques ont d’abord pour effet d’aggraver une crise profonde des administrations et des services publics, tandis que les nombreux partis politiques qui se forment sans aucune pratique de la vie démocratique commencent souvent par se constituer des milices armées. Les élections deviennent souvent des batailles électorales au sens premier. Beaucoup de ces États, aux armées affaiblies, se voient assaillis et contestés par des dizaines, voire des centaines, de groupes armés irréguliers, seigneurs de guerre, bandes criminelles, forces d’autodéfense, etc. parfois soutenus par les États voisins rivaux. On voit ainsi du golfe de Guinée à la Somalie en passant par l’Afrique centrale, se former des « complexes conflictuels » régionaux englobant pendant des années plusieurs États et des organisations armées irrégulières dans une mosaïque compliquée de rivalités violentes. On est loin du monde apaisé libéral-démocratique décrit par les thuriféraires de mondialisation.

L’Afrique subsaharienne devient le lieu principal et presque unique après l’échec en ex-Yougoslavie des opérations de maintien de la paix des Nations-Unies, en conjonction avec la tentative de mettre en place une structure africaine de résolution des conflits sous l’égide de l’Organisation de l’unité africaine, Union africaine (UA) en 2002. À côté des missions de paix onusiennes, les « MI », on voit donc se former aussi des forces régionales, les « FO », qui tentent également gérer les complexes de conflits, avec moins de moyens et pas plus de bonheur. La France reste le seul acteur militaire extérieur en Afrique subsaharienne tout en y étant également le plus puissant. Sa position est forcément délicate au sein de cette instabilité générale. Les opérations d’évacuation de ressortissants se multiplient, au Zaïre, au Togo, au Congo-Brazzaville, en Guinée, au Libéria, etc., mais le pire est de se retrouver au milieu du désordre sans trop savoir quoi faire.

Après le Rwanda et le Zaïre, devenu Congo en 1997, l’instabilité frappe la République centrafricaine où la France est présente militairement depuis 1980.  À partir d’avril 1996, les mutineries se succèdent à Bangui. La France lance l’opération Almandin afin de protéger ou évacuer les ressortissants, la présidence et différents points sensibles.  Almandin connaît plusieurs phases d’accrochages avec les mutins, de mouvements de foule et de répits, avec notamment l’assassinat de deux militaires français, jusqu’à ce que le président Chirac et le Premier ministre Lionel Jospin se mettent d’accord pour désengager les forces françaises d’un environnement aussi instable.  Au printemps 1998, les forces françaises laissent la place à la première d’une longue liste de mission interafricaines qui ne contrôlent en réalité pas grand-chose.

Quelques semaines avant le départ de la dernière unité française, le conseil de Défense du 3 mars 1998, a décidé que selon le slogan « ni ingérence, in indifférence » les forces françaises ne seraient désormais plus engagées que dans le cadre d’opérations sous mandat et drapeau européen, les missions EUFOR, ou en deuxième échelon de forces africaines régionales, que l’on appuie avec le programme de Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix (RECAMP) français d’abord puis européen. Il n’est plus question de guerre, avec engagement direct ou indirect de forces auprès d’armées au combat, mais, dans l’esprit de l’époque, de « ramener la violence vers le bas ».

Cela réussit parfois. En juin 2003, à la suite d’une résolution du CSNU, l’Union européenne reçoit le mandat de stabiliser la province d’Ituri dans l’est du Congo, en attendant le renforcement de la Mission des Nations-Unies au Congo (MONUC). C’est une première pour l’UE en Afrique qui s’appuie sur la France pour réaliser la mission.  À partir de la base d’Entebbe en Ouganda, l’opération Artémis déploie donc un GTIA et un groupement de Forces spéciales (GFS) français sur l’aéroport à Bunia, soit un millier d’hommes dans une ville de 300 000 habitants. Il y a de nombreux petits accrochages, mais la présence dissuasive française suffit presque sans combat à faire cesser les violences et à protéger la population jusqu’à de nouveaux bataillons de la MONUC mi-août. L’opération Artémis est un succès indéniable et elle devient même une référence. L’Union européenne est donc capable de mener des opérations de stabilisation en Afrique et il est possible de rétablir l’ordre sans faire la guerre. On oublie cependant qu’il s’agit surtout d’une opération militaire française, avec 70 % des effectifs totaux, et que le contingent projeté a été suffisant en volume et surtout en capacité de dissuasion pour établir la sécurité, dans une région de seulement 300 000 habitants.

Les missions européennes qui suivent, baptisées EUFOR (European Union Force), sont moins impressionnantes. Lourdes, longues à monter et coûteuses pour un effet limité, au mieux une présence dissuasive, comme lors des élections au Congo en 2006 ou au Tchad en 2008. Cette dernière opération, baptisé EUFOR Tchad/RCA, est assez typique. Les exactions ont débuté au Darfour soudanais en 2003, la décision européenne d’agir est prise en octobre 2007, l’opération est décidée Conseil de l’Europe en janvier 2008 et la force n’est opérationnelle qu’en mars 2008, le temps de réunir 3 700 soldats de 26 pays différents et de laisser passer les combats de février au Tchad entre le président Idriss Déby et ses opposants. L’EUFOR est constituée de trois bataillons multinationaux et d’un bataillon d’hélicoptères, dont un détachement privé russe. EUFOR effectue beaucoup de patrouilles, mais ne combat pas, même si un homme des Forces spéciales françaises est tué au cours d’une infiltration au Soudan. Pour 800 millions d’euros, elle assure de loin la protection des camps de réfugiés, qu’en réalité personne ne menace plus, au Tchad et en République centrafricaine avant d’être remplacée au bout d’un an par une mission des Nations-Unies tout aussi peu utile.

Entre-temps, la République de Côte d’Ivoire (RCI) n’a pas été épargnée par les turbulences. Le leader historique Félix Houphouët-Boigny meurt en 1993 et la dispute pour la succession au pouvoir sur fond de crise économique vire en quelques années à la guerre civile. Henri Konan Bédié, successeur immédiat d’Houphouët-Boigny n’hésite pas à introduire le concept d’ « ivoirité » dans la loi afin d’exclure de la citoyenneté par ce biais plusieurs rivaux à la future élection présidentielle, tout en rejetant de la vie politique un quart de la population, particulièrement celle à majorité musulmane du nord du pays. Henri Bédié gagne ainsi sans concurrence l’élection présidentielle de 1995, avant d’être renversé quatre ans plus tard par le coup d’État du général Guéï qui organise de nouvelles élections. En octobre 2000, ces élections portent Laurent Gbagbo au pouvoir, ce qui suscite la confrontation armée avec le général Guéï, jusqu’à la victoire définitive de Gbagbo. Une nouvelle tentative de coup d’État le 19 décembre 2002 à Abidjan et dans les principales villes de Côte d’Ivoire donne le départ d’une guerre civile. Le coup d’État échoue, mais les rebelles prennent le contrôle de la moitié nord du pays, dont ils sont pour la plupart issus.

Au contraire du Rwanda, la France a de nombreux ressortissants en Côte d’Ivoire, alors plus de 16 000 dont les 600 sociétés génèrent 30 % du PIB ivoirien. Elle ne peut se désintéresser du sort de cet allié qui est apparu longtemps comme un modèle de stabilité. L’opération Licorne est déclenchée dès le 22 septembre avec le bataillon basé à Abidjan renforcé d’une unité venue du Gabon. On ne veut plus appuyer le gouvernement en place et son armée face à une rébellion mais on ne va pas non plus être accusé d’inaction à côté de massacres, éternel dilemme entre l’accusation d’intrusion et celle de non-assistance. On choisit donc d’abord de mener une opération humanitaire armée afin de protéger et d’évacuer les ressortissants français et autres étrangers menacés dans le nord du pays.

Pour le gouvernement ivoirien, la rébellion est soutenue par l’étranger et il n’est pas question de négocier avec elle, mais seulement de l’écraser. Il préférerait que la France la soutienne dans ce sens et il invoque pour cela l’accord de défense d’août 1961. Non seulement la France refuse, mais, en accord avec les organisations internationales, elle appuie l’idée d’une négociation, et donc de concessions à la rébellion. L’opération d’évacuation de ressortissants devient alors une opération d’interposition, un genre que l’on croyait disparu. A la fin de l’année 2002, 2 500 soldats français sont dispersés sur une « ligne de non franchissement » (puis « ligne de cessez-le-feu » et enfin « zone de confiance ») de 600 km qui partage le pays en deux. L’idée est alors de garantir pour un temps limité, le cessez-le-feu instauré le 17 octobre 2002, en attendant le relai d’une force régionale, la Mission de la Communauté économique en Côte d’Ivoire (MICECI) ou « Ecoforce », formée par la CEDEAO.

Comme cela était prévisible, cela ne se passe pas comme prévu. Le premier petit contingent interafricain de 1 200 hommes n’arrive qu’en mars 2003. Avant cela, fin novembre 2002, deux groupes armés, le Mouvement populaire ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP) se sont ajoutés à la rébellion du nord pour attaquer dans l’ouest du pays à partir de bases au Libéria. Les forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) sont incapables de les refouler. En janvier 2003, devant l’absence d’évolution, la France impose un sommet international à Linas-Marcoussis. Cet aveu d’échec de la concertation africaine sonne comme un rappel à l’ordre de l’ancienne puissance coloniale. Il en ressort un accord que Laurent Gbagbo n’a aucune intention de mettre en œuvre. Les FANCI sont renforcées avec l’achat de nouveaux équipements et l’engagement de mercenaires. De leur côté, les rebelles du nord forment le Mouvement patriotique de la Côte d’Ivoire (MPCI) qui s’associe au MPIGO et au MJP pour former les « Forces nouvelles ». La situation est gelée.

En février 2004, l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) relève et englobe l’Ecoforce. Les GTIA français ne sont pas intégrés dans l’ONUCI et restent placés en second échelon sous commandement national. Les choses n’évoluent guère pour autant, il y a toujours à l’époque plus de 4 000 soldats français formant trois GTIA placés entre les différentes factions qui les accusent forcément de protéger l’autre camp. Un quatrième GTIA est en réserve opérationnelle en mer, associé à l’opération Corymbe de présence navale dans le golfe de Guinée.

Il y a régulièrement des accrochages entre factions, mais aussi contre ces Français qui gênent tout le monde. En janvier et février 2004, le MJP et le MPIGO tentent des attaques contre les forces françaises au sud-ouest du pays et se font refouler. Le 25 août 2003, une patrouille fluviale française est prise à partie au centre du pays sur la presqu’île de Sakassou et perd deux soldats tués. Les 7 et 8 juin 2004, une compagnie française repousse une attaque rebelle à Gohitafla au centre du pays et lui inflige une vingtaine de morts au prix de huit blessés.  Le 6 novembre 2004, un avion d’attaque Sukhoi Su-25 de l’armée de l’Air ivoirienne bombarde un cantonnement français à Bouaké tuant neuf militaires français ainsi qu’un ressortissant américain et en blessant 31. C’est l’occasion d’une mini-guerre avec l’État ivoirien. Sur ordre du président Chirac, les six avions et hélicoptères de combat ivoiriens sont détruits au sol sur les bases de Yamoussoukro et d’Abidjan. Le gouvernement ivoirien utilise de son côté la désinformation et le mouvement des Jeunes patriotes pour s’en prendre aux ressortissants français. Le GTIA Centre est engagé d’urgence à Abidjan franchissant par combat les barrages des FANCI sur 800 km et se retrouvant par la suite pendant plusieurs jours face aux Jeunes patriotes dans la capitale, ce qui provoque plusieurs morts. Plus de 8 000 ressortissants sont évacués dans des conditions très difficiles.

La situation se calme avec le temps et le dispositif de Licorne est progressivement allégé passant de plus de 5 200 hommes au début de 2005 à 1 800 en 2009, alors que dans le même temps Laurent Gbagbo prétexte l’existence du conflit pour retarder l’élection présidentielle jusqu’en 2010. Cette élection est l’occasion d’une nouvelle crise en décembre 2010, lorsque Laurent Gbagbo en conteste les résultats et refuse de quitter le pouvoir. Les combats éclatent entre ses partisans et les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) regroupant les anciennes forces rebelles (Forces du nord) et les forces ralliées au nouveau président, Alassane Ouattara. En avril 2011, la force Licorne procède à l’évacuation de 5000 ressortissants, mais surtout grand tournant, on décide à nouveau de faire la guerre, en appuyant les FRCI jusqu’à l’arrestation de Laurent Gbagbo. On parvient ainsi enfin à un résultat décisif et à la paix, presque neuf ans après le début de l’interposition et 27 soldats français tombés.

Bien entendu lorsqu’il est mis fin officiellement à l’opération Licorne en janvier 2015, tout le monde se félicite de son succès, mais tout le monde pense aussi parmi les responsables militaires qu’il n’est plus question de recommencer. Plus personne ne proposera de « refaire Licorne », par exemple au Sahel.

Si la France est le « gendarme de l’Afrique », c’est un gendarme qui a beaucoup de mal à trouver sa place. Son architecture militaire, accords et bases, n’était pas directement liée à la guerre froide et lui a survécu, malgré les réductions régulières de format. La France est toujours la première puissance militaire de l’Afrique francophone au sud du Sahara. Mais c’est une puissance embarrassée. Par habitude, structure et effectifs insuffisants, les forces françaises en Afrique restent des forces d’intervention, de « coups de poing » ponctuels, forme d’engagement dans lequel elles sont encore très efficaces, mais que dès lors que l’on sort de ce schéma, pour une guerre de contre-insurrection ou pour une mission de stabilisation complexe, il faut être très méfiant. 

Hercule empoisonné – 3. Humanitaires et impuissants (1992-1994) par Michel Goya

Hercule empoisonné – 3. Humanitaires et impuissants (1992-1994)

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 3 septambre 2023

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Durant tout le temps de l’opération Noroit au Rwanda, le monde a considérablement changé. Plus d’Union soviétique, plus de guerre froide, et même plus de guerre tout court dans le « nouvel ordre mondial » décrit par le président H. W. Bush en septembre 1990. Il n’y a plus que de la police internationale sous l’égide d’un Conseil de sécurité des Nations-Unies (CSNU) qui n’est plus bloqué par les vétos. De fait, il n’y a plus d’interventions militaires que contre les « Etats voyous », comme on vient de le faire en 1991 contre l’Irak, ou pour gérer les crises à l’intérieur des États.

À ce moment-là d’« État voyou » en Afrique, la Libye de Kadhafi rentrant rapidement dans le rang avant de subir la foudre, mais beaucoup de crises internes, provoquées entre autres par la fin de l’aide des sponsors étrangers, la politique de démocratisation forcée associée à des fins toujours délicates de longs règnes mais aussi la politique imposée de désendettement public. La plupart des États africains s’affaiblissent et certains s’effondrent dans de très violentes guerres civiles.

Au début des années 1990, la première réponse à cette situation est l’opération humanitaire armée. C’est la grande époque du « soldat de la paix », venant à la fois aider les populations du monde en souffrance et geler les problèmes internes jusqu’à une paix négociée. La première de ces grandes opérations de paix en Afrique intervient en Somalie effondrée et chaotique. Le CSNU décide d’y lancer en avril 1992 une opération des Nations unies en Somalie (ONUSOM) afin de protéger l’aide humanitaire et de « faciliter la fin de la guerre » entre les factions. Armée seulement de bonnes intentions et sans effectifs, l’opération ne sert évidemment à rien. Elle est relancée en décembre 1992 par les États-Unis qui demande la formation d’une Force d’intervention unifiée (UNITAF) sous la direction des Nations-Unies mais avec un commandement opérationnel autonome des dix-huit États y participant avec l’autorisation d’employer « tous les moyens nécessaires », c’est-à-dire combattre.

La force principale de l’UNITAF est constituée par les 25 000 soldats américains de Restore Hope. La France, qui croit indispensable de participer aux affaires du monde, fournit la « brigade type » des grandes opérations extérieures : en l’occurrence 2 400 hommes venant de France, de Djibouti ou de l’Océan indien pour prendre en charge avec trois bataillons et un détachement d’hélicoptères la zone de Baïdoa au nord-est de Mogadiscio et la frontière avec l’Éthiopie. Avec cette opération, baptisée Oryx, on intervient pour la première fois en Afrique hors d’une ancienne colonie et d’une manière nouvelle puisqu’il s’agit de rétablir la sécurité dans une zone et d’y protéger l’action humanitaire. Le sort des populations s’améliore incontestablement et les Français s’acquittent particulièrement bien de cette mission, qui plaît alors énormément puisqu’ « on fait le bien » sans prendre trop de risques (il n’y a qu’un seul blessé français).

Le problème est que cela ne résout en rien le problème politique de la lutte entre les principales factions, en particulier celle opposant président par intérim Ali Mahdi Mohamed et le général Mohamed Farah Aïdid, principal seigneur de la guerre du Sud somalien.

Le 26 mars 1993, une nouvelle opération, ONUSOM II, est créée en remplacement d’UNITAF afin de poursuive la protection de l’aide humanitaire, mais aussi désormais de désarmer les factions. Mais c’est à ce moment-là que les États-Unis réduisent leur effort et se placent en réserve des bataillons de Casques bleus.

La France est toujours présente avec Oryx II, soit 1 100 hommes avec un GTIA, et plusieurs bataillons multinationaux sous son commandement (Maroc, Nigéria, Botswana) dans le sud-ouest du pays de l’Éthiopie jusqu’à Kenya. Les choses les plus importantes se passent cependant à Mogadiscio où en juin 1993 la situation dégénère en guerre ouverte entre l’ONUSUM II et le général Aïdid. La France y engage pendant dix jours un sous-groupement interarmes de 200 hommes, avec cinquante véhicules dont onze blindés et quatre hélicoptères. Cet engagement est l’occasion le 17 juin 1993 du combat le plus violent mené par des forces françaises depuis 1979. Le sous-groupement français reçoit pour mission de dégager un bataillon marocain encerclé par la foule et les miliciens d’Aïdid. Après une journée de combats, les Français qui déplorent trois blessés ont dégagé le bataillon marocain et éliminé une cinquantaine de miliciens d’Aïdid. C’est un succès dont les Français n’entendront jamais parler. C’est aussi pratiquement le seul de l’ONUSOM II alors que les accrochages se multiplient. Les Américains, qui mènent en parallèle leur propre guerre contre Aïdid perdent 18 soldats tués dans les combats du 3 et 4 octobre 1993. Le président Clinton décide alors unilatéralement du retrait américain. Sans l’appui des Américains, l’opération l’ONUSOM II s’effondre et connaît la même fin piteuse que la Force multinationale de sécurité de Beyrouth dix ans plus tôt. Les dernières forces françaises se replient de Somalie en décembre 1993.

Cette fin peu glorieuse calme les ardeurs. Lorsque se déclenchent en octobre 1993 les affrontements interethniques au Burundi après l’assassinat du président Ndadaye, la communauté internationale ne réagit pas malgré l’ampleur des massacres qui font entre 80 000 et 200 000 morts selon les estimations. Elle ne le fait non plus lorsque les massacres d’encore plus grande ampleur se déclenchent au Rwanda dès la mort cette fois du président Habyarimana et du nouveau président burundais, Cyprien Ntaryamira, le 6 avril 1994, dans un avion abattu par deux missiles antiaériens SA-16 au-dessus de Kigali. Le lendemain deux sous-officiers français en assistance technique et une épouse sont assassinés à Kigali. Les Hutus radicaux s’emparent du pouvoir et organisent l’assassinat des modérés ainsi que le massacre systématique et déjà préparé de la population tutsie. Le Front patriotique rwandais (FPR) lance de son côté une nouvelle offensive qui s’avère cependant beaucoup plus lente que les précédentes malgré l’absence des Français.

Ce chaos soudain désempare la communauté internationale qui vient donc à peine de sortir du fiasco somalien et se trouve empêtrée dans celui d’ex-Yougoslavie. Échaudés par l’expérience somalienne, les États-Unis, pourtant très informés des projets de massacres via l’Ouganda et le FPR, ne veulent plus bouger et ont même tendance à freiner les décisions du CSNU. À Kigali, la force des Nations-Unies, la MINUAR, en place depuis octobre 1993, est encore plus inefficace que l’ONUSOM à Mogadiscio. Elle est même incapable de protéger la Première ministre Agathe Uwilingiyimana, massacrée par la Garde présidentielle le 7 avril en même temps que dix Casques bleus belges. Le gouvernement belge ordonne le repli de son contingent à Kigali, ce qui finit de vider la MINUAR de sa force.

La France, alors en cohabitation politique, est partagée sur l’attitude à suivre. Mitterrand veut intervenir pour aider ses anciens alliés, alors que le Premier ministre Balladur est réticent. Les tergiversations retardent la décision et surtout aboutissent à une solution de compromis. Balladur accepte une intervention mais sous forme d’opération humanitaire armée, avec un mandat des Nations-Unies et sous commandement national. Il faut attendre le 22 juin 1994 pour que la résolution 929 du CSNU autorise la France à intervenir de « manière impartiale et neutre » afin d’aider autant que possible la population, mais sans réaliser d’interposition. L’opération Turquoise voit donc l’engagement de 2 500 soldats français accompagnés de 500 soldats venus de sept pays africains. Le mandat interdit tout contact des troupes françaises avec le FPR qui est en train de conquérir le sud et l’ouest du pays. Cela impose donc de réduire l’action à la zone sud-ouest du pays qui est transformée en « zone humanitaire sûre » (ZHS) où la population et les organisations humanitaires sont protégées alors que les bandes armées qui s’y trouvent ou qui y entrent sont désarmées.

C’est une mission impossible. Malgré tous les gages, il était naïf d’imaginer que l’on pourrait passer pour neutre dans un pays où quelques mois plus tôt, les soldats français étaient à côté des FAR contre le FPR. Il y a des contacts et donc des accrochages violents avec le FPR qui nous considère toujours logiquement comme un ennemi. Il est également impossible pour les Français de désarmer tous ceux qui fuient à travers la ZHS, ni même de pouvoir contrôler toute cette zone avec aussi peu de forces. Les Français n’ont par ailleurs aucun mandat pour arrêter qui que ce soit. Une grande partie des génocidaires mais aussi tous ceux qui pourraient craindre des représailles, soit plusieurs centaines de milliers de personnes, se réfugient au Congo, le plus souvent en passant par la ville frontière de Goma, à la frontière nord-ouest du Rwanda et donc hors de la ZHS protégée par Turquoise. Certains hauts responsables du pouvoir et du génocide se réfugient en France.

L’opération Turquoise se termine fin août 1994. Avec ses moyens réduits, elle a contribué à sauver la vie de 15 000 personnes et enrayé une épidémie de choléra. C’est une contribution énorme en soi, même si elle est faible au regard de l’ampleur des massacres passés, mais aussi à venir lorsque l’armée du FPR, devenue Armée patriotique rwandaise, envahit le Congo voisin en 1998 et s’y prend de manière épouvantable aux camps de réfugiés. Pour autant si l’opération Turquoise est une réussite humanitaire, c’est un désastre politique puisqu’elle nous a placés immanquablement en position de cibles non pas physiques, mais médiatiques.

Comment ne pouvait-on imaginer en effet que le FPR n’allait pas profiter de la situation pour accuser — non sans raison — l’Élysée de vouloir sauver ses anciens amis devenus génocidaires ? Par quel aveuglement, a-t-on cru que notre acharnement à soutenir le pouvoir en place au Rwanda, quel qu’il soit et quoi qu’il fasse, n’allait pas avoir des conséquences sur l’image de la France ? Par quelle naïveté n’a-t-on pas vu qu’en intervenant, même de bonne foi et avec les meilleures intentions avec Turquoise, que l’on serait forcément accusés de protéger les génocidaires en fuite, dont certains en France parmi les principaux responsables ?

Associé au fiasco parallèle en Bosnie, l’expérience des grandes opérations humanitaires armées, si séduisantes moralement mais si peu efficaces en réalité, se termine pour la France. Alors qu’il y avait 10 000 soldats français portant simultanément un casque bleu en 1992, la France refuse d’engager à nouveau de bataillon sous-direction onusienne, hormis l’éternelle Force intérimaire des Nations-Unies au Liban. Mais cela ne résout pas le problème de la France en Afrique : comment continuer à être présent militairement et agir éventuellement mais sans apparaître intrusif et colonial ? Comment, pour paraphraser Péguy, avoir les mains pures tout en ayant encore des mains ?

À suivre.

Au-delà de la blessure

Au-delà de la blessure


 

Texte lu aux arènes de Fréjus à l’occasion des cérémonies de Bazeilles 2023, dont le thème était cette année « Au-delà de la blessure ». Les blessés de l’arme des Troupes de marine ont été mis à l’honneur et ont pu mesurer à quel point la famille « colo » ne laissait personne au bord du chemin.

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Au XVIIe siècle, Louis XIV est un des premiers princes à se préoccuper des soldats blessés à son service. Pour les empêcher de tomber dans l’indigence, il crée l’hôtel des Invalides, institution destinée à traverser les âges jusqu’à nos jours et à être imitée dans le monde entier. Le rapport à la blessure en est transformé. Elle n’est plus une disgrâce ou une malédiction, mais elle appelle dès lors la reconnaissance et la guérison. Parce qu’au-delà de la blessure, il y a un homme, ou une femme.

Avec la Révolution, le peuple français renverse les trônes et bouscule l’Europe. Contre les rois ennemis, il se donne un empereur qui lève la Grande Armée, entrée dans l’histoire. Les soldats de marine participent à l’épopée. Leurs artilleurs, notamment, s’illustrent à Lutzen et à Bautzen. Mais le temps des guerres en dentelle est révolu. Les grandes batailles du règne entraînent de grandes pertes. À une puissance de feu décuplée, répond l’invention de la médecine de guerre, par le baron Larrey. Il crée les ambulances mobiles, qui interviennent et dispensent les soins d’urgence, directement sur le champ de bataille. Il organise le tri des blessés, encore pratiqué aujourd’hui, qui permet de gagner des délais et de les sauver en plus grand nombre. Larrey montre qu’au-delà de la blessure, il y a la vie.

Les campagnes du Second empire voient les Troupes de marine engagées dans des affrontements difficiles, notamment en Crimée, ou au Mexique. Jamais, la France n’avait projeté de tels volumes de force aussi loin de son territoire. Les concentrations en hommes et l’ignorance des règles d’hygiène favorisent les épidémies. Un tiers des 300 000 Français déployés en Crimée ne rentreront jamais chez eux, fauchés par le feu et, surtout, par le choléra. Les soldats de marine paient le prix fort mais une meilleure organisation et la diffusion des normes sanitaires permettront d’éviter de tels désastres à l’avenir.

À la même époque, la vue des milliers de blessés de Solferino, en 1859, pousse Henry Dunant à initier la création du Comité international de la Croix Rouge et des Conventions de Genève, deux étapes décisives dans la considération et le soin apportés aux blessés de guerre.

1870, « l’année terrible », est celle de la guerre contre les Allemands coalisés. Les Troupes de marine s’illustrent dans tous les engagements, et particulièrement à Bazeilles. Les pertes sont effroyables. Pourtant, leur combativité et leur rage de vaincre sont telles que marsouins et bigors se battent jusqu’à l’extrême limite de leurs forces, même au-delà de la blessure. L’empereur capitule à Sedan mais les combats se poursuivent, malgré la désorganisation d’une armée acculée à la défensive, qui soigne ses blessés avec les moyens du bord, jusqu’à la défaite finale, en 1871.

Les décennies suivantes sont celles de l’expansion outremer. En 1900, les Troupes de marine quittent les forces navales pour se rattacher à l’armée de Terre, aux côté de laquelle elles ont déjà si souvent versé leur sang.

Arrive l’heure de la grande épreuve de 1914-1918. La Revanche, attendue et préparée, devait prendre la forme d’une guerre courte, fraîche et joyeuse disait-on. Aussi a-t-on négligé l’installation d’hôpitaux de campagne et l’envoi de chirurgien au plus près du feu. La puissance dévastatrice de l’artillerie allemande est un choc. Pourtant, le service de santé s’adapte. L’invention des blocs opératoires mobiles, l’utilisation du sérum antitétanique, la désinfection systématique des plaies, la mise en œuvre des premières transfusions sanguines ou l’utilisation de la radiologie médicale sauvent de nombreuses vies. Les blessés graves étaient jadis des morts en sursis. Désormais, ils guérissent. L’anesthésie générale, lors des opérations chirurgicales, est progressivement maîtrisée et systématisée. Au-delà de la blessure, s’ouvre la voie du traitement de la douleur.

Les blessés contribuent à l’effort de guerre. Certains reprennent même le combat, après leur convalescence. La blessure est indifférente aux origines ou au grade. Elle touche le marsouin, comme ses chefs. Véritable légende de l’Arme, le général Gouraud est amputé du bras droit. Il reprend pourtant du service, à la tête de la prestigieuse 4e armée, qui comprend les divisions de choc du corps d’armée colonial.

La couleur de peau des soldats s’efface sous l’uniforme boueux, et il ne reste que des hommes, des frères, unis dans l’épreuve et le sang. Marsouins et tirailleurs risquent leur vie et la perdent trop souvent pour tirer un frère d’arme ensanglanté, même inconnu, du trou battu des feux où il appelle à l’aide. Engagées dans les mêmes combats, frappées par les mêmes balles, soignées par les mêmes infirmières, dans les mêmes hôpitaux, l’armée noire, l’armée jaune et l’armée blanche fusionnent sous l’ancre brodée sur leurs uniformes. Au-delà de la blessure, les hommes communient dans un sentiment d’unité indestructible.

Lorsque la guerre s’arrête, la blessure est devenue une réalité vécue par quatre millions de Français, et partagée par leur entourage. Une attention particulière est portée aux blessés de la face, les « gueules cassées », dont la chirurgie plastique tente de reconstituer le visage perdu. L’Union des gueules cassées, créée par le marsouin Albert Jugon, favorise leur intégration dans la société, et finance la recherche en chirurgie maxillo-faciale. La psychiatrie de guerre s’attache à comprendre, et à traiter, les séquelles psychologiques qui s’y rattachent, car le visage touche à l’individualité du soldat. Car, au-delà de leur visage blessé, les soldats ont une identité à retrouver.

Durant l’entre-deux-guerres, les soldats à l’ancre déployés outremer luttent contre une autre forme de blessure, cachée et souvent fatale : la maladie. Les médecins militaires s’investissent contre les maladies tropicales. Jean Laigret et Jean-Marie Robic créent respectivement un vaccin contre la fièvre jaune et un contre la peste qui sévit à Madagascar. Ils se choisissent eux-mêmes comme premiers cobayes. Le typhus recule, la maladie du sommeil est enrayée. L’état sanitaire des troupes affectées outremer en est transformé. Par extension, les découvertes de la médecine militaire tropicale étendent leurs bénéfices à l’ensemble de la population. Au-delà de la maladie s’affirme le refus de la fatalité pour donner au plus grand nombre une vie plus longue, et meilleure.

La « der des der » ne l’a pas été. Les combats de la Seconde guerre mondiale se livrent sous tous les cieux. Marsouins et bigors combattent de Koufra au nid d’aigle d’Hitler, en passant par Bir Hakeim et le débarquement de Provence. Les leçons de 1914-18 ne sont pas oubliées, mais les blessés bénéficient de surcroît des innovations britanniques et américaines et, surtout, du dévouement des fameuses Rochambelles, les infirmières de la France libre, qui interviennent jusqu’en première ligne. Certaines y laissent la vie, toutes y montrent leur héroïsme, elles y rencontrent même parfois le compagnon de leur vie, parce qu’au-delà de la blessure, il y a le dévouement et l’amour.

Les guerres de décolonisations durent près de deux décennies. Durant les combats emblématiques de Dien Bien Phu, on voit les blessés couverts de bandages surgir l’arme au poing de leur infirmerie pour refouler les Viets et dégager une position. Ils le font pour les copains qui les ont évacués sous le feu et qu’ils viennent aider à leur tour, au-delà de tout espoir. Le même esprit lie les hommes dans les douars et les djebels algériens où il faut parfois porter jusqu’à la limite de ses forces un camarade frappé par l’ennemi sur des pistes caillouteuses écrasées de soleil, car, au-delà de la blessure, il y a la fraternité d’armes.

Le médecin militaire du 8e BPC Patrice Le Nepvou de Carfort à Dien Bien Phu.

Depuis les années 1970, et l’ère des opérations extérieures, marsouins et bigors, les soldats de l’horizon, n’ont cessé de veiller et de combattre sous toutes les latitudes. Certains sont tombés. D’autres, plus nombreux, ont été meurtris dans leur chair et dans leur âme sous le feu. Tchad, Liban, Centrafrique, Irak, Bosnie ou, plus récemment, Côte d’Ivoire, Afghanistan, Sahel, les ont vu verser leur sang, mais aussi être secourus, protégés et pansés par leurs frères d’arme. Ces combats n’ont pas été menés seuls mais aux côtés d’alliés, avec lesquels les liens se sont renforcés au fil des engagements.

Les blessés reçoivent désormais directement de leurs camarades les premiers soins, dans les secondes ou les minutes qui suivent le choc. Tout est fait pour les évacuer dans l’heure fatidique où les chances de survie sont les plus importantes. Aussi sont-ils plus nombreux à survivre au feu et à entamer un nouveau combat, au-delà de la blessure : celui de la reconstruction.

La blessure peut être profonde mais invisible. La compréhension et la prise en charge des syndromes post-traumatiques permettent de rappeler les combattants, dont l’esprit est resté prisonnier d’une séquence d’une violence et d’une tension inouïe. Au-delà des blessures psychiques, il y a le retour parmi les siens.

Les grands blessés physiques se reconstruisent également. Prothèses, rééducation et volonté leur permettent de retrouver leurs passions ou de vibrer pour de nouveaux projets professionnels, familiaux, personnels ou sportifs. Les soldats blessés aux combat des grandes démocraties se retrouvent ainsi lors des fameux Invictus Games. Au-delà de la blessure, il y a le dépassement de soi.

La blessure n’est pas une fin ou une impasse. Elle est une épreuve qui se surmonte individuellement et collectivement. Les blessés guérissent, s’adaptent. Ils retrouvent leurs foyers et ceux qu’ils aiment. Mais ils continuent aussi à servir dans les régiments de la famille des Troupes de marine, en métropole et outremer. Demain, peut-être pourront-ils même être engagés à nouveau sur des théâtres opérationnels, où leur expérience du combat sera si précieuse. Parce qu’au-delà de la blessure, il y a la normalité retrouvée.

Au-delà de la blessure, il y a l’avenir.

Raphaël CHAUVANCY

Raphaël CHAUVANCY est officier supérieur des Troupes de marine. Il est en charge du module “stratégies de puissance” de l’École de Guerre Économique (EGE) à Paris. Il concentre ses recherches sur les problématiques stratégiques et les nouvelles conflictualités. Il est notamment l’auteur de “Former des cadres pour la guerre économique”, “Quand la France était la première puissance du monde” et, dernièrement, “Les nouveaux visages de la guerre – Comment la France doit se préparer aux conflits de demain”. Il a rejoint l’équipe de THEATRUM BELLI en avril 2021.

Hercule empoisonné – Une toute petite histoire militaire de la France en Afrique subsaharienne 1. Le temps des guépards (1960-1980)

Hercule empoisonné – Une toute petite histoire militaire de la France en Afrique subsaharienne 1. Le temps des guépards (1960-1980)

 

par Michel Goya la Voie de l’épée – publié le 1er septembre 2023

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Alors que les autres anciennes puissances coloniales se désengagent militairement de l’Afrique au moment des indépendances, la France y reste très présente par l’intermédiaire d’une série d’accords de défense bilatéraux. Ce que le président ivoirien Houphouët-Boigny a baptisé la « Françafrique » est alors clairement une forme de protectorat parfaitement consenti par certains gouvernements d’anciennes colonies, dont un noyau dur d’Etats, Sénégal, Côte d’Ivoire, Gabon et Djibouti (indépendante en 1977) et certains plus fluctuants comme le Cameroun ou Madagascar, alors que d’autres comme la Guinée ou le Mali, sont très hostiles et se tournent plutôt vers l’Union soviétique.

Pour ces États, l’alliance militaire française, c’est l’assurance de la défense contre les menaces étrangères et surtout un soutien à la stabilité intérieure, en clair la protection du pouvoir. Pour la France, c’est alors un surplus d’audience sur la scène internationale et l’assurance d’un soutien de plusieurs nations aux Nations-Unis. C’est aussi secondairement la possibilité de protéger la route du pétrole du Moyen-Orient et de disposer de l’exclusivité de certains produits stratégiques, en particulier ceux nécessaires à l’industrie nucléaire et à la force de dissuasion en phase de réalisation.

Cet accord très particulier entre ancien colonisateur et nouveaux Etats indépendants, reposant avant tout sur une présence militaire, s’est révélé à l’usage un piège mutuel. Par une sorte de malédiction, la force militaire française reste désespérément la plus efficace dans la région mais chaque appel à elle, quel que soit sa forme et son succès, suscite mécaniquement la critique.

Le temps des guépards

Au moment des indépendances, deux options étaient possibles pour assurer les accords de Défense. La première consistait à intervenir directement depuis la France, mais les capacités aériennes de transport lourd manquent alors cruellement (et toujours) pour pouvoir faire quelque chose à la fois important et rapide et on n’est pas du tout sûr par ailleurs d’avoir l’autorisation de survoler les pays d’Afrique du Nord. On privilégie donc très vite l’idée de maintenir des bases permanentes en Afrique, malgré leur visibilité au cœur de nations jalouses de leur indépendance.

Deuxième problème très concret : De Gaulle se méfie des troupes professionnelles, dont certaines se sont mutinées en Algérie, mais dans le même temps on ne veut toujours pas engager de conscrits en Afrique subsaharienne depuis le désastre de Madagascar en 1895. On trouve une solution en imaginant les volontaires service long outre-mer (VSLOM), des appelés effectuant quelques mois supplémentaires au-delà de la durée légale. Les VSL arment les bases, qui forment aussi des dépôts d’équipements un peu lourds. Ils règleront les problèmes simples et on fera appel à des compagnies légères professionnelles en alerte guépard en France ou, alors, au Cameroun, qui viendront en quelques heures par avions.

Tout cet ensemble ne sert d’abord que de force de « contre-coup d’État » pour aider, dès août 1960 à Dakar, les chefs d’État menacés par un putsch. La présence visible des soldats français suffit généralement à calmer les ambitions. La première opération violente, avec plusieurs dizaines de morts dont deux soldats français, survient en février 1964 lorsqu’il faut libérer le président gabonais M’Ba pris en otage. Ces interventions ne sont pas non plus systématiques. De 1963 à 1968, la France, toujours sollicitée, ne bouge pas alors qu’elle assiste à 15 coups d’État. Par la suite, elle interviendra même de moins en moins dans cette mission qui nous déplaît. On clôt cette période à la fin des années 1990, notamment en octobre 1995 aux Comores, pour mettre fin à la tentative de coup d’état du mercenaire Bob Denard associé à des putschistes locaux, ou encore en 1997-1998 à Bangui pour faire face aux multiples mutineries. A partir du Conseil de Défense du 3 mars 1998, on laisse à d’autres le marché de la protection des pouvoirs contre leur propre armée.

Le premier imprévu au modèle françafricain survient en 1968 d’abord puis surtout fin 1969 lorsque le gouvernement tchadien doit faire face, non pas à une tentative de putsch mais une grande rébellion armée. C’est très embêtant car c’est typiquement le type de guerre que l’on ne veut pas faire quelques années après la guerre d’Algérie, mais on s’aperçoit aussi que l’on est le seul « pompier de la ville ». Personne d’autre n’est militairement capable de régler le problème. On s’y résout donc et on réunit sur place tout ce que l’on a de troupes professionnelles, à peine plus de 2 000 hommes. Cela réussit plutôt bien par une stratégie de présence permanente sur le territoire. On ne détruit pas la rébellion Front de libération nationale (Frolinat) mais on l’affaiblit suffisamment pour sécuriser tout le centre et sud du pays, tandis que le nord (BET) reste incontrôlable (opération Bison). Au bout de trois ans, alors que le succès militaire est au rendez-vous et que nous avons eu 39 soldats tués, les Tchadiens nous rappellent que nous sommes les anciens colonisateurs. D’un commun accord nous mettons fin à l’opération. En 1975, dans un nouveau sursaut nationaliste, le nouveau pouvoir à N’Djamena, issu d’un coup de force que nous n’avons pas empêché, exige le départ des dernières troupes françaises.

Avec des institutions aussi centralisées et hors de tout véritable contrôle parlementaire, la décision d’engagement des forces françaises et la forme de cet engagement dépendent beaucoup de la personnalité du président de la République. Comme Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing n’est initialement pas très interventionniste. Le contexte international l’y contraint. La fin des années 1970 est une époque de troubles dans le monde entier. Les États-Unis post-guerre du Vietnam sont en retrait alors qu’inversement l’Union soviétique se déploie, en Afghanistan d’abord, mais aussi rapidement en Afrique avec l’aide des Cubains et des Européens de l’Est. La France est alors une des rares puissances occidentales qui ait la volonté de combattre et les moyens de le faire, avec l’aide discrète américaine pour le transport aérien. Elle le fait sur un laps de temps très court, de 1977 à 1979, et avec succès. C’est ce que l’amiral Labouérie appelle le temps de la foudroyance et qui constitue pendant longtemps un « âge d’or » de l’intervention « à la française ».

Cela commence en Mauritanie. Le Sahel n’est pas du tout une zone d’influence française, en partie du fait de la proximité de l’Algérie hostile et de l’influence soviétique, mais la question du Sahara occidental ex-espagnol change un peu la donne. Le gouvernement mauritanien attaqué sur son sol par les colonnes du Front Polisario basé en Algérie, fait appel fin 1977 à la France. On accepte de l’aider mais sans troupe sur place. L’opération Lamantin consiste en fait à protéger le train évacuant le minerai de fer de Zouerate vers le port de Nouadhibou, en le surveillant depuis le ciel et le sol par un petit élément discret, puis en frappant les colonnes du Polisario qui viennent l’attaquer avec la dizaine de Jaguar basée à Dakar à 1500 km de la zone d’action. Le seul vrai problème est la centralisation du commandement qui impose l’autorisation présidentielle française pour chaque frappe. Cela fera échouer un raid, mais trois autres en décembre 1977 et mai 1978 détruisent autant de colonnes du Polisario. Ces coups conduisent à la fin des attaques, mais pas à la fin de la guerre. La chute du président mauritanien Moktar Ould Daddah en juillet 1978 à la suite d’un coup d’État militaire entraine la fin des revendications du pays sur le Sahara occidental et du même coup la fin de la guerre contre le Polisario.

Lamantin n’est pas encore terminée que se déclenche une nouvelle crise, dans la province du Katanga, ou Shaba, au sud du Zaïre (ex-­Congo belge). Après l’échec d’une première tentative en 1963, soutenu par des mercenaires, les partisans de l’indépendance de la province s’étaient réfugiés en Angola où ils ont formé le Front national de libération du Congo (FNLC). Les « Tigres katangais » du FLNC, soutenus par les Soviétiques et les Cubains, tentent une première incursion en avril 1977. Dans un contexte plus large où le Zaïre est allié à la France dans la lutte clandestine contre les mouvements prosoviétiques en Angola, le président Joseph Désiré Mobutu appelle à l’aide le président Giscard d’Estaing. Celui-ci répond d’abord timidement par une aide matérielle avec un pont aérien du 6 au 17 avril avec 13 avions de transport pour aider au transport de troupes dans le sud. Cela suffit alors. Le FNLC revient en mai 1978 beaucoup plus fort avec 3 000 combattants. La troupe s’empare de Kolwezi, une ville de 100 000 habitants, dont 3 000 Européens, et point clé du Shaba. Les exactions contre la population et notamment les Européens poussent cette fois le président français à intervenir directement au combat alors que les Belges penchent pour une simple évacuation des ressortissants. Le 19 et le 20 mai 1978, 700 soldats français sont largués directement sur Kolwezi. Au prix de cinq légionnaires tués, le FLNC est écrasé, chassé de la ville, et se replie en Angola. C’est le début d’une présence militaire française importante au Zaïre jusqu’au renversement de Mobutu.

Entre temps, la guerre a repris au Tchad où le Frolinat renforcé par l’aide libyenne lance une offensive vers N’Djamena. Le même gouvernement tchadien qui nous avait demandé de partir en 1975 nous appelle au secours trois ans plus tard. Nous intervenons, avec quatre groupements tactiques interarmes (GTIA), c’est-à-dire des bataillons de plusieurs centaines d’hommes formés d’unités de régiments professionnels différents, infanterie, cavalerie et artillerie, et la force de frappe des Jaguar revenue de Dakar. L’ensemble représente au maximum 3 200 soldats français. D’avril 1978 à mars 1979, cette opération, baptisée Tacaud, est l’occasion de cinq combats importants de la dimension de celui de Kolwezi, tous gagnés de la même façon par les soldats français. On ne parvient pas cependant à traduire ces succès tactiques en effets stratégiques, en grande partie parce que la situation politique nous échappe. Un peu sous la pression de la communauté internationale et de l’opposition politique française, où on voit d’un très mauvais œil cette intervention qualifiée forcément de « néocoloniale », on se rallie à une « solution négociée ». Les forces françaises et pour la première fois une force interafricaine, sont placées en situation neutre et donc impuissantes à l’imbroglio tchadien. Plusieurs gouvernements tchadiens sont constitués entre les différentes factions en lutte mais se défont rapidement.

C’est de N’Djamena qu’en septembre 1979 décollent les unités des opérations Caban et Barracuda, 500 hommes au total, en direction de Bangui où l’empereur Bokassa 1er que l’on soupçonne de se tourner avec l’Union soviétique est rejeté par la population et les pays voisins pour ses frasques et ses exactions. La ligne de la France est normalement de privilégier la stabilité des États, mais cette fois Valéry Giscard d’Estaing, lui-même accusé à tort de corruption avec Jean-Bedel Bokassa, accepte de renverser ce dernier et de le remplacer par son opposant David Dacko. Du 20 au 23 septembre, les forces françaises s’emparent sans combat de l’aéroport de Bangui M’Poko, puis de tous les points clés de la ville. Barracuda fait place juin 1981 aux Eléments français d’assistance opérationnelle (EFAO), qui servent pour longtemps de réserve pour toute l’Afrique centrale.

Sous la pression de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et à la demande du gouvernement tchadien du moment, la France retire ses forces du Tchad à la fin du mois d’avril 1980 tandis que le pays bascule dans le chaos. Les forces françaises engagées se sont révélées tactiquement excellentes, mais contraintes à une pure posture défensive voire à de l’interposition, cette excellence n’a pour la première fois servi à rien. Dix-huit soldats français sont tombés, et cinq avions Jaguar ont été détruits, pour des effets stratégiques nuls.

Avec Tacaud s’achève piteusement le temps des « guépards », du nom du dispositif d’alerte des forces d’intervention terrestres françaises. En incluant l’intervention de dégagement de la base de Bizerte en juillet 1961, plus de cent soldats français sont morts en moins de vingt ans pour plus de 5 000 combattants ennemis au cours de dizaines de combats dont sept engageant au moins un GTIA ainsi que six grands raids aériens autonomes. S’il n’y a jamais eu de défaite sur le terrain, il y a eu des échecs partiels comme à Salal, en 1978, des surprises comme l’embuscade de Bedo au Tchad en 1970 et des coups dans le vide comme les trois phases de l’opération Bison au nord du Tchad en 1970 mais surtout beaucoup de victoires. Ces victoires ont permis d’obtenir des résultats opérationnels : l’armée tunisienne a été repoussée en 1961, le président de la république gabonaise libérée, la 1ère armée du Frolinat neutralisée, le Polisario stoppé, le FNLC vaincu et repoussé du Zaïre. Seule la 2e armée du Frolinat dans le BET n’a pas été vaincue mais simplement contenue.

Ce sont des résultats assez remarquables, mais qui ont atteint leur point culminant en 1979. Comme Superman face à la kryptonite, les forces armées françaises en Afrique sont invincibles sauf face à deux éléments qui n’effraient pas les soldats mais l’échelon politique à Paris. Le premier est la sempiternelle accusation de néo-colonialisme dès qu’un soldat français combat en Afrique, que cette accusation soit locale, surtout lorsque la présence française se perpétue au milieu des problèmes, ou en France même. Le second est la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance que cela trouble l’opinion publique. Ces deux kryptonites ont commencé à agir dès le début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur croissante à la fin des années 1970. Les opérations extérieures françaises sont alors très critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences militaristes et néocoloniales, qu’il s’agisse de soutenir des dictateurs ou au contraire de les renverser comme Bokassa. Et pourtant on va continuer.

A suivre.

Hercule empoisonné. 2. Assistance, appui et ambiguïté (1981-1993) par Michel Goya

Hercule empoisonné. 2. Assistance, appui et ambiguïté (1981-1993)

 

par Michel Goya la Voie de l’épée – publié le 2 septembre 2023

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Alors qu’on décrit la France comme le « gendarme de l’Afrique », François Mitterrand parle dans les années 1970 du président Giscard d’Estaing comme d’un « pompier pyromane » ajoutant du désordre à l’Afrique par les interventions militaires. Mitterrand accède à la présidence en 1981, mais loin de mettre fin à la Françafrique militaire, il devient à son tour un pompier. Il est trop facile pour un président de la République de faire appel à l’armée et l’Afrique est le seul endroit où il est possible d’exister internationalement – une idée fixe de la France – avec un seul bataillon. La tentation est donc trop forte. Entre dirigeants africains obsédés par leur sécurité et présidents français obsédés par leur position politique en France et sur la scène internationale, l’usage de l’intervention militaire est une drogue.

Mitterrand endosse donc allègrement le costume de pompier, mais c’est un pompier qui craint le feu. Il fait intervenir toujours autant, mais désormais sans combattre, parce que c’est dangereux et que cela rappelle trop les guerres coloniales, nos deux kryptonites. En 1993, au moment de la crise entre le Nigéria et le Cameroun, ce dernier demandera l’aide de la France. En conseil de Défense, le président Mitterrand accepte une formule réduite à l’assistance, mais sans appuis aériens au prétexte suivant : «Imaginez l’effet sur les opinions publiques d’images montrant des avions pilotés par des Blancs écrasant sous les bombes des soldats noirs africains». Tout est dit sur la profondeur de réflexion de certains choix stratégiques et sur l’angoisse de l’étiquette « colonialiste ».

Mais on s’avance. En 1981, alors qu’on décide de ne peut plus combattre directement, du moins au sol (en fait de poursuivre la décision de Giscard d’Estaing depuis 1979) il ne reste plus dans le paquet d’actions possibles que l’aide matérielle, l’assistance technique et l’appui feu – les 3A – ainsi que la présence dissuasive.

On applique la nouvelle méthode comme d’habitude au Tchad, que l’on vient de quitter mais où le nouveau gouvernement, celui d’Hissène Habré cette fois, nous appelle au secours. N’Djamena est menacée cette fois par les forces du GUNT (gouvernement d’union nationale du Tchad) de Goukouni Oueddei, nouvel avatar du Frolinat, et surtout par la Libye qui revendique la bande d’Aouzou au nord du pays. Depuis juillet 1961 et la courte guerre contre la Tunisie, c’est la première fois que l’on peut se trouver face à un État africain. Oubliant allègrement qu’Hissène Habré, futur condamné pour crimes contre l’humanité, a torturé et assassiné un officier français quelques années plus tôt, Mitterrand accepte d’intervenir mais sans combattre.

Assez audacieusement, on joue un « piéton imprudent » en déployant très vite quatre GTIA au centre du pays et une puissante force aérienne à N’Djamena et Bangui (47 avions et 31 hélicoptères), ainsi que le groupe aéronaval au large des côtes libyennes. Le 15e parallèle est immédiatement décrit par la France comme une ligne rouge infranchissable sous peine de déclenchement de la guerre. Tout le monde est placé et bloqué devant le fait accompli.

Avec le détachement d’assistance militaire (DAMI) mis en place pour assister et parfois accompagner discrètement les Forces armées nationales du Tchad (FANT), on se trouve donc avec cette opération baptisée Manta en présence du corps expéditionnaire le plus complet et le plus puissant déployé par la France depuis 1962. La dissuasion fonctionne, même si un raid du GUNT au sud du 15e parallèle s’achève par la perte d’un Jaguar et la mort de son pilote, le président de la République se décidant trop tard à donner l’ordre d’ouverture du feu. Le bruit court qu’il aurait demandé si le Jaguar ne pouvait pas simplement tirer dans les pneus. Bien avant le « caporal stratégique », ce simple soldat pouvant avoir des dégâts d’image considérables par son attitude dans un environnement médiatisé, existait déjà le « président tactique » s’immisçant de manière désastreuse dans la conduite des opérations.

Pour compenser cet échec, la ligne rouge est placée au 16e parallèle, les effectifs français renforcés jusqu’à 3 500 hommes et les conditions d’ouverture du feu plus décentralisées. Le colonel Kadhafi finit par céder à la pression et accepte de retirer ses forces du Tchad en échange de la réciprocité française. C’est en réalité une manœuvre diplomatique et une tromperie. Le dispositif français est effectivement retiré en novembre 1984, mais au mépris des accords les Libyens continuent de construire une grande base à Ouadi Doum dans le nord du Tchad. La France laisse faire.

Les hostilités reprennent en février 1986 avec une nouvelle offensive rebelle et libyenne avec le franchissement du 16e parallèle. La France réagit cette fois par un raid aérien frappant la base de Ouadi Doum depuis Bangui. La Libye répond à son tour par le raid d’un bombardier Tu-22 sur N’Djamena, qui fait peu de dégâts et s’écrase au retour. Un nouveau dispositif militaire français est mis en place au Tchad. Il est baptisé Épervier et durera jusqu’en 2014. Les forces terrestres sont limitées cette fois à la protection du dispositif aérien et aux discrets conseillers placés au sein des Forces armées nationales tchadiennes (FANT).

Le tournant intervient lorsque Goukouni Oueddei se rallie au gouvernement tchadien. Celui-ci est alors assez fort pour lancer en janvier 1987, une vaste offensive de reconquête discrètement appuyée par la France avec les « soldats fantômes » du service Action de la DGSE et plus ouvertement par quelques frappes aériennes. Les FANT s’emparent successivement de toutes les bases libyennes et pénètrent en Libye. Le 7 septembre, trois bombardiers TU-22 libyens sont lancés en réaction contre N’Djamena et Abéché. L’un d’entre eux est abattu par un missile antiaérien français Hawk. Le 31 août 1989, la signature de l’accord d’Alger entre le Tchad et la Libye met fin au conflit. Le 19 septembre 1989, les services libyens organisent la destruction d’un avion long-courrier au-dessus du Niger qui fait 170 victimes, dont 54 Français. C’est jusqu’en novembre 2015, l’attaque terroriste la plus meurtrière menée contre la France. Comme lors des attentats d’origine iranienne de 1986, la « non attribution » de l’attaque permet de justifier de ne rien faire. La confrontation « sous le seuil de la guerre » contre la Libye de 1983 à 1989 aura donc coûté à la France toutes ces victimes civiles et 13 soldats tués, dont 12 par accident.

Malgré ce dernier coup, qui témoigne encore trois ans après les attentats de Paris de notre vulnérabilité aux attaques terroristes, on croît alors avoir trouvé avec le quadriptyque aide-assistance-appui-dissuasion une formule gagnante applicable partout. On oublie cependant une évidence : si un État fait appel à la France, c’est qu’il n’est pas capable de résoudre le problème lui-même avec une armée qui se trouve inférieure à celle de l’ennemi. L’aide française peut certes dissuader et éventuellement aider les troupes locales à gagner des combats, mais si personne ne résout les problèmes structurels qui ont fait que ces troupes étaient nettement plus faibles que celles de l’ennemi, cela ne change que provisoirement la donne opérationnelle.

Sans doute s’est-on un peu leurré sur notre rôle dans la victoire contre la Libye. Les troupes tchadiennes recrutés dans le BET, sensiblement les mêmes que les Français avaient affronté avec difficultés quelques années plus tôt, étaient d’un niveau tactique supérieur aux forces libyennes. Le changement d’alliance du GUNT a sans doute eu plus d’impact sur l’évolution du rapport de forces que l’aide française. C’est pourtant fort de cette croyance, que l’on va renouveler cette expérience à bien moindre échelle dans d’autres pays africains en difficultés.

Nul ne sait très bien pourquoi François Mitterrand a accepté d’intervenir militairement au Rwanda, les intérêts de la France dans les anciennes colonies belges des Grands Lacs étant des plus limités hormis une vague et fumeuse défense de la francophonie face à l’influence anglo-saxonne. Toujours est-il que lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) lance sa première offensive au Rwanda depuis l’Ouganda en octobre 1990, le régime de Juvénal Habyarimana, dictateur putschiste depuis 1973 mais fin lettré, se trouve impuissant. Le FPR est un parti armé à l’ancienne qui a fait ses armes en Ouganda et se trouve bien plus fort que les Forces armées rwandaises (FAR). Habyarimana se trouve vers les seuls pompiers possibles : le Zaïre voisin qui envoie une brigade dont l’action se limitera au pillage du nord du pays, l’ancien colonisateur belge qui envoie un bataillon à Kigali et enfin la France qui envoie également un petit GTIA, le détachement Noroit.

La mission est une réussite puisqu’effectivement le FPR, dissuadé, ne tente pas de s’emparer de Kigali tout en restant en place dans le nord du pays. Les Zaïrois sont priés de quitter le territoire au plus vite et les Belges partent dès novembre 1990. Seuls restent les Français. Mitterrand a en effet accepté d’assurer la protection du régime en échange d’une démocratisation forcée du pas, la grande tendance du moment, et la négociation avec le FPR de Paul Kagamé. Le GTIA Noroit reste sur place, facilement renforçable depuis la Centrafrique et le Zaïre, et on forme un DAMI d’une trentaine d’hommes pour aider à la montée en puissance des Forces armées rwandaises qui souhaitent doubler de volume. On reproduit donc, à une échelle réduite, le schéma qui avait fonctionné au Tchad, à cette différence près que les FAR n’ont pas du tout la force de l’armée tchadienne. On reste ainsi pendant trois ans. Le FPR lance régulièrement des offensives qui sont stoppées par les FAR soutenues, conseillées et appuyées par les Français, non pas avec des Jaguar mais avec de l’artillerie (dont une batterie de pièces soviétiques fournies par l’Égypte) franco-rwandaise. Inversement les FAR sont incapables de réduire les forces du FPR.

Pendant ce temps on négocie à Arusha en Tanzanie et Habyarimana accepte le multipartisme. Après un an de négociations, le dernier accord est signé à Arusha en août 1993 par le nouveau gouvernement d’Agathe Uwilingiyimana. Ces accords prévoient l’intégration politique et militaire du FPR au Rwanda avec la mise en place d’un gouvernement et d’une assemblée de transition en attendant une stabilisation définitive. Un bataillon du FPR est autorisé à s’installer dans la capitale en décembre 1993, alors que la force française se retire à l’exception quelques rares conseillers dans le cadre de la coopération. C’est désormais la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR) qui est le garant international de l’application des accords et de la sécurité du pays.

On se félicite alors beaucoup à Paris de la réussite de la méthode française, où sans engagement militaire direct et sans aucune perte au combat, on est parvenu à la fois à imposer la paix et la démocratisation du pays. Tout semble aller pour le mieux. Paul Kagamé, dirigeant du FPR, écrit même une lettre de remerciement au président Mitterrand. C’est en réalité un leurre. Ni le régime ni le FPR ne veulent à terme partager le pouvoir. Nous avons simplement gelé un affrontement, et une fois les soldats français partis, la réalité des rapports de forces reprend immédiatement le dessus et dans un contexte qui s’est radicalisé. Pendant que les forces françaises quittaient le territoire, mais que l’Élysée conservait un œil bienveillant et myope pour le régime de Kigali, certains partis politiques locaux nouvellement créés avec leurs milices se sont lancés dans une surenchère nationaliste sur fond de paranoïa ethnique largement alimentée par le spectacle terrible du Burundi voisin.

31 août 1870 : l’infanterie de marine commémore les combats de Bazeilles

31 août 1870 : l’infanterie de marine commémore les combats de Bazeilles


 

Bazeilles est devenu le symbole des troupes de marine. L’anniversaire de Bazeilles est commémoré chaque année dans tous les corps de troupe de France et d’Outre-mer et sur les lieux mêmes de la bataille. À ce haut fait, marsouins et bigors attachent l’origine légendaire de certaines particularités de l’arme : port du képi et de la cravate noirs et suppression des tambours, mesures qui, d’après la tradition, auraient été prises au lendemain de Bazeilles en signe de deuil et pour commémorer le souvenir de ceux qui préférèrent mourir plutôt que de se rendre. 1870 : la France est en guerre. Son territoire est envahi.

 

La dernière cartouche

À cinquante mètres des lisières du village, un peu à l’écart de la route qui conduit à Balan et sur son côté droit, les murs gris d’une maison encore solide apparaissent à travers les feuillages d’antiques peupliers.

Au-dessus de la porte une enseigne : « Bourgerie, vin, bière, eau de vie ».

Cette demeure isolée, fréquentée sans doute le soir par les amoureux ou les compagnons du bourg, cette auberge inconnue sera demain immortalisée par le peintre de Neuville sous le nom de « La maison des dernières cartouches ».
Simple petit bouchon de chez nous avec, derrière sa cour qui fait face à la vallée de la Meuse, une grande salle, un salon, une salle à manger et une cuisine au-dessus d’une cave, les quatre chambres claires du premier étage et le vaste grenier ; simple coin de chez nous qui fleure bon dans sa haie de feuilles vives ; petit logis qui ne doit qu’à sa position d’être encore épargné, mais qui va devenir l’ultime forteresse de Bazeilles.

L’auberge forme deux corps de bâtiments contigus, avec huit fenêtres en haut, autant en bas, et trois portes, toutes donnant sur la façade est. Une courette la sépare d’un appentis.

Dans son repli sur Balan, le 2e de Marine est passé près de là. Au cours d’un repli mordant, chaque point d’appui doit être utilisé. Le capitaine Bourgey qui déjà ce matin l’a occupée, reçoit l’ordre d’y tenir avec quelques éléments. Il y pénètre et y trouve le commandant Lambert qui vers 9 heures, après sa blessure, s’y est fait transporter. Avec le capitaine Delaury et les sous-lieutenants Escoubet et Saint-Félix, Bourgey organise la défense, cependant que le mouvement général continue. Des hommes passent, des officiers les encadrent ; ce sont les derniers combattants des coins de rue, ceux qui ont refusé de se rendre. En apercevant ce réduit encore calme, ils n’ont qu’un réflexe : aider ceux qui ont reçu mission de le défendre. Se joignant ainsi aux défenseurs les capitaines Aubert, du 2e de Marine, et Picard, du 3e, et quelques marsouins et sous-officiers de tous les régiments. Ils sont peut-être une soixantaine à laquelle les Bavarois, occupés dans leur sauvage répression, laissent un moment de répit.

En bas, dans les caves, les soldats ont trouvé des bascules, des balances, et du vin (que les officiers firent croire empoisonné) ; dans les greniers, du blé. La maison vient d’être abandonnée. Aux fenêtres pendent encore des rideaux ; les lits sont garnis de leur fourniture, sauf les draps qui ont été emportés.

Bourgey et Aubert organisent la défense. Lambert est couché dans une chambre au premier étage. Rapidement, la maison devient un fortin. Pour tous la situation est claire : il s’agit de tenir le plus longtemps possible afin de protéger le repli et de retarder l’avance ennemie jusqu’au retour offensif de la division depuis Balan.

Il faut donc se défendre jusqu’au bout par un feu nourri et ajusté. Aubert est un champion de tir. Il se place à la fenêtre de la grande chambre, où gît Lambert qui approuve ces dispositions. Dealaury est dans la pièce à côté. Saint-Félix, du grenier, renseigne sur les mouvements de l’ennemi. Picard est en bas. Bourgey avec Escoubet coordonnent l’ensemble.

Des meurtrières sont pratiquées dans les tuiles, dans les coins de mur, partout où l’on peut voir sans être vu. Les grandes fenêtres sont protégées avec tout ce qui tombe sous la main : sacs de blé, matelas, coussins, meubles. Les meilleurs tireurs sont aux créneaux ; les autres passent les munitions. L’infanterie de Marine est prête à subir l’assaut.

Il ne tarde guère.

Une fois Bazeilles occupé, la première griserie passée, les Bavarois se jettent à la poursuite de l’armée. Ils débouchent par la grand’route, en direction de Sedan.

Une décharge générale fauche les tuniques bleues.

L’ennemi s’arrête, car chaque coup qui part de cette maison maudite fait mouche. Le 15e Bavarois en son entier reçoit alors mission de prendre cette redoute. L’Allemand sait maintenant le prix qu’il faut mettre pour venir à bout des « diables bleus ».

En s’abritant derrière les arbres, les haies, les murs de clôture, les talus, par une série de bonds prudents, le 15e du Roi Louis parvient jusqu’à l’épaisse haie vive qui entoure le jardin et le verger attenant. Embusqués derrière cet abri, couchés dans le fossé de la route ou à genou à l’abri d’une murette de clôture qui disparaît sous la haie, les Bavarois déchargent leurs Werder à bout portant, dans toutes les ouvertures de la maison. Les marsouins ripostent avec énergie. L’adresse du capitaine Aubert crée chez tous une émulation qui est loin d’exclure le calme. Chacun pressent l’imminent assaut.

Nos pertes sont sensibles. Tout marsouin qui se découvre est touché. Le sang coule et éclabousse le bord des meurtrières. Les blessés sont évacués, loin des cloisons ; ceux qui n’avaient pu trouver place, montent aux créneaux.

La grande horloge de la chambre est percée par une balle. Comme plus tard, le 24 mai 1871, le cadran des Tuileries indiquera 4h55 quand le palais de Catherine de Médicis prendra feu, l’horloge de la maison Bourgerie s’arrêtera à 11h35. À partir de ce moment le temps ne compte plus pour les braves qui y résistent.

Le feu est si bien ajusté que l’ennemi n’ose donner l’assaut, et décide plutôt de cerner la maison.

Saint-Félix signale cette manœuvre. Lambert comprend ce qu’elle signifie : « Il m’est impossible de marcher, dit-il aux officiers qui se trouvent dans la chambre. Laissez-moi quelques hommes, et retirez-vous avec le détachement sur la division ».

« Non, mon commandant, nous resterons avec vous jusqu’à la fin. Nous ne vous abandonnerons jamais ! » Bourgey est responsable de la défense : on lui a confié la maison, il la garde.

Les travaux entrepris à la barre à mine, dans les murs du rez-de-chaussée, sont abandonnés. Les portes sont bloquées par des enclumes, des vieilles roues, des établis, des meubles… La manœuvre allemande se déroule comme l’avait prévu Saint-Félix. La maison est encerclée. La position cernée. La mission s’en trouve presque facilitée : il suffit maintenant de tuer et de mourir sur place. Alors le village de Bazeilles aura été défendu jusqu’à la mort : le général sera content.

Il est près de midi. Von der Thann installé sur la place de l’Église, s’aperçoit de l’arrêt de ses avant-gardes. Il s’en inquiète. Sa colère est grande. « Ils veulent tenir, assiégez-les ». Tout siège comporte de l’artillerie. Les batteries de Liry reçoivent la maison Bourgerie comme objectif. Les premiers obus éclatent au delà ; la seconde bordée atteint la toiture obligeant l’évacuation du grenier. Un moment, la confusion règne à l’intérieur. Le feu se ralentit. Les Bavarois croient à l’anéantissement de la résistance et reprennent la progression. Pas pour longtemps.

Le silence qui a suivi l’arrivée des obus a été mis à profit par Bourgey pour réorganiser la défense. Le grenier est abandonné, les munitions sont redistribuées. On devine au loin les chassepots. On en entend aussi dans Bazeilles où tiennent encore Bourchet, Watrin et d’autres. On en entend vers Balan où la division continue de lutter. Ce claquement bien connu confirme les espoirs : les camarades reviendront ; il faut tenir, tenir. Bourgey et le caporal Aubry, par la fenêtre d’une chambre voient quatre gaillards s’avancer. Leur chassepots rallument la bataille.

Bourgey est assommé par une partie du plafond arraché par un obus ; rapidement remis, il reprend sa mission. Delaury est atteint au cou et à la hanche ; Picard est blessé à la face.

À tout coup, les marsouins tombent. L’atmosphère dans les chambres devient irrespirable. Le grenier flambe doucement. L’odeur du feu, de la poudre et du sang, la poussière, la fumée et le plâtras empêchent de penser à autre chose qu’à cette lutte à mort librement acceptée.

Von der Thann, au comble de la rage, essaie de faire miner l’arrière de la maison et sauter ce dernier bastion du droit qui barre la route à la force. Un sous-officier en avertit Bourgey. Celui-ci fait concentrer le feu sur les sapeurs qui sont aussitôt stoppés. Maintenant le toit est en flammes. La maison va sans doute s’écrouler. L’aile est atteinte par un obus de plein fouet. Les marsouins combattent toujours. Ils sont magnifiques ; ils sont beaux comme seuls sont beaux ceux qui savent se sacrifier. Les visages sont crispés, les volontés tendues. Ni excitation, ni fausse exaltation. Pas un cri, pas un mot, hors le râle des mourants et les quelques plaintes des blessés.

Mais jusqu’à quand vont-ils mourir ? Les cartouches s’épuisent, les gibernes se vident. C’est alors que Von der Thann, jugeant l’inanité de ses efforts, ordonne d’amener deux pièces d’artillerie qui remplaceront l’impossible travail des sapeurs.

D’un côté des moyens toujours renforcés. De l’autre, le sous-lieutenant Saint-Félix, après avoir fouillé les blessés et les morts, rapporte trente cartouches.

Ce sont les dernières.

Il ne s’agit pas de les perdre. Les meilleurs tireurs vont les employer. Bourgey est l’ancien instructeur de tir de son bataillon ; il n’a plus rien à commander ; il va tirer… Aubert n’a pas quitté sa fenêtre.

Vingt-neuf sûrement, lentement, font mouche.

Il ne reste que la dernière.

À Aubert l’honneur de la tirer. Il l’introduit dans la culasse.

Le silence est pressant… Le sang s’arrête… Les sens sont tendus…

Le coup est parti… Il n’a pas été perdu.

C’est la dernière cartouche.

À présent règnent dans les ruines de l’auberge le calme, le désœuvrement, le vide de l’âme, la fin du ressort. Autour du commandant Lambert, un conseil de guerre est tenu. Tous les cadres y sont convoqués. Dehors, dans un grand bruit, les pièces demandées par von der Thann arrivent au galop. Doit-on se rendre ou se faire tuer ? Les yeux se rallument, les baïonnettes sortent des fourreaux… charger.

Lambert ne se sent pas le droit de sacrifier ces hommes qui sont restés avec lui. Il doit essayer de sauver leurs vies Bourgey responsable de la défense, a rempli sa mission. Il s’incline maintenant devant le devoir constant des officiers : la vie des soldats.

Sur la baïonnette du chassepot N° 69 399, appartenant au sergent Poitevin, le mouchoir blanc d’Escoubet est tendu par la fenêtre. Les hurlements sauvages répondent à la consternation des marsouins.

« Je sortirai le premier » dit Lambert. « S’ils me massacrent, alors vendez vos vies. Vous sortirez à la baïonnette et tâcherez de percer vers Sedan ».

Une fois encore, la raison et le devoir ont triomphé d’un fol enthousiasme. Bourgey prend le commandement des survivants qui ont rageusement dégainé.

La porte du rez-de-chaussée est ouverte… Lambert s’engage sous la tonnelle de houblon… Vingt lances cherchent sa poitrine. Les marsouins bondissent. Un capitaine bavarois, le capitaine Lissignolo, du 42e Régiment s’interpose. Son geste chevaleresque empêche le plus horrible des massacres.

Face au soleil couchant, irréels, ayant encore dans leurs yeux la mort qu’ils ont acceptée, sales de l’éclat lumineux des combats, dédaigneux de la force et du nombre qui les a vaincus, les troupes de la Marine quittent Bazeilles.

Six cent cadavres entourent la maison de la dernière cartouche.


Texte extrait de « 
Bazeilles 31 août – 1er septembre 1870 » du capitaine Jean Coigniet de l’infanterie coloniale, édité chez Pouzet en avril 1953 à Paris.