Electricité : RTE en Camargue ou comment décarboner sans balafrer

Electricité : RTE en Camargue ou comment décarboner sans balafrer

OPINION. L’implantation par RTE d’une nouvelle ligne électrique aérienne de 400. 000 volts aux portes de la Camargue entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer se heurte aux résistances locales en raison de l’impact des travaux. L’entreprise planche sur huit scénarios. Par Didier Julienne, Président de Commodities & Resources (*).

                                                        (Crédits : Didier Julienne)

Entre les départements du Gard et des Bouches-du-Rhône, l’entreprise RTE (Réseau de transport d’électricité) est accusée de menacer d’une immense balafre la Camargue, d’abîmer ou de détruire des écosystèmes arboricoles, viticoles, de maraîchages et de faire fuir les touristes. Comment ? Par l’implantation d’une nouvelle ligne électrique aérienne de 400. 000 volts aux portes de la Camargue entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer.

RTE est un paradoxe, l’entreprise est remerciée d’apporter l’énergie décarbonée, l’électricité, et de réparer les lignes électriques après des tempêtes, réparations que des agents paient parfois de leur vie. Personne dans le Gard ou les Bouches-du-Rhône n’est opposé à la modernisation et à l’augmentation du flux électrique, parce qu’il est essentiel pour l’industrie post-pétrole de Fos-sur-Mer : Exxon y a mis en vente sa raffinerie le 11 avril dernier.

« Surtout pas chez moi »

Mais le paradoxe est que RTE est le mètre étalon de l’effet «  surtout pas chez moi  ». L’entreprise est combattue lorsqu’elle modernise son réseau parce que les gigantesques mats de ses lignes aériennes impactent durement et durablement les paysages. Entre Jonquière-Saint Vincent et Fos-sur-Mer, le parcours de la ligne aérienne de 400 kV pose de graves problèmes. Le décideur doit choisir entre huit routes, et il a une tentation.

Les huit solutions sont huit parcours démarrant dans le Gard et aboutissant dans les Bouches-du-Rhône. Huit circuits qui évoluent entre les rives droite et gauche du Rhône, dans un mikado de terres protégées par des appellations agricoles ; des zones de sauvegarde, naturelles ou bien d’intérêt écologique faunistique et floristique ; des parcs et réserves naturelles nationaux ou régionaux ; des zones protégeant des oiseaux, des biotopes, des espaces naturels sensibles, des zones humides ou encore Natura 2000 ; des sites historiques, classés, patrimoniaux ou archéologiques ; des biens Unesco, un site Ramsar, des plans locaux d’urbanisme, des villes et villages, etc. Et au milieu, coule le Rhône.

Le décideur qui ne veut pas balafrer la Camargue cherche pour la ligne aérienne un impénétrable chemin au milieu de cet enchevêtrement de normes. En effet, tous les parcours envisagés impactent directement tels ou tels environnement et paysages et sont destructeurs d’une économie locale reposant sur des écosystèmes basés sur l’histoire, la nature et l’agro-tourisme. À chaque fois que la ligne 400 kV pénètre un périmètre, c’est une directive, un règlement ou une autorité qui menaceront de déclasser un parc, enlever une appellation agricole, annuler une étoile hôtelière. Quel touriste se rendra dans une réserve, un hôtel, une ferme ou un vignoble dégradés par la proximité ou la vue d’une ligne 400 kV ?

Équilibrer les dommages

Si le mikado empêche l’esquisse d’un nouveau parcours, la vie interdit d’utiliser des tracés existants. Pourquoi ? Parce que transformer en 400kV une vieille ligne de 63 kV, dont l’âge est parfois proche du siècle, c’est effacer l’en-dessous de cette ligne. Sous cette dernière, sous ses petits pylônes de 20 mètres de haut transportant 63 kV dans trois câbles, deux ou trois générations ont construit, ont prospéré, ont transformé des terres agrestes en champs fertiles, en vignes et en pacages ; elles ont restauré des ruines en hôtel, elles ont fait classer des sites remarquables et protéger la nature ; des agglomérations s’y sont aussi étendues. Mais comment cette vie pourra-t-elle continuer à vivre en harmonie et prospérer sous des pylônes culminants entre 60 et 80 mètres et transportant 400 kV dans 18 câbles sous 40 mètres d’envergure ?

Quand on dit : le roi est bon, c’est que le règne est manqué. C’est pourquoi, pour gagner son règne, le parcours ne doit être bon pour personne : ne favoriser ni la rive gauche ni la rive droite du Rhône, mais équilibrer les dommages entre les deux. De cette façon, le Gard ne sera pas la poubelle des Bouches-du-Rhône et ces dernières payeront également leur part.

Mais cette tentation présente des dangers. L’opposition des populations contre le projet est déjà là ; les oppositions de la nature et de l’agriculture contre les usines viendront-elles ? L’opposition des emplois des uns contre ceux des autres sera-t-elle une menace ? Soyons raisonnables, notre société est suffisamment violente pour ne pas en rajouter.

Comment sortir de cette situation par le haut  ?

Une récente étude de l’université de Chicago (1) constate que, dans les grandes entreprises, il existe une corrélation entre la baisse de l’innovation et le nombre croissant de politiciens qu’elles embauchent pour améliorer leur lobbying. N’insultons pas l’avenir. Si le lobbying tue l’innovation, pour inverser la désindustrialisation, c’est-à-dire innover, ces entreprises doivent se déconnecter de la précipitation politique qui sacrifie tout à son calendrier empressé.

Qui n’a pas vu au moins une fois dans les yeux d’un agent RTE la fierté de raccorder des maisons coupées de l’électricité après le passage d’une tempête, qui n’a pas vu dans ces mains-là la noblesse d’un artisan couplée à une puissance scientifique. Ces qualités également présentes en tête de RTE ranimeront l’innovation pour résoudre les problèmes plutôt que le lobbying, l’habitude et la routine n’en créeront.

Lorsque toutes les solutions sont mauvaises, il faut choisir la meilleure, c’est la plus innovante et heureusement elles sont ici au nombre de deux, l’une à court terme, l’autre à moyen terme.

Au Pays basque, une ligne souterraine de 400 kV et 5 GW sera enterrée sur 80 km, puis elle sera sous-marine sur 300 km avant de rejoindre l’Espagne. De l’autre côté des Pyrénées, ce sont 65 km d’une ligne souterraine 320 kV livrant 2 GW qui rejoignent la Catalogne. Sans parler de lignes sous-marines au Japon ou bien entre la France et l’Angleterre, sans évoquer une ligne souterraine sous le Saint-Laurent au Québec, regardons l’Allemagne qui lançait en 2023 trois autoroutes électriques reliant en 2028 les éoliennes de la mer du Nord aux industries du sud en Bavière. Cette ligne de 700 km à 380 kV livrant 4 GW commence en souterrain sous l’Elbe, puis se poursuivra par des tronçons majoritairement enfouis.

À court terme, l’habitude et la routine, c’est une ligne aérienne, mais l’innovation, c’est refuser la culture de l’impossible, c’est-à-dire faire une ligne souterraine de 45 km en courant continu qui aboutit à Fos-sur-Mer avant 2030. Ce projet souterrain aurait « de la gueule », et nul ne doute que les municipalités trouveront les terrains nécessaires à l’enfouissement. Mais à quel coût ? Il y a 23 ans, une ligne aérienne de 225 kV ne coûtait plus que deux fois plus cher qu’une ligne aérienne. Accompagnée de ses deux stations de conversion, une ligne souterraine de 400 kV coûtera plus cher qu’en aérien. Mais de combien très exactement ? Car ce coût doit être diminué des externalités négatives d’une ligne aérienne sur les deux départements : pertes économiques et pertes de chance liées aux impacts sur le paysage, le tourisme, l’agro-tourisme et la faune.

Refuser la culture de l’impossible

À moyen terme, l’innovation 2030 c’est rapprocher le producteur d’électricité du consommateur. Dans une vie antérieure, l’auteur de ces lignes a expérimenté les réacteurs nucléaires « de poche » de notre Marine nationale. Ils fonctionnent parfaitement depuis 57 ans et sont un avant-poste des petits réacteurs civils que notre pays aurait déjà dû mettre au point s’il n’avait pas eu à sa tête des hommes sous une emprise antinucléaire. Rapprocher producteurs et consommateurs d’électricité en refusant la culture de l’impossible, c’est implanter à Fos-sur-Mer un chapelet de réacteurs modulaires. C’est possible et cette réponse à l’ultimatum aurait également « de la gueule ».

Que ce soit à court ou bien à moyen terme, des solutions techniques émergent pour s’affranchir d’une ligne aérienne aux portes de la Camargue. Et que l’on ne dise plus que c’est irréalisable. Cela fait 50 ans que la culture de l’impossible fabrique des victimes et immobilise la France. Même pour une ligne de 400 kV, il est temps d’utiliser l’innovation et de retrouver une étoffe de héros amoureux des défis.

(1)   Connecting to power : political connections, innovation and firm dynamics

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(*) Didier Julienne anime un blog sur les problématiques industrielles et géopolitiques liées aux marchés des métaux. Il est aussi auteur sur LaTribune.fr.

Où va le nickel calédonien ?

Où va le nickel calédonien ?

OPINION. La production de nickel en Nouvelle-Calédonie traverse une grave crise. Enjeu politique, le gouvernement français pense faire de ce métal stratégique un atout dans dans la production française de batteries pour voitures électriques. Mais ce choix politico-économique se heurte à la dynamique des marchés internationaux de ce métal non-ferreux. Par Didier Julienne, Président de Commodities & Resources (*).

Vue de la mine de nickel de Goro (Usine du Sud) où se trouve le site du Projet Lucy de Prony Resources, qui est un procédé innovant qui permettra de traiter et de stocker les résidus secs produits par l usine.
Vue de la mine de nickel de Goro (Usine du Sud) où se trouve le site du Projet Lucy de Prony Resources, qui est un procédé innovant qui permettra de traiter et de stocker les résidus secs produits par l usine. (Crédits : Reuters)

La cause principale de la crise que traverse l’industrie du nickel en Nouvelle-Calédonie est le manque d’anticipation de la part des écosystèmes néo-calédoniens. Dans le sud, les politiciens locaux n’ont pas de vision politique de l’industrie du nickel, ils se sont peu investis dans la compréhension de ces marchés et comptent comme toujours sur l’assistance de la finance publique parisienne pour résoudre les problèmes de rentabilité du nickel. Il était notamment pénible d’entendre le 28 novembre 2013 « avec la France on a le beurre et l’argent du beurre » (sic) au cours de l’émission « la preuve par 4 », dont le sujet était « Peut-on se passer de l’argent de la France?  ».

La grossièreté d’une telle déclaration illustre tout un état d’esprit. Cette vision politique de court terme se heurte aux nécessaires solutions économiques de long terme. De fait, les prêts de l’État de 2016 à la SLN, filiale du groupe Eramet, n’ont résolu aucun problème puisque la stratégie industrielle était mauvaise. Pour d’autres raisons, les subventions de 2021 entourant la création de Prony Resources se concluaient également par un fiasco fin 2023.

Incompétences politiques

À cette doctrine politique délétère se greffent des incompétences politiques concernant le marché du nickel. Des élus ont émis l’idée d’une OPEP du nickel pour stabiliser les prix, mais n’est pas l’Arabie Saoudite qui veut. En 2014, j’expliquais déjà aux politiciens locaux l’illusion se cachant derrière cette idée, que l’Indonésie deviendrait plus un concurrent qu’un partenaire : avec quelles compétences Nouméa espérait-elle gérer un voisin près de dix fois plus gros et qui désormais souhaite un plafond du prix à 18 .000 dollars la tonne de nickel pour contrecarrer la disparition du nickel du marché des batteries ?

Au nord, la situation est différente. Il y existe depuis longtemps un guide : la «  doctrine nickel  ». Cette vision politique ne recherche pas nécessairement une rentabilité géante de l’industrie minière, mais en utilise les flux financiers, les profits et les ressources pour le développement local, selon la théorie chère au président français du «  ruissellement  ». Ce dernier provient d’une part de l’exploitation minière pour alimenter la raffinerie calédonienne située en Corée ; elle est le leader mondial en termes de rentabilité. Il provient d’autre part de la construction et de l’exploitation de Koniambo. Tout comme les usines du sud sont subventionnées par l’État, celle de KNS l’est par Glencore pour une simple raison. À l’origine, la production nominale de l’usine du nord dégageait un coût de production de 8. 000 dollars la tonne. Le problème est que celle-ci n’a jamais été atteinte, car le partenaire Glencore n’a jamais été en mesure de mettre au point l’ingénierie qu’il finançait. Un nouveau partenaire doté de capacités d’ingénierie hériterait d’une grande mine.

Face à cette situation, quelle action peuvent mener les pouvoirs publics ? D’abord, il faut souligner que le gouvernement français et Bruxelles ont été contaminés par les fake-news des « métaux rares ». En raison de cette contamination, Paris pourrait tomber dans le piège et être tenté de gérer davantage l’exploitation minière du nickel.

S’il le faisait, ce serait une erreur, car il a démontré d’une part au cours des 50 dernières années qu’il n’a aucune capacité à gérer des activités minières. Et d’autre part, il s’est illustré au cours des dernières années par son inaptitude à comprendre du premier coup puis à résoudre les situations complexes (nucléaire, éducation, santé, réindustrialisation). Ainsi, pour le nickel calédonien, l’exemple de ce tâtonnement est la solution énergétique du petit réacteur nucléaire modulaire qui pourrait être opérationnel sur place dans… 10 à 15 ans, c’est-à-dire très tardivement. La communication performative de la politique se marie mal à l’immédiat de l’industrie.

Attirer de nouveaux investisseurs privés

Quant à l’implication de nouveaux investisseurs privés, la mine du nord est un bon candidat pour un nouveau partenaire. Elle dispose d’une architecture de transport du minerai très compétitive entre la mine et l’usine. Elle est d’autant plus attractive que la dette vis-à-vis de Glencore est déjà dépréciée dans les livres de ce dernier. Radiée, elle n’existe plus dans ses comptes, et elle est d’autant plus discutable pour un repreneur que l’usine ne fonctionne pas aux taux nominaux.

A contrario, la SLN n’a malheureusement plus d’avenir du fait de sa gestion passée. Les dernières déclarations d’Eramet dans le Financial Times ont un ton bizarre, elles rejoignent ce pamphlet. Mais elles sont franches, et cette franchise ne fait que rattraper celle que j’exprimais personnellement en 2014. Par ailleurs, la création de l’entreprise Prony Resources (ex-Vale) reste un questionnement, car avant qu’une solution n’émerge, il sera nécessaire de poser un véritable diagnostic sur la finance et l’actionnariat.

Par ailleurs, le scénario qui prévoit de se concentrer sur l’exportation du minerai et la fermeture de capacités de traitement locale n’est plus d’actualité, car il conduit à une baisse récurrente des prix, en raison d’une situation d’offre excédentaire à long terme. Au contraire, il faut avoir le courage de fermer des usines non rentables et de concentrer la production.

Disparition du nickel dans les nouvelles batteries

Cela remet en cause l’idée que le nickel calédonien allait être un élément stratégique pour assurer la production de batteries pour véhicules électriques en France. En effet, nous sommes de retour dans la fake-news des «  métaux rares  » qui provoquent des erreurs aussi bien à Paris qu’à Bruxelles. Il suffit de songer que cette infox a piloté des négociations d’accords du type du Mercosur qui ont tué une partie de notre agriculture au profit d’accès à des «  métaux rares  » qui sont tout sauf rares, puisque les « métaux rares » cela n’existe pas. Poursuivre la stratégie européenne des minéraux pour les batteries sous l’emprise continue de cette infox sera un désastre, d’autant plus qu’elle est prise à contrepied par manque d’anticipation puisque les batteries Nickel-Manganèse-Cobalt ont perdu du terrain face aux batteries Lithium-Fer-Phosphate (sans nickel ni cobalt).

Des statistiques chinoises récentes démontrent cette évidence, 70 % des voitures électriques sont équipées de batteries LFP. Le constructeur chinois BYD est le leader mondial de la fabrication de voitures électriques et de batteries LFP. Cette tendance à la disparition du nickel et du cobalt des batteries est désormais omniprésente chez tous les constructeurs automobiles.

Comme je l’écrivais dans la Tribune il y a 3 ans, les voitures électriques ne sont pas un âge d’or du nickelces faits me donnent raison, l’Indonésie l’a enfin compris puisqu’elle tente de sauvegarder l’intérêt de sa production en bridant les prix du nickel à 18. 000 dollars la tonne. Concernant le lithium, autre victime des fake-news des «  métaux rares  », nous sommes dans une situation de suroffre.

Aussi, il est pratiquement assuré que les batteries du futur auront des chimies de métaux encore inconnues, mais la voiture électrique du futur fonctionnera avec moins de lithium, sans nickel, sans cobalt.

Dans ces conditions, la Nouvelle-Calédonie doit revenir sur terre, éliminer les pollutions politiques et se concentrer sur des marchés autres que ceux des voitures électriques, c’est-à-dire sur ce qu’elle connaît le mieux, l’industrie de l’acier inoxydable.

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(*) Didier Julienne anime un blog sur les problématiques industrielles et géopolitiques liées aux marchés des métaux. Il est aussi auteur sur LaTribune.fr.

Fixer les prix de l’énergie : les leçons de l’après-guerre

Fixer les prix de l’énergie : les leçons de l’après-guerre

 

par Revue Conflits – publié le 22 mars 2024

https://www.revueconflits.com/fixer-les-prix-de-lenergie-les-lecons-de-lapres-guerre/


Comment fixer les prix de l’énergie ? Faut-il s’en tenir au marché ou faut-il permettre une intervention de l’administration ? Un débat qui a surgi dans les années 1920 et toujours d’actualité aujourd’hui.

par Thomas Michael Mueller, Université catholique de Louvain (UCLouvain) et Raphaël Fèvre, Université Côte d’Azur

Depuis 18 mois, l’inflation fait un retour tonitruant en Europe. La hausse spectaculaire des tarifs de l’énergie (+20 % pour les produits pétroliers et +34 % pour le gaz sur un an en octobre) notamment, rejaillit sur d’autres secteurs, en particulier les transports. L’Insee relevait par exemple en mai dernier une hausse de 15 % du prix des billets de train SNCF sur un an, même si l’entreprise avance, elle, une baisse de 7 %.

Certes, la situation s’explique notamment par des raisons conjoncturelles avec les conséquences de la guerre qui sévit en Ukraine. La structure reste cependant peu interrogée et il ne semble pas inintéressant, comme nous le faisons dans nos recherches, de revenir sur les principes fondamentaux de la tarification de services qui ont de particulier de dépendre de coûts fixes extrêmement importants. Ceux de la construction d’une ligne de chemin de fer ou d’une centrale nucléaire par exemple.

Au cœur de ces enjeux, on retrouve un concept central, celui de la tarification marginale. À l’heure où la sobriété énergétique est mise en avant par les pouvoirs publics face à des risques de pénuries et de défauts d’approvisionnement, il semble prendre une pertinence nouvelle.

Les grands prêtres

En France, les bases furent posées après-guerre. À la Libération, l’électricité et le ferroviaire, domaines hautement stratégiques au moment de reconstruire le pays, étaient complètement gérés par la puissance publique. La question de la fixation du prix de ces services publics fut principalement prise en main par des ingénieurs-économistes tels Roger Hutter à la SNCF ou Marcel Boiteux et Gabriel Dessus à EDF.

Tous participaient d’une même communauté de pensée, amenée à échanger et à débattre fréquemment sur un plan théorique comme pratique. Dans son autobiographie publiée en 1993, Marcel Boiteux parle de « grands prêtres » du calcul économique « touchés par la grâce marginaliste » qui leur avait été principalement insufflée par Maurice Allais, qui reçut le prix Nobel d’économie en 1988.

Dès 1945 en effet, Allais avait été chargé par Raoul Dautry, alors ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, d’étudier le modèle économique de la SNCF. L’objectif ? Viser l’intérêt général, c’est-à-dire pour Allais fournir un service public maximal tout en minimisant le coût pour la collectivité.

À cette époque, la politique tarifaire de la jeune SNCF (créée le 1er janvier 1938) était guidée par deux règles principales : d’une part, appliquer une discrimination multitarifaire, c’est-à-dire des prix différents selon que l’on voyage en première, deuxième ou troisième classe ; d’autre part, suivre le principe d’égalité de tous devant les services publics, c’est-à-dire un prix au kilomètre égal pour tous les consommateurs appartenant à la même classe.

En première approximation, il pourrait être tentant de faire payer le service à son coût moyen. On prend le coût total que l’on divise par le nombre d’unités produites. La solution a l’avantage pour l’entreprise publique d’éviter le déficit budgétaire : les usagers paient les coûts qu’ils engendrent pour la communauté. Néanmoins, des prix élevés vont en conséquence décourager l’usage des services publics, une option dont Allais va souligner l’inefficacité du point de vue du bien-être social.

Une méthode qui s’impose

Allais et ses confrères vont proposer une tarification basée sur ce que l’on appelle le coût marginal, c’est-à-dire le coût de production d’une unité supplémentaire d’un bien. Par exemple, le coût marginal de l’électricité est le coût d’un kilowatt-heure en plus, par rapport à la production déjà en cours. Le coût marginal du train est le coût d’un voyageur en plus sur ce train. L’idée, vue autrement, est que passer de zéro à un voyageur n’implique pas le même coût que de passer de 999 à 1 000 voyageurs.

C’est ce prix-là que l’on va tenter de faire payer au passager qui souhaite monter sur le train. Sur un marché classique, c’est l’un des effets de la concurrence que de converger vers ce chiffre. Reste que la SNCF et EDF étaient des monopoles publics, par définition largement exempts des pressions concurrentielles. Allais en concluait alors que la solution la plus efficace économiquement était de mimer des prix de marché libres en les imposant.

La solution marginaliste est en quelque sorte une méthode intermédiaire entre le coût moyen qui fait peser sur les voyageurs tous les investissements initiaux massifs, et la gratuité, c’est-à-dire le cas où le service est financé collectivement par l’impôt. Elle pose cependant des difficultés redoutables en termes d’application.

Diminuer la taille de la forêt

Pourquoi un prix fixé au coût marginal serait-il souhaitable par rapport aux alternatives ? L’un des pères de la mise en pratique de cette tarification, le polytechnicien Gabriel Dessus, a proposé un exemple fictif destiné à donner à voir les avantages de la tarification marginaliste qu’il tâcha lui-même de mettre en place en tant que directeur commercial d’EDF. Reprenons librement les grandes lignes de son propos.

L’ingénieur Raoul Dautry, ministre de la Reconstruction à la Libération après avoir été, dans les années 1930 directeur général de l’administration des chemins de fer de l’État, est à l’origine des réflexions sur la tarification.
BNF via Wikimedia


 

 

Imaginons un village d’irréductibles Gaulois dans lequel deux sources d’énergie sont exploitables : le bois, qui se trouve tout autour du village et une mine de charbon, qui se trouve au centre du village. Imaginons aussi que chaque villageois soit tout à fait capable d’aller chercher au choix du minerai ou du bois.

Il faut, pour se chauffer à son aise, une heure de travail à la mine, ou bien une demi-heure de travail de coupe. Les villageois préféreront donc se chauffer au bois, et bénéficier d’une demi-heure de loisir supplémentaire. Cependant, à force de couper, la distance à parcourir avant d’atteindre la forêt ira en augmentant. Au bout d’un certain temps, l’effort d’aller chercher du bois dépassera celui pour creuser la mine et les villageois finiront par choisir de travailler à la mine, puisque cette solution s’avère plus économe en temps.

Supposons que des raisons logistiques obligent la municipalité à fixer les prix. Comment pourrait le chef du village, dont le souci est l’intérêt public, fixer un prix optimal ?

Un prix, c’est aussi de l’information

Imaginons que la municipalité fixe le prix du bois, en début de chaque année, avec un prix intermédiaire entre le coût en début d’année et le coût à la fin, lorsqu’il faudra se rendre plus loin. Ce prix fixe amènera les villageois à exploiter la forêt sur toute l’année, alors même qu’il aurait été raisonnable, du point de vue de l’effort collectif, de s’arrêter avant. Ils auraient passé moins de temps au travail en exploitant aussi un peu la mine.

À la différence d’un prix fixe, la tarification marginale évite le gaspillage de temps en « informant » les consommateurs du coût effectif de la ressource qu’ils utilisent au moment où ils l’emploient. Les villageois sont alors incités par les prix à exploiter les alternatives possibles d’une manière qui minimise leurs efforts. C’est en fait un peu pareil pour la question des transports en commun et de la fourniture d’électricité.

Plus cher à l’heure de pointe

La tarification au coût marginal a été mise en place en France avec, entre autres, l’ambition d’offrir aux consommateurs un choix « informé ». Il fallait qu’ils puissent prendre une décision optimale en termes d’usage des ressources du point de vue de la communauté.

Par exemple, le tarif heures pleines/heures creuses est notamment basé sur une tarification au coût marginal : un kWh de plus la nuit, lorsque la demande est faible, ne coûte presque rien. Mais le jour, alors que l’industrie demande de l’énergie, les centrales risquent d’être surchargées et de ne plus parvenir à répondre à la demande.

Le tarif heures pleines/heures creuses informe les usagers qu’il vaut mieux, dans l’intérêt public, consommer dans la mesure du possible durant la nuit. Ceux qui peuvent, moyennant un effort, décaler leur consommation, sont encouragés à le faire par le prix, et ce décalage évite de construire un parc électrique surdimensionné et bien trop coûteux.

La tarification marginale suggère également de faire payer plus cher les trains à l’heure de pointe, lorsqu’ils risquent d’être bondés au-delà de la capacité d’accueil. Elle incite ceux qui en ont la possibilité à se déplacer à un autre moment et rend service à la communauté entière, à la fois par des infrastructures de bonne taille et des conditions de voyage moins désagréables.

« L’information par les prix » permet aussi de s’adapter aux nouvelles technologies et aux contraintes sociopolitiques, d’une manière rapide et capable de revenir sur ses choix : dans ces temps de crise du gaz, par exemple, des prix en hausse encouragent les consommateurs à se rabattre sur des sources alternatives, ou faute de mieux sur un usage parcimonieux de la ressource.


Thomas Michael Mueller, Maître de conférence HDR en histoire de la pensée économique à l’Université Paris 8, Université catholique de Louvain (UCLouvain) et Raphaël Fèvre, Maître de conférences en Sciences économiques, Université Côte d’Azur

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

La guerre d’Ukraine, un révélateur impitoyable

Photo: Anatolii Stepanov Agence France-Presse Détonations et sirènes se sont mises à retentir quelques minutes après le discours de Vladimir Poutine, non loin de la capitale ukrainienne.

Billet du Lundi rédigé par Jean-Bernard Pinatel* – Geoprgma – publié le 4 mars 2024

https://geopragma.fr/la-guerre-dukraine-un-revelateur-impitoyable/


*membre fondateur et Vice-Président de Geopragma.

La guerre en Ukraine est un révélateur impitoyable soit de la soumission des dirigeants européens à des intérêts qui ne sont pas les nôtres, soit, si on veut leur laisser le bénéfice du doute, de leur totale incompétence géopolitique.

Ils n’ont pas compris ou n’ont pas voulu croire que Biden et les stratèges qui l’entourent prenaient très au sérieux la menace de Poutine d’utiliser si nécessaire l’arme nucléaire dans une guerre que les Russes perçoivent comme défensive de leurs intérêts vitaux. Avec pour conséquence les consignes données par Biden au Pentagone et à son administration dès le 24 février 2022 et que « The Economist  (1) » a révélé en septembre 2023 : « Joe Biden, America’s president, set objectives at the start of Russia’s invasion : to ensure that Ukraine was not defeated and that America was not dragged into confrontation with Russia (2) . » 

Avec comme conséquence dramatique que, depuis le 24 janvier 2024,  l’Ukraine a sacrifié la vie de centaines de milliers de ses citoyens non pas pour repousser victorieusement l’agression russe mais pour interdire à l’économie européenne de disposer en Russie de l’énergie abondante et peu chère dont elle a besoin et pour favoriser l’économie énergétique américaine et ses industries d’armement.

Ils ont cru ou voulu nous faire croire avec Bruno Lemaire que l’on pourrait stopper l’agression de la Russie par des sanctions qui « mettraient à genoux » son économie alors qu’elles se sont retournées contre nous.

Ils n’ont pas anticipé le refus de 162 états sur les 195 que compte notre planète de voter les sanctions qu’ils ont décidées unilatéralement. Ainsi plus de 80% des pays du monde ont continué à commercer avec la Russie et de nombreuses entreprises des états qui avaient décidé de les appliquer ont continué à le faire en les contournant.  Ces pays et ces entreprises se sont senties confortées dans leur refus d’appliquer les sanctions par les déclarations des autorités chinoises et indiennes qui ont rappelé aux Etats-Unis leur responsabilité d’avoir bafoué les premiers les règles internationales par leurs interventions au Kosovo et en Irak, déclenchées sous de fallacieux prétextes, ouvrant ainsi la porte à la Russie. 

Ils ont espéré, en diabolisant Poutine, que les Russes se débarrasseraient de lui sans avoir conscience que, dans leur immense majorité, ces derniers sont reconnaissants à leur Président d’avoir entre 2002 et 2012 multiplié par dix leur niveau de vie et de leur avoir donné la fierté d’être redevenu une nation puissante et respectée.

A part la minorité argentée qui a quitté la Russie, ils ont cru que les Russes n’étaient que des moujiks incultes et qu’en fournissant aux ukrainiens quelques armes d’une technologie militaire intelligente et précise comme les drones pour l’observation et les canons César ou les Himars pour la puissance de feu, ils allaient les conduire facilement à la victoire. Au lieu de cela, ils ont dû admettre à regret que la Russie s’était adaptée très rapidement à ces innovations, que leurs très nombreux et compétents ingénieurs (3) avaient trouvé et mis en place rapidement des parades électroniques qui avaient annihilé cet avantage. Bien plus, ils se sont rendu compte que les canons et les munitions des années 80, utilisés massivement par les Russes qui les avaient stockées au lieu de les mettre au rebut comme nous pour éviter de payer les coûts humains et de fonctionnement de leur stockage, causaient des ravages dans les rangs ukrainiens. Et, à la fin de l’année 2023, ils ont dû se résoudre à accepter que l’armée russe fût plus forte (4) qu’au début de l’offensive et que la contre-offensive ukrainienne s’était soldée par un échec cuisant.

Toutes ces erreurs d’analyse géopolitique ajoutées à la désinformation permanente distillée par les médias européens ont amené nos dirigeants, dont le Président Macron, à croire ou à vouloir faire croire que le succès des forces ukrainiennes était certain et ils ont encouragé sans relâche le Président Zelensky à continuer la guerre en s’engageant à l’aider « jusqu’à la victoire. » Au lieu d’avoir fait l’effort de rechercher avec la Russie un compromis qui prenne en compte ses besoins de sécurité, Ils seront devant l’histoire co-responsables des 500 000 ukrainiens tués ou gravement blessés à ce jour. 

Après deux ans de guerre, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne estiment qu’ils ont atteint leur objectif : éviter la création de l’Eurasie en créant un mur de haine entre l’Europe et la Russie et, pour se désengager de ce conflit, ils demandent à l’UE de monter en première ligne. 

C’est pour cela, que depuis le début de l’année 2024, on entend un discours nouveau des dirigeants européens, dociles affidés des intérêts anglo-saxons, nous engageant à préparer une guerre longue. 

Grossissant démesurément la menace que la Russie ferait peser sur l’Union Européenne alors qu’en deux années de combat acharnés, elle n’a été capable de conquérir et de conserver que 17% du territoire ukrainien peuplé de Russes et d’Ukrainiens déterminés à conserver leur culture russophone.

Bien plus, ils cherchent à nous convaincre que la Russie menace l’UE et que pour notre sécurité il faut aider encore plus l’Ukraine, quitte à laisser disparaitre la moitié de nos agriculteurs.

Last but not least, des voix s’élèvent ici et là, y compris dans la bouche du Président Macron, pour évoquer la possibilité ou même pour prôner l’envoi de nos soldats sur le champ de bataille. Ces propos sont relayés dans les médias par des intellectuels et des soi-disant spécialistes de défense qui, au lieu d’utiliser leur intelligence pour proposer un chemin vers la Paix, tiennent le discours habituel des bellicistes de salon : « armons-nous et partez. »

« L’Europe c’est la Paix » le slogan fondateur de l’Union Européenne est-il en train de devenir obsolète ?

1. Est un hebdomadaire britannique majoritairement détenu par la famille Agnelli avec une participation des familles Rothschild, Cadburry et Shroders, dont la ligne éditoriale du journal est proche du patronat et des milieux financiers internationaux. Il est considéré comme un des médias les plus influent dans le monde occidental.

2. Joe Biden, président américain, a fixé des objectifs au début de l’invasion Russe : « S’assurer que l’Ukraine ne sera pas vaincue et que l’Amérique ne sera pas entraînée dans la confrontation avec la Russie. »

3. « Ce qui distingue fondamentalement l’économie russe de l’économie américaine, c’est, parmi les personnes qui font des études supérieures la proportion bien plus importante de celles qui choisissent de suivre des études d’ingénieurs : vers2020,23,4% contre 7,2% aux Etats-Unis. » Emmanuel Todd, la défaite de l’occident, Gallimard, page 50.

4. Comme l’avait déclaré le général Cavoli qui commande l’OTAN en avril 2023 devant une commission du Congrès des USA, déclaration révélée six mois plus tard par le Washington Post.

Vers une révolution grâce à la Super-conductivité à température ambiante

Vers une révolution grâce à la Super-conductivité à température ambiante

par François Jolain – Revue Conflits – publié le 28 février 2024

https://www.revueconflits.com/vers-une-revolution-grace-a-la-super-conductivite-a-temperature-ambiante/


Transport, Énergie, Informatique, Plasma, Médecine, tous les verrous vont sauter. Quelle serait la prochaine découverte d’envergure comme le pétrole ou la semi-conductivité du silicium ? Il se pourrait bien que ce soit la super-conductivité à température ambiante. Tour à tour les verrous sur les forts courants, les champs magnétiques et les plasmas vont sauter.

Une conduction électrique parfaite

La conductivité est la capacité d’un matériau à résister au courant. Les matériaux conducteurs comme l’or ou le cuivre laissent facilement passer le courant. Alors que les matériaux isolants comme le caoutchouc bloquent le courant.

Toute l’électronique tient sur les matériaux semi-conducteurs, comme le silicium. Leur résistant est pilotable en jouant sur leur propriété.

Aujourd’hui, nous allons voir, les super-conducteurs, des matériaux sans la moindre résistance au courant. Ces matériaux existent déjà comme le niobium-titane, mais cette propriété intervient uniquement à la température de -263°C (pour le niobium-titane).

Quelle implication dans nos vies permettra un super-conducteur à température ambiante.

Courant sans limites

Premièrement un matériau sans perte de courant permet un phénomène spectaculaire appelé la lévitation magnétique. Un train est en construction au Japon (SCMaglev) pour remplacer les trains magnétiques par bobine, mais encore une fois, il faut refroidir le matériau. Un super-conducteur à température ambiante permettra de généraliser ces nouveaux trains.

Un autre phénomène spectaculaire de la superconduction est l’apparition d’effets quantiques à notre échelle telle la jonction Josephson, alors que les effets quantiques sont plutôt réservés à l’échelle de l’atome. La généralisation des matériaux super-conducteurs généralisera aussi les ordinateurs quantiques.

Même de bons conducteurs comme l’or ou le cuivre ont des pertes, ces pertes engendrent de la chaleur par effet Joule. Dès lors que le courant devient trop fort, le métal fond. Ce phénomène est utilisé dans l’industrie pour usiner (EDM ou forge par induction). Cependant, il s’agit bien souvent d’une contrainte qui impose une limite de courant capable de transiter dans un câble.

Avec un câble super-conducteur, l’électricité de tout Paris pourrait passer dans un seul câble électrique !

Le courant peut circuler indéfiniment dans une boucle superconductrice, on peut donc s’en servir pour stocker de l’électricité (SMES). Mais encore une fois, ce réservoir à électron nécessite des températures extrêmes, ce qui le rend trop coûteux pour une utilisation grand public.

Forts champs magnétiques

En déverrouillant la limite du courant dans un câble, on déverrouille également les champs magnétiques à haute énergie.

Ces champs vont permettre d’accroître la précision des scanners médicaux IRM, leurs résolutions sont corrélées à la puissance du champ magnétique produit.

L’armée pourrait s’intéresser au canon de gauss dans lequel un projectile est catapulté par un champ magnétique.

Le monde du plasma

Enfin, le champ magnétique permet la manipulation du plasma. Le plasma est le quatrième état de la matière, il se produit à haute température quand les électrons se détachent des atomes et circulent librement dans le gaz. Le gaz devient sensible aux champs magnétiques.

Un champ magnétique permet de manipuler un plasma aussi bien en le cloisonnant dans un volume donné, en le mettant en mouvement ou en faisant varier sa température.

Les superconducteurs à température ambiante vont donc faire avancer tous les domaines autour du plasma comme le laser, la fusion nucléaire ou la recherche fondamentale.

Conclusion

On voit maintenant que le super-conducteur à température ambiante est un verrou technologique. Il permet de faire circuler des courants sans perte et donc sans limite dans un matériau. Cela ouvre les portes des champs magnétiques haute énergie et avec eux le monde des plasmas.

À chacun de ses étages se trouvent des progrès stratégiques pour l’humanité.

Nucléaire : une nouvelle Macronite ?

Nucléaire : une nouvelle Macronite ?

Billet du lundi 5 février rédigé par Emmanuel GoûtGeopragma. 

membre du Conseil d’Orientation Stratégique de Geopragma

https://geopragma.fr/nucleaire-une-nouvelle-macronite/


Monsieur le Président, je vous écris une lettre… Non, trois lettres : EPR (European Pressurized Reactors), que vous lirez peut-être si vous avez le temps. (*)

Trois lettres qui s’inscrivent aujourd’hui comme une épitaphe sur les coupoles de ces réacteurs mastodontes, victimes d’hémorragies technologiques et financières, comme en Finlande, au Royaume Uni, et en France. Trois lettres, fleuron prétendu, affiché, supposé de la technologie nucléaire française qui, en son temps, sut être la plus performante au monde.

Si vous avez, au début de votre premier mandat, affiché votre volonté de sortir du nucléaire, c’est au cours du second que vous avez déclaré exactement le contraire. Il semblerait d’ailleurs que ce deuxième mandat s’affiche de plus en plus en contradiction avec le premier, tous sujets confondus. A l’exception cependant d’un fil conducteur, un fil guerrier caractérisé par l’usage d’un vocabulaire que l’on retrouve dans nombre de vos interventions : jamais nous n’aurons eu, en effet, un président utilisant tant le mot « guerre », cultivant même ce mot qui ne laisse  « guère » de place au tort et à travers. Une guerre déclarée, sans retenue, contre les gilets jaunes, les incendies de forêts, le Covid, la Russie, le chômage, la baisse de la natalité nécessitant un réarmement démographique, etc…

Revenons à l’EPR énième génération, programmé en France dans cette perspective de re-nucléarisation et commercialisé dans un monde en quête de décarbonation.

Le catastrophique pédigrée de l’EPR est sans commune mesure, ce qui ne manque pas de nous interpeller sur la capacité d’analyse de nos dirigeants. Trois exemples, aussi singuliers que concrets suffisent à illustrer cette déroute (pour vous faire un clin d’œil belliqueux) : l’EPR de Finlande, du Royaume-Uni et de la France (à Flamanville). Mediapart est revenu dans son édition du 25 janvier en détail sur la catastrophe, « le naufrage de l’EPR ». 

Une connaissance plus sommaire mais documentée suffit à pouvoir décrire sans nuance ce désastre : des explosions de budgets, déjà très élevés (5 fois les prévisions), des délais ou plutôt des retards de 5 à 15 ans, enfin une utilisation de 30 à 40 % de béton et acier en plus par rapport à nos concurrents internationaux ; pas étonnant que les Emiratis aient préféré un « new player », les Coréens! 

Comment en sommes-nous arrivés à ce déni du bon sens, comment pouvons-nous continuer de croire en notre supériorité technologique et commerciale, pourtant si mise à mal par la (triste) réalité ? Peut-être le résultat d’un cocktail ENA-Polytechnique se mettant au service d’ambitions manquées ?

A la fin de la première décennie de notre siècle, je faisais partie professionnellement de ce dernier carré qui, en Europe, voyait encore un salut dans l’énergie nucléaire. Les principaux acteurs mondiaux s’appelaient Areva, Westinghouse, Mitsubishi, Rosatom ; ni les Coréens du Sud, ni les Chinois n’avaient encore affiché une quelconque compétence à faire partie de la cour des grands. Depuis, Rosatom (le Russe) est devenu le premier constructeur mondial et son uranium sert encore 50% des centrales nucléaires américaines, n’en déplaise aux pourfendeurs de sanctions à tout vent. On est loin de Tchernobyl, et la Russie est désormais à la pointe technologique et sécuritaire dans ce domaine.

A l’époque, les Russes poussent pour des réacteurs de moyenne puissance VVER 800/1200 MGW pour répondre à leurs propres besoins, mais aussi pour leur développement à l’international, qu’ils accompagnent de politiques commerciales séduisantes : des mécanismes de financement qui répondent aux attentes des pays optant pour cette énergie décarbonée. On compte déjà de nouvelles centrales russes en Turquie, au Bangladesh, et en Egypte.

Autour de l’année 2010, la Russie et Rosatom avaient tendu la main à Areva. Malheureusement, Anne Lauvergeon, CEO d’Areva, resta campée sur ses aprioris et son option technologique de méga réacteurs. Pour être plus explicite, l’EPR, c’est comme si vous cherchiez à vendre une Mercedes 600 à une personne souhaitant acquérir une voiture de luxe, non sans faire de sacrifices, sans lui proposer le modèle 300, plus accessible.

Au même moment, des ingénieurs français chez EDF attiraient l’attention sur une technologie russe qui permettait, par induction, de remettre à neuf l’acier fragilisé par le bombardement neutronique de plusieurs décennies de production d’énergie nucléaire. Cela aurait permis de réaliser des économies colossales sur la rénovation du parc nucléaire français. Là encore, l’affaire fut classée sans suite. 

Depuis, la Russie perfectionne les mini-centrales en mer, utilisant cette industrie pour ouvrir de nouvelles voies d’approvisionnement dans le cercle polaire, les USA réalisent des projets nucléaires en technologie 3D (sans soudure) et des centrales de moyenne puissance AP 1000, les Coréens et les Chinois sont entrés sur le marché et l’Italie y songe, forte d’un « know how » à l’international et d’une réelle capacité d’innovation, comme par exemple avec New Cleo, « l’énergie d’imaginer ».

La France devrait pouvoir rapidement se remettre en ordre de marche en se positionnant sur le marché mondial et intérieur, forte d’une technologie qui a fait sa gloire avant l’EPR et qui fit d’elle le pays le plus nucléarisé au monde dans son « mix énergétique ». Il faut pour cela que la Présidence ouvre les yeux et écoute ceux qui ont accompagné ces évolutions mondiales, hors des carcans institutionnels. Sinon, après la disparition d’Areva, c’est la disparition d’EDF qui pourrait se profiler. Une société EDF qui tente une dernière sortie avec les SMR (Small Modular Reactors) qui paraissent voués aux mêmes difficultés d’abord, puis à l’échec comme l’EPR, face aux Américains et aux Russes qui tirent déjà les marrons du réacteur!

Cette réaction en chaîne, dans le domaine du nucléaire, ne fut malheureusement qu’un avant-goût de déroulés historiques à vocation manichéenne. On voit désormais les conflits s’accumuler à la surface du globe, alors que les coopérations internationales scientifiques, culturelles et universitaires se sont souvent révélées le meilleur antidote aux antagonismes meurtriers.

« Décidément, l’Ouest a perdu le Nord », comme le rappelait encore récemment la Présidente de Geopragma, Caroline Galacteros. Les paranoïas sont mauvaises conseillères et n’engraissent que les industries de l’armement. Peut être serait-il temps de dépoussiérer, en notre faveur, le « Drang nach Osten » (**) avant que les Allemands ne s’en ressaisissent.

(*) clin d’œil à Boris Vian

(**) option géopolitique allemande du XIXième de poussée vers l’Est de l’Europe.

 

Politiques climatiques : entre techno-optimisme et déni de réalité

Politiques climatiques : entre techno-optimisme et déni de réalité

OPINION. Les stratégies d’électrification des sociétés et de développement des technologies de capture du carbone restent largement insuffisantes pour atteindre les objectifs internationaux. Par Eric Muraille, Université Libre de Bruxelles (ULB); Julien Pillot, INSEEC Grande École et Philippe Naccache, INSEEC Grande École

                                                            (Crédits : Reuters)

En 2015, 195 pays adoptaient l’accord de Paris et s’engageaient à limiter, avant la fin du siècle, le réchauffement climatique entre +1,5 °C et +2 °C par rapport à l’ère préindustrielle. La COP21 marquait donc une avancée historique dans la lutte contre les effets catastrophiques induits par le changement climatique.

Or, une majorité de scientifiques juge déjà ces objectifs inatteignables. En effet, le sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) indique que le respect du seuil de +1,5 °C exige une réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) de 43 % d’ici 2030 et de 60 % d’ici 2035 avant d’atteindre des émissions nettes nulles pour 2050. Pourtant, les Contributions déterminées au niveau national (CDN) prévues dans l’accord de Paris ne prévoient qu’une baisse de 2 % des émissions d’ici 2030. Ce qui place notre planète sur une trajectoire de réchauffement de +2,7 °C au cours de ce siècle.

Notre incapacité à imposer une régulation contraignante sur l’extraction des combustibles fossiles, responsables de 90 % des émissions mondiales de CO2 et d’un tiers de celles de méthane, illustre à elle seule notre échec de gouvernance. En 2023, un total de 425 projets d’extraction de combustibles fossiles capables chacun d’émettre > 1 Gt de CO2 ont été recensés. Si l’on additionne les émissions de ces projets, celles-ci dépassent déjà d’un facteur deux le budget carbone permettant de rester sous les +1,5 °C.

Une stratégie techno-optimiste…

Lors de la COP28 qui s’est tenue fin 2023 à Dubaï, la sortie des énergies carbonées aurait donc dû constituer la priorité absolue. C’est pourtant une tout autre stratégie qui a été défendue par le président, le Sultan Ahmed Al-Jaber, et qui s’est imposée au terme de débats houleux.

Dans sa Lettre aux parties ainsi que dans ses interventions publiques, Al-Jaber a clairement exposé des ambitions très éloignées des objectifs de sobriété énergétique :

« Montrez-moi la feuille de route d’une sortie des énergies fossiles qui soit compatible avec le développement socio-économique, sans renvoyer le monde à l’âge des cavernes. »

Il évoque d’ailleurs explicitement une « économie de guerre », c’est-à-dire un engagement total des États à financer massivement le développement des infrastructures industrielles nécessaires à la production et à l’usage d’énergies renouvelables ainsi que de projets de captation et de stockage du carbone.

Aux yeux des entreprises et des décideurs politiques, cette stratégie est particulièrement attractive car elle :

  • n’exige aucune sobriété des populations ;
  • assure une forte croissance économique associée à des promesses d’emplois ;
  • ne pose aucune contrainte sur l’exploitation des énergies fossiles au plus grand bonheur des pays producteurs de pétrole qui en avaient fait une ligne infranchissable ;
  • évite tout dirigisme étatique en déléguant la gouvernance au marché.

à l’épreuve du principe de réalité

Or, d’aucuns pourraient légitimement douter du réalisme de ce scénario techno-optimiste. La possibilité d’une « transition énergétique » reste, en effet, à démontrer puisque nous n’avons qu’ajouté de nouvelles sources énergétiques à celles que nous exploitons depuis les débuts de l’ère industrielle. Après 70 ans de développement, le nucléaire ne couvre actuellement que 3,7 % de la consommation mondiale d’énergie. Le charbon, le pétrole et le gaz en représentent toujours respectivement 25,1 %, 29,6 % et 22 %.

ooo

La transition par l’électrification de la société pose aussi de nombreuses questions, que le véhicule électrique illustre parfaitement. Une voiture électrique nécessite près de 4 fois plus de métaux qu’une voiture conventionnelle, dont une grande quantité de métaux définis par l’Union européenne (UE) comme « critiques » du fait de leur rareté ou de leur importance stratégique. Des métaux dont l’extraction pose de graves problèmes sociaux et écologiques dans les pays du Sud.

ooo

Le « dopage métallique » nécessaire à la fabrication de ces véhicules nous amène à une première impasse, dans la mesure où, à technologie constante, les réserves connues de plusieurs métaux, comme le cuivre, seront quasi épuisées dès 2050. Sans même parler des conflits d’usage, et de l’inflation qui en découlera fatalement, puisque les mêmes métaux sont nécessaires à la fabrication d’autres biens électroniques ainsi qu’à l’éolien et au solaire. Il y aura donc inévitablement une intense compétition pour l’acquisition de ces métaux, ce qui devrait favoriser les pays les plus riches. En pratique, la stratégie d’une transition massive au véhicule électrique conduira vraisemblablement à émettre du CO2 et à polluer les eaux et les sols des pays extracteurs avec pour seul bénéfice de réduire la pollution locale des métropoles occidentales.

Ajoutons à ce tableau les problèmes liés à notre dépendance aux pays producteurs de métaux et à leurs raffinages (notamment la Chine qui maitriserait 40 % de la chaine de valeur des métaux utilisés dans les batteries électriques), à la production et au stockage à grande échelle d’énergie décarbonée pour alimenter les véhicules électriques ou encore les incertitudes quant à la recyclabilité de certains composants polluants issus des batteries, et d’aucuns pourraient légitimement interroger le bien-fondé des multiples subventions sur l’offre et la demande décidées par nos dirigeants pour forcer la transition du thermique à l’électrique.

La chimère de la captation carbone

L’autre problème posé par le scénario de la COP28 réside dans la place centrale accordée à la captation et la séquestration du CO2 (CSC). Si ces techniques sont bien présentées par le GIEC comme des options d’atténuation essentielles, elles ne peuvent constituer le cœur des politiques climatiques. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) fixe ainsi le niveau de captage du carbone par les CSC à seulement 15 % des efforts de réduction des émissions si on souhaite atteindre la neutralité du secteur de l’énergie en 2070.

Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, actuellement les CSC auraient plutôt tendance à augmenter les émissions de CO2. Historiquement, ces technologies ont été développées par les pétroliers dans les années 1970 à la suite du constat que l’injection de CO2 à haute pression dans des puits de pétrole vieillissants forçait le brut résiduel à remonter à la surface. Ainsi, la plupart des installations de CSC en activité dans le monde utilisent le CO2 qu’elles captent (le plus souvent depuis des gisements souterrains) pour extraire… davantage de pétrole.

Faire subventionner ces projets de CSC par les États revient donc à leur faire financer indirectement l’extraction de pétrole. Et s’il existe bien des usines de captation de CO2 atmosphérique, la technologie du Direct Air Capture reste loin de la maturité. La plus grande usine au monde de ce type stocke 4 000 tonnes de CO2 par an, soit environ 0,001 % des émissions annuelles mondiales. Une goutte d’eau dans l’océan.

L’Agence internationale de l’énergie prévoit que, d’ici 2030, la capacité annuelle mondiale de capture du carbone pourrait s’élever à 125 millions de tonnes, soit < 0,5 % des émissions mondiales actuelles. Très loin de l’objectif d’une réduction de 43 % d’ici 2030. Ainsi, les projets de CSC actuels, bien que très coûteux, ne constituent qu’une infime fraction de ce qui serait nécessaire pour ralentir le changement climatique.

La légitimité des gouvernements en question

Comme indiqué en amont, le scénario « business as usual » établi par le GIEC nous mène vers un monde à +2,7 °C en 2100. Mais où nous mènera l’« économie de guerre » prônée par la COP28 si elle augmente la consommation d’énergie, tout en échouant à réduire significativement les émissions de CO2 via la transition énergétique et les projets de CSC ? Les scénarios avec des émissions élevées et très élevées nous mènent à dépasser les +2 °C dès 2050 et à +4-5 °C en 2100.

Il faut comprendre que le changement climatique n’est ni linéaire ni réversible. Le dépassement de certains points de basculement peut induire des mécanismes d’emballement du système climatique vers une trajectoire dite de « terre chaude » qui persisterait plusieurs millénaires. Celle-ci pourrait entrainer, dans plusieurs régions des sécheresses extrêmes et des pics de température dépassant les capacités de thermorégulation humaine.

Ainsi, dans les 50 prochaines années, un tiers de la population mondiale pourrait connaître une température annuelle moyenne > 29 °C, ce qui entrainerait la migration forcée de plus de 3 milliards d’individus. Des modèles mettent aussi en garde contre un possible effondrement de la circulation océanique profonde suite au réchauffement des océans avec pour effet un refroidissement de l’Europe pouvant réduire drastiquement sa production agricole.

Ces scénarios catastrophes risquent d’induire une augmentation des conflits entre pays, mais également au sein même des sociétés, ce qui rendra peu probable la coopération internationale ou le déploiement d’innovations techniques complexes.

Il est tentant d’attribuer à Al-Jaber la responsabilité de cette stratégie techno-optimiste déconnectée de la réalité et risquant de nous mener à la catastrophe. Sa qualité de dirigeant de l’Abu Dhabi National Oil Company alimente déjà les soupçons de conflit d’intérêts. Toutefois, on ne peut attribuer ce nouvel échec collectif d’une COP à une simple erreur de casting. Tout comme on ne peut attribuer l’inadéquation des Contributions déterminées au niveau national de l’accord de Paris aux seuls décideurs politiques actuellement en fonction.

Nous devons reconnaitre que l’incapacité à lutter efficacement contre le changement climatique prend sa source dans les principes mêmes de la gouvernance actuelle, qui s’avère incapable de privilégier le bien commun et d’intégrer le consensus scientifique.

La piste d’une agence internationale indépendante

Il y a urgence. La légitimité des gouvernements repose sur le respect des procédures légales mais aussi, et surtout, sur leur capacité à protéger les citoyens. Quand cette condition ne sera plus remplie, les gouvernements perdront leur légitimité ce qui rendra impossible toute action collective d’envergure.

Nous préconisons une stratégie mêlant sobriété, solutions technologiques, et une gouvernance volontariste et profondément repensée. Une agence climatique internationale indépendante, aux pouvoirs contraignants sur les États, serait mieux à même d’intégrer les consensus scientifiques, de planifier la transition écologique et énergétique et de gérer les biens communs de l’Humanité, en évitant soigneusement les conflits d’intérêts et tentatives de capture économique ou idéologique, qu’elles proviennent d’États, d’entreprises ou d’organisations non gouvernementales (ONG).

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Par Eric Muraille, Biologiste, Immunologiste. Directeur de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles (ULB) ; Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie (Inseec) / Pr. associé (U. Paris Saclay) / Chercheur associé (CNRS), INSEEC Grande École et Philippe Naccache, Professeur Associé, INSEEC Grande École.

Rapport de force à propos de l’interdiction des voitures thermiques en Europe

Rapport de force à propos de l’interdiction des voitures thermiques en Europe

par Thomas Ricard – École de Guerre Économique – publié le 4 janvier 2024

https://www.ege.fr/infoguerre/rapport-de-force-propos-de-linterdiction-des-voitures-thermiques-en-europe


Depuis la création du concept de développement durable dans le rapport Bruntland (ONU-1987) et son officialisation au cours du Sommet de la Terre à Rio en 1992, la réduction des impacts de l’activité humaine sur l’environnement est progressivement devenue une préoccupation majeure. Pour répondre aux attentes croissantes de la population, de nombreux États se fixent des objectifs de réduction de leurs effets sur l’environnement. Pour les atteindre, des évolutions technologiques sont souvent présentées comme indispensables, ce qui entraîne l’émergence de nouvelles filières technologiques. Ces dernières font l’objet d’une forte compétition entre États pour en devenir les leaders. La maîtrise d’une technologie peut, en effet, constituer un levier déterminant en vue d’exercer une certaine domination sur les autres acteurs. Ainsi, derrière les ambitions purement écologiques se cachent des jeux de pouvoir et des enjeux géostratégiques liés aux technologies choisies pour limiter les impacts de l’Homme sur l’environnement.

La mise en place d’une loi sur l’interdiction des voitures thermiques dans l’union européenne d’ici 2035 est une illustration concrète et récente de ce phénomène.Le 28 mars 2023, le conseil de l’Union Européenne a adopté un texte de loi qui interdit la vente de voitures neuves émettrices de CO2 en Europe (véhicules essence, diesel et hybride) à partir de 2035, au profit du tout électrique. Cette décision fait suite à des rebondissements de dernière minute liés au blocage du texte par l’Allemagne qui souhaitait ouvrir une voie aux carburants synthétiques (e-fuel) pour prolonger l’usage des moteurs thermiques dans certains cas spécifiques (véhicules de luxe notamment). Ce projet de loi, qui va profondément modifier le futur parc automobile européen, a fait l’objet de rapports de force entre différentes parties prenantes en vue d’influencer la décision.

Les différents acteurs du rapport de force

L’Europe, à travers ses constructeurs automobiles, est devenue un leader de l’industrie automobile mondiale par le biais de son expertise dans les véhicules à moteurs thermiques. L’industrie automobile y occupe une place importante dans l’économie et représente environ 12,5 millions d’emplois sur le continent, dont environ 400 000 emplois directs rien qu’en France. Compte tenu du durcissement des normes environnementales et suite au scandale du « Dieselgate »[i] (scandale de trucage des émissions de CO2 de voitures diesel), les constructeurs européens ont été contraints de développer des technologies alternatives telles que l’hydrogène ou l’électrique. Étant donné que le véhicule électrique s’est imposé comme l’alternative principale aux véhicules thermiques, les industriels européens ont investi massivement (mais assez tardivement) afin d’essayer de rattraper leur retard sur les concurrents étrangers (Chine & Etats-Unis). La problématique des ressources naturelles et des coûts supplémentaires associés à la technologie électrique mènent vers une perte de leadership progressif de l’Europe dans le paysage automobile mondial au profit de la Chine et des Etats-Unis.

L’Union européenne, en tant qu’institution disposant des pouvoirs législatifs et exécutifs à l’échelle des 27 Etats membres du continent européen, est à l’origine de cette nouvelle loi. En 2019, la commission européenne propose son « Pacte vert pour l’Europe »[ii] qui vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre et faire de l’Europe le premier continent à atteindre la « neutralité climatique » d’ici 2050. Ce dernier s’inscrit dans la lignée des engagements pris par de nombreux pays, lors de l’Accord de Paris[iii] (COP21 en 2015), en matière de limitation du réchauffement climatique. Ce « Pacte vert » fait office de fil conducteur pour l’ensemble des réglementations européennes qui sont adoptées. La législation sur la fin des véhicules thermiques est une illustration concrète de la politique qui est menée.

Les partis politiques et les associations écologistes occupent une place importante dans le paysage médiatique européen. À travers leur influence importante, elles participent au façonnement de l’opinion publique dans l’objectif de faire avancer leurs causes. L’immense majorité de ces acteurs sont ouvertement favorables à l’interdiction des véhicules thermiques au profit des véhicules électriques.

La Chine est un acteur incontournable en ce qui concerne les véhicules électriques. Alors que cette dernière n’a jamais réussi à s’imposer dans l’industrie automobile mondiale au travers des voitures thermiques, le leadership revenant aux Européens, elle est en passe d’y arriver au travers de la technologie électrique. Le pays a en effet réussi à construire sa propre industrie automobile et devenir le pays leader de cette technologie en une dizaine d’années à peine. Cette réussite spectaculaire n’est pas l’objet d’un hasard mais d’une volonté affichée de la Chine. À partir de 2011, le gouvernement a lancé le développement rapide de la filière au travers de son 12ème plan quinquennal (2011-2015) avec des objectifs ambitieux pour faire évoluer le parc automobile national vers la technologie électrique. Aujourd’hui, la Chine maîtrise l’ensemble de la chaîne de valeur concernant les voitures électriques : depuis les ressources naturelles (lithium et terres rares) jusqu’à la fabrication des véhicules en passant par la confection des batteries.

Les enjeux autour de l’interdiction des véhicules thermiques en Europe

La loi votée au sein de l’Union Européenne porte sur les voitures et véhicules utilitaires légers. Désormais, à compter de l’année 2035, tous les véhicules neufs vendus sur le territoire européens ne devront pas émettre de CO2 lors de leur utilisation. Cela entraîne de facto l’interdiction de ventes de tous les véhicules neufs fonctionnant à l’essence, au diesel mais également les véhicules hybrides. La voie est donc ouverte aux véhicules électriques, qui restent, jusqu’à présent, la seule technologie alternative satisfaisant aux critères de la nouvelle réglementation.

Cette mutation technologique à venir présente des enjeux très importants pour l’Union Européenne. Tout d’abord, du point de vue de la maîtrise des chaînes de valeur et de la souveraineté, les véhicules électriques entraîneront un changement de paradigme profond. Les européens, avec leur position de leaders technologiques sur les moteurs thermiques, étaient devenus la principale puissance automobile du monde. Avec le passage aux véhicules électriques, il y a fort à parier que cette position préférentielle va basculer au profit de la Chine qui est devenue le leader mondial du secteur. En se concentrant sur l’électrique, la Chine a contourné la « barrière à l’entrée » qui existait pour les moteurs à combustion interne et profité de la bascule technologique pour devenir rapidement un acteur majeur de l’automobile. En interdisant les véhicules thermiques, l’Europe risque de devenir fortement dépendante de la Chine car elle domine l’ensemble de la chaîne de valeur des voitures électrique.

Le passage au « tout électrique » nécessitera une transformation et un développement important des infrastructures énergétiques. Il faudra des outils de production électrique « bas-carbone » et des réseaux de distribution qui soient en mesure de répondre aux fortes augmentations de consommations électriques. Il y a un risque d’incohérence de la politique européenne dans certains pays dans lesquels le mix énergétique est fortement représenté par les énergies fossiles (Pologne, Allemagne). Les véhicules électriques, considérés comme vertueux car n’émettant aucun CO2, se retrouveraient alimentés par de l’électricité produite à partir d’énergies fossiles… Il y aurait ainsi un double discours qui pourrait nuire significativement à l’image de l’Union Européenne.

Par ailleurs, la nouvelle législation adoptée est une source potentielle de crise sociale sur le continent européen. Les véhicules électriques nécessitent moins de ressources humaines pour leur fabrication (moins de composants que les voitures thermiques) et une main-d’œuvre plus qualifiée. En parallèle, les équipementiers qui fournissaient les composants mécaniques et tous les métiers qui gravitaient autour des voitures thermiques ne seront pas tous en mesure de se reconvertir. Cette situation conduira inéluctablement vers une certaine destruction du tissu économique et des problématiques d’emploi.

Enfin, les véhicules électriques, de par leurs coûts élevés, risquent de poser des problèmes en terme d’accessibilité pour l’ensemble de la population. Actuellement, en moyenne, les voitures électriques coûtent 40% plus cher que leurs homologues thermiques et 30 à 40% du prix est directement lié à la batterie, qui est le composant essentiel de ce type de véhicule. La généralisation des véhicules électriques, en augmentant la pression sur les matières premières entrant dans la composition des batteries, pourrait faire exploser leurs prix, malgré les réductions de coûts liées à la démocratisation de ces technologies (production de masse et économie d’échelle). De nos jours, les classes moyennes ont déjà des difficultés pour acheter ces nouveaux véhicules malgré de nombreuses aides publiques alors que celles-ci ne pourront pas être éternelles. L’inégalité d’accès aux véhicules qui se profile, en impactant la liberté pour chacun de se déplacer librement, pourrait avoir des répercussions et créer des tensions dans la société à l’avenir.

Les éléments et stratégies utilisées par les différents acteurs

La Chine est le premier marché automobile du monde[iv] avec presque 27 millions de voitures vendues chaque année[v]. Cette caractéristique, combinée à l’augmentation du niveau de vie de la population (émergence d’une classe moyenne importante) en fait un marché prisé par les fabricants automobiles du monde entier. Etant un pays très fortement pollué, la Chine a utilisé l’argument écologique pour promouvoir les véhicules électriques sur son marché intérieur (primes à l’achat pour les consommateurs). En ouvrant ce dernier aux constructeurs étrangers (notamment européens), elle les a contraint à s’allier avec des entreprises chinoises à travers des joint-ventures, via des mesures protectionnistes, pour pouvoir vendre leurs véhicules sur le territoire. Ces alliances ont été des facteurs clés qui ont permis à la Chine de développer, en un temps record, ses propres constructeurs nationaux tels que BYD, Geely ou MG. En prônant l’essor des véhicules électriques sur son territoire, la Chine a poussé les fabricants européens à développer et « populariser », d’une certaine façon, la technologie électrique auprès du grand publique. En ce sens, cela a permis d’améliorer l’image du véhicule électrique auprès des populations européennes et d’améliorer la crédibilité de celui-ci comme alternative possible aux véhicules thermiques.

Face aux problèmes de pollution en Chine, les politiques mises en place par le gouvernement pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et la pollution de l’air ont séduit bon nombre de pays européens. Plus globalement, l’attitude proactive de la Chine dans sa démarche de transition énergétique (très fort développement des énergies renouvelables et des voitures électriques) et le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris[vi] (sous le président D. Trump) ont participé à la construction d’une image de pays leader ou « bon élève » en matière de transition énergétique et de protection de l’environnement dans l’inconscient collectif. L’Union Européenne, voulant elle aussi être exemplaire et leader sur ces thématiques, a ainsi eu tendance à s’inspirer des politiques chinoises, tout particulièrement en matière de véhicules électriques.

Les partis politiques et associations écologistes ont le vent en poupe depuis un certain nombre d’années. Les questions environnementales et climatiques font l’objet d’une forte couverture médiatique en Europe, ce qui contribue à augmenter leur popularité de manière générale. Les écologistes communiquent également énormément sur ces thématiques et organisent des actions « coup de poing » à fort retentissement médiatiques. Ils ont fait en sorte de présenter la voiture thermique comme « bouc émissaire », concernant les émissions de CO2 en Europe, et de persuader l’opinion publique qu’il s’agissait de l’élément prioritaire sur lequel agir. Par ailleurs, en relayant massivement les rapports ou études d’organisations/instituts sur le climat (GIEC par exemple), les acteurs ont progressivement réussi à convaincre l’opinion publique de la nécessité d’agir rapidement « avant qu’il ne soit trop tard ». Alors que l’image du moteur thermique était déjà mal en point, l’affaire du « Dieselgate » qui a éclaté en 2015 l’a définitivement condamné de par le retentissement mondial qui en a découlé.

A l’inverse, la voiture électrique a été mise sur un « piédestal » et présentée comme la meilleure solution au problème. Les éventuelles questions entourant ce type de véhicule (utilisation massive de métaux, pertinence selon les usages…) ont été négligées voire ignorées. Cela a contribué à la création d’une position dogmatique sur l’automobile en Europe : le véhicule thermique devra inéluctablement être remplacé par son homologue électrique. Plus généralement, la voiture électrique, en étant une nouveauté technologique, a été présentée caricaturalement comme « le progrès » face à « l’ancien temps » matérialisé par les moteurs thermiques. Étant donné que la notion de progrès est majoritairement associée à une image positive, la voiture électrique a bénéficié de ce positionnement.

Les pays membres de l’union européenne n’ont pas su adopter une position commune face au projet de législation. Les pays dans lesquels l’industrie automobile est bien implantée (Pologne, France, Italie, Espagne) ont manifesté leur opposition au projet de loi ou soutenaient une loi moins radicale en prônant plutôt des objectifs de réduction des émissions de CO2 de -90% et la conservation des motorisations hybrides (au lieu de 100% pour l’interdiction totale). Cette voie aurait pu laisser plus de flexibilité concernant les solutions technologiques plutôt que se restreindre uniquement aux véhicules électriques. À l’inverse, d’autres pays dépourvus d’industrie automobile sur leur territoire ont poussé pour l’adoption de la loi. Certains ont même été proactifs dans leur législation au niveau national (interdiction en Suède, Irlande, Pays-Bas d’ici 2030[vii]).

La stratégie allemande

L’Allemagne, au sein de laquelle l’industrie automobile occupe une place très importante a, de son côté, joué un rôle singulier. Alors que les industriels n’étaient auparavant pas favorables au passage vers le « tout électrique », à cause des incertitudes qui y sont associées, ils ont finalement franchi le pas récemment en investissant massivement dans ce segment (60 milliards d’euros pour Volkswagen entre 2019 et 2024[viii], la même somme pour Mercedes-Benz entre 2022 et 2026[ix]). Cette implication des grands constructeurs avait fini par convaincre le gouvernement de se positionner en faveur de la législation. L’élection du nouveau chancelier allemand Olaf Scholz, en 2021, n’est également pas anodine pour comprendre la position Allemande sur le sujet. Il a, en effet, été porté au pouvoir par une coalition entre socio-démocrates (SPD), verts (écologistes) et libéraux (FDP). Contre toute attente, un revirement de dernière minute s’est produit lors de l’adoption finale au Conseil de l’Union Européenne. Des désaccords au sein de la coalition gouvernementale ont amené l’Allemagne à bloquer temporairement la validation du projet de loi[x]. Cette situation, était due à la volonté du parti libéral (FDP) d’assouplir la loi afin d’autoriser les moteurs thermiques utilisant des carburants de synthèse (e-fuel) au-delà de 2035. Après plusieurs semaines de négociation, un compromis a été trouvé : l’adoption de la loi en échange de l’engagement pour une ouverture nette aux carburants de synthèse. Le e-fuel, un carburant de synthèse neutre en terme de bilan carbone, est devenu la parade de certains constructeurs de niche (voitures sportives) face à l’électrification du parc automobile. Cette technologie fait l’objet d’un développement important, en particulier par le constructeur Porsche, qui a mis en place des campagnes de communication importantes sur le sujet à partir de 2020[xi]. Il est fort probable que les lobbyistes de Porsche aient été actifs pour influencer l’issue du projet législatif en ce sens.

Les constructeurs et équipementiers automobiles européens n’ont pas adopté de position commune face au projet de loi. Compte tenu du durcissement continu des normes européennes sur les véhicules et de l’électrochoc provoqué par le scandale de trucage des émissions de CO2 dans l’opinion publique, les constructeurs avaient déjà commencé une transition vers les technologies hybrides et électriques. La majorité des grands constructeurs se sont montrés plutôt en accord avec le projet de loi. Certains d’entre eux avaient même déjà anticipé leur transition vers le « tout électrique » avant la date butoir de 2035. C’est particulièrement le cas de la marque Volkswagen qui a procédé à un virage radical vers l’électrique[xii] suite au « Dieselgate » en vue de redorer sa réputation et son image. De nombreux constructeurs ont ainsi profité du projet de loi pour présenter leurs intentions en matière d’électrification dans des objectifs d’image et de marketing. À l’inverse, quelques marques ont émis des réserves voir des oppositions claires face au projet de loi. C’est notamment le cas de BMW, par l’intermédiaire de ses dirigeants, qui ont fait part de leurs doutes et interrogations quant à la stratégie proposée par l’Union Européenne (échéance courte, capacités des infrastructures…)[xiii]. Renault souhaitait, pour sa part, un assouplissement en excluant les véhicules hybrides de la loi[xiv]. L’opposition la plus virulente est venue de Stellantis (fusion PSA-Fiat-Chrysler), par le biais de son PDG Carlos Tavares, qui considérait que le projet de loi était purement politique sans tenir compte des réalités technico-économiques et qu’elle poserait de nombreux problèmes à l’avenir…[xv] Dans l’ensemble, les constructeurs n’ont pas réussi à se rassembler sous un front commun ce qui a réduit leurs capacités à influencer la décision.

De leur côté, les équipementiers automobiles se sont montrés opposés au projet de loi. Ils ont été actifs en communiquant, au travers de rapports de leur syndicat (CLEPA), sur les risques socio-économiques liés à un virage complet vers l’électrique en Europe (suppression d’emplois, pertes d’activités…)[xvi]. En France, Luc Chatel, le président du syndicat automobile (plateforme automobile), a pour sa part dénoncé un « saut dans le vide et un sabordage industriel »[xvii]. Les équipementiers n’ont, en effet, pas les mêmes capacités et facilités que les constructeurs à réorienter leurs activités (pièces mécaniques vouées à disparaître avec l’interdiction des moteurs thermiques par exemple). Le manque de cohésion entre constructeurs et équipementiers témoigne d’une fracture et d’un manque de cohésion entre acteurs de l’automobile.

Le résultat du rapport de force et les perspectives actuelles

La loi a été adoptée, le 28 mars 2023, en réussissant à rallier une majorité de parlementaires favorables au projet (340 voix pour, 279 contre et 21 absentions). L’Allemagne a été le seul pays en mesure d’influencer très concrètement la décision finale, en réussissant à imposer une ouverture vers les carburants de synthèse (e-fuel). Cela se matérialisera par un projet de loi sur le sujet qui sera déposé courant 2024 et qui aura pour objet d’autoriser leur usage au-delà de 2035 sous réserve de preuve de leur neutralité du point de vue du bilan carbone.

Un amendement avait également été ajouté, lors de l’été 2022, pour autoriser certaines exemptions pour les constructeurs dont les nouvelles immatriculations sont inférieures à 10 000 véhicules/an et une exemption complète pour ceux dont les productions sont inférieures à 1000 véhicules/an. Cet amendement avait été en grande partie porté par les députés italiens pour protéger leurs constructeurs nationaux prestigieux (Ferrari, Lamborghini…)[xviii].

À présent la loi est entrée en application mais comporte cependant une clause de revoyure en 2026[xix]. Elle consistera à faire un état de lieux par rapport à l’objectif d’interdiction des moteurs thermiques d’ici 2035 (état d’avancement des technologies, des infrastructures, réseaux…). Des ajustements pourront être effectués en fonction de la situation à ce moment-là. Cette clause pourra également constituer une fenêtre d’opportunité, pour les parties prenantes, en vue de faire évoluer la législation actuellement en vigueur. Il est à noter que, suite à son adoption, la loi a rapidement fait l’objet d’attaques en justice par des groupes d’industriels en vue de l’annuler[xx]. Le rapport de force autour de l’interdiction des moteurs thermiques n’est donc pas encore terminé et risque d’évoluer dans les années à venir.

Thomas Ricard (SIE27 de l’EGE)


Notes :

[i] Afp, L. F. A. (2019, 30 septembre).  « Volkswagen  ;  : Chronologie du scandale du Dieselgate ». Le Figaro.

[ii] «Press corner». (s. d.). European Commission – European Commission.

[iii] France 24. (2021, 28 octobre). « Quel bilan pour l’accord de Paris ? ».

[iv] « Les spécificités du marché de l’automobile en Chine ».

[v] «Production of automobiles in December 2022 »- China Association of Automobile Manufacturers(CAAM).

[vi] France 24. (2019, 5 novembre). « Par une lettre, Washington officialise sa sortie de l’Accord de Paris sur le climat ». France 24.

[vii] Assurance, D. (2020, 26 novembre). « La carte des pays où les véhicules thermiques vont être interdits ».

[viii] Reuters, A. (2019, 15 novembre). Volkswagen va investir 60 milliards d’euros d’ici 2024 dans l’électrique et le numérique. Mediapart.

[ix] Afp, L. F. A. (2021, 2 décembre). « Mercedes investit 60 milliards d’euros en cinq ans dans sa transition électrique ». Le Figaro.

[x] Berretta, E. (2023, 3 mars). « Fin du moteur thermique en 2035 : l’Allemagne bloque la décision ». Le Point.

[xi] « L’essence synthétique Porsche » | Porsche Lauzon. DwaaS.

[xii] Rédaction, L. (2021, 9 mars).  « Volkswagen veut devenir le n°1 de la voiture électrique ». Transitions & Energies.

[xiii] Chodorge, S. (2019, 14 juillet). « Quand le directeur R&D de BMW tacle la voiture électrique ». www.usinenouvelle.com.

[xiv] Max.K. (2021, 9 septembre). « La fin du thermique en 2035, Renault n’en veut pas ». L’Automobile Magazine.

[xv] Touzot, E., & Touzot, E. (2023, 7 juin). « Stellantis : Carlos Tavares toujours sceptique sur la voiture électrique ». Automobile Propre.

[xvi] « Le lobby automobile brandit la menace des pertes d’emplois ». Techniques de l’Ingénieur.

[xvii] Dumonteil, P. (2022, 9 juin). « Fin des moteurs thermiques en 2035 : Luc Chatel dénonce un ” ; sabordage industriel ».      BFMTV.

[xviii] Kossmann, M. (2022, 14 juin). « Arrêt du thermique en 2035. Quels constructeurs seront exemptés » ?  www.largus.fr.

[xix] « Fin du thermique en Europe : clause de revoyure en 2026 ». AM Today.

[xix] Lethuillier, Y. (2023, 27 septembre). « Première contestation en justice contre la fin des moteurs thermiques en 2035 ». Autoplus.

Autres sources

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Afp, L. F. A. (2023, 14 février).  « Le Parlement européen vote la fin des moteurs thermiques en 2035 ». Le Figaro.

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« Fin des moteurs thermiques : la charrue avant les bœufs ! »  

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Pétroyuan versus Pétrodollar : la fin de l’hégémonie du billet vert ?

Pétroyuan versus Pétrodollar : la fin de l’hégémonie du billet vert ?

par Émilie Alexandre (SIE 27 de l’EGE) – Ecole de Guerre Economique – publié le 4 décembre 2023

https://www.ege.fr/infoguerre/petroyuan-versus-petrodollar-la-fin-de-lhegemonie-du-billet-vert


L’hégémonie du dollar, instrument de la suprématie internationale des États-Unis, est-elle menacée ? La multiplication des transactions pétrolières en yuan, et la volonté d’un nombre croissant de pays de contourner la monnaie américaine semblent l’indiquer. La domination financière actuelle des États-Unis, basée sur l’usage exclusif du dollar dans le commerce mondial du pétrole, pourrait être mise à mal si le yuan parvenait à supplanter le billet vert dans ce secteur. Ce possible renversement de situation pourrait constituer un tournant décisif dans la compétition pour la suprématie mondiale entre les États-Unis et la Chine.

Une prééminence du pétrodollar dans les transactions pétrolières internationales incontestée jusqu’à présent

Depuis les années 1970, le pétrodollar a régné en maître dans le domaine des échanges pétroliers. Né de l’accord de 1974 entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite, ce système a établi le dollar comme la devise dominante pour les transactions pétrolières, renforçant ainsi la position du dollar en tant que monnaie de référence dans le commerce international du pétrole[i]. Cette prééminence du dollar a favorisé une demande mondiale constante pour la devise américaine. Entre autres, elle a permis à l’État américain de maintenir un niveau de dette élevé en raison de la confiance et de la demande pour le dollar dans le commerce pétrolier[ii]. C’est le « privilège exorbitant » des États-Unis. Au-delà de la simple logique économique, le dollar est une arme qui a permis aux États-Unis d’imposer, de manière unilatérale, des sanctions pouvant s’appliquer aussi bien à des entreprises qu’à des États, en vertu de l’extraterritorialité du droit américain[iii]. Décidé également de manière unilatérale par les États-Unis, le partenaire d’une entreprise placée sur la liste noire américaine, fait également l’objet de sanctions par effet rétroactif. En somme, le système du pétrodollar a élevé le dollar américain au rang de monnaie de réserve mondiale et grâce à ce statut, les États-Unis bénéficient d’avantages substantiels géoéconomiques.

L’apparition du pétroyuan comme le reflet d’une baisse de l’appréciation du pétrodollar

L’évolution du paysage énergétique mondial des années 1970 a engendré un changement significatif. Les États-Unis sont devenus moins dépendants des importations pétrolières, grâce à la révolution du fracking, ce qui a altéré leur position de premier importateur mondial de pétrole. De ce fait, les États-Unis exportent plus qu’ils n’importent pour la première fois en 2020[iv]. Parallèlement, la Chine émerge comme le plus grand importateur de pétrole au monde, dépassant les États-Unis, en 2017[v].

Cette transformation dans les dynamiques de consommation énergétique s’accompagne d’une montée de la méfiance et du désir de réduire la dépendance au dollar, notamment de la part des pays non occidentaux, émergents ou en développement. Ce phénomène découle de l’utilisation par les États-Unis du dollar comme levier dans leur politique étrangère, souvent au détriment de la souveraineté des nations. Dans ce contexte, tirant parti de sa croissance économique, la Chine est motivée à rechercher des alternatives au dollar pour ses transactions pétrolières, cherchant ainsi à s’émanciper d’un système largement dominé par les États-Unis[vi]. Concrètement, l’ambition de la Chine est d’internationaliser le yuan afin de réduire sa dépendance vis-à-vis du dollar américain, et plus largement, de consolider son statut de superpuissance économique.

Pour ce faire, la Chine lance le 26 mars 2018 le pétroyuan à la Bourse internationale de l’énergie de Shanghai et propose ses premiers contrats à terme sur le pétrole en yuan, garantis par l’or[vii]. Avant cette date, toutes les transactions pétrolières à terme étaient uniquement libellées en dollar[viii]. Ce système a permis de créer potentiellement l’indice de référence du pétrole asiatique le plus important et offre une alternative aux indices libellés en dollars américains.

La montée en puissance du pétroyuan témoigne ainsi de l’ambition de la Chine d’établir sa devise nationale comme une alternative crédible et compétitive au dollar.  Par extension, il stimule l’intérêt et l’implication d’autres acteurs tels que la Russie, l’Union européenne, et des pays exportateurs de pétrole comme l’Iran et le Venezuela, soucieux de diversifier leurs réserves monétaires[ix].

À ce titre, l’essor du pétroyuan constitue le défi le plus important à ce jour pour la domination du dollar dans les transactions pétrolières internationales.

Une lutte asymétrique pour l’hégémonie monétaire mondiale

La suprématie financière des États-Unis repose sur l’exclusivité du dollar en tant que véhicule du commerce mondial du pétrole. En cherchant à ébranler la suprématie du dollar dans le commerce pétrolier, le pétroyuan transforme cette compétition pour le statut de devise de référence dans les transactions pétrolières en une lutte pour la domination monétaire.

The rise of the pétrodollar system : dollars for oil de Jerry Robinson (2002) évoque l’enjeu pour les États-Unis, dès les années 1970, de « maintenir le système du pétrodollar » qui « devient le but premier de l’empire américain, tout le reste étant secondaire »[x]. Les États-Unis s’efforcent toujours de défendre et maintenir le statut du dollar comme monnaie de réserve mondiale pour préserver leur influence économique et géopolitique. Les enjeux sont considérables. Si le système du pétrodollar venait à s’effondrer, les États-Unis pourraient se retrouver dans l’incapacité d’imprimer de la monnaie excédentaire par rapport à la demande. Cela entraînerait probablement une situation où les nations étrangères liquideraient leurs réserves de dollars, provoquant une hyperinflation, en particulier par le biais d’une augmentation des taux d’intérêt et des prix du pétrole[xi].

Dans le rapport de force avec le pétroyuan, les États-Unis bénéficient d’un avantage considérable face à la Chine. Sur le plan financier, le pétrodollar tire sa force de l’ancrage historique du dollar comme principale devise de réserve mondiale. Sa stabilité, sa liquidité et la confiance qu’il inspire en font un choix privilégié pour les réserves de change des banques centrales et pour les transactions internationales, notamment pétrolières[xii]. En raison de ces caractéristiques, de nombreuses transactions pétrolières restent libellées en dollars. Les acteurs mondiaux ont des réserves en dollars et sont souvent plus à l’aise avec cette monnaie.

En revanche, on observe quelques signes d’érosion du dollar. En mai 2023, les États-Unis ont atteint le plafond de leur dette publique[xiii], et mènent régulièrement des politiques monétaires expansionnistes[xiv] pour soutenir l’économie américaine, notamment à la suite de la crise sanitaire de la covid-19. Ces facteurs soulèvent des inquiétudes quant à la soutenabilité à long terme du dollar. D’autre part, l’extraterritorialité du droit américain qui s’applique au travers du recours du dollar conduit un nombre grandissant de pays à s’en détourner pour des alternatives fiables[xv].

Dans ce cadre, le pétroyuan émerge comme un défi sérieux à l’hégémonie du dollar dans le commerce pétrolier. Au-delà de la simple logique économique de promouvoir l’utilisation du yuan dans les échanges de pétrole et ainsi réduire sa dépendance vis-à-vis du dollar, se profile un scénario écrit par Pékin qui vise à dégrader la puissance états-unienne en lui subtilisant son privilège et en affaiblissant le statut de sa monnaie[xvi]. La possibilité de payer du pétrole en yuan entame le monopole du dollar en tant que devise internationale de réserve. Ce projet de la Chine pourrait donc être le début d’un long processus de dédollarisation de l’économie mondiale[xvii].

La montée en puissance du yuan s’est manifestée lors de son admission par le FMI en septembre 2016 au sein du panier de devises constitutives des Droits de tirage spéciaux (DTS), consacrant ainsi sa reconnaissance officielle dans les réserves de change internationales[xviii]. Cependant, un argument fort contre le pétroyuan est que le yuan lui-même n’est pas une monnaie très liquide. La Chine doit en effet encore faire face à des préoccupations concernant la convertibilité et liquidité limitées du yuan[xix]. Si les marchés financiers chinois ont connu une croissance exponentielle au cours des dernières décennies, ils restent relativement peu liquides par rapport aux marchés des capitaux américains.

En revanche, les autorités chinoises sont conscientes des faiblesses du yuan et ont déjà trouvé une solution. Pour renforcer l’attractivité du yuan, depuis avril 2016, la Chine assure la convertibilité de sa devise en or. Pour les pays exportateurs, cela signifie que, s’ils acceptent des yuans en échange de leur pétrole, ils peuvent ensuite convertir la monnaie chinoise en or physique[xx]. PetroChina et Sinopec, deux compagnies pétrolières chinoises, fournissent des liquidités aux contrats à terme sur le brut en yuans en étant de gros acheteurs. Ainsi, si un producteur de pétrole souhaite vendre son pétrole en yuans, et indirectement de l’or, il y aura toujours une offre[xxi].

Ainsi, bien que le rapport de force entre le pétroyuan et le pétrodollar soit initialement asymétrique et déséquilibré en faveur des États-Unis, la Chine sait s’adapter et capitaliser sur les contradictions du pétrodollar pour se démarquer.

Une double stratégie défensive et offensive de la Chine

La Chine a adopté une double stratégie pour se soustraire progressivement aux pressions des États-Unis et internationaliser sa devise dans les transactions pétrolières[xxii]. D’une part, sa politique de promotion du pétroyuan se fonde sur une approche relativement prudente et défensive, notamment pour éviter des réactions négatives sur les marchés financiers mondiaux. D’autre part, la Chine dispose dorénavant d’outils qui pourraient lui servir d’armes économiques offensives pour tenter d’imposer sa monnaie au commerce pétrolier[xxiii].

Comparativement à Saddam Hussein ou Mouammar Kadhafi qui ont voulu déconnecter l’échange pétrolier du dollar sans plan pour ce faire, la stratégie chinoise s’est construite sur des décennies. La Chine a tout à bord renforcé sur une quinzaine d’années sa position en tant que principale importatrice de pétrole en Asie centrale, en contrats en monnaie nationale, pour offrir une base solide afin de promouvoir le yuan dans les transactions pétrolières, à l’échelle régionale[xxiv]. La Chine a par conséquent acquis le statut de premier importateur mondial de pétrole, en important 8,4 millions de barils de pétrole brut par jour en 2017 (contre 7,9 Mb/j pour les États-Unis)[xxv]. Un système de pipelines amène le pétrole du Kazakhstan ou le gaz du Turkménistan. Ce dispositif répond à deux objectifs. D’une part, ces flux sont inaccessibles au contrôle des États-Unis. D’autre part, ils participent au grand mouvement de dédollarisation de l’Asie centrale, car les contrats sont de plus en plus souvent signés en monnaies nationales. Ainsi, Gazprom décide en 2015 de vendre son pétrole à la Chine en yuan et non plus en dollar.

Au-delà, de la logique de promotion du yuan dans les transactions pétrolières régionales, se profile également la stratégie de jouer la même partition diplomatique que les États-Unis, il y a 40 ans. En effet, l’accord conclu en 1974 avec l’Arabie Saoudite par le secrétaire d’État Kissinger n’a été possible que parce que les États-Unis étaient le plus gros importateur de pétrole dans les années 1970. Aujourd’hui, ce titre lui a été ravi par la Chine. Si cette dernière parvient à jouer la même stratégie, le pétroyuan deviendrait sérieusement une menace pour le pétrodollar.

D’autre part, le moment choisi pour introduire le pétroyuan par la Chine est opportun. Alors que les plus grands exportateurs de pétrole, que sont l’Iran, le Venezuela et la Russie subissent des sanctions américaines, le pétroyuan apparaît comme une alternative intéressante. La Chine cherche donc à tourner à son avantage le contexte géopolitique actuel. C’est le côté défensif de l’approche chinoise. Il s’agit d’un narratif qui fait référence à une expérience commune à un nombre croissant d’entreprises et de gouvernements, soit, celui de pressions américaines ressenties comme indues, et qui fonctionnent par l’utilisation du levier « accès au dollar »[xxvi]. S’en soustraire est séduisant pour un nombre croissant de pays.

Étant donné que la Chine importe majoritairement son pétrole auprès de pays qui ont des relations tendues avec les États-Unis (Russie, Iran, Irak, Venezuela, etc.), elle leur propose un échange « gagnant-gagnant » : Elle achète leur pétrole, et eux en contrepartie acceptent ses yuans et échappent tous à l’extra-territorialité du droit américain.

Dans une démarche plus offensive, la Chine cherche à développer des partenariats avec des alliés historiques des États-Unis. À ce titre, Pékin fait pression sur l’Arabie Saoudite, et les pays du Golfe, pour abandonner leur cotation en dollars et leur vendre son pétrole en devise chinoise[xxvii]. Ce fut l’objet du déplacement du président chinois Xi Jinping en Arabie saoudite, le 9 décembre 2022, et dans d’autres États du Conseil de coopération du Golfe (CCG) pour lancer, selon ses propres termes, « un nouveau paradigme de coopération énergétique multidimensionnelle »[xxviii].

L’Arabie saoudite est le pilier du système du pétrodollar. La décision de ne plus vendre son pétrole exclusivement en dollars américains pourrait ébranler la suprématie du dollar américain dans le système financier international. Cependant, en acceptant de se faire payer en yuan, l’Arabie Saoudite s’expose au risque de perdre la protection militaire nord-américaine, prévu depuis l’accord de 1945[xxix]. Les Saoudiens se retrouvent donc face à un dilemme, soit, renoncer à leur prééminence pétrolière, s’ils refusent la requête chinoise, ou renoncer au pétrodollar, au risque de contrarier les Américains. La Chine ayant conscience du dilemme dans lequel se trouve l’Arabie Saoudite proposent de nouvelles offres. Elle propose une autorisation d’émission de bons en yuans par l’Arabie Saoudite, la création d’un fonds d’investissement saoudo-chinois, ou encore l’acquisition d’une partie des 5% de la Saudi Aramco (compagnie nationale saoudienne d’hydrocarbures)[xxx].

Plus rapidement que les États-Unis ne l’anticipent, la Chine développe des initiatives, et des outils lui permettant progressivement d’imposer sa monnaie dans les transactions pétrolières.

Une stratégie américaine à deux vitesses

Les États-Unis ont réagi relativement tardivement à l’essor du pétroyuan, illustrant potentiellement une certaine complaisance quant à la position dominante du dollar.

Une des stratégies principales des États-Unis vise à dissuader les pays et les entreprises d’adopter le pétroyuan. Cette approche se fonde sur la mise en avant des risques de perte d’accès au marché américain, au système financier et à l’utilisation du dollar comme monnaie pour les transactions internationales. À ce titre, les États-Unis ont pris des mesures contre certaines entreprises chinoises impliquées dans des transactions pétrolières en yuan. Par exemple, en 2019, ils ont imposé des sanctions à l’encontre de la société chinoise Zhuhai Zhenrong, une importante entreprise pétrolière, en raison de ses transactions de pétrole avec l’Iran en yuan[xxxi]. Ces sanctions ont été conçues pour dissuader d’autres entreprises de suivre cet exemple. Les États-Unis ont également imposé des sanctions contre les institutions financières qui faciliteraient des transactions pétrolières en yuan, contournant ainsi le dollar. En 2018, les États-Unis ont imposé des sanctions à l’encontre de la Banque de développement de Chine, l’une des plus grandes banques chinoises, en raison de ses transactions financières avec l’Iran[xxxii]. Ces sanctions ont eu un effet dissuasif sur les banques et les institutions financières qui craignaient d’être exclues du système financier américain.

Le pétrodollar chahuté, mais là pour rester

Les États-Unis parviennent à maintenir la position dominante du dollar en tant que principale devise de réserve mondiale face au pétroyuan qui demeure un défi relativement modeste à ce stade.

Les principales références pétrolières sont toujours déterminées à Londres et à New York, et si nous étudions l’enjeu que représente le contrat à terme de Shanghai par rapport aux contrats Brent et West Texas, nous constatons qu’il est encore très faible (seulement 7% de la part de marché)[xxxiii]. Il est également vrai que le contrat à terme sur le pétrole de Shanghai ne porte que sur la livraison d’un type spécifique de pétrole brut, à savoir le type à haute teneur en soufre principalement consommé par les raffineries chinoises, et non sur l’offre mondiale de pétrole de manière plus générale[xxxiv]. Le yuan est donc encore loin d’avoir détrôné le dollar dans les transactions pétrolières.

Le rapport de force se joue véritablement au niveau des pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient qui s’alignent pour le moment sur les États-Unis et s’en tiennent au dollar. Si Xi Jinping a demandé aux producteurs du Moyen-Orient d’accepter les paiements en yuans, il n’a pas sollicité de fixer le prix du pétrole en yuan[xxxv]. Thani Al Zeyoudi, le ministre émirati du Commerce, a déclaré que son pays était prêt à discuter du règlement des échanges commerciaux dans différentes devises, mais uniquement pour les accords non pétroliers[xxxvi]. Dans la région, le pétroyuan est également considéré comme une porte qui, une fois ouverte, constituerait une invitation pour les éventuels adeptes. L’Inde, le Japon, la Corée du Sud et Taïwan pourraient ainsi rechercher des accords similaires[xxxvii]. D’autre part, la plupart des monnaies des pays producteurs du Moyen-Orient sont rattachées au dollar, ce qui nécessite un afflux constant de dollars pour soutenir l’accord[xxxviii]. Ces économies sont détenues sur des comptes en dollars, les pays du Moyen-Orient ont donc intérêt à maintenir un dollar fort[xxxix].

Néanmoins, le pétroyuan est déjà un succès sur la place boursière de Shanghai qui assure progressivement sa crédibilité à l’international. La Chine est parvenue à augmenter la visibilité du yuan à l’échelle mondiale, renforçant sa position en tant qu’acteur économique mondial majeur.


Notes

[i]  GREILING Christian, Le grand jeu, Héliopoles, 2020.

[ii] Ibid.

Le dollar, monnaie de réserve mondiale | vie-publique.fr, [http://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/270947-le-dollar-monnaie-de-reserve-mondiale], consulté le 6 novembre 2023.

[iii]Pétroyuan : le projet de la Chine pour Remplacer le Dollar – Grand Angle, [https://grandangleeco.com/pétroyuan-remplace-dollar/], consulté le 18 octobre 2023.

[iv] La révolution du gaz et du pétrole de schiste aux États-Unis : enjeux technologiques, territoriaux et géostratégiques — Planet-Terre, [https://planet-terre.ens-lyon.fr/ressource/gaz-petrole-schiste-EU.xml], consulté le 20 octobre 2023.

[v] La Chine, premier importateur mondial de pétrole brut en 2017, [https://www.connaissancedesenergies.org/la-chine-premier-importateur-mondial-de-petrole-brut-en-2017-220218], consulté le 6 novembre 2023.

[vi] Pétroyuan : le projet de la Chine pour Remplacer le Dollar – Grand Angle, [https://grandangleeco.com/pétroyuan-remplace-dollar/], consulté le 18 octobre 2023.

[vii] GREILING Christian, Le grand jeu, Héliopoles, 2020.

[viii] Ibid.

Pétroyuan : le projet de la Chine pour Remplacer le Dollar – Grand Angle, [https://grandangleeco.com/pétroyuan-remplace-dollar/], consulté le 18 octobre 2023.

[ix] GREILING Christian, Le grand jeu, Héliopoles, 2020.

[x] Ibid.

[xi] Petro dollar System, [https://www.slideshare.net/kashyapshah11/petrodollar-42971452], consulté le 28 octobre 2023.

[xii] Le dollar, monnaie de réserve mondiale | vie-publique.fr, [http://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/270947-le-dollar-monnaie-de-reserve-mondiale], consulté le 18 octobre 2023.

[xiii] « Dette américaine : les Etats-Unis approchent dangereusement du défaut de paiement », Le Monde.fr, 15/05/2023.

[xiv]Expansionary Fiscal Policy: Risks and Examples, [https://www.investopedia.com/terms/e/expansionary_policy.asp], consulté le 20 octobre 2023.

[xv]Pétroyuan : le projet de la Chine pour Remplacer le Dollar – Grand Angle, [https://grandangleeco.com/pétroyuan-remplace-dollar/], consulté le 18 octobre 2023.

Malik Matheo, « 10 points sur les sanctions américaines et la dédollarisation », consulté le 2 novembre 2023.

[xvi] GREILING Christian, Le grand jeu, Héliopoles, 2020.

[xvii] Ibid.

[xviii] Le FMI inclut le renminbi dans le panier de devises des droits de tirage spéciaux, [https://www.imf.org/fr/News/Articles/2016/09/29/AM16-NA093016IMF-Adds-Chinese-Renminbi-to-Special-Drawing-Rights-Basket], consulté le 2 novembre 2023.

[xix]Yuan : le fonctionnement d’une monnaie atypique, [https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/yuan-le-fonctionnement-dune-monnaie-atypique-1125149], consulté le 18 octobre 2023.

Internationalisation du yuan : une stratégie à pas comptés, [https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/c9176e57-03a1-4576-89b4-927e23f9161d/files/d1ab36f4-deb5-4c50-9886-7d4c3c5ba162], consulté le 18 octobre 2023.

[xx]Pétroyuan : le projet de la Chine pour Remplacer le Dollar – Grand Angle, [https://grandangleeco.com/pétroyuan-remplace-dollar/], consulté le 18 octobre 2023.

[xxi] L’essor du Pétroyuan : La fin du règne du pétrodollar et son impact sur les marchés mondiaux, [https://www.aubedigitale.com/lessor-du-pétroyuan-la-fin-du-regne-du-petrodollar-et-son-impact-sur-les-marches-mondiaux/], consulté le 19 octobre 2023.

[xxii] La polémique sur la Shanghai International Energy Exchange, [https://www.ege.fr/infoguerre/la-polemique-sur-la-shanghai-international-energy-exchange], consulté le 2 novembre 2023.

[xxiii] Ibid.

[xxiv] GREILING Christian, Le grand jeu, Héliopoles, 2020.

[xxv]La Chine, premier importateur mondial de pétrole brut en 2017, [https://www.connaissancedesenergies.org/la-chine-premier-importateur-mondial-de-petrole-brut-en-2017-220218], consulté le 2 novembre 2023.

[xxvi] La polémique sur la Shanghai International Energy Exchange, [https://www.ege.fr/infoguerre/la-polemique-sur-la-shanghai-international-energy-exchange], consulté le 2 novembre 2023.

[xxvii] L’essor du Pétroyuan : La fin du règne du pétrodollar et son impact sur les marchés mondiaux, [https://www.aubedigitale.com/lessor-du-pétroyuan-la-fin-du-regne-du-petrodollar-et-son-impact-sur-les-marches-mondiaux/], consulté le 19 octobre 2023.

[xxviii] Ibid.

[xxix] Ibid.

[xxx] GREILING Christian, Le grand jeu, Héliopoles, 2020.

[xxxi] « Pétrole : l’Iran accepte les règlements en yuans », Le Monde.fr, 08/05/2012.

[xxxii]HUGHES DAVID A.,  « The End of US Petrodollar Hegemony ? », [https://eprints.lincoln.ac.uk/id/eprint/34036/1/The%20End%20of%20US%20Petrodollar%20Hegemony.pdf], consulté le 2 novembre 2023.

[xxxiii]Pétroyuan : le projet de la Chine pour Remplacer le Dollar – Grand Angle, [https://grandangleeco.com/pétroyuan-remplace-dollar/], consulté le 18 octobre 2023.

[xxxiv] Ibid.

[xxxv] « The Myth of the Inevitable Rise of a Pétroyuan », Bloomberg.com, 27/02/2023.

[xxxvi] Ibid.

[xxxvii] Ibid.

[xxxviii] Ibid.

[xxxix] Ibid.

 

Sources

Ouvrages :

  • Cabestan Jean-Pierre, Demain la Chine : guerre ou paix ?, Editions Gallimard, 2021.
  • Greiling Christian, Le grand jeu, Héliopoles, 2020.
  • Laïdi Ali, La Chine ou le réveil du guerrier économique, Éditions Actes Sud, 2023.

Articles :

Sites internet :

Voiture électrique : une transition à 110 milliards d’euros pour la France

Voiture électrique : une transition à 110 milliards d’euros pour la France

Le site de la gigafactory d’ACC à Billy-Berclau, Pas-de-Calais – Credits: (c) ACC


par Marc-Antoine EYL-MAZZEGA, cité par Guillaume Guichard dans Les Echos. Article sur l’étude de l’Ifri – publié le 8 novembre 2023

https://www.ifri.org/fr/espace-media/lifri-medias/voiture-electrique-une-transition-110-milliards-deuros-france


Pour réduire sa dépendance aux importations, la France devrait investir dans les mines de lithium, les matériaux pour batterie et les bornes de recharge, liste l’Ifri dans une étude. L’Etat doit aussi sortir le chéquier.

Les usines de batteries, c’est bien, mais cela ne suffit pas. La France compte déjà quatre projets dans ce domaine sur son sol, mais doit continuer d’investir pour réduire sa dépendance aux importations, prévient l’Institut français des relations internationales (Ifri) dans un rapport présenté mercredi.

« Les gigafactories jouent un rôle crucial, bien qu’elles ne soient pas suffisantes pour assurer la résilience et la croissance industrielle de ce secteur en plein bouleversement », écrivent les auteurs, emmenés par Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre Energie & Climat du think tank. L’amont de la chaîne de valeur est le talon d’Achille de l’industrie automobile électrique française et européenne. »

Des mines de lithium aux bornes de recharges pour les usagers , les investissements nécessaires pour constituer une filière se montent à environ 113 milliards d’euros d’ici 2035. Les industriels ne réussiront pas seuls. « Le soutien budgétaire est indispensable pour aider à l’investissement, dans un contexte de concurrence en Europe pour attirer les industries, et de concurrence internationale sur les technologies et les soutiens aux industries », prévient l’Ifri.

La prépondérance chinoise

Toute la chaîne de valeur en amont de la fabrication des cellules de batteries, qui relève de la chimie, est à constituer. Aujourd’hui, « la domination de la Chine au niveau mondial dans le segment de la transformation des matières premières critiques est écrasante », alerte l’Ifri.Par exemple, Stellantis, d’après la documentation officielle du groupe, ne se fournit qu’auprès de raffineurs de lithium de l’empire du Milieu – faute de concurrence.

De même, les chimistes spécialisés dans la fabrication de matériaux pour cathodes et anodes (deux des trois éléments constitutifs des batteries avec l’électrolyte), sont presque tous asiatiques (chinois ou coréens). Pour mettre fin à une dépendance sur cette étape cruciale de la chaîne de valeur (le matériau de cathode actif, dit « CAM », compte pour 40 % du coût d’une batterie), la France devrait construire quatre usines, d’un coût unitaire de 1,5 milliard d’euros, soit 6 milliards au total.

A cette heure, le pays ne compte que deux projets dans ce domaine requérant des savoir-faire peu répandus. L’un réunit Orano et le chinois XTC à Dunkerque, et représentera un investissement d’un milliard d’euros. L’autre est porté par une ETI de la chimie, le groupe Axens (filiale de l’IFP Energies nouvelles), allié, là encore, à un chinois, Hunan Changyuan Lico. Il nécessite un investissement 500 millions d’euros d’investissement environ, d’après « L’Usine nouvelle ». C’est un début.

Aujourd’hui, « la domination de la Chine au niveau mondial dans le segment ransformation des matières premières critiques est écrasante », alerte l’Ifri. Par exemple, Stellantis, d’après la documentation officielle du groupe, ne se fournit qu’auprès de raffineurs de lithium de l’empire du Milieu – faute de concurrence.

Une facture salée pour l’État

Tout au long de la chaîne de valeur, l’État devra participer au financement, pour un coût total d’une vingtaine de milliards d’euros d’ici 2035, a calculé l’Ifri. L’Europe a d’ailleurs assoupli ses règles sur les aides publiques afin de permettre un tel soutien. A cela, il faut ajouter les aides à l’achat de voitures électriques (35 milliards sur les douze prochaines années), pour une facture totale comprise entre « 55 et 60 milliards sur un peu plus de dix ans ».

 

Une facture salée pour le secteur privé comme pour le public. Mais, rappelle l’Ifri, « cela sera en partie compensé par la réduction de la facture pétrolière extérieure qui revêt un enjeu économique et stratégique majeur, compte tenu de son montant de 58 milliards d’euros en 2022 ».

 

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