De saint Matthieu à Saint-Cyr
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« Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a »
Matthieu 13 :12
On peut difficilement imaginer structure plus méritocratique qu’une équipe nationale de sport collectif. Si on prend l’exemple du rugby, on peut considérer que ceux qui portent le maillot du XV de France sont aussi ceux qui ont été jugés les meilleurs à leur poste, aboutissement d’un long processus de sélection commencé dès l’adolescence et poursuivi au sein d’équipes professionnelles. Leur sélection semble tout devoir au travail et au mérite…sauf que, quand on regarde de près le profil des 50 derniers sélectionnés on constate un phénomène étonnant : 7 ou 8 sont nés dans chaque mois de septembre à janvier, puis 3 en févier, 2 en mars, 1 en avril, avant que la courbe ne remonte un peu pour l’été (de 2 à 4).
On pourrait imaginer que cela reflète la fréquence des naissances en France. En fait, c’est plutôt le contraire, la période de septembre à janvier représentant un léger creux en la matière. On se retrouve ainsi avec 60 % des joueurs du XV de France nés dans une période où naissent en moyenne 35 % des Français.
Après avoir écarté l’hypothèse que certains signes astrologiques prédisposaient au Rugby (Bélier et Taureau, apparemment plus propices, correspondent en plein au creux de sélection), on est bien obligé de remarquer que la surreprésentation automnale des naissances des sélectionnés correspond au début des saisons sportives. Cela n’a évidemment aucune importance au niveau du XV de France, cela en a en revanche nettement plus au niveau des minimes ou des cadets lorsque le corps change rapidement. Lorsque débutent les saisons sportives, les plus vieux de quelques mois ont alors plus de chances de disposer de capacités physiques légèrement supérieures à ceux qui sont nés à la fin. Ils ont donc aussi plus de chances de se faire remarquer et d’être sélectionnés pour une école où ils accroîtront nettement encore ce petit avantage initial. Il leur sera ensuite plus facile d’intégrer une équipe professionnelle et éventuellement d’atteindre l’équipe nationale.
Ce phénomène d’avantages cumulatifs à partir d’un petit avantage initial a été théorisé en 1968 par le sociologue américain Robert Merton sous le terme d’effet Saint-Matthieu. Il s’applique à de nombreux domaines : un casting heureux, un bon premier roman, un article scientifique remarqué, la réussite à un concours, etc. peuvent suffire à démarrer un processus autoalimenté d’acquisition de notoriété, richesse et/ou pouvoir. A partir d’un certain seuil, le talent n’est même plus indispensable.
Cet effet Saint-Matthieu permet ainsi de mettre en évidence un facteur souvent négligé, notamment par les vainqueurs qui écrivent l’Histoire : la chance initiale. Cela signifie concrètement qu’à côté d’individus talentueux visibles, il y en a d’autres qui n’ont eu la possibilité de pouvoir s’exprimer pleinement ou ont, pour des raisons diverses, échoué à le faire lorsque l’occasion s’est présentée. En écartant ce potentiel puis en accroissant les certitudes des uns et la frustration des autres, l’effet Saint-Matthieu est donc clairement un facteur de sous-optimisation des ressources humaines (voir ici).
On peut combattre cet effet en tolérant les échecs et en multipliant les possibilités de se faire remarquer comme celles de contester les positions établies des « mandarins ». On peut décider aussi et au contraire d’en amplifier les effets. C’est ce que fait la France avec son système des Grandes écoles. Prenons l’exemple de Saint-Cyr.
Adolphe Messimy, lui-même Saint-Cyrien, futur ministre de la guerre puis brillant officier pendant la Grande guerre dénonçait en 1908 un mode de sélection des officiers « aveugle et stupide » et où
« des candidats totalement inconnus sont classés uniquement d’après les hasards d’une réponse heureuse. Ce concours unique s’élève sur le chemin de la vie comme la porte monumentale d’un enclos sacré. Celui qui l’a franchie -fût-ce par surprise- est proclamé digne de parcourir sans encombre une belle carrière ; celui qui voit cette porte se fermer devant lui ne trouve, pour arriver au but, qu’un chemin rocailleux et peut se dire qu’il lui manquera toujours « une sorte d’investiture ». (Adolphe Messimy, L’armée et ses cadres, Paris, Chapelot, 1908, p. 18).
Nous avons là l’exemple d’un système où la réussite à un concours (elle-même facilitée par de nombreux facteurs sociaux) qui n’a par ailleurs aucun rapport avec la profession pour laquelle on postule, ouvre la porte à une série d’avantages cumulatifs plus ou moins explicites. L’inscription sur l’annuaire d’avancement s’effectue ainsi en fonction d’abord des écoles puis du classement. Le major de promotion de l’Ecole militaire-interarmes, issu donc du recrutement semi-direct, est ainsi inscrit derrière le dernier des Saint-Cyriens.
Par la suite, le jeu subtil des notations successives (niveaux minimum différents suivant les origines, privilège au « potentiel », endogamie plus ou moins avouée de la part de notateurs eux-mêmes majoritairement « Saint-Matthieu », critère de l’âge) accentuent encore cet avantage initial. Cela prend parfois des voies détournées comme lorsqu’on m’a expliqué qu’il fallait qu’une autre compagnie que la mienne, dont c’était le tour, serait envoyée en opérations car « vous comprenez, son chef est Saint-Cyrien et il faut qu’il ait fait moins une opération extérieure dans son temps de commandement, ce sera mieux pour lui pour la suite ».
Les passages aux grades supérieurs s’effectuent ainsi dans une proportion croissante en faveur des ESM (pour effet « Saint-Matthieu »), de six à huit pour un pour le grade de chef de bataillon jusqu’à quinze à vingt pour un pour passer général de brigade. Des barrages culturels classiques sont également en place comme les exceptions présentées comme contre-exemples et une qualification péjorative (« aigri ») pour ceux qui critiquent cet état de fait.
On notera qu’en situation de réduction d’effectifs, l’ESM est encore renforcé plutôt que combattu. La réduction du nombre d’officiers supérieurs consécutive à la professionnalisation complète des armées s’est ainsi concrétisée par des moitiés de promotions de semi-directs bloquées à moitié au grade de capitaine tandis qu’en amont, les effectifs de l’EMIA étaient réduits de plus des deux-tiers, alors que les Saint-Cyriens n’étaient que très marginalement affectés.
Les individus ne sont pas en cause, beaucoup de Saint-Cyriens sont visiblement compétents voire brillants mais comme le seraient certainement des joueurs d’un XV de France sélectionnés d’abord sur le fait d’être né en automne. On imagine intuitivement ce que ce XV de France donnerait sur la durée face à des équipes plus ouvertes ainsi que l’ambiance dans la ligue professionnelle. On accepte pourtant cette situation dans notre armée et plus encore dans de nombreuses autres structures de notre pays.