Un officier artilleur français tire à boulets rouges sur la conduite des opérations menées contre l’EI en Syrie
En septembre 2018, et avec le soutien de la coalition anti-jihadiste dirigée par les États-Unis, les Forces démocratiques syriennes [FDS] lançaient l’opération « Roundup », visant à chasser l’État islamique [EI ou Daesh] de la localité d’Hajine située sur la rive orientale de l’Euphrate, dans la province de Deir ez-Zor.
Il était alors estimé que 2.000 à 3.000 combattants de Daesh étaient retranchées dans cette localité. Et il aura fallu trois mois aux FDS et à la coalition pour en venir à bout et s’emparer d’Hajine.
Les opérations des FDS furent contrariées par plusieurs facteurs. En premier lieu, l’engagement de combattants peu aguerris leur ont fait subir quelques revers. Ensuite, la menace d’une intervention turque contre les milices kurdes syriennes, brandie par le président Erdogan, conduisit à une suspension temporaire de l’offensive. Enfin, profitant des mauvaises conditions météorologiques rendant aléatoire tout appui aérien, les jihadistes lancèrent des contre-attaques aux effets dévastateurs.
Pouvait-on faire autrement et réduire la poche d’Hajin plus rapidement?
Chef de corps du 68e Régiment d’artillerie d’Afrique [RAA] et commandant de la Task Force [TF] Wagram, qui, avec ses trois CAESAr [Camions équipés d’un système d’artillerie] est déployée en Irak, à une portée de canon des secteurs encore contrôlés par Daesh en Syrie, le colonel François-Régis Legrier le pense.
Et, dans une tribune publiée par la Revue de la Défense nationale [RDN] signalée par le colonel Miche Goya, via son blog « La voie de l’épée, cet officier va même plus loin en suggérant que si une victoire « tactique » a été remportée, la coalition aurait en réalité subi une « défaite stratégique ».
Ainsi, le colonel Legrier avance que « l’ennemi » n’a « pas été autant [détruit] qu’on a bien voulu le faire croire dans les comptes rendus alignant un BDA [Battle Damage Assessment] impressionnant calculé de façon statistique et non pas par observation visuelle » et qu’il n’a pas été atteint « à l’évidence » dans « son moral et sa volonté de combattre » puisqu’il a « déployé jusqu’au bout une combativité inébranlable ». En outre, poursuit-il, la « défaite devenue inéluctable, il s’est exfiltré vers des zones refuges pour poursuivre la lutte en mode insurrectionnel ne laissant sur place qu’une poignée de combattants étrangers. » D’où, d’ailleurs, les combats en cours dans les environs du village de Baghouz.
En outre, le chef de corps du 68e RAA critique le recours aux FDS, c’est à dire à des « proxys » pour mener la bataille au sol. « Les Occidentaux en ont certes retiré un avantage politique à court terme : celui d’éviter des pertes et un mouvement d’opinion contre leur politique. En revanche, sur le moyen-long terme, ce choix s’est avéré désastreux », écrit-il.
« La conséquence la plus immédiate d’une telle approche est la perte de la maîtrise du temps : l’opération avance au gré de la volonté des proxys et selon leur propre agenda et elle traîne en longueur quelle que soit l’ampleur des moyens consentis. Cela s’appelle un enlisement », poursuit le colonel Legrier, par ailleurs auteur d’un essai remarqué intitulé « Si tu veux la paix, prépare la guerre. Essai sur la guerre juste« .
Et la décision du président Trump, au sujet du retrait de ses troupes de Syrie a mis l’état-major américain [et la coalition] en porte à faux, ce qui a conduit à une intensification des frappes aériennes et donc à plus de destructions. « Hajine a subi le même sort que Mossoul et Raqqa : une destruction quasi complète », déplore le chef de la TF Wagram.
« Cette victoire tactique, par la façon dont elle a été acquise, a compromis l’avenir de cette province sans ouvrir de perspectives stratégiques intéressantes pour la Coalition. L’avenir du Nord-Est syrien est plus que jamais incertain et Daech, s’il a perdu son territoire, ne semble pas atteint dans sa volonté de continuer la lutte », estime le colonel Legrier.
Et ce dernier souligne également que si la bataille d’Hajine a été gagnée, elle l’a été de « façon très poussive » et « à un coût exorbitant ». Et le refus des Occidentaux d’engager des troupes au sol interroge.
« Pourquoi entretenir une armée que l’on n’ose pas engager ? Si la réduction du dernier bastion de l’État islamique ne vaut pas la peine d’engager des troupes conventionnelles, quelle cause sera assez importante pour le faire? Extrêmement à l’aise pour remplir les grands états-majors multinationaux d’une ribambelle d’officiers, les nations occidentales n’ont pas eu la volonté politique d’envoyer 1.000 combattants aguerris régler en quelques semaines le sort de la poche d’Hajin et épargner à la population plusieurs mois de guerre », s’insurge le colonel Legrier.
Et d’insister dans sa conclusion : « En refusant l’engagement au sol, nous avons prolongé inutilement le conflit et donc contribué à augmenter le nombre de victimes au sein de la population. Nous avons détruit massivement les infrastructures et donné à la population une détestable image de ce que peut être une libération à l’occidentale laissant derrière nous les germes d’une résurgence prochaine d’un nouvel adversaire. Nous n’avons en aucune façon gagné la guerre faute d’une politique réaliste et persévérante et d’une stratégie adéquate. » Aussi, il pose la question : « Combien d’Hajine faudra-t-il pour comprendre que nous faisons fausse route? ».
Avec cette tribune, dont il est dit qu’elle a été mal reçue au ministère des Armées où l’on fait valoir, selon l’AFP, qu’il ne s’agit pas d’une « question de liberté d’expression » mais d’une « question de devoir de réserve et de secret lié aux opérations » [le texte a été retiré du site de la RDN mais reste cependant disponible en version .pdf], le colonel Legrier remet sur le devant de la scène les débats qui eurent lieu il y a quelques mois au sujet de l’éventualité d’une intervention terrestre occidentale contre Daesh.
En 2016, les députés de la commission d’enquête relative « aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme » avaient plaidé en faveur de forces terrestres françaises au Levant – et en particulier en Irak – afin d’accélérer « la déliquescence de Daesh avant qu’il ne frappe à nouveau notre territoire national. »
« Une intervention plus massive de nos militaires, y compris au sol, pour un objectif bien ciblé, la libération des derniers territoires occupés par Daesh en Irak, mérite donc d’être étudiée avec attention. Nos forces armées sont déjà sur place, travaillent au quotidien avec les Irakiens et les Kurdes, il ne s’agirait donc pas d’un saut dans l’inconnu », fit valoir, à l’époque, le député Sébastien Pietrasanta.
Mais cette option avait été catégoriquement été rejetée à l’époque, avec l’argument qu’elle aurait permis à Daesh de « dénoncer le retour des croisades et la volonté des Occidentaux, non pas de libérer, mais de conquérir les deux sièges du califat historique, Bagdad et Damas. »