Covid-19 : Dénonçant l’attitude des banques, le Sénat sonne le tocsin pour l’industrie française de défense
« La Cigale, ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvue quand la bise fut venue ». Ces mots de la fable écrite par La Fontaine au XVIIe siècle et apprise par des générations d’écoliers viennent en écho aux propos tenus par le Premier ministre, Jean Castex, sur les conséquences de la crise économique provoquée par la pandémie de Covid-19, lors de sa déclaration de politique générale devant les députés, le 15 juillet.
« Quand la tempête souffle, les fragilités qu’on préférait ignorer éclatent aux yeux de tous. La crise a mis en lumière, de manière très crue, nos difficultés et parfois nos défaillances, y compris au sein de l’appareil d’État. Elle a aussi souligné les faiblesses de notre économie : un appareil productif incapable de pourvoir à nos besoins en biens et en ressources stratégiques. Nous avons atteint un niveau de dépendance qui n’est pas raisonnable », a en effet déclaré le nouveau chef du gouvernement.
Et pour cause : pendant des années, la France [comme beaucoup d’autres en Europe et en Amérique du Nord] s’est désindustrialisée à force de délocalisations vers des pays où les coûts de production étaient les plus bas. Au point que, dans les années 2000, Serge Tchuruk, alors Pdg d’Alcatel, défendait le modèle d’une « entreprise sans usines ». [*]
Cela étant, l’industrie française de l’armement a su résister à cette vague de désindustrialisation pour au moins deux raisons, avancées dans un rapport que viennent de publier les sénateurs Pascal Allizard et Michel Boutant à son sujet [.pdf].
« Dans un pays qui est en capacité d’assumer seul, en dernier ressort, la défense de ses intérêts vitaux par la dissuasion nucléaire, l’ensemble de la BITD [base industrielle et technologique de défense] est tirée vers l’excellence technologique au meilleur niveau mondial » et cette même BITD « est très peu délocalisable, à plus forte raison pour tout ce qui touche au coeur de la souveraineté. » En outre, sa capacité d’innovation font qu’elle est en mesure de proposer des produits à forte plus-value technologique, ce qui lui permet d’opposer des arguments sérieux face à la concurrence des pays à faibles coûts de production.
Seulement, la chute de l’activité économique à cause du confinement généralisé de la population, décidé en mars dernier, a porté un premier coup à la BITD française. Cette dernière a pu encaisser ce choc grâce à la mise en place de plans de continuité, en relation avec la Direction générale de l’armement [DGA], notamment afin d’éviter toute remise en cause des opérations militaires en cours et de la dissuasion.
En outre, les spécificités propres à l’économie de la défense ont aidé à amortir le choc. « Les industries de défense avaient encore des commandes à exécuter, en raison de l’étendue dans le temps des programmes d’armements, qui, pour les programmes majeurs, se compte plutôt en années qu’en mois. D’autre part, les clients étatiques ont une surface financière qui leur a permis de ne pas remettre en cause les contrats en cours », soulignent en effet MM. Allizard et Boutant.
La situation est cependant plus contrastée pour les entreprises de la BITD ayant aussi une activité civile [entreprise duale, ndlr], notamment celles du secteur aéronautique. Généralement, cela est vu comme un atout dans la mesure où le marché civil peut soutenir le plan de charge quand les commandes militaires sont atones. Et vice versa. Mais la violence de la crise dans le transport aérien [-50% de l’activité, soit une baisse dix fois plus importante qu’après les attentats du 11 septembre 2001, avec 14.000 avions cloués au sol sur 21.000, ndlr] rend l’avenir de ce secteur incertain… Ce qui met Airbus en difficulté, étant donné que le civil représente 70% de ses activités [30% allant à la défense].
Mais, plus généralement, passé le premier choc, la BITD aura à affronter des difficultés majeures, susceptibles de menacer son existence, avec tout ce que cela impliquerait au niveau de l’autonomie stratégique française. Et les compétences perdues le sont souvent irrémédiablement. Aussi, les deux sénateurs parlent d’une industrie de défense dans « l’oeil du cyclone », son écosystème étant « en danger ».
L’une des menaces porte sur la chaîne d’approvisionnement et les sous-traitants. Quand un programme important ou un grand contrat d’armement est signé, on cite généralement les groupes [Dassault Aviation, Thales, Naval Group] auxquels il a été confié. Or, ces derniers se reposent sur une multitude de PME/ETI, qui, si elles sont souvent inconnue du grand public, sont néanmoins des fournisseurs critiques
« Lorsque Thales remporte un contrat, la valeur du produit qui correspond au fournisseur est en moyenne de 50 %. Dans certains cas, la valeur revenant aux sous-traitants peut atteindre 70 % », soulignent MM. Allizard et Boutant.
« On croit parfois que les grands groupes ont une assise qui les met à l’abri d’une crise conjoncturelle, même violente, et qu’en tout état de cause l’État viendrait à leur secours si elles étaient dans une impasse, selon l’adage du ‘too big to fail’. Mais la faillite n’est pas le seul risque qui guette les grands groupes. Si les maillons de leurs chaînes d’approvisionnement cassent, ils peuvent se retrouver en grande difficulté. C’est en cela que la notion de BITD est fondamentale : elle décrit un écosystème fait d’interactions innombrables », expliquent les deux rapporteurs.
Or, ajoutent-ils, ces « entreprises de taille moyenne ne retiennent pas l’attention du public, et le risque est donc réel qu’elles ne retiennent pas suffisamment l’attention des pouvoirs publics ». D’où les efforts menés par les groupements industriels [GIFAS, GICAN, GICAT] pour identifier les fournisseurs les plus critiques afin de leur porter une « attention particulière à ceux qui étaient en difficulté. » Ce travail est réalisé en lien avec la DGA et la Direction générale des entreprises [DGE] du ministère de l’Économie.
Le temps de latence des programmes d’armement et une éventuelle baisse des dépenses militaires, tant en France que parmi les clients étrangers de la BITD française, risquent donc de faire des dégâts au sein de ce réseau de sous-traitants critiques.
Une autre difficulté identifiée par les sénateurs porte sur le financement des entreprises de la BITD, et, in fine, à leur capacité d’investir.
« À court terme, confrontée à un manque de trésorerie, toute entreprise a tendance à couper dans ses investissements, car à quoi bon investir si cela conduit l’entreprise au défaut et à la disparition… mais, à moyen et long terme, couper les investissements garantit la mort de l’entreprise. C’est vrai dans de nombreux secteurs, mais c’est une réalité incontournable dans le secteur de la défense, pour une raison très simple : les matériels sont destinés à équiper des forces qui sont confrontées à d’autres forces, qui travaillent en permanence à se renforcer. Par conséquent, l’arrêt ou même l’insuffisance des investissements conduit à un déclassement rapide », est-il avancé dans le rapport de MM. Allizard et Boutant.
Si le gouvernement a mis en place plusieurs dispositifs pour soutenir les investissements en matière d’innovation [encore qu’ils soient jugés insuffisants et trop complexes], les rapporteurs pointent la « défaillance marquée du financement privé ». Contrairement à d’autres pays [comme aux États-Unis et même en Allemagne], « la France se distingue de ses principaux concurrents dans ce domaine, par la difficulté des entreprises de défense à accéder à ces financements privés », déplorent-ils.
Ainsi, les start-up, ETI et PME françaises ont toutes les difficultés possibles pour accéder aux marchés cotés [ce « ne semble pas être une option véritablement disponible, sauf à se faire coter au NASDAQ américain », avance le rapport], les sénateurs dénoncent la « coupable carence des banques et le dévoiement des règles de compliance » [c’est à dire les règles censées leur éviter d’écorner leur image de marque et les prémunir d’éventuelles poursuites judiciaires, ndlr].
« Les banques ne jouent pas leur rôle économique et social de financement de l’activité économique » et « il convient d’insister sur le traitement particulièrement défavorable dont font l’objet les entreprises de la BITD », affirment les rapporteurs.
Et d’insister : « Au nom d’une application extensive et dévoyée des règles de conformité réglementaire [compliance], de nombreux acteurs français de la finance refusent de financer le développement des entreprises de la BITD, brisant le cycle normal de croissance des entreprises. »
Cette attitude des banques, au sujet desquelles, lors de l’examen du rapport en commission, Pascal Allizard a expliqué que leur « peu d’appétence » pour les activités de défense était le fait « de lobbies » qu’il n’a pas précisés, fait qu’elle est à l’origine, « bien souvent », des « des situations trop fréquentes dans lesquelles des pépites technologiques françaises passent sous contrôle étranger, par défaut de financement français. »
« Cela pose une question politique : les banques ne veulent pas pleinement assumer leur fonction économique en finançant le développement des entreprises de souveraineté. Pourtant, elles ont su faire appel à l’État lorsqu’elles étaient fragilisées par la crise de 2008. Cette situation nous interpelle d’autant plus que chez nos voisins allemands, le secteur bancaire finance pleinement l’activité économique, en particulier l’industrie », a taclé M. Allizard, en commission.
Pour permettre à l’industrie française de défense de passer le cap difficile qui l’attend, le rapport estime que sa relance et sa consolidation doivent s’appuyer sur « le dynamisme des commandes publiques, aussi bien pour la R&D que pour la production, et la mise en place d’outils adéquats pour financer le développement des entreprises [fonds stratégique d’une part, dispositifs permettant d’autoriser les prises de participation étrangères en préservant notre souveraineté, etc]. »
Pour cela, trois rendez-vous ne devront pas être manqués. Compte-tenu de la situation des comptes publics, le projet de loi de finances pour 2021 devra non seulement respecter la trajectoire financière établie par la Loi de programmation militaire [LPM] 2019-25, mais aussi « la compléter et l’enrichir là où ce sera possible ». Ensuite, le plan de relance annoncé par le président Macron [doté de 100 milliards d’euros] ne devra pas oublier l’industrie de défense.
« Il est fondamental que ce plan comporte un volet spécifique pour la BITD. Il faut rappeler une nouvelle fois que l’argent consacré à la BITD reste en France et vient irriguer l’économie nationale et tous nos territoires. Les entreprises de la BITD qui disparaîtraient faute de relance ne seront pas remplacées. La compétition technologique est si intense en matière de défense qu’un arrêt de l’effort serait presque impossible à rattraper à l’avenir », plaide le rapport. Sur ce point, et devant les députés, M. Castex a parlé d’investir 40 milliards pour soutenir les industries… sans préciser les secteurs qui en bénéficieront.
Enfin, l’actualisation de la LPM, en 2021, devra être un « moment majeur, permettant d’apprécier la vision stratégique du gouvernement et sa capacité à honorer les engagements pris devant […] nos forces et la France », estiment les sénateurs.
« Il faudra avoir le courage d’aborder ce moment avec ambition, et donc le courage d’expliquer aux Français pourquoi une intensification de notre effort de défense est indispensable, si nous voulons pouvoir défendre nos intérêts aujourd’hui, et assurer notre sécurité demain », ajoutent-ils. D’autant plus que « la crise la crise économique et sociale qui frappe le monde entier à la suite de la pandémie n’a pas fait diminuer les menaces, bien au contraire » et que dans un tel contexte, « baisser la garde serait un contresens stratégique terrible. »
[*] Lire à ce propos : Histoire des grandes erreurs de management. Ils se croyaient les meilleurs…
Photo : ARQUUS