A Limoges, l’usine de blindés d’Arquus dans le brouillard de l’économie de guerre

A Limoges, l’usine de blindés d’Arquus dans le brouillard de l’économie de guerre

Malgré la volonté de produire plus et plus vite imposée à l’industrie de l’armement, l’usine limougeaude du fabricant de véhicules blindés Arquus tourne en sous-régime. Des cadences au ralenti qui tiennent également à la faiblesse de l’activité à destination des clients exports.

A Limoges, l’usine de blindés d’Arquus dans le brouillard de l’économie de guerre

L’usine de Limoges d’Arquus est spécialisée dans la fabrication des véhicules blindés. Elle produit également les châssis-porteurs des canons Caesar ainsi que les pièces de la chaîne cinématique des véhicules Scorpion de l’armée de Terre.

Les armées connaissent le «brouillard de la guerre», le flou dans lequel elles sont plongées quand elles manquent d’informations concernant la situation sur le front ou leurs objectifs à atteindre. Depuis le conflit en Ukraine, les industriels de l’armement expérimentent le brouillard… de l’économie de guerre. C’est le cas du site d’Arquus (ex-Renault Trucks Defense), implanté à Limoges (Haute-Vienne), et qui fabrique des véhicules blindés, les châssis porteurs du canon Caesar ainsi que la chaîne cinématique des nouveaux engins de l’armée de Terre.

Quelques mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, Emmanuel Macron avait exhorté les industriels de l’armement à basculer dans «l’économie de guerre». En clair: produire plus, plus vite et moins cher. La réalité du site du Limoges est tout autre. «Nous ne sommes pas dans une mobilisation totale du fait de commandes qui restent encore extrêmement limitées. Mais s’il fallait y aller, nous sommes prêts à nous mobiliser», indique Emmanuel Levacher, le PDG d’Arquus.

L’usine tourne largement en dessous de ses capacités. Le site ne compte plus que 250 salariés, contre 400 en 2021. En 2022, Arquus Limoges a comptabilisé 69 000 heures d’activités, soit un niveau nettement inférieur de son record de 2019, de 175 000 heures de travail. «On a le potentiel de faire deux fois que ce qu’on a fait l’an dernier, avec les effectifs et les moyens actuels. S’il fallait aller au-delà, c’est encore possible», souligne le responsable, décidé à voir le verre à moitié plein.

Ralentissement du programme Scorpion

Pour le site limougeaud, les derniers arbitrages du ministère des armées ne vont pas dissiper ce brouillard, au contraire. Le 4 avril, les grandes orientations du projet de loi de programmation militaire pour la période 2024-2030 ont été rendues publiques. Verdict: le programme Scorpion de renouvellement des véhicules blindés de l’armée de Terre, pour lequel Arquus est l’un des fournisseurs cruciaux avec Nexter et Thales, va être ralenti. Si la cible des véhicules à produire est maintenue, les livraisons vont être étalées dans le temps. Soit plusieurs centaines de véhicules de transport de troupe Griffon, ainsi qu’une centaine d’engins de combat Jaguar en moins à livrer d’ici à 2030. «Cela représente une baisse de charge industrielle de l’ordre de 20% à 25% sur les prochaines années», calcule Emmanuel Levacher.

Une mauvaise nouvelle pour cette filiale du groupe Volvo, fournisseur historique des armées françaises sous ses anciennes marques (Renault Trucks Défense, ACMAT, Panhard…), et qui ont été regroupées sous la marque Arquus en 2018. La société concentre tous ses moyens industriels en France. Outre Limoges, les 1 500 collaborateurs d’Arquus se répartissent sur les usines de Marolles-en-Hurepoix (Essonne), de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) et de Garchizy (Nièvre). La société a livré 1 277 véhicules neufs en 2022, pour un chiffre d’affaires de 550 millions d’euros.

Un camion Caesar produit tous les quatre jours

A l’intérieur de l’usine, les trois lignes d’assemblage de véhicules neufs (véhicules légers, véhicules de l’avant blindé, camions) tournent à cadence réduite, sur un seul shift de 8 heures. Conséquence directe de la guerre en Ukraine, la ligne qui fabrique le châssis porteur du canon Caesar a repris son activité. Arquus a reçu commande pour produire deux lots de 18 équipements à Nexter, qui assemble le canon. Le châssis est assemblé au fur et à mesure qu’il progresse à travers une dizaine d’étapes successives dans la chaîne. Sur une chaîne parallèle, les cabines des camions sont montées. «Nous sortons un véhicule Caesar tous les quatre jours» précise Christophe Bouny, responsable méthodes et industrialisation. Si nécessaire, la ligne pourrait tourner plus vite et produire jusqu’à deux véhicules par jour.

A quelques mètres de là, la seconde ligne de production est loin également de tourner à pleine capacité. Les techniciens travaillent sur les VAB (véhicules de l’avant-blindé) de l’armée de Terre française. Ils installent des protections destinées à protéger les soldats contre les engins explosifs improvisés, les fameux IED. Sur les huit emplacements disponibles de la chaîne, cinq seulement sont occupés. Et pour cause: il s’agit des derniers exemplaires à réaliser et aucune nouvelle production ne devrait prendre le relais à court terme.

Dans l’atelier voisin, l’usine produit la chaîne cinématique des véhicules du programme Scorpion pour l’armée de Terre, soit tous les éléments mécaniques de mobilité situés entre le volant et le pot d’échappement (moteur, embrayage, transmission, essieux, système de freinage…). L’étalement des commandes Scorpion pour l’armée de Terre va nécessiter de ralentir des cadences à environ la moitié de ses possibilités.

Limoges en manque de contrats pour l’export

Or, l’usine de Limoges a déjà démontré qu’elle pouvait «turbiner» et sortir jusqu’à six véhicules par jour. Une nécessité, car les clients exigent d’être livrés rapidement. «C’est devenu un impératif. Sinon vous risquez de perdre l’affaire», explique Michel Brun, directeur des opérations. Quand il s’est agi de livrer il y a deux ans 300 véhicules pour les forces armées marocaines, le site limougeaud a su mobiliser les ressources et exploiter sa troisième ligne de fabrication opérationnelle depuis 2021. «Le ramp-up industriel a été très rapide. Nous sortions jusqu’à six véhicules par jour alors qu’auparavant les cadences étaient limitées auparavant à deux véhicules par jour sur les lignes traditionnelles», précise le responsable.

Ce type de contrat pour des armées étrangères fait aujourd’hui cruellement défaut pour alimenter les chaînes de Limoges. Arquus n’a pas réussi à décrocher un volume significatif de contrats à l’export en 2022, subissant une concurrence de plus en plus forte de la part d’acteurs turcs, sud-coréens, israéliens, ainsi qu’une baisse de ses contrats auprès de ses clients en Afrique… «Le challenge principal aujourd’hui, c’est de reconquérir des marchés exports et d’obtenir des commandes rapidement. L’usine est capable de fabriquer beaucoup plus y compris des blindés pour l’export», reconnaît Emmanuel Levacher.

Une modernisation globale des sites français

Malgré cette sous-charge, Arquus a activé plusieurs leviers pour renforcer la compétitivité de ces sites afin d’être prêt à rebondir. Le site de Limoges a investi 8,5 millions d’euros dans une nouvelle plateforme logistique de 6 300 m2 au plus près de l’atelier de production. Sur la période 2020-2023, Arquus aura réalisé pour 15 millions d’euros d’investissement industriels pour spécialiser ses établissements. Le site de Saint-Nazaire s’est concentré dans la réparation des véhicules, Marolles-en-Hurepoix dans la fabrication des organes mécaniques et des tourelleaux téléopérés, Garchizy dans la logistique de pièce rechange et fabrication des caisses blindées.

Pour ne pas être pénalisé par des délais d’approvisionnement trop longs, l’industriel a aussi revu sa politique de stock. «Nous avons décidé d’avoir au minimum de quoi produire 20 véhicules en stocks au niveau de la matière première de chaque gamme importante de véhicule», souligne Miche Brun, le directeur des opérations. Malgré le brouillard de l’économie de guerre, Arquus s’est mis en ordre de bataille industriel.