Dissémination et longévité : test sur deux éléments de propagande ordinaire

Dissémination et longévité : test sur deux éléments de propagande ordinaire

Ultima Ratio – Publié le 26 juillet 2018

Par Laurence Bindner et Raphaël Gluck, co-fondateurs de JOS Project, et Alexander Stonor, analyste à JOS Project –  expertise d’analyse de la stratégie numérique des groupes terroristes.

http://ultimaratio-blog.org/

 

Afin d’évaluer la longévité et la dissémination d’éléments de la propagande du groupe État islamique (EI), un suivi a été mené au cours des jours suivant deux publications représentatives de la propagande « ordinaire ». Les résultats sont présentés ci-dessous, après un bref rappel de la manière dont l’EI a exploité l’espace numérique depuis 2013.

 

Les mutations des modes opératoires de l’EI en ligne

Au cours des dernières années, un parallèle peut être établi entre l’évolution des activités politiques et militaires de l’EI sur le terrain et celle de leurs activités en ligne.

Dans une première phase, (2013-2014,) à l’apogée de sa possession territoriale, l’EI occupait un territoire d’environ 230 000 km2. Parallèlement, au cours de ces années, la jeune génération de djihadistes a pris, ouvertement, possession d’une fraction de l’espace numérique, avec une « occupation » de l’espace web dont témoignaient les dizaines de milliers de comptes actifs durant ces années sur les réseaux sociaux grand public.

Dans une seconde phase (2015-2017), le « Califat » recule sous le coup des opérations de la coalition internationale, retourne à un stade plus insurrectionnel et opère de façon croissante depuis des zones de repli. On observe un phénomène comparable en ligne : alors que la lutte contre le cyber-djihadisme se structure sur les grandes plateformes et réseaux sociaux mainstream, l’EI arbitre pour davantage de sécurité opérationnelle en migrant vers le deep web, malgré sa moindre accessibilité pour une audience néophyte. Telegram, cumulant les fonctions de réseau social, d’hébergeur et de messagerie chiffrée, constitue une plateforme de choix pour le repli des activistes média du groupe.

Enfin, depuis la chute de Mossoul et de Raqqa il y a près d’un an, l’EI continue de mener des attaques éclairs contre les forces en présence, saisissant chaque opportunité pour rappeler sa capacité d’action, y compris dans des zones libérées de son joug. De même, l’EI en ligne montre une endurance particulière dans le djihad médiatique, cherchant à faire émerger ses contenus sur les grandes plateformes. Chaque publication fait en effet l’objet d’une salve de « liens inghimasi »[1] à l’espérance de vie courte mais parvenant souvent à percer la censure pour quelques heures, quelques jours, voire quelques semaines.

Une certaine méfiance à l’égard de Telegram est apparue ces derniers temps, avec des messages récurrents de mise en garde contre l’infiltration de chaînes ou de groupes par des journalistes, chercheurs, cyber-patrouilleurs et agents des services de renseignement ayant parfois permis de déjouer des attentats. Fake news, fausses chaînes ou fausses publications surviennent de façon récurrente contre lesquelles l’EI ne cesse de mettre en garde ses partisans. Malgré ces risques, Telegram demeure la plateforme de prédilection pour la diffusion de la propagande, agrégeant les contenus pour les redistribuer vers de multiples plateformes, constituant ainsi une véritable « djihadothèque ». Ces contenus peuvent être tant d’ordre idéologique ou déclaratoire (revendications notamment) qu’opérationnel (tutoriels, fundraising, sensibilisation à l’anonymat, etc.).

Une diffusion des contenus vers des plateformes plus accessibles

Les activistes média diffusent ces contenus avec constance et ténacité, les chargeant sur de multiples plateformes dont l’accès (URL) est distribué. À cet effet, les sites de partages de fichiers (drives) sont abondamment exploités, tant les plateformes notoires que des sites de stockage moins établis, mais respectant parfois mieux l’anonymat. En effet, face à un contrôle accru des grandes plateformes ayant mis en place des outils d’IA notamment, l’EI diversifie ses débouchés en distillant les contenus sur des sites moins connus, parfois obscurs, ne disposant pas de ressources à consacrer pour le  monitoring. On assiste donc à une fragmentation de la propagande djihadiste, qui devient certes davantage isolée du grand public mais aussi plus diffuse et donc ardue à maîtriser.

Le test

Des tests de dissémination et de longévité ont été menés sur deux éléments : le numéro 139 sorti le 13 juillet 2018 de l’hebdomadaire arabophone de l’EI, an-Naba, et une vidéo d’Amaq, « l’agence de presse » de l’EI, diffusée le 19 juillet au soir, mettant en scène l’assassinat en direct d’un homme supposément membre des services de renseignements somaliens.

Le choix s’est porté sur an-Naba en tant que publication récurrente[2] et prévisible. A l’exception de la fête de l’Aïd, sa sortie n’a jamais été interrompue. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une publication phare de l’EI, comme l’ont été par exemple Rumiyah, mensuel multilingue, Dabiq en anglais ou Dar al-Islam en français, elle demeure un élément stable de la propagande de l’EI en arabe et une source de traductions (les infographies étant systématiquement traduites en anglais et en français quelques heures après publication en arabe). De même, le choix s’est porté vers une vidéo de « news » simple de 19 secondes, représentative des vidéos Amaq mises en ligne quasi quotidiennement et arborant le logo de l’agence.

An-Naba 139

  • Des tests ont été menés sur 88 liens pointant vers an-Naba (échantillon non-exhaustif), concernant 19 plateformes et sites web, soit une moyenne de 4,9 liens par plateforme (4 plateformes fournissent entre 8 et 12 liens, 5 plateformes fournissent un lien unique).
  • La validité de ces liens a été testée quotidiennement pendant les 10 jours suivant la publication.
  • 95% des liens sont sortis le 13 juillet pendant la journée, soit quelques heures après la sortie de l’hebdomadaire. Néanmoins, des liens supplémentaires ont émergé quelques jours plus tard, en particulier après que certains des liens initiaux ont été supprimés, prenant ainsi leur relais.
  • 65 de ces 88 liens (74%) étaient encore actifs 10 jours après la sortie d’an-Naba, près de 3 jours après la publication du numéro suivant. La suppression des liens a essentiellement eu lieu le troisième et le sixième jour.

Vidéo Amaq (Somalie)

  • Des tests ont été menés sur 60 liens pointant vers la vidéo (échantillon non-exhaustif), concernant 20 plateformes et sites web, soit une moyenne de 3 liens par plateforme (6 plateformes fournissent entre 5 et 11 liens, 10 plateformes fournissent un lien unique).
  • La validité de ces liens a été testée quotidiennement pendant les 3 jours suivant la diffusion de la vidéo.
  • La plupart de ces liens ont été publiés dans les heures qui ont suivi la sortie de la vidéo
  • 17 liens sur 60 (28%) étaient encore actifs 3 jours après la diffusion de la vidéo. 28% des liens ont été supprimés moins de 12h suivant la publication, 43% à moins de 48h.

Une fragmentation de la propagande

Ces deux exemples illustrent la fragmentation et l’atomisation de la propagande, qui malgré le souhait affiché de réémergence sur les réseaux sociaux grand public, se fraye un chemin sur une multiplicité de plateformes alternatives.

10 jours après la sortie d’an-Naba 139, 74% des liens restaient accessibles, y compris pour les drives importants. La vidéo a, en revanche, été maîtrisée plus rapidement, avec 28% des liens actifs au cours du troisième jour. Cette vidéo est, malgré tout, à quelques exceptions près, restée en ligne sur la plupart des plateformes pour une durée suffisante au regard de sa nature. Il s’agit en effet de la vidéo d’une actualité, se distinguant des vidéos thématiques plus longues. Son cycle de vie – celui d’une nouvelle -, est court avant « obsolescence », et à rapprocher des 24h de « stories » sur les réseaux sociaux, dont le but est d’être éphémère et de partager ou signaler un moment précis. Ainsi sur certains drives, des individus ont-ils effacé spontanément la vidéo au bout de 4 jours, préservant ainsi leurs comptes et se tenant prêts pour la diffusion de la nouvelle suivante.

Sur certaines plateformes qui hébergeaient plusieurs chargements de ces contenus, seuls certains d’entre eux ont été supprimés. Cette survivance partielle soulève la question d’une éventuelle signature (hash) différente volontaire de la part des individus les ayant chargés. Le rôle et l’utilisation par ces plateformes de l’intelligence artificielle doivent ici être précisés.

Alors que des pressions politiques se sont exercées contre les géants du web qui, après une prise de conscience en 2015, mettent désormais en œuvre des programmes pour lutter contre le cyber-djihadisme, le terrain de jeu de la propagande ne cesse de s’élargir et d’inclure de nouvelles plateformes alternatives disposant de ressources plus modestes. Cette fragmentation de la propagande illustre que la lutte contre le djihad médiatique ne demeure plus l’apanage des grands acteurs du web, mais soulève la question de la responsabilité de toutes les plateformes et de leur positionnement entre éditeurs de contenus et simples hébergeurs. Cela questionne également la prérogative dont doit disposer chaque acteur pour définir le licite et l’illicite ainsi la nécessité d’une harmonisation, orchestrée par l’État. L’ampleur du phénomène devrait inciter à adopter une approche à la fois systémique et méthodique avec des retours d’expérience systématiques : quels types de contenus sont parvenus à émerger, sur quelles plateformes, pour combien de temps et pourquoi?

[1] Un inghimasi désigne un combattant qui pénètre les lignes ennemies et qui actionne sa ceinture explosive s’il ne peut s’en tirer vivant. La métaphore « lien inghimasi » suggère que des liens ont pu « percer » la censure avec la possibilité de perdurer. L’expression « comptes inghimasi », en référence aux comptes twitter éphémères (ainsi nommés par l’EI du fait d’une durée de vie d’une dizaine de jours), est mentionnée par : Conway, M., Khawaja, M., Lakhani, S., Reffin, J., Robertson, A. & Weir, D., Disrupting Daesh : Measuring takedown of online Terrorist Material and its Impact, VOX Pol, 2017.

[2] Paraissant en général entre le jeudi après-midi et le vendredi après-midi, an-Naba est un hebdomadaire d’une douzaine de pages environ, comportant essentiellement des éléments sur les victoires militaires et les attaques de l’État islamique dans ses différentes provinces, au moins un éditorial et deux infographies, ainsi que quelques articles traitant de théologie ou de dogme.