Jonquille, de Jean Michelin-La vie, la mort, l’humour, le rock
Par Michel Goya – La Voie de l’2pée – Publié le 3 juillet 2018
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Je suis jaloux de Jean Michelin. J’aurais tellement aimé raconter l’ « OPEX », cette plongée collective de quelques mois dans un autre univers, parfois paisible, souvent violent et où dans ce dernier cas, le tragique se superpose à l’aventure. Il aurait fallu pour cela prendre des notes, fixer sur le moment les visages, les noms, les mots, les faits, toutes ces petites choses qui font la densité de ce quotidien entourant des pics d’extraordinaire, qui eux pour le coup restent, pour notre malheur parfois, gravés dans les âmes. L’auteur dit avoir écrit pour ne pas oublier, je n’ai pas pour ma part écrit et j’ai franchi depuis longtemps le point au delà duquel la mémoire n’est que reconstitution approximative, injuste et bien souvent trop bienveillante.
Je ne suis pas certain par ailleurs que je l’aurais fait aussi finement que le capitaine Michelin, indicatif Jonquille (substitut chasseur à « une des deux couleurs dont on ne dit pas le nom »). Jonquille donc qui désigne, par identification entre le groupe et son chef, aussi la 3e compagnie du 16e Bataillon de Chasseurs, et qui sont envoyés ensemble dans la province afghane de Kapisa. Nous sommes à l’été 2012 dans une guerre dans laquelle les Français sont présents depuis onze ans et pleinement engagés au combat (plus de 80 % des pertes) depuis presque quatre. C’est alors le début de la fin après une course électorale au retrait le plus rapide, la fin de la mission devenant une…fin en soi, bien plus que son succès. On attend d’ailleurs toujours que le résultat même de l’engagement soit décrit par ceux qui ont envoyé les soldats au milieu du danger.
Difficile dans ces conditions de s’engager, de vivre et peut-être mourir autour de Nijrab, cette toute petite forteresse au cœur du grand Afghanistan, surtout quand on voit qu’au bout de quatre d’efforts et de sacrifice, les Français en sont revenus physiquement au point de départ, bien plus refoulés par leur propre échelon politique que par l’ennemi. C’est difficile et pourtant on le fait, sous le contrôle étroit de Paris, validant ou non par le biais du CPCO le moindre mouvement pour éviter à tout prix cet « événement », intrinsèquement négatif, qui fera la une des chaînes d’informations.
On le fait parce que c’est le job, l’éthique du soldat professionnel, et puis parce que malgré tout on a le sentiment d’être, ensemble, au cœur d’un petit monde temporaire où la vie est plus forte…tant qu’on reste en vie. Car une opération, c’est aussi un travail, en fait une somme de missions quotidiennement répétées, parfois à l’identique comme dans Un jour sans fin à part que les morts ne se réveillent pas le lendemain. Comme le fort Bastiani du Désert des Tartares, la base de Nijrab de Jonquille est comme une grande horloge dont les rouages sont vivants. Soixante fois de suite, le capitaine reçoit une mission et l’organise et la compagnie l’exécute dans les quelques heures qui suivent, du petit matin à la fin d’après-midi, et sur quelques kilomètres carrés seulement. Ces processions de petites phalanges évoluant au rythme des sapeurs-démineurs visent par ailleurs plus souvent à faire respirer le dispositif français, sécuriser sa logistique en particulier, qu’à détruire un ennemi qui nous échappe.
Cet ennemi comme d’habitude on le voit très peu mais il est toujours là, dans l’air, y compris physiquement par les balles, quelques obus et surtout des engins explosifs. Le soldat est un homme qui voit finalement peu de choses, coupé qu’il est par toutes les protections naturelles et artificielles possibles. Le chef, comme le capitaine, est de plus souvent relié par des fils invisibles qui le retiennent en arrière, là où il peut commander avec un peu de recul et communiquer avec l’échelon supérieur. Pour lui, plus encore que pour les autres, le combat ce sont d’abord des sons, les communications radio, les mots avec l’équipage, parfois les bruits des balles qui passent sans trop savoir généralement à qui elles étaient destinées, et parfois le plus rare et le plus redouté de tous : la grande explosion, souvent synonyme de « coup dur ». Ce coup dur, cet « événement », est finalement survenu pour la capitaine Michelin le 9 juin 2012 avec la mort de quatre soldats français (et deux interprètes) et la blessure de cinq autres après une attaque suicide, le missile de croisière des Taliban et associés.
Les autobiographies ne sont supportables que lorsqu’elles exposent aussi les faiblesses, parfois drôles parfois dures, les incompréhensions, les interrogations bref tout ce qui fait qu’un être est vivant et en relief et non un super-héros de carton. De ce point de vue, Jonquille est plein de reliefs, et c’est un de ses grands mérites. L’auteur décrit les situations à travers son point de vue et celui-ci est humain, très humain. Il ne cache donc rien de son affectation et de ses interrogations (avec l’inévitable « Aurais-je pu éviter cela ? ») après l’attaque du 9 juin. Il décrit aussi la nécessaire reconstitution, qui ne signifie pas effacement, parce que la mission continue.
Si les combats sont des pics de sensations noires lorsqu’ils s’accompagnent de la mort des siens, ils ne constituent cependant qu’une petite partie des missions hors de la base, qui elles-mêmes ne forment qu’une partie de la vie. Hors de l’extrême, la vie des groupes de soldats est pleine des mêmes multiples choses depuis des siècles : le lien avec les familles (presque permanent maintenant et ça c’est nouveau), le ressentiment contre les planqués (notion militaire floue qui commence avec le 2e de la colonne de fantassins en patrouille), les rapports de coopération/compétition avec les « voisins », la satisfaction des besoins de base (bien dormir, quelle richesse !), les jeux, les blagues et, gloire soit rendu aux nouvelles technologies, les vidéos et surtout la musique. On y revient, le combat et ses environs, ce sont d’abord des sons et parfois ce rock qu’affectionne et pratique l’auteur.
Tout cela, de l’extrême au quotidien, est décrit avec la précision et l’empathie d’un anthropologue qui décrirait sa propre tribu avec des couches fines d’humanité.
Lisez, c’est remarquable !
Jean Michelin, Jonquille, Gallimard, 368 pages.