La différenciation – Études et prospective – Engagement opérationnel
La différenciation amène une spécialisation des unités tant par l’équipement que par l’adaptation aux besoins opérationnels, qu’il s’agisse de combattre dans un milieu particulier ou de répondre à une innovation adverse.
Lorsqu’en décembre 2020 l’EMAT a arrêté le plan d’équipement, c’est-à-dire la distribution des différents engins de combat de la gamme SCORPION (synergie du contact renforcée par la polyvalence et l’infovalorisation), c’est une décision de différenciation qui fut prise, a contrario des études ayant cherché l’uniformisation par leur répartition homogène au sein de la force opérationnelle terrestre.
Cette décision a clos un long travail d’état-major dominé par les aspects capacitaires. Or c’est bien souvent sous cet angle que la différenciation est comprise et abordée, par le biais des ressources acquises, ou pouvant l’être, et de leur répartition. Elle n’en revêt pas moins des aspects opérationnels, qu’il s’agisse de s’adapter au milieu, avec des implications capacitaires et doctrinales, ou encore de transformer une force ou une opération pour l’adapter aux évolutions du contexte opérationnel.
1. ÉQUIPER.
Au regard de l’équipement, la différenciation est au moins aussi vieille que les armées constituées, voire les a précédées. Il n’est qu’à penser à l’obligation faite aux citoyens grecs de s’équiper à leur frais pour prendre rang dans l’armée de la cité, induisant de fait une différence entre l’infanterie « lourde » des hoplites et les peltastes, « voltigeurs » issus des franges les moins aisées de la société des hommes libres.
L’un des premiers ressorts de cette pratique est financier : plus un équipement est performant, plus il est coûteux, plus la formation de l’équipage est à la fois longue et onéreuse. Les contraintes budgétaires jouent donc à plein pour limiter les achats, obligeant de facto à établir un distinguo dans l’équipement des unités notamment quand le nombre, le facteur masse, s’avère déterminant. On peut alors jouer sur la qualité du matériel, sa technicité ou encore sur sa répartition, voire sur toutes les variables.
Les circonstances ayant présidé à la conception du VAB l’illustrent, quand il a fallu construire un « half-track NG » pour doter l’infanterie motorisée d’un transport protecteur d’un coût inférieur à celui des gammes AMX 10 et 13. Initialement palliative et conçue comme transitoire, cette solution s’est finalement avérée d’une adaptabilité et d’une longévité remarquables, montrant au passage qu’il est possible de différencier, spécialiser « au fil de l’eau » un engin aux caractéristiques initialement limitatives. On la retrouve à l’œuvre dans la définition technique des nouveaux engins Griffon et Serval, par exemple.
La différenciation par la répartition est une autre pratique. En constituant des parcs techniquement différents, elle offre une alternative aux limites quantitatives pour résoudre le dilemme du rapport entre budget et cible réalisable. Cette logique avait présidé à la concentration de nos matériels blindés et chenillés face à la menace principale dans les années 1970-1980, les forces du pacte de Varsovie, ce pour établir un équilibre, une forme de « parité capacitaire » de part et d’autre du Mur.
Cette clef de différenciation dans la constitution de la masse n’est pas sans conséquences sur l’emploi. Une fois encore, l’équipement des divisions soviétiques au tournant des années 1980, segmenté en trois catégories A, B, C l’illustre. Celles de catégories A recevaient les équipements les plus modernes quand celles cotées C se voyaient équipées de matériel tiré des stocks de la seconde guerre mondiale, B ménageant la transition avec un équipement de génération intermédiaire[1]. Si ces divisions étaient principalement destinées à opérer sur des fronts considérés comme secondaires, elles pouvaient aussi être engagées en premier échelon dans des secteurs primordiaux afin de saturer les défenses adverses et provoquer leur usure prématurée.
L’Armée populaire de libération (APL) ne procède pas autrement en transformant en drone ses chasseurs J6 Shenyang[2] pour les masser face à Taïwan dans un but que l’on peut supposer similaire dans l’espace aéromaritime.
2. ADAPTER.
Les caractéristiques matérielles se combinent souvent à des considérations technico-opérationnelles pour aboutir à une différenciation par les aptitudes. Une fois encore, il ne s’agit pas d’un phénomène récent : ainsi des ailes de cavalerie gauloises ou germaines, des formations d’archers berbères ou de frondeurs baléares donnant aux légions des capacités dont elles étaient initialement dépourvues.
Cette deuxième façon de différencier procède de l’observation, quand un équipement, un modus operandi ou une articulation particulière permet de combler un manque ou d’acquérir si ce n’est la supériorité opérationnelle, au moins un avantage décisif. Cette forme de différenciation aboutit à une double spécialisation des unités dans l’équipement et dans l’entraînement. On pensera ici aux troupes de montagne, recrutées, équipées et entraînées pour agir dans un milieu particulier. En effet, les chasseurs alpins sont apparus en réaction la menace militaire italienne poussant à adapter des formations d’infanterie légère, les chasseurs à pied puis à les différencier en reproduisant le modèle des Alpini. Les études sur les opérations en milieu souterrain, appuyées sur des troupes prédisposées comme les plongeurs de combat du génie, relèvent d’une logique similaire.
Cette pratique marque très nettement l’organisation et le fonctionnement des armées occidentales à qui elle confère une agilité intrinsèque. Forgée dans la succession des réformes initiées au XVIIe siècle, elle se traduit par un modèle ternaire avec d’un côté des formations « lourdes » pour la « grande guerre », légères pour la « petite guerre » et les opérations de sûreté, enfin des unités ancillaires. Les innovations des révolutions industrielles ont élargi ce modèle en ajoutant de nouveaux services, souvent techniques à l’instar des transmissions, ou de nouvelles armées comme celle de l’Air, mais sans fondamentalement le remettre en cause. Depuis le tournant des années 1930, l’articulation des armées de terre reste dirigée par le diptyque « grands unités d’infanterie » ou « formations blindées », celles des forces aériennes par la distinction entre escadres de chasse, de bombardement et de transport. Plus loin dans le temps, les forces navales sont toujours pensées au prisme du distinguo entre unités de ligne (unités navales de 1er rang), de course (de 2e rang) et navires cargo. Là encore, la distinction au filtre du triptyque lourd-léger-technique reste pertinent.
Cette forme de différenciation découle aussi d’une adaptation aux évolutions du champ de bataille. Tout à la fois dynamique et dialectique, ce mouvement vise à contrer tout avantage technico-opérationnel pris par l’adversaire et lui conférant à un moment une forme de supériorité dans la lutte. Il se traduit souvent d’un côté par un processus capacitaire, au départ appuyé sur le « recyclage » de l’existant pour réagir et niveler puis innover et reprendre l’ascendant, de l’autre une adaptation organisationnelle qui voit des unités se transformer pour s’adapter puis se différencier par l’emploi et la manœuvre.
Au fil de la première guerre mondiale, confrontée une menace croissante exercée directement ou indirectement depuis les airs, l’artillerie a donné naissance à des unités spécifiques de défense surface-air progressivement différenciées, au fil du temps non seulement du fait d’un équipement propre (mitrailleuses jumelées puis canons spéciaux, enfin missiles) mais aussi par des tactiques particulières, donc un entraînement idoine.
Cette forme de différenciation empirique, par l’observation et l’adaptation perdure. Les échanges entre alliés la confortent avec pour résultat paradoxal une relative homogénéisation des organisations militaires. L’exemple du génie et l’adaptation aux impératifs de lutte contre les engins explosifs improvisés le montre.
De la même façon, l’insertion de la robotique, domaine encore balbutiant et extrêmement sensible au regard des implications éthiques qu’il porte, répondrait à une logique similaire d’adaptation de l’appareil militaire aux évolutions du contexte d’emploi. La machine[3] se substituerait alors au soldat pour certaines tâches ancillaires, voire pour des actions au contact de l’adversaire. Et si les fonctions opérationnelles au tropisme technique, comme la défense surface-air, y sont naturellement intéressées, le saut à accomplir concerne prioritairement celles de contact et d’acquisition du renseignement ; nos armées y retrouveraient ainsi de la masse, de l’épaisseur autant humaine que technique.
3. DOMINER
L’élargissement du champ de bataille, l’apparition de nouveaux domaines de lutte, le « retour d’expérience » ou l’analyse après action, surtout en cas d’échec patent, conduisent aussi à des mécanismes d’adaptation et de différenciation.
L’apparition des unités amphibies en est l’illustration patente. Les unités de fusiliers embarquées apparaissent avec les formations navales réglées : troupes de marine françaises ; Marines britanniques ou Marinier Korps néerlandais. La différenciation dans l’emploi et l’équipement est une conséquence directe de l’échec cuisant du débarquement de Gallipoli[4]. Deux modèles ont fini par apparaître pour combattre à l’interface des milieux aéroterrestres et aéromaritimes. Le premier est intégré, c’est l’United States Marine Corps ; le second est circonstanciel à l’instar de la composante amphibie française articulée autour d’une unité navale spécialisée, la flottille amphibie (FLOPHIB) et deux brigades terrestres (6e BLB et 9e BIMa). Ces unités sont liées par une doctrine commune et entraînées à manœuvrer de conserve. Dans les deux cas, ces formations, soient-elles organiques ou circonstancielles, sont différenciées par l’équipement, l’entraînement et la doctrine, qui intègrent les particularités du milieu d’emploi. Un même schéma vaut pour les opérations aéroportées.
L’émergence de forces différenciées peut aussi résulter d’une logique de contournement. Dérivées des forces légères essentiellement dédiées à la « petite guerre », les forces spéciales ont trouvé leur coloration actuelle d’abord dans les combats du « faible au fort » menés par les Britanniques les premières années de la deuxième guerre mondiale. Il s’est d’abord agi de localiser et de clouer au sol les aéronefs des forces de l’Axe[5] et ainsi assurer la supériorité non seulement des branches de la Royal Air Force mais aussi de l’artillerie alliée ; elles se sont ensuite adaptées au contexte particulier de contre-insurrection des guerres de décolonisation puis au contre-terrorisme. Elles sont donc différenciées par essence, répondant à un cadre d’emploi particulier et limitatif, équipées et entraînées pour ce faire, notamment pour agir depuis et en étroite association avec les unités opérant dans la troisième dimension.
Plus récente, l’apparition des « cyberforces » relève de l’adaptation du modèle militaire, plus généralement sécuritaire[6], à l’émergence d’un nouveau milieu, l’espace cybernétique. Provenant de toutes les armées et services, les « cybercombattants » forment à l’évidence une troupe, et non un service technique, nativement différenciée par son cadre d’emploi, ses armes, et la doctrine en réglant l’emploi. En France, celle-ci couvre désormais l’ensemble du spectre pour répondre à la menace dans son intégralité.
La différenciation est une pratique consubstantielle aux armées qui s’étend d’ailleurs plus largement à l’ensemble de l’appareil sécuritaire : il n’est qu’à considérer la structuration des forces de l’ordre en tenue, entre unités territoriales, d’intervention, forces mobiles et spéciales.
Elle relève autant de considérations techniques de par les équipements que d’une logique d’aptitude opérationnelle qui combine matériel, entraînement et adaptation au milieu. Elle contribue donc en ce sens à maintenir si ce n’est une suprématie de nos forces, au moins une forme de supériorité permettant de dissuader ou de contrer l’opposant, voire de l’user, en phase de contestation, ou de lui porter des coups décisifs dans les périodes paroxystiques d’affrontement. En ce sens, l’insertion de formations robotisées, intrinsèquement différentes, s’insérerait dans cette logique pour redonner de la masse aux armées françaises en accroissant et élargissant leur potentiel de combat.
Surtout, consubstantielle aux pratiques organisationnelles des armées occidentales, la différentiation s’immisce désormais dans la conception des opérations sous la forme de l’adaptation des dispositifs. L’opération d’assistance « Amitié », navale et terrestre et pour cette composante articulée autour du génie, ou encore les glissements opérés au Sahel l’illustrent. Sur ce théâtre, l’opération fut d’abord nationale et coercitive, engageant des forces conventionnelles pour contrer une menace globalement dévoilée et concentrée. Elle a ensuite évolué pour prendre une dimension stabilisatrice régionale et interalliée et incluant un volet « réforme du secteur de sécurité – formation ». Elle évolue maintenant vers le contre-terrorisme et les opérations spéciales. A chaque changement, le dispositif s’est différencié dans son articulation et sa disposition pour s’adapter aux évolutions du contexte opérationnel et ainsi, conserver une forme de supériorité sur les adversaires, au moins rester en adéquation avec leur évolution.
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[1] Cette pratique est à distinguer des transitions qui font coexister différentes générations de matériel au sein d’une même unité le temps des livraisons.
[2] F6 Farmer dans la nomenclature occidentale, il s’agit d’une version chinoise du chasseur russe MiG19. In www.opex360.com, « la Chine aurait transformé d’anciens avions de combat J6 en drones », Laurent Lagneau, 22/10/2021.
[3] Sous forme de système d’armes létaux intégrant de l’autonomie (SALIA) pour tenir compte des limites déontologiques et légales fixées par le gouvernement.
[4] On pourra se référer, entre autres, à Max Schiavon, le front d’Orient : du désastre des Dardanelles à la victoire finale 1915-1918, Paris, Tallandier (coll. Texto), 2016.
[5] L’apparition des forces spéciales soviétiques, les spetsnaz du GRU, a répondu à une logique similaire de localisation et de neutralisation des armes nucléaires tactiques occidentales comme de leur commandement.
[6] Confrontés à cette même apparition, les services de renseignement tout comme les forces de l’ordre se sont dotés d’unités spécifiques pour agir dans ce milieu très particulier.