La guerre par procuration (1/2)
Par le Colonel Pierre Bertrand – Cahier de la pensée mili-Terre – Publié le 02/10/2018
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La guerre par procuration est une notion connotée en mauvais termes : la guerre par procuration ou à distance serait par nature lâche, illégitime, inefficace ou encore immorale ? Et si la guerre par procuration était, au contraire, l’avenir de la guerre ? Et si le long mouvement de remise en question de « la bataille décisive » – pratiquée par Napoléon et codifiée par Clausewitz pour se perpétuer jusqu’à nos jours – était arrivé à son aboutissement naturel et à son dépassement logique ? La guerre des robots activés par des techniciens civils et étrangers ? En sommes-nous si loin ?
Aussi ancienne que la guerre elle-même, et aussi décriée soit-elle sur le plan éthique et déontologique, la guerre par procuration a encore de beaux jours devant elle.
« La généralisation de l’ambiguïté ou de l’agression dissimulée se vérifie également avec l’emploi de plus en plus fréquent, par certains Etats, de groupes agissant par procuration (proxies), allant de diasporas instrumentalisées à des milices ou groupes armés capables de tenir en échec des forces classiques. »
Lors d’un débat télévisé sur l’Iran, le 11 mai 2018, M. Pierre Servent montrait que cet État recourait aux « proxies » pour affronter Israël, en raison de la relative faiblesse de ses moyens militaires face à une armée qui le surclassait militairement et technologiquement. L’utilisation du Hezbollah pro-iranien s’avère ainsi pertinente dans le cadre d’un affrontement du faible face au fort. Il est le moyen idéal, pour une puissance régionale soucieuse de se faire respecter et de marquer sa zone d’influence, de nuire à une puissance rivale.
L’emploi de « proxies » peut être également pratiqué de manière régulière, voire revendiqué sinon dans la doctrine officielle, du moins dans la pratique opérationnelle, comme le font les Russes. On prête au CEMA russe, Valery Gerasimov (2013), le développement de cette forme de guerre en arsenal conceptuel (Crimée) : « Le rôle des moyens non militaires dans la réalisation d’objectifs politiques et stratégiques a crû et dépasse désormais la force armée en efficacité ». L’intervention des forces pro-russes dans le Donbass (Cahiers du Retex du CDEC/DDo – novembre 2017) illustre parfaitement le recours à des forces paramilitaires pour éviter à Moscou d’engager ses propres troupes au sol et, surtout, d’avoir les mains libres sur le plan politique, diplomatique et juridique international. Cette pratique est cependant ancienne si on se souvient de la guerre des partisans exercée durant la campagne de Russie et pendant la 2e Guerre mondiale.
Une pratique aussi ancienne que la guerre elle-même
Les auxiliaires dans l’armée romaine
L’utilisation de troupes auxiliaires est connue dans l’armée romaine et attestée par de nombreuses sources. Ces auxiliaires étaient soit rattachés à une légion, soit indépendants dans les provinces sans légion. Ils étaient de tout niveau et affectés à tous les types de missions : forces statiques dédiées à la garde et à la protection ou unités de réelle valeur opérationnelle (cavaliers gaulois et espagnols, éclaireurs bretons, archers thraces et syriens…). Signe de leur utilité et de leur importance numérique, on estime que leurs effectifs doublaient ceux des légions : en 23 après JC., on compte 125 000 légionnaires et 125 000 auxiliaires, soit 250 000 hommes en permanence sous les armes. En principe composés de non-citoyens romains, les auxiliaires étaient commandés par des officiers romains (préfets, tribuns, centurions…) et organisés en structures semblables à celles des Romains (ailes, cohortes…).
« Les auxiliaires ne doivent pas être confondus avec les « supplétifs », forces non permanentes auxquelles recourait parfois Rome en cas de guerre » (Yann Le Bohec, La guerre romaine).
Autrement dit, les auxiliaires représentent bien une force d’origine étrangère (souvent locale), mais permanente et intégrée dans l’armée régulière. A ce titre, ils correspondent d’assez près au modèle des unités de l’Empire colonial français (principalement l’armée d’Afrique), dont on connaît le rôle déterminant lors des deux guerres mondiales, puis dans celles d’indépendance (Indochine et Algérie).
Le modèle romain est emblématique car il pose la question de la définition de ces auxiliaires : sont-ils des proxys ou appartiennent-ils aux unités régulières romaines ? Ou bien est-ce le type d’opération et de combat mené qui distingue le proxy du soldat régulier ? Hervé Coutau-Bégarie classe les auxiliaires comme des acteurs de la « guerre irrégulière », car, malgré leur insertion dans l’organisation militaire (voir supra), ces forces mènent des missions particulières et une forme de combat spécifique : combat de harcèlement, guerre d’embuscades, raid en territoire ennemi… C’est sans doute trop limiter leur rôle, car, en définitive, ces soldats exécutent pratiquement les mêmes missions et assurent, surtout, la défense du limes, dans les zones où les légions romaines ne sont pas stationnées, ces dernières étant réservées aux opérations ou aux zones stratégiques ou critiques.
Le cas des soldats étrangers de la Grande armée
Napoléon, tout au long de son règne, se heurtera au problème crucial des effectifs face à une Europe coalisée contre la France. On sait qu’il intègrera de plus en plus massivement des corps étrangers dans la Grande armée jusqu’à aboutir à une coalition franco-européenne face à la Russie (campagne de 1812), puis en 1813. Sur les bords du Niémen, l’Empereur réussit à concentrer « une des plus impressionnantes armées de tous les temps, qu’on appela l’armée des Vingt-Nations », soit autour de 680 000 hommes (dont 356 000 Français). Entre 400 000 et 450 000 soldats devaient envahir la Russie, dont la moitié d’étrangers. Ces unités étrangères disposaient d’une organisation, d’officiers, d’effectifs et d’équipement national, seul le haut commandement (état-major du maréchal commandant le corps d’armée) était français à l’exception du corps autrichien de Schwarzenberg. Il s’agit donc bien d’alliés, et aucunement de supplétifs ou d’auxiliaires. A première vue, les rares unités d’étrangers intégrées dans la Grande armée servent dans la Garde impériale à cheval – au même titre que leurs homologues français des régiments de chasseurs, grenadiers à cheval, dragons et éclaireurs : ce sont les fameux mamelucks, les chevau-légers lanciers polonais et hollandais, ainsi que les tartares lituaniens. Ces forces font partie intégrante de l’armée française. Elles représentent, en définitive, un volume restreint par rapport aux effectifs de la Garde, et surtout de la Grande armée prise dans sa totalité.
Les supplétifs en Indochine : un vrai cas d’emploi de Proxies
Force étrangère non permanente et non intégrée dans l’armée française, mais bien rattachée au CEFEO (corps expéditionnaire français en Extrême-Orient) et sous commandement français, l’emploi de ces unités s’est avéré pertinent et efficace sur le strict plan opérationnel.
Etymologiquement, le terme « supplétif » vient de suppléer, à savoir « qui complète ». Les officiers sont généralement européens ; il n’en est pas de même des sous-officiers : les archives et documents abondent et montrent souvent des brigadiers, caporaux, sergents (…) issus des populations locales. Et c’est encore vrai au cours de la Première Guerre mondiale, quand la France doit puiser des soldats dans ses colonies pour faire face à un déficit d’homme par rapport aux Empires centraux. En Indochine, ces mêmes raisons apparaissent rapidement. Dès 1946, le général Leclerc, qui se trouve à la tête d’une force de quelques milliers d’hommes seulement, fait appel à la population indochinoise pour combattre le vietminh communiste. Les raisons sont multiples :
- une question d’effectifs : le soulèvement vietminh et le pourrissement de la situation par la guérilla obligent l’armée française à multiplier ses actions opérationnelles tout en maintenant une présence constante dans les gros bourgs des provinces rizicoles, des deltas et des plaines côtières. Aussi le général Leclerc décide d’enrôler des Vietnamiens car il les juge mieux adaptés au terrain et aux conditions de vie locales, tout en étant d’un coût de revient peu élevé. Initialement formés en groupes d’auto-défense de leurs villages, les partisans recrutés sont d’abord rattachés aux unités régulières, puis, très rapidement, constitués en unités autochtones légères. Naissent alors les bureaux supplétifs de zone, chargés de leur administration, qui perdureront jusqu’en 1954.
- une question de moyens financiers : un soldat de la métropole doit être transporté depuis Marseille, être formé pendant de longues semaines et il touche une solde supérieure à celle que peut percevoir un autochtone ; enfin, la solde du partisan était de quelques piastres par jour : une dizaine, soit le prix d’une bouteille de bière de fabrication locale au centre-Vietnam. Et il n’était pas prévu de pension pour l’invalide ou la veuve, ni de retraite…
- une question d’acculturation : le recrutement d’hommes locaux permet une vraie immersion au cœur des pays concernés, ne serait-ce que pour des questions de langues, de connaissance du terrain et des Les paysans thaïs ou muongs connaissent le terrain ; ils sont familiers du climat et sont plus endurants que les soldats de métropole.
- pas de morts français.
En 1950, plus de 40 000 hommes composent les effectifs des forces supplétives : ils sont intégrés dans des CSM (compagnies de supplétifs militaires) des unités du CEFEO comme les bataillons de parachutistes, la Légion étrangère (CIPLE – compagnie indochinoise de la Légion étrangère), les unités classiques de la Coloniale et d’autres unités dont les noms sont évocateurs : bataillons de marche d’Extrême-Orient, bataillons de marche indochinois, régiments de tirailleurs tonkinois, le bataillon annamite, le bataillon des forces côtières du Tonkin, les bataillons muongs, les bataillons thaïs, les bataillons de chasseurs laotiens, le régiment mixte du Cambodge. En 1954, le CEFEO compte environ 200 000 hommes dont 55 000 à 60 000 supplétifs, tandis que les armées nationales (Vietnam, Laos, Cambodge) alignent de l’ordre de 250 000 à 300 000 hommes (dont 45 000 supplétifs). Les CSM participent généralement à des missions de surveillance de villages, d’accompagnement d’unités métropolitaines, d’ouvertures de voies, de reconnaissance et d’éclairage.
Mais ils sont aussi intégrés dans des maquis ou des commandos, dans une perspective chère au contre-espionnage français. Ainsi, le groupement de commandos mixte aéroporté (GCMA) implante les maquis en Haute-région (Tonkin), sous la responsabilité du lieutenant-colonel Trinquier. Leur mission : « Préparer, organiser, mettre en place et commander des éléments susceptibles de réaliser des maquis, des guérillas itinérantes, des missions spéciales (en particulier de sabotage) par éléments individuels ou équipes très légères infiltrées clandestinement, monter des filières d’évasion, participer sur ordre à la guerre psychologique ».
Les CSM deviennent rapidement des auxiliaires indispensables aux forces françaises sur tout le territoire de l’Indochine. Elles assurent, peu à peu, une grande part des missions territoriales. Les pertes subies par les formations supplétives pendant les huit années de leur existence parlent d’elles-mêmes : plus de 15 000 tués, 18 000 disparus, près de 30 000 blessés, soit au bilan le quart des pertes totales du CEFEO.
Et le légionnaire d’aujourd’hui ? On estime généralement que la Légion étrangère est l’héritière de ces troupes d’origine étrangère ayant servi fidèlement la France au cours des siècles, comme les troupes légères chargées de mener à bien la « petite guerre » ou « guerre de partisans », type de manœuvre pleinement intégrée aux plans de campagne au XVIIIe siècle : Maurice de Saxe l’illustrera à la perfection et l’emploi de la cavalerie légère connaît un essor et un succès sans précédent (rappelons que la France forme son 1er premier régiment de hussards avec des réfugiés hongrois en 1720). Si on compare maintenant le hussard de 1720 et le légionnaire de 2018, on mesure le chemin parcouru par l’étranger qui s’enrôle au service de la France : les unités d’étrangers (légionnaires) sont aujourd’hui très intégrées dans l’armée de Terre, même si elles conservent leur spécificité et leur esprit de corps. Le processus de normalisation des armées s’est, en effet, affirmé au cours des siècles et a abouti à un degré inédit de standardisation (missions, organisation, commandement, doctrine, armement et uniforme).
De cet aperçu historique nous pouvons retenir que :
- contrairement à certaines idées reçues, le recours aux auxiliaires, étrangers ou supplétifs est un gage de succès et a permis à la France de compter sur des soldats de valeur dans des moments critiques de son histoire ;
- l’association ou l’intégration d’étrangers au cours des siècles dans l’armée française se traduit aujourd’hui par une normalisation poussée à l’extrême qui ne fait plus de différence entre un soldat français et un légionnaire.
Les avantages de la guerre par procuration : l’intérêt de la sous-traitance ou de l’externalisation
L’ennemi « hybride » et la stratégie du faible face au fort
« Le concept de guerre hybride ne fait pas consensus. On admet qu’il agrège un ensemble de pratiques mêlant moyens militaires et civils, étatiques et non étatiques, de l’échelon stratégique jusqu’au tactique sans se limiter à un espace physique particulier, mais en employant tous les moyens de déception, propagande pour atteindre ses objectifs y compris dans le cyberespace et la psyché adverse » (G. Lasconjarias et J.Larsen). Qu’on l’appelle guerre hybride ou « combinaison des deux modes de guerre régulière et irrégulière », on s’accorde à reconnaître que ce type de guerre combine un affrontement conventionnel à la déstabilisation de l’adversaire par d’autres moyens non conventionnels, y compris le recours à des outils et procédés non militaires.
Si les modes de guerre régulière et irrégulière remontent à l’antiquité au moins, en revanche, c’est la combinaison des modes qui est plus rare : un concept d’opérations mêlant guerre régulière et irrégulière dans une manœuvre intégrée.
Dans l’histoire militaire récente, cinq théâtres d’opération se détachent :
- AFGHANISTAN (a/c 2001)
- HEZBOLLAH contre Tsahal (2006)
- LIBYE (2011)
- DONBASS en UKRAINE (2014-2015)
- DAESH au Sahel (2013)
Chacun de ces conflits a fait l’objet de nombreuses études. L’ennemi « hybride » n’est pas nouveau, mais sa prolifération aujourd’hui, et ses capacités de résistance, sinon de succès tactiques, en font une menace redoutable et permanente. Parmi ces caractéristiques, la capacité à se fondre et à se protéger parmi nos les populations et à s’organiser en réseaux très structurés et redondants, ou encore l’aptitude à recourir à des capacités « bon marché » (cyber, EEI, armes chimiques, tireurs d’élite, combats en zone urbanisée, dissimulation dans les foules, kamikazes…). Le recours à des hommes de la rue sans qualification poussée et à des produits sur étagère facilite la sous-traitance.
La permanente tentation de la sous-traitance dans l’histoire : l’exemple britannique
L’Angleterre a financé les guerres contre Napoléon et fomenté toutes les coalitions antifrançaises de l’époque. C’est un exemple de guerre par procuration, selon lequel on privilégie l’emploi des (autres) forces armées européennes (ou des partisans en péninsule ibérique) contre l’armée française.
Et il est de fait que le contingent proprement britannique engagé contre les Français aura toujours été très faible : quelques milliers d’hommes (Espagne et Portugal), 24 000 Britanniques seulement dans l’armée de Wellington à Waterloo, l’essentiel étant composé de 26 000 Allemands et de 18 000 Hollandais (avant l’arrivée du maréchal Blücher).
Selon Liddell Hart, la Grande-Bretagne a toujours pratiqué une stratégie périphérique, ou indirecte, à base de concours financiers à des alliés continentaux et d’interventions militaires limitées, en évitant tout engagement massif sur le continent. Cette stratégie, quoi qu’on en pense, par-delà l’exemple de Waterloo, s’est avérée payante au cours des siècles.
Une tendance croissante : le développement par les Anglo-saxons du concept lucratif de « privatisation de la sécurité »
Il n’est nullement surprenant, avec une semblable tradition militaire, basée sur un cadre juridique et financier « privé » de type anglo-saxon, que le concept lucratif de « privatisation de la sécurité » ait trouvé un tel développement en Grande-Bretagne et surtout dans son ancienne colonie d’Amérique. La spectaculaire montée en puissance de ces entreprises au cours des années 90 résulte moins de l’effondrement du bloc communiste que du « désengagement par les grandes puissances de leurs anciens théâtres d’influence dépourvus d’attrait stratégique et subitement transformés en zones « grises ». Dans le même temps, la diminution des budgets de défense jetait brutalement sur le marché de la sécurité privée de nombreux militaires ». (De Carthage à Bagdad, le nouvel âge d’or des mercenaires, Jean-Marie Vignolles, éditions des Riaux, 2006).
Ancien fondateur des SAS, David Stirling envoie des équipes de mercenaires britanniques au Yémen (1963-67), et sa société, Watchguard International Ltd., propose des formations aux forces spéciales des pays anticommunistes.
Le mercenaire traditionnel a changé de visage : « moins romantique et plus affairiste », il a quitté l’habit idéologique ou politique pour se transformer en homme d’affaires… soucieux toutefois, en bon businessman, de respectabilité afin de se différencier du mercenaire type Bob Denard.