« Le syndrome de Fachoda sur les scories des missiles de croisières » : L’œil de l’ASAF du mois de juin 2023
par le Colonel (h) Dominique BAUDRY -ASAF – publié le 17 juin 2023
https://www.asafrance.fr/item/l-oeil-de-l-asaf-du-mois-de-juin-2023.html
La guerre est parfois enveloppée dans le brouillard de la duplicité, de la propagande ou, pour le moins, de la désinformation. Le Soudan n’est pas une exception et si la guerre d’Irak reste le summum du détournement de la preuve devant le Conseil de Sécurité de l’ONU, il n’en reste pas moins que les conséquences des « coups de semonce », comme celui de 1998, sont parfois ressenties de longues années plus tard.
Aujourd’hui la résurgence de graves turbulences au Soudan qui entraîne l’évacuation d’urgence des diplomates et ressortissants étrangers interroge sur la géostratégie du missile de croisière et la semence de risques insidieux en cascades.
En effet, en 1998, sous le mandat du Président Clinton, quatre missiles de croisière BGM-109 Tomahawk furent lancés depuis des navires de guerre américains positionnés dans la mer Rouge. L’un d’eux frappa et détruisit l’usine pharmaceutique d’Al-Shifa, à Bahri, au Soudan. À l’époque, les États-Unis accusaient le pays du président Omar al Béchir d’aider le leader terroriste Oussama ben Laden à se procurer des armes chimiques fabriquées dans cette usine.
Les preuves ne furent jamais formellement apportées. Quelques mois plus tard, alors que l’auteur était en mission à Khartoum, les ministres soudanais ne manquèrent pas de l’inviter à déjeuner à l’hôtel, construit par les Chinois, dont la terrasse domine le confluent du Nil Blanc et du Nil Bleu qui descend du lac Tana, situé dans les hauts plateaux tempérés d’Éthiopie. On apercevait, au loin, les restes du site de cette usine incriminée qui, selon leurs dires, produisait un inoffensif lait en poudre pour bébés dont le manque ultérieur provoqua de nombreuses morts de nourrissons (1) .
La guerre est parfois enveloppée dans le brouillard de la duplicité, de la propagande ou, pour le moins, de la désinformation. Le Soudan n’est pas une exception et si la guerre d’Irak reste le summum du détournement de la preuve devant le Conseil de Sécurité de l’ONU, il n’en reste pas moins que les conséquences des « coups de semonce », comme celui de 1998, sont parfois ressenties de longues années plus tard.
Ainsi, sous la pression de la communauté internationale, et notamment des États-Unis, le Soudan subit en 2011 une partition géographique, ethnique et religieuse qui conféra au Sud la captation de ressources pétrolières imposantes. Mais des zones immenses, particulièrement au Nord dans le Darfour, sont laissées sans ressources et le taux de mortalité infantile est l’un des plus élevé du monde. Omar el Béchir, emprisonné, sur place depuis 2019, est sous le coup d’un mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale.
La guerre intérieure au Soudan qui vient de resurgir entre deux factions militaires, et la complicité de quelques forces de sécurité paramilitaires, attire de nouveau notre attention. Cette crise s’inscrit dans le vaste domaine de la géopolitique, de la diplomatie, de la puissance et de la résolution des crises initiées par une intervention internationale vieille d’un quart de siècle. Les géopoliticiens ne manqueront pas de souligner que ces pays meurtris par les conflits (Libye, Yemen et Soudan), aussi divers soient-ils et bien qu’à des milliers de kilomètres les uns des autres, ont en commun d’avoir un sous-sol immensément riche en hydrocarbures !
Partager des idées, les confronter, évoquer des solutions de sortie de crise n’est pas un simple exercice intellectuel mais un chemin vers la paix dans cette région du monde souvent oubliée. S’agissant du Soudan, territoire de l’ancien royaume de Nubie, il aurait hébergé sous l’ère du roi David, au XIe siècle avant notre ère, une des fameuses tribus perdues d’Israël. Reste donc à la civilisation de veiller à préserver l’histoire de notre humanité. Le sujet s’inscrit dans le large spectre de la géopolitique, de la diplomatie, de la puissance et de la résolution des conflits armés.
Pour nous Français, on ne peut pas manquer d’évoquer le souvenir douloureux de la mission Congo-Nil du capitaine Marchand. Le 19 septembre 1898, ce dernier fait face aux forces anglaises de Lord Kitchener qui vient de remporter la victoire d’Omdurman et ne compte pas se voir contester le contrôle du Nil, de son delta jusqu’à ses sources. Les Britanniques établissent alors un blocus autour de la place de Fachoda où s’est retranché le capitaine Jean-Baptiste Marchand et sa colonne de marche.
En janvier 1899, les deux pays trouvent un accord diplomatique et les troupes françaises doivent, non sans ressentiment, se replier. Un monument en l’honneur de la mission Marchand, réalisé en 1949 par les sculpteurs Léon René et Georges Baudry (1898-1978), a été érigé à Paris, Porte Dorée. Voilà une époque historique qui doit permettre de mener une réflexion audacieuse et constructive sur les faits d’aujourd’hui et ne saurait relever d’un esprit partisan.
« Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts » disait Charles de Gaulle. Voilà pourquoi, additionnant les approximations, l’absence de considérations ethno- historiques et la confusion entre les effets et les causes, on pourrait aujourd’hui déboucher dans ce pays sur un désastre militaire et humain.
Dans un monde idéal, rien n’exonère le pouvoir politique de décisions géopolitiques prises ou volontairement omises.
1/ L’usine était la source première des médicaments au Soudan. Werner Daum, ambassadeur allemand de 1996 à 2000, estima que leur manque « provoqua probablement des dizaines de milliers de morts » dans la population soudanaise.