Lettre d’information ASAF – Août 2022 :L’Histoire est indéboulonnable |
Lorsqu’en Afghanistan, à la fin de l’hiver 2000-2001, pour des raisons plus identitaires que religieuses, les talibans détruisirent à l’explosif les Bouddhas de Bâmiyân, le monde entier exprima son indignation devant ce « crime contre la culture » perpétré par des barbares.
Pourtant, en juin 2020, à Bristol, en Grande-Bretagne, on déboulonna des statues et, à Oxford, on menaça de le faire, cédant ainsi à une déferlante iconoclaste déclenchée par la mort de Georg Floyd, à Minneapolis, aux États-Unis. En effet, c’était à un mouvement mondial antiraciste auquel nous assistions et qui, symboliquement, réclamait la destruction de toutes les statues honorant des personnalités qui ont, de près ou de loin, pratiqué ou favorisé la traite négrière et l’esclavage. Mais d’une part, ceux qui manifestèrent à Oxford n’avaient en aucune manière été victimes de ce qui fut longtemps et dans beaucoup d’endroits un système juridique et social au service de l’économie et d’autre part, s’agissant particulièrement de la Grande-Bretagne qui le pratiqua et l’utilisa abondamment pour étendre sa puissance, un système sans lequel Oxford n’existerait sûrement pas. Le « débat », si l’on peut parler ainsi, car bien qu’étant citoyens de pays démocratiques, les iconoclastes en cause ne le pratiquent guère, est immédiatement arrivé en France, au cours de ce même mois de juin 2020, où il a pris pour cible la statue de Jean-Baptiste Colbert, instigateur du Code noir, cadre juridique de l’esclavage dans les colonies françaises, rédigé sous Louis XIV et publié deux ans après la mort de son auteur. Cette statue est d’autant plus symbolique qu’elle est située devant le fronton de l’Assemblée nationale, le « temple » de la République. Le cas de Colbert est particulièrement intéressant. En effet, entièrement dévoué à son roi, symbole de la monarchie absolue, il s’est vu transformé en mythe du grand serviteur de l’État par la IIIe République, elle-même grand artisan de la construction de l’empire colonial français. Le personnage transcende donc la Monarchie et la République pour se confondre avec l’Histoire de la France. La Révolution française s’était déjà attaquée aux statues. Elle a défiguré nombre de nos monuments en décapitant nos rois de pierre, en particulier dans nos églises et sur les façades de nos cathédrales. Pour autant, a-t-elle fait disparaître ceux-ci de notre Histoire dont ils occupèrent plus de mille années ? Les visiteurs ne se pressent-ils pas toujours à Versailles, Fontainebleau, Chambord ou Chenonceau ? Mais, pour revenir au seul sujet de l’esclavage, quels sont les pays qui, à un moment ou à un autre de leur histoire ne l’ont pas pratiqué ? Pratiquement tous les pays européens y ont eu recours, les États-Unis évidemment, mais aussi nombre de peuplades (plutôt que de pays) arabes, africaines ou asiatiques. Les campagnes et razzias des pirates et corsaires barbaresques se sont étendues le long des côtes européennes de la mer Méditerranée pendant des siècles (sacs d’Ostie et de la Basilique Saint-Pierre de Rome en 846, de Trogir en 1123, d’Otrante en 1480) et dans l’océan Atlantique (raids sur l’Islande en 1627), mais aussi au large avec la piraterie contre tous les navires chrétiens. À chaque fois, une moisson d’esclaves européens était saisie et ramenée chez eux par ces pirates. Le débat tournait-t-il vraiment autour d’une juste vision de notre Histoire quand fut détruite, le 22 mai 2020 soit avant l’épisode de Bristol, à Fort-de-France (Martinique), la statue de Victor Schoelcher, promoteur de l’abolition de l’esclavage en 1848 ? Ou bien n’était-ce pas plutôt une vision « racialisée » de cette Histoire préférant mettre en avant des militants nationalistes plutôt qu’un député blanc ? À Paris, toujours en 2020, la statue de Voltaire qui trônait depuis 60 ans square Honoré-Champion, à deux pas de l’Académie française, a été recouverte de peinture rouge, tout comme celles de Gallieni et de Cuvier, personnages accusés comme Colbert d’être en lien avec l’ère coloniale. La dernière fois que la statue de Voltaire a été vue remonte au 17 août 2020. Elle aurait été retirée par la mairie de Paris pour être nettoyée. Cela fait bientôt deux ans et madame Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, s’en inquiète fort justement. À Rouen, en septembre 2021, le maire de la ville proposa de ne pas remettre en place la statue de Napoléon après sa rénovation et de la remplacer par une autre figure « emblématique », comme celle de Gisèle Halimi, fervente défenseuse des droits des femmes mais aussi défenderesse et « porteuse de valise » du FLN algérien. Après un vote des habitants de la ville favorable à son maintien, la statue a été remise en place. Ouf ! Et puis voilà qu’en avril de cette année 2022, en Loire-Atlantique, à Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, au sud de Nantes, la statue du général de Lamoricière, « vainqueur d’Abd el-Kader », fut, elle aussi, menacée de déboulonnage. Le bronze avait été inauguré en 1909 dans le centre de Constantine, en Algérie, sur le lieu même d’un assaut du général de Lamoricière. En 1962, à la fin de la guerre d’Algérie, la statue avait été rapatriée à Marseille, avant d’être revendiquée par le maire de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu et d’être à nouveau inaugurée dans cette ville en 1969. Faire la part entre l’indispensable travail de mémoire permettant la nécessaire transmission du passé quel qu’il fut et le refus de célébrer les personnages dont la pensée ou le comportement ne sont plus jugés, aujourd’hui, honorables, ne peut résulter que d’un sérieux débat mêlant citoyens, élus, enseignants et historiens et non pas de coups de force à vocation médiatique plus que mémorielle. Mais ce débat ne doit pas devenir l’alibi d’une racialisation à l’américaine. Il existe peut-être dans certains de nos paysages urbains, quelques statues d’acteurs de notre passé colonial voire esclavagiste. On pourrait en dresser l’inventaire et, localement, si et seulement si la question se pose et après une complète et précise explication donnée au public sur leur origine, décider par des voies démocratiques (référendum local, décision du conseil municipal en séance publique ?) de leur élimination ou de leur conservation. En réalité, la clé de cette question réside dans la phrase citée dans le film documentaire de Chris Marker et Alain Resnais sur l’esclavage[1] : « Rien ne nous empêcherait d’être ensemble les héritiers de deux passés, si cette égalité se retrouvait dans le présent. » La RÉDACTION de l’ASAF [1] Film documentaire Les statues meurent aussi de Chris Marker et Alain Resnais-1953. |
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