Réflexions prospectives sur le facteur de supériorité opérationnel Masse
Action Terrestre future (ATF) retient la masse parmi les huit facteurs de supériorité opérationnelle (FSO) déclinés des principes de la guerre. Elle n’était, contrairement à la doctrine américaine, ni un principe, ni un facteur retenu dans la doctrine française jusqu’alors. La définition retenue dans ATF est la suivante : « Au-delà du seul rapport de force, la masse se comprend comme la capacité à générer et entretenir les volumes de force suffisants pour produire des effets de décision stratégique dans la durée, prenant en compte les impératifs dictés par le cadre espace/temps de chaque opération. » 6 La masse, qui a sa valeur en soi, ne se comprend bien qu’au sein du système des FSO. C’est une condition nécessaire, mais pas suffisante du succès.
Le besoin futur en masse
Ce rappel fait, il n’est pas inintéressant de s’interroger sur la signification de la masse à l’horizon 2035. Disposer d’une masse tactique restera alors décisif comme instrument de puissance pour plusieurs raisons. Une opération conventionnelle d’ampleur reste probable, y compris dans le cadre du secours aux populations sur notre sol en cas de désastre majeur. Nos adversaires potentiels n’auront pas renoncé à être au rendez-vous de la masse, la masse jouera toujours un rôle important pour dissuader et prévenir. Le processus de remontée en puissance ne sera pas accéléré par les moyens technologiques et restera complexe. L’histoire enseigne qu’une remontée en puissance se limitant au « raffermissement », nécessite de 3 à 5 ans et que, pour une remontée plus structurelle, il faut compter au minimum 10 ans 7. Les opérations de stabilisation nécessiteront encore des effectifs importants. Le défaut de masse entraîne une prise de risque plus élevée. Pour ne prendre qu’un seul exemple, les lignes de communications sont davantage étirées et leur sécurisation devient problématique.
Masse et dispersion
Avec l’accroissement de la létalité sur le champ de bataille, la concentration des forces sera de plus en plus difficile. Une des problématiques principales liée à la masse devient alors la suivante : concentration à dessein au moment opportun, dispersion le reste du temps. La dispersion est une tactique efficace lors des phases préparatoires ou de « modelage de l’ennemi » car, outre la sûreté qu’elle apporte, elle entretient le doute chez l’ennemi quant aux intentions réelles. Dispersion ne signifie pas pour autant renoncement au principe de concentration des efforts. Ce qui est recherché, c’est une manœuvre combinant dispersion, infiltration et concentration rapide sur les points décisifs ; ce qui devrait être permis par les nouveaux SIC.
Créer l’ambiguïté
Dès lors, si la masse concentrée est de plus en plus vulnérable, créer de l’ambiguïté chez l’adversaire prend encore plus d’importance. Heureusement, les nouvelles technologies n’effacent pas la centralité du duel dans le combat et il sera toujours possible de réaliser la surprise. Le camouflage peut y participer. Tout en utilisant des procédés éprouvés, il devrait être possible d’intégrer des moyens électromagnétiques et cybers qui dégraderont les capteurs de l’ennemi ou surpasseront son aptitude à discerner les cibles. Une fonction camouflage « rénovée » pourrait aider à masquer la masse de manœuvre pendant un temps. Des essaims de drones permettraient aussi de saturer les capacités de détection de l’adversaire et offriraient une couche supplémentaire de sûreté et de protection aux unités.
La concentration peut être facilitée par des opérations de déception 8. Les robots et les drones pourraient nous aider à les repenser, avec, par exemple, une nouvelle génération de leurres. L’entreprise israélienne General Robotics s’est ainsi engagée depuis 2012 dans le projet Hyena : il s’agit de plateformes semiautonomes légères reproduisant les signatures sonores, radars et thermiques de véhicules blindés 9. Un emploi tactique intéressant de ces leurres consisterait à les utiliser aux côtés d’unités blindées, afin de divertir au moins une partie des feux et de tester le dispositif ennemi. Des manœuvres plus complexes les utiliseraient pour attirer l’ennemi dans une fausse direction, ou pour le forcer à se découvrir. Les leurres joueraient ainsi le rôle principal dans une manœuvre de déception ce qui permettrait de concentrer les forces – la masse – sur la manœuvre décisive. Pour s’assurer que la surprise ait toute sa place dans la manœuvre future, il faudrait peut-être l’ériger officiellement en un principe, puis une doctrine, en lui consacrant un document propre, et en faire une matière dans l’enseignement militaire supérieur. Il s’agirait de lui redonner son statut de principe de la guerre au sens de Foch qui l’associait à son principe de sûreté.
Drones et robots
Si cela s’avérait nécessaire, revenir à une armée massive en 2035 serait complexe. Les aptitudes qualitatives sont donc cruciales. Scorpion est la réponse à ce besoin et représente un bond qualitatif attendu. Mais il y aurait d’autres pistes à étudier.
Faire appel à des drones et des robots est une première direction, dans la mesure où leur coût permettrait de les acquérir en quantité, sans peser sur le financement des autres programmes. À un premier niveau, confier les missions les plus exposées à des engins télé-opérés, réorienterait des effectifs, par exemple de l’échelon de découverte vers des capacités d’assaut. Il est aussi possible d’imaginer des systèmes de type « pantins », c’est-à-dire des kits que l’on pourrait installer dans des véhicules afin de pouvoir les télé-opérer occasionnellement.
Ces véhicules de combat télé-opérés rempliraient des missions de renseignement de contact, d’escorte de convois, de ravitaillement de l’avant ou encore d’aménagement de terrain. Dans le domaine logistique, tout ou partie des véhicules d’un convoi pourrait être remplacé par des véhicules au moins partiellement autonomes. L’aménagement du terrain et, à moyen terme, la construction de positions avancées – une opération qui rend les troupes très vulnérables – pourraient se faire avec des engins disposant d’un fort niveau d’autonomie, alors que les sapeurs resteraient sous blindage et à distance. Des systèmes de travaux autonomes déjà utilisés, en particulier dans le secteur minier et de nombreux programmes de recherche civils, vont d’ores et déjà dans ce sens.
De façon plus aboutie, un autre moyen d’accroître la masse serait de différencier un cœur, constitué des engins les plus sophistiqués (et habités), dédié à l’action décisive, d’une couche extérieure formée d’un essaim de véhicules « accompagnateurs » qui l’entourerait, le protégerait et l’aiderait à s’engager au combat. Pour cette couche extérieure, on accepterait des pertes car elle serait constituée d’engins nombreux au coût relativement abordable, ce qui est envisageable aujourd’hui étant donné l’avancée des recherches. Avec cette configuration, le délicat moment de la prise de contact, pourrait être le fait des robots 10, la délimitation du dispositif ennemi en serait facilitée et la manœuvre considérablement accélérée. Il reste à passer ces espoirs au crible des expérimentations pratiques, pour prouver les bénéfices réels de leur emploi au milieu du chaos et des incertitudes.
Quelle masse pour quelle manœuvre en 2035 ?
En ce qui concerne la manœuvre, la masse amie doit être dynamique pour frapper fort et esquiver les coups de l’adversaire. Le combat en essaim ( swarming ), qui peut être défini comme « le regroupement rapide d’unités de tailles et de natures différentes sur un objectif, qui pénètrent dans les trois dimensions et par des voies d’accès divergentes, avant de se disperser tout aussi rapidement une fois leur mission effectuée » 11, est un type de manœuvres permettant de répondre à cette exigence. Les trois variables principales de son succès sont : le caractère insaisissable des unités, une supériorité informationnelle et des capacités de tir à distance 12. Cette exigence de dynamisme et de mobilité de la masse trouvera sa réponse, à la fois dans la mobilité tactique (voire stratégique) des vecteurs, et dans l’info-valorisation innervant l’ensemble. Cependant, elle pose aussi la question des forces légères, à même de mener un combat fluide. Le concept d’emploi envisagé pour l’échelon de découverte de Scorpion s’en approche. On pourrait cependant aller plus loin. Par exemple, des unités de reconnaissance pourraient employer des motos ou des quads, voire des engins volants, et ainsi s’infiltrer sur les arrières de l’ennemi pour désigner des cibles. À plus long terme, les perspectives technologiques permettent d’envisager des engins hyper-mobiles qui pourraient aider à cette recherche de manœuvrabilité de la masse.
C’est le cas avec le projet, radical, de Ground Vehicle-X Technology de la DARPA qui cherche à briser la tendance à l’accroissement du poids des véhicules en obtenant la protection par d’autres moyens : mobilité extrême et faible détectabilité.
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6 Action terrestre future (ATF) , État-major de l’armée de Terre, septembre 2016, p.37.
7 Guillaume Garnier, « Les chausse-trappes de la remontée en puissance », Focus stratégique n°52, Ifri, mai 2014.
8 « Effet résultant de mesures visant à tromper l’adversaire en l’amenant à une fausse interprétation des attitudes amies en vue
de l’inciter à réagir d’une manière préjudiciable à ses propres intérêts et de réduire ses capacités de riposte. La déception comprend la dissimulation, la diversion et l’intoxication. »
9 Babara Opall-Rome, “Israeli Firm Revives Old Concept With Advanced Robotics”, Defense News , 3 octobre 2016.
10 Entre 2003 et 2007, 60% des pertes américaines étaient le fait du premier contact avec l’ennemi Christopher Coker, Future War, Polity, 2015, p.88.
11. Joseph Henrotin, article « Essaim (tactique de l’) », in Didier Danet, Ronan Doaré et Christian Malis (dir.), L’action militaire de A à Z, Economica, 2015, p. 147-154.
12 « Effet résultant de mesures visant à tromper l’adversaire en l’amenant à une fausse interprétation des attitudes amies en vue de l’inciter à réagir d’une manière préjudiciable à ses propres intérêts et de réduire ses capacités de riposte. La déception comprend la dissimulation, la diversion et l’intoxication. »