Wir sind das Volk [1]
Par le Colonel (e.r.) Gilles Lemaire Publié le 29 janvier 2019
L’apparition des gilets jaunes a constitué la surprise de cette fin d’année 2018. Une majorité d’observateurs s’est étonnée de l’apparition de ce mouvement dont on a souligné le caractère spontané. On le déclare inédit et l’on reste dans l’expectative quant à son devenir. On annonce un grand bouleversement, une fin de régime, celui de la cinquième république qui se retrouverait en crise de représentation.
Inédit ? Ces observateurs se montrent sans doute peu attentifs à l’histoire récente. Plutôt qu’aux « nauséabondes » années trente auxquelles beaucoup font référence, peut-être feraient-ils mieux d’examiner les circonstances qui ont présidé à la fin des régimes des pays de l’Est à la fin des années 1980.
En 2019, nous célèbrerons le 30ème anniversaire de la chute du Mur de Berlin. Il y a trente ans l’empire soviétique s’écroulait comme un château de carte, évènement considérable que personne n’avait vu venir. Comment expliquer cet imprévu, sinon par l’échec irrémédiable d’une utopie bravant le temps et à laquelle tout le monde avait fini par croire en s’y accoutumant ?
En 1989, la société Est-allemande constituait une grande réussite au sein du camp socialiste. Le pays survivait au milieu des ruines de la 2ème guerre mondiale, mais apparemment c’était là où l’on vivait le mieux en Europe de l’Est. Le taux de motorisation de la population y était le plus élevé, le régime s’enorgueillissait de la réussite de ses industries de pointe, des performances de ses ingénieurs, de ses sportifs, de la qualité de ses hôpitaux, de l’accès au logement, de ses centres de vacances, et plus généralement de la joie de vivre en RDA manifestée par ses habitants à l’occasion des spectaculaires célébrations festives organisées par le parti visant à encadrer la population. Le chômage était proscrit. Le bonheur officiel offert par la RDA supprimait la peur du lendemain et satisfaisait un bien-être sobre venté par le régime[2]. Il éloignait les souvenirs douloureux de la dernière guerre, lorsque le pays avait été amené à la « Stunde Null[3]»
et que le pays avait été pillé par les soviétiques. Erich Honecker, premier secrétaire du parti au pouvoir, promettait « cent ans de vie » à la RDA dans son discours de début d’année 1989.
Le grand frère Soviétique, patrie du socialisme était la deuxième superpuissance de la planète, il partageait cette position avantageuse avec les États-Unis. Sa puissance impressionnait, son organisation sociale séduisait les intellectuels de tous bords en occident où se l’on comptait encore de nombreux « compagnons de route », malgré la connaissance du Goulag et celle des turpitudes de l’ère stalinienne. Le socialisme se définissait comme résultant d’une observation scientifique de l’histoire. Il devait, selon cette observation et malgré quelques erreurs de parcours, chevaucher la route indiquée par le progrès et constituer le devenir de l’humanité.
Pourtant le monde socialiste était devenu une gigantesque société bloquée. L’avenir y était imprévisible au niveau de chaque individu. Le parti décidait. Le parti définissait l’espoir. En réponse, la combine prévalait, la corruption sévissait.
Deux facteurs pouvaient pour l’essentiel contribuer à cette déprime ambiante : tout d’abord Le projet d’égalité inhérent au socialisme conduisait à limiter la liberté. La poursuite du socialisme nécessitait l’oppression, la société était contrôlée par une administration lourde et omnipotente. La surveillance de la population était la règle, l’information était dûment filtrée, toute opposition sévèrement réprimée. Les individus y étaient déclarés égaux, cependant nul n’ignorait l’existence d’une nomenklatura dont les faits et gestes étaient glorifiés par les médias officiels et ne pouvaient susciter récrimination. Du reste, pouvait-on en parler ? On subissait avec fatalisme.
Ensuite, malgré la surveillance et la propagande exercées par le régime, chaque individu avait conscience que le soleil brillait mieux ailleurs et que le socialisme s’écartait du bien-être de la société de consommation capitaliste dont les lumières parvenaient insolemment par-dessus le rideau de fer. Les exploits des divers régimes socialistes n’émerveillaient plus au regard des richesses de l’occident. Les rayonnages des magasins étaient rarement complets. Il fallait plusieurs années d’attente pour disposer de la voiture de ses rêves, tout en présentant dès la commande la somme nécessaire. On pouvait choisir entre deux modèles qui ne souffraient pas la comparaison avec la multitude de modèles élégants et performants qui roulaient à l’Ouest. On pouvait se rendre compte de cette profusion sur les écrans de télévision diffusant les chaines de la RFA, ou même lorsqu’on avait exceptionnellement la visite autorisée d’un parent de l’Ouest apportant clandestinement les précieuses devises étrangères permettant l’accès aux magasins réservés à l’élite dirigeante. La sobriété socialiste induisait le déclassement et la frustration, sentiments que l’on ressent lorsque l’on peut établir comparaison avec plus aisé que soi, ce qui était le cas pour les Allemands de l’Est qui avaient « vue directe » à l’Ouest. Le socialisme apportait l’égalité, non dans la sobriété mais dans la pauvreté.
L’interdiction de voyager était devenue insupportable pour beaucoup. Cette interdiction concrétisait le cantonnement du progrès, au-delà de l’absence de liberté d’expression et des contraintes liées à une économie administrée, lourde et impotente.
L’opposition s’organisait lentement de manière diffuse dans les églises évangéliques qui rappelaient dans leurs prêches les résolutions de l’Acte final d’Helsinki qui, depuis 1975, avait concrétisé la détente entre l’Est et l’Ouest. Elles en appelaient à la paix et au désarmement, demandaient le respect de la personne humaine, la liberté de penser et d’expression. Nul ne s’en inquiétait tant le régime semblait inaltérable, l’action des églises paraissant marginale dans un Etat s’affirmant résolument athée au sein d’une population déchristianisée.
Événement imprévu, d’autres diront manipulation orchestrée par les services secrets de l’Urss visant à déstabiliser la gérontocratie qui dans les satellites s’opposait à la glasnost de Gorbatchev, le rideau de fer s’ouvrait au printemps en Hongrie. Cet événement succédait au changement intervenu en Pologne où le syndicat Solidarnosc était légalisé et pouvait participer aux élections.
Cet appel d’air provoquait l’aspiration vers l’Ouest de la nomenklatura motorisée qui, héliotropisme germanique y contribuant, avait l’habitude de passer ses vacances d’été le plus au Sud possible, c’est-à-dire en Hongrie sur le Lac Balaton. En Août la frontière hongroise était officiellement ouverte sans contrôle. Quasi-simultanément les représentations de la République Fédérale d’Allemagne en Hongrie, en Pologne, en Tchécoslovaquie, puis enfin à Berlin-Est étaient investies par des foules de candidats au départ qu’il fallut laisser partir par des trains spéciaux traversant la RDA au milieu d’autres foules manifestant leur encouragement.
Toutes ces manifestations spontanées, issues de la profondeur du peuple, se prolongeaient dans le pays à l’occasion des « prières du lundi » organisées dans les églises évangéliques. A Leipzig, les traditionnelles prières pour la paix rassemblèrent alors des milliers de personnes. Les participants se répandaient en cortèges dans les rues, cortèges que la police éprouvait de plus en plus de difficultés à contenir. Les slogans réclamaient plus de libertés et tout spécifiquement celle de voyager à l’étranger. Le régime n’était pas réellement contesté mais un slogan nouveau apparaissait : « Wir sind das Volk [4]» répondant à la propagande officielle qui présentait les manifestants comme des délinquants et des marginaux. De nouveaux groupes d’oppositions informels d’inspiration progressiste[5] mais pas toujours d’accord entre eux, ou pouvant être qualifiés d’extrême-droite[6], se signalaient.
C’est donc un gigantesque mouvement populaire non structuré, sinon marginalement par les églises, qui entraîna la chute du régime. C’est ce mouvement de tout un peuple aspirant à la liberté et refusant l’égalité par l’oppression qui provoqua cet effondrement. « Wir sind das Volk » n’est pas sans rappeler la floraison de drapeaux tricolores aperçue dans le mouvement des gilets jaunes dans notre pays. Le pouvoir en place se trouvait spontanément contesté, disqualifié. Ne disposant d’aucune représentativité, le peuple manifestait ainsi sa légitimité première. Il contestait la légalité qui entravait ses aspirations profondes.
Sans doute là peut s’arrêter la comparaison : Notre pays est un pays de droit, les conditions d’existence sont bien supérieures à celles qui prévalaient dans les pays du camp socialiste de l’époque soviétique, le sentiment de liberté également. On peut cependant constater que la « république sociale[7]» instaurée par le Conseil national de la résistance[8] aux débuts de la 4ème république conduit à la même dépression que le régime de planification instauré dans les pays socialistes au cours du siècle passé, en contrôlant chacun dans ses faits et gestes, en instaurant une pensée unique et une morale officielle par l’information, en veillant à « une répartition des richesses » qui semble ne concerner que quelques uns tout en donnant lieu à un grand gaspillage. L’État social autrement appelé État-providence apporte à chacun un niveau de sécurité dans l’existence incomparable mais cet acquis se traduit par un contrôle des individus qui devient peu à peu insupportable. L’État-providence devient État inquisiteur, il est ressenti comme oppresseur en organisant le bonheur supposé de chacun. Même le constat d’égalité n’y suffit plus : on y trouve immanquablement plus riche que soi, ce qui suscite envie et conflit. Les mesures suggérées par les grands prêtres de l’écologie qui ont investi les rangs du gouvernement paraissaient somme toute marginales. Elles étaient dans l’esprit du bonheur obligatoire qui inspire depuis des lustres nos gouvernants, mais elles ont provoqué un dépassement de l’exaspération face à l’inquisition permanente pour en venir à l’explosion à laquelle nous assistons.
La république sociale est en faillite. Comme dans les pays de l’Est antérieurement, elle a provoqué l’appauvrissement du pays. Le pays endetté n’a plus de « marge de manœuvre », il n’y a plus « de grain à moudre ». Le régime survit grâce à la démagogie pour affirmer sa spécificité, mais la fin de l’exercice semble atteint : on ne pourra, comme en 1968 après les accords de Grenelle, ou en 1983 après les mesures sociales de la gauche unie parvenue au pouvoir, desserrer les cordons de la bourse puis mener une dévaluation pour compenser les libéralités accordées. Notre adhésion à l’Euro l’interdit. Déjà l’État régalien est atteint, les ressources de la justice, de la sécurité intérieure et de la défense s’avèrent insuffisantes face aux besoins. La tentation est là d’altérer à nouveau notre outil de défense en considérant son budget comme une réserve d’ajustement afin de faire face aux exigences sociales, à un moment où monte la menace au plan international et où les arsenaux se renouvellent..[9]
Conséquence de la démagogie ambiante, fait nié par les élites aux affaires, ceci résulte d’un déficit de travail que l’on peut aisément constater au regard des heures travaillées dans notre pays en comparaison des pays qui réussissent en Europe, dont la France faisait partie il y a quelques lustres. Déficit engendré par des libéralités comme la retraite à soixante ans, la semaine des trente- cinq heures, la cinquième semaine de congés payés, un droit au chômage extrêmement tolérant quant à sa durée autorisée, l’explosion des effectifs d’une fonction publique invincible dont le déficit de rendement doit être compensée par la multiplication des embauches, etc. La France a choisi la voie de la paresse, donc celle de la faiblesse, comment peut-elle prétendre produire autant que les pays qui travaillent plus ? On ne peut redistribuer que la richesse que l’on produit, sauf en s’endettant. Il n’y aura pas de ruissellement miraculeux, le pouvoir d’achat n’augmentera guère en puisant dans les revenus des catégories supérieures déjà mises à contribution, en poursuivant ainsi la recherche d’une égalité par le bas. La France s’est appauvrie, et il n’y a pas de trésor caché.
La démagogie a conduit à refuser la voie de l’effort dans le travail mais aussi dans l’éducation et celle du savoir. La France est une des plus vieilles nations du monde, elle doit sa réussite à un héritage fondé sur ces registres éminents où elle brillait. La république sociale dispense maintenant de faux diplômes en réservant la maitrise des savoirs à sa nomenklatura, qui la méprise par ailleurs. Le peuple des gilets jaunes est un peuple d’ignorants ; il la méprise également. La méfiance est devenue la règle, entretenant une sourde guerre civile. La république sociale soucieuse du bonheur pour tous suscite la haine, ses représentants sont condamnés, agressés.
La république sociale a enfin conduit à drainer l’essentiel des ressources vers des dépenses de confort et peine à mobiliser celles qui sont indispensables à la course au progrès et à l’innovation. Déjà les formes de la société du futur, celles de l’intelligence artificielle, de l’économie numérique, des fournisseurs d’accès, du contrôle des données, de la maîtrise de l’énergie lui échappent par manque d’investissements et absence de volontarisme dans ces registres. Ceci n’est pas sans conséquences dans ceux de la sécurité et de la défense où toute perspective d’autonomie semble d’ores et déjà hors d’atteinte.
Que faire ? Le courage consiste maintenant à expliquer que le chemin tracé dans les lendemains confus de la défaite de 1940 ne peut assurément satisfaire le droit au bonheur proclamé à l’époque des Lumières. Chacun doit être placé devant ses responsabilités en prenant conscience que l’égalité sociale est un mythe pervers. La richesse partagée ne peut être obtenue que dans un pays où s’installe la richesse. Le bonheur pour tous sans effort et responsabilité, sans sens de l’honneur et probité, celui promis par une classe politique décrédibilisée, soutenu par un milieu intellectuel éthéré, ne peut être poursuivi sous risque d’effondrement gravissime. Ceci passe par une prise de conscience amenant à changer le discours ambiant servi dans les médias, à mobiliser l’école et l’université pour une formation positive de la jeunesse, en lui indiquant que l’avenir n’est pas fermé lorsque l’on suit la voie de l’effort, que l’aliénation ne relève pas de l’exploitation de l’homme par l’homme mais plutôt de la confusion entre l’être et l’avoir, entre l’intérêt porté au bien commun et l’entretien du sentiment d’envie et donc du conflit social permanent.
[1] Nous sommes le peuple.
[2] Bien être sobre que regrette encore une partie de la population de l’ex-RDA. « L’Ostalgie » est un phénomène toujours observable.
[3] Heure zéro : formulation utilisée en Allemagne de l’Ouest pour rappeler le moment de la défaite de 1945 où tout était à recommencer.
[4] Voir renvoi 1
[5] Comme Neues Forum (nouveau forum), Demokratie Jetzt (démocratie maintenant), Demokratische Aufbruch (renouveau démocratique).
[6] Des mouvements Punk s’affichant avec violence étaient apparu en RDA. Ces partis ont continué à prospérer sur son ex-territoire et constituent le noyau de l’extrême-droite de la nouvelle Allemagne.
[7] Terme définissant le régime de gouvernement en France dans l’article 1 de la Constitution de 1958.
[8] Qui confirmait et mettait en pratique les lois sociales annoncées par la « Révolution nationale » du régime de Vichy.
[9] En consacrant l’irruption du numérique, la guerre dans l’espace et, dernier venu, le missile hypersonique, voué à perturber la dissuasion nucléaire …