20 février 1918, une opération « commando » française géante en Lorraine
Par Michel Goya – La Voie de l’épée – Publié le 5 août 2020
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La plus grande opération « commando », le terme n’est évidemment pas d’époque, de l’histoire militaire française a probablement eu lieu en février 1918 en Lorraine. Elle est remarquable et donc largement ignorée de l’historiographie française.
Tout commence le 16 janvier, lorsque le général commandant la 8e armée française ordonne de réaliser un coup de main au nord du bois de Bezange. Un coup de main est une opération dite de va-et-vient, c’est-à-dire sans occupation du terrain et visant généralement à rechercher du renseignement à l’intérieur même des lignes ennemies. L’hiver 1917-1918, c’est un peu la « drôle de guerre » de 1939-1940 puisqu’on attend les offensives allemandes, à cette différence près qu’en 17-18 on s’y prépare intensivement. On travaille, on s’entraine, on innove, beaucoup plus qu’en 1939. L’hiver 1918 est en particulier l’occasion d’une intense bataille du renseignement, du côté allemand pour tromper l’ennemi et en même temps sonder ses défenses, du côté allié pour déterminer le point d’application de l’effort allemand. Le coup de main est dans les deux cas un instrument privilégié de cette lutte et on assiste ainsi à une petite guerre de corsaires le long du front.
C’est dans ce cadre que la 8e armée cherche à savoir ce qui se passe dans la région de Bezange, et si possible d’entraver les éventuels préparatifs allemands. Dans le même temps, cette opération devra servir d’expérimentation de nouvelles méthodes d’attaque par surprise, assez proches de celles qu’ont déjà développées les Allemands. La mission est confiée à la 123e division d’infanterie pour un début d’opération un mois plus tard. Il n’est pas évident que l’on soit capable aujourd’hui de faire plus court au regard de tous les moyens engagés.
L’objectif choisi est le plateau des Ervantes, juste au nord du village de Montcel-sur-Seille à 22 km au nord-est de Nancy. On ne parle pas encore comme cela mais l’« effet majeur » est de parvenir à « nettoyer » ce carré d’environ 2 km sur 2 en deux heures, avant l’organisation par l’ennemi d’une contre-attaque importante.
L’objectif est très solidement tenu, aussi va-t-on privilégier d’abord une infiltration par la route qui mène à Sarreguemines par un ravin, zone plus faible, se retrouver ainsi à l’intérieur du dispositif ennemi au sud-est de l’objectif et obliquer ensuite à 45 degrés en direction du nord-ouest. C’est une manœuvre complexe mais qui permet d’éviter la zone de défense la plus dure et de progresser ensuite latéralement à l’intérieur des lignes parallèles ennemies.
Une fois l’idée de manœuvre définie, on procède à la « génération de forces ». L’attaque sera le fait de trois groupements formés chacun autour d’un bataillon d’infanterie, de détachements du génie pour franchir la rivière Loutre au début de l’action puis pour appuyer l’attaque avec les sections de lance-flammes Schilt. Parmi ces trois groupements, deux centrés autour du 411e Régiment d’infanterie sont chargés du nettoyage de la zone cible pendant que le troisième, provenant surtout du 6e RI, les couvrira face à l’est.
Les appuis sont fournis par un total de 352 pièces, dont 180 lourdes. C’est une proportion évidemment considérable, presque un canon pour 5 à 10 soldats à l’attaque. L’artillerie de l’époque est en fait aéroterrestre, puisqu’elle ne peut fonctionner sans moyens aériens. Trois escadrilles sont donc réunies pour assurer l’observation des tirs et deux escadrilles de chasse pour la domination du ciel et la protection des observateurs. La division engage également son escadrille d’infanterie. Celle-ci est chargée de l’observation et du renseignement en avant de l’infanterie à l’attaque, en marquant par exemple au fumigène les positions de défense repérées, ou mitraillant l’ennemi à découvert.
Quatre ans plus tôt seulement, tout ce qui est décrit là aurait relevé de la pure science-fiction. L’artillerie ne tirait que sur ce qu’elle voyait directement comme pendant les guerres napoléoniennes. En 1918, elle peut tirer relativement précisément à plusieurs dizaines de kilomètres. Elle peut même le faire sur simples calculs sans passer par de longs réglages préalables, ce qui excluait toute surprise.
Pour cette opération, on lui demande d’abord de neutraliser les batteries ennemies, d’aveugler ses observatoires, de détruire certains points clés et de créer des brèches sur les défenses de la rivière Loutre afin de faciliter la pénétration. Puis, lorsque l’attaque sera lancée de créer deux boites de protection. Une boite est un carré d’obus, dont trois côtés sont des barrages fixes empêchant l’ennemi de pénétrer à l’intérieur ou de s’en échapper. Le quatrième est le barrage mobile qui protège les fantassins à l’attaque par un mur d’obus et effectue ensuite une série de bonds, en général de 100 mètres toutes les trois minutes. Pour assurer le coup, on décide même de faire deux barrages mobiles, un avec des percutants devant les fantassins français, ce qui procure l’avantage de faire un écran de poussière, et un plus loin avec des fusants éclatant donc dans le ciel. Il y aura donc une première boite pour protéger la pénétration dans le ravin et une deuxième dans la foulée et sur des angles totalement différents pour l’attaque du plateau.
Pour assurer encore plus le coup, on réunit aussi un groupement de 200 mitrailleuses qui appuieront l’infanterie à l’assaut en tirant au-dessus d’elle. C’est une innovation que l’on a empruntée au corps d’armée canadien. Elle consiste à faire tirer sur ordre une grande quantité de mitrailleuses à angle maximum de façon à envoyer des dizaines de milliers de projectiles sur une zone que l’on veut interdire à plusieurs kilomètres. Le froissement des balles dans l’air, au-delà de la vitesse du son, donne l’impression aux combattants à l’assaut d’être à l’intérieur d’un tambour.
Il faut imaginer à ce stade le degré de sophistication nécessaire pour parvenir à faire tout cela et le coordonner harmonieusement.
Et puis, il y a l’infanterie. Il faut oublier les attaques en foule courant de manière désordonnée que l’on voit dans les films sur la Première Guerre mondiale, la scène d’ouverture d’Au revoir là-haut par exemple. L’infanterie de 1918 et déjà bien avant en fait, c’est de la mécanique. Pas de foule, mais des sections nettement séparées. Chaque section est elle-même partagée deux, bientôt trois, « groupes de combat » ou « demi-sections », d’une quinzaine d’hommes répartis en deux escouades commandées par des caporaux. Une escouade est organisée autour d’un fusilier, porteur du fusil-mitrailleur, l’arme principale (mauvaise, mais c’est une autre histoire). Le fusilier coordonne son action de tir de saturation avec des grenadiers à fusils protégés autour d’eux par les grenadiers-voltigeurs qui combattent au fusil ou à la grenade. On est beaucoup plus près d’un combat relativement lent et méthodique que de la ruée. La norme est alors d’avancer au rythme d’un barrage roulant, c’est-à-dire à environ 2 km/h.
Toute cette force, l’équivalent d’une brigade moderne, se met en place au dernier moment sur des positions préparées, organisées, fléchées, avec éventuellement des plans de tir déjà calculées, et dans la plus totale discrétion. La surprise sera totale.
Le 20 février au matin, l’opération débute par les escadrilles qui chassent les ballons et les avions ennemis, ce qui, avec les fumigènes sur les observatoires rend l’artillerie ennemie aveugle. A 7h30, le groupement d’artillerie ouvre le feu. Toutes les missions préalables de l’artillerie sont réalisées sept heures plus tard.
À 14 h 30, les deux compagnies du 4e régiment du génie se lancent sur la rivière Loutre et protégées par les appuis, mettent en place 43 passerelle en moins d’une heure sur deux zones de franchissement. Dans la foulée, les deux premiers bataillons franchissent, le troisième un peu plus tard. La première « boite » se met en place.
Comme souvent la défense ennemie se manifeste presque exclusivement par des tirs de mitrailleuses. Ils sont violents. Un bataillon est obligé d’aborder la première ligne allemande en rampant. Mais une fois celle-ci abordée les choses vont très vite. Comme souvent là encore, il y a peu de combats dans les tranchées, l’ennemi s’est replié ou se rend surtout s’il est surpris dans un abri. Le combat retardateur est mené par les points d’appui de mitrailleuses lourdes à la « surface » au-dessus des tranchées, ou à la mitrailleuse légère dans les boyaux longs et à la grenade sur les courts.
A ce moment-là, c’est plutôt le barrage d’artillerie français qui gêne la progression. Un chef de section, le sous-lieutenant Gouraud prend l’initiative de le franchir pour attaquer seul à la grenade une position de mitrailleuses, qu’il capture. De leurs côtés, les mitrailleurs du bataillon abattent deux avions allemands. La progression dans le ravin est rapide.
La bordure de la zone cible est atteinte vers 16 heures. Protégés par la deuxième boite, les six compagnies alignées des deux bataillons progressent inexorablement le long de leur axe chacune sur un front de 300 mètres de large pour 2 000 de profondeur. Les sections de tête, une ou deux, suivant les lignes, progressent le plus vite et fixent les positions. Les sections suivantes, les réduisent, fouillent les abris puis les détruisent au lance-flammes. Les dernières sections acheminent tués et blessés amis, prisonniers et documents ou matériels capturés à l’arrière.
Les Allemands sont totalement impuissants. Ils tentent de lancer une contre-attaque vers 17 h 15. Elle est repérée par l’aviation et neutralisée par l’artillerie et le groupement de mitrailleuses. À 17 h 45, les compagnies se replient comme prévu et sans précipitation. Les sections les plus avancées de chaque compagnie se repliant à tour de rôle à travers les sections arrières, jusqu’au point de départ.
Les 38 tués français et 67 blessés graves ont tous été ramenés dans les lignes françaises, ainsi que 357 prisonniers. Les sources allemandes parlent de la perte totale de 646 hommes dans leurs rangs. Toute la zone a été ravagée et restera neutralisée jusqu’à la fin de la guerre. On a surtout la certitude que rien ne se prépare à grande échelle de son côté, ce qui avait été envisagé un temps par l’état-major allemand. Les Français peuvent se concentrer sur Reims ou la Picardie, ce qui aura une énorme influence pour la suite des évènements.
Au bilan, dans sa conception et sa réalisation quasi parfaite, il s’agit d’une des opérations les plus remarquables de la Grande Guerre. Il faut considérer l’immensité des innovations en tous genres et de la somme de compétences qu’il a fallu accumuler, en partant de rien malgré les pertes considérables, pour passer en quelques années de la guerre à la manière napoléonienne à quelque chose qui n’a rien à envier à ce qui se fait cent ans plus tard.