À bord d’un A400M, machine de guerre et redoutable arme diplomatique française

À bord d’un A400M, machine de guerre et redoutable arme diplomatique française

https://www.slate.fr/story/250426/a400m-avion-armee-air-transport-france-soudan-afghanistan-incendies-arme-diplomatique-machine-guerre


L’avion de transport tactique, qui opère sur les terrains de guerre les plus chauds du globe, sert aussi une com’ militaire et politique bien rodée.

À bord du mastodonte, chaque changement de trajectoire fait sentir tout le poids de la pesanteur sur ses organes. | Pierre Terraz 
À bord du mastodonte, chaque changement de trajectoire fait sentir tout le poids de la pesanteur sur ses organes. | Pierre Terraz 

Sur le papier, l’avion A400M est un mystère de la physique. Sa gigantesque carlingue ovale d’une masse maximale de 141 tonnes au décollage, dont on a du mal à comprendre comment elle parvient à échapper à la gravité, transporte aisément trois hélicoptères de combat et 116 soldats. Le tout à grande vitesse et sur plus de 8.700 kilomètres de distance. «Conçu pour réaliser l’ensemble des missions liées au transport de personnel et de logistique, à l’aérolargage de troupes et de matériels y compris à très haute altitude, au ravitaillement en vol ou aux évacuations sanitaires, il permet de projeter plus vite et plus loin», note un prospectus du ministère des Armées.

Voilà pour la fiche technique. En vol, maintenant, mieux vaut s’accrocher. À bord du mastodonte, chaque changement de trajectoire fait sentir tout le poids de la pesanteur sur ses organes. Dans sa soute opaque et blindée, sans aucun repère visuel, chaque courbe est la promesse d’une valse mentale déconcertante. Mais l’A400M n’a été pensé ni pour observer les nuages ni pour être confortable.

Machine de guerre

Dernier exploit en date de l’aéronef: l’opération Sagittaire au Soudan, les 23 et 24 avril dernier, alors que de violents combats éclatent dans Khartoum, la capitale du pays, entre les forces du général Abdel Fattah al-Burhan, à la tête de l’armée soudanaise, et celles du général Mohammed Hamdan Dogolo, dit «Hemetti», chef d’une importante milice paramilitaire. La mission mobilise quatre A400M et environ 150 militaires, afin d’évacuer plus de 900 personnes, dont près de 700 étrangers de 80 nationalités différentes. Des personnels diplomatiques, des ressortissants français, européens et internationaux…

À bord de l’un des avions envoyés au casse-pipe, le commandant Jean (le prénom a été changé*), est le pilote d’une frégate, la Lorraine. Il se souvient: «L’atterrissage s’est fait de nuit, sans éclairage et avec des jumelles de vision nocturne. On a créé un effet de masse à l’arrivée à Khartoum en atterrissant à une minute d’écart.»

Le bolide n’en est pas à son coup d’essai. En 2021, déjà, alors que Kaboul tombe aux mains des talibans, le gouvernement français déclenche l’opération Apagan. Deux A400M s’envolent pour la ville assiégée afin d’en extraire les derniers ressortissants français et son personnel local, sous protection de Paris car collaborant avec elle.

Selon un lieutenant-colonel présent lors de l’opération, l’atterrissage s’est fait tandis que des échanges de tirs étaient aperçus aux abords de l’aéroport. Moins de trente minutes plus tard, l’appareil redécollait avec à son bord 216 personnes —soit deux fois plus que la jauge de passagers normalement autorisée. Une mission hautement périlleuse, publiquement saluée par Emmanuel Macron à l’époque.

Le commandant Jean à bord d’un A400M Atlas de l’armée de l’air lors de la répétition générale du défilé aérien du 14-Juillet, le 11 juillet 2023. | Pierre Terraz


Aujourd’hui, les A400M français sont toujours de service sur des zones de conflits, bien que plus discrets. D’après une source militaire, des vols seraient notamment opérés vers l’Europe de l’Est, sur lesquels est affrété du matériel militaire à destination de l’Ukraine. Peut-être, notamment, les missiles longue portée Scalp, dont l’annonce de la livraison par la France vient d’attiser la colère de la Russie?

Impossible de le savoir, et la fréquence de ces vols reste inconnue. Mais «nombre des A400M qui décollent pour l’Europe de l’Est sont aussi destinés à la mission Lynx, en Estonie [dont le but est de renforcer le flanc est de l’OTAN, ndlr], qui n’a absolument rien à voir avec la guerre en Ukraine», temporise Lucie Allouard, chargée de communication sur la base aérienne 123 d’Orléans-Bricy, qui centralise les avions de transport tactique en France.

Le récit et la réalité

Ainsi, l’armée de l’air et de l’espace tiendrait surtout à mettre en lumière les prouesses humanitaires et les sauvetages diplomatiques de son gros porteur made in France. Quitte à faire oublier ses capacités avant tout militaires, ou à partager des données mensongères sur certaines missions?

Si 2.600 Afghans ont bien été accueillis en France grâce à l’opération Apagan après la prise de pouvoir des talibans, nombreux sont ceux qui, à Kaboul, estiment avoir été abandonnés. L’armée française, pourtant, communiquait alors en affirmant que seulement «quelques dizaines» d’Afghans ayant collaboré avec la France n’avaient pu être évacués. Le chiffre serait en réalité beaucoup plus élevé selon une enquête du Monde, qui montre que les évacuations se sont déroulées dans «un mélange indistinct de chance, d’arbitraire et d’entregent».

Familles de réfugiés laissées sur place au détriment de la loi sur la réunification familiale, auxiliaires français ayant collaboré avec l’Hexagone, clairement identifiés mais abandonnés au titre qu’ils ne seront pas considérés comme «une cible» par les talibans… Telle est la réalité décrite sur le terrain, qui tranche avec le satisfécit de l’Élysée dont le récit officiel, saluant une mission «historique», un engagement «hors du commun» et un «formidable souffle de dévouement et d’altruisme», laisse peu de place à la nuance.

La vue depuis la soute opaque et blindée d’un A400M Atlas sur la base aérienne 123 d’Orléans-Bricy, le 11 juillet 2023. | Pierre Terraz


Un projet qui pourrait tomber à l’eau

Autre exploit notable de l’A400M: équipé d’un kit amovible, l’avion de guerre s’était transformé, à l’été 2022, en bombardier d’eau capable de lutter contre les incendies en larguant trois fois plus d’eau qu’un Canadair. La démonstration en avait été faite devant les caméras, au-dessus d’un champ en Espagne.

Problème: depuis, aucune avancée significative n’a été faite sur le sujet. «Il s’agissait d’un prototype, éclaire Lucie Allouard, à la base aérienne d’Orléans. Depuis, nous n’avons pas eu de nouvelles quant à une potentielle généralisation de ces kits, ni concernant leur coût éventuel de fabrication. Nous ne savons rien de plus sur ce projet.» Faut-il y voir un ingénieux coup de com’ juste après les mégafeux en Gironde, qui ont ravagé plus de 20.000 hectares?

D’autant plus que du côté de la sécurité civile, qui gère la flotte aérienne dédiée à la lutte contre les incendies, on met clairement en doute la viabilité de l’A400M lorsqu’il s’agit d’éteindre les feux. Contrairement au Canadair —qui transporte, certes, moins d’eau—, l’appareil militaire n’est pas capable d’écoper (c’est-à-dire de remplir son réservoir grâce à une source d’eau naturelle proche de l’incendie, comme une mer ou un lac). Or, un tel engin ne peut pas se poser sur une plage, et encore moins directement sur l’eau.

De plus, «la sécurité civile ne court pas derrière des appareils de plus grande capacité», analyse Adeline Savy, patronne de la flotte aérienne de la sécurité civile de Nîmes-Garons. Pourquoi cette réserve? «C’est surtout l’effet de souffle qui, lorsque l’eau est larguée au-dessus de l’incendie, tend à éteindre le feu, précise-t-elle. Or, la maniabilité et l’envergure de l’A400M ne lui permettant sans doute pas de voler aussi bas qu’un Canadair, l’eau larguée de ses réservoirs risque de se disperser davantage et de tomber comme de la pluie.» Ce qui le rendrait, en réalité, moins efficace. Sans compter les coûts d’exploitation faramineux du quadrimoteur, largement supérieurs à ceux d’un Canadair. Tout cela pourrait donc bien faire tomber le projet à l’eau.

Un C-130 vu depuis le cockpit d’un A400M Atlas, le 11 juillet 2023. | Pierre Terraz


En attendant, la France continue à vanter les mérites de son gros porteur, star du défilé aérien du 14-Juillet à bord duquel étaient invités des journalistes lors des répétitions en vol. Et ce, même si l’appareil ne se vend pas comme prévu à l’étranger: son constructeur, Airbus, a jusqu’à présent perdu 10 milliards d’euros dans son programme. Un genre de Topgun à la française revendiqué, malgré des difficultés commerciales évidentes. De son côté, l’armée française, qui en possède déjà 21, compte bien passer à au moins 35 appareils d’ici à 2030… Pour sauver plus de vies, ou pour acheminer plus d’armes?

*Pour des raisons de sécurité, les autorités demandent que les militaires ne soient identifiés que par leur prénom.