Comprendre la révolution woke, par Pierre Valentin.
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Pierre Valentin dissèque le mouvement woke qui se diffuse dans les universités, les entreprises et les médias. Un mouvement qui possède des racines intellectuelles ancrées dans les idéologies de la révolution.
Pierre Valentin, Comprendre la révolution woke, Gallimard, Le Débat, 2023, 17€.
On pensait avoir tout lu sur l’idéologie woke qui agite les universités occidentales, parasite le monde des arts et de la culture et menace le fonctionnement de notre démocratie. Entre autres, les essais minutieux de Lindsay et Pluckrose, Manning et Campbell, Lukianoff et Haidt aux États-Unis, de Mathieu Bock-Côté au Québec, de Pierre-André Taguieff en France.
On se trompait. Après une première note remarquée sur le sujet pour la Fondapol, Pierre Valentin parvient, en s’adossant à ces intellectuels qu’ils citent abondamment, à préciser le degré de dissection de la logique révolutionnaire intrinsèque au wokisme.
Car le titre de l’essai, dit tout, ou du moins beaucoup, de ce qu’est le wokisme.
Ernesto Guevara disait que la révolution était comme une bicyclette, qu’elle tombait si elle n’avançait pas. Le wokisme, comme la révolution, est une roue en perpétuel mouvement, qui exige de ses affidés qu’ils l’épousent sans réserve ; qui découvre à mesure qu’elle avance de nouvelles catégories à désaliéner et à utiliser dans sa lutte contre les structures de pouvoir et les systèmes d’oppression ; qui écrase aussi bien la réaction que l’ennemi de l’intérieur, que ce soit les mécontents de leur marginalisation, les inquiets de la radicalité et même les suspects qui n’en font pas assez pour l’égalité ; qui refuse d’arrêter sa folle course en avant nihiliste et destructrice pour s’adonner à l’objectif qu’elle prétend pourtant poursuivre, ériger une nouvelle société sur les décombres de l’ancienne. Stay woke plutôt que be woke.
La bicyclette de la révolution
Et cela requiert aussi bien une grande rigueur qu’une grande plasticité. Une grande rigueur parce qu’il faut avaliser sans ciller et embrasser avec ardeur ce que d’aucuns verraient comme une lubie ou un délire adolescent, mais que l’avant-garde dévoile comme une révélation. Une grande plasticité, car tout doit être subordonné à l’objectif politique de renversement des systèmes d’oppression – non pas leur neutralisation, mais bien leur renversement – et notamment la cohérence du corpus philosophique et intellectuel qu’on attribue à l’idéologie woke.
On trouve à ce sujet certaines des pages les plus réussies de l’ouvrage de Pierre Valentin, qui permettent à quiconque ne serait pas totalement familier de la philosophie du soupçon, du poststructuralisme ou encore de la théorie critique, de bien comprendre que ce corpus n’est en réalité qu’un gloubi-boulga de références dont on privilégie telle ou telle autre selon l’objet du débat ou la nature de la critique adressée au wokisme.
Si ces pages sont les plus réussies, d’autres, les plus intéressantes, qui mettent au premier plan des éléments généralement considérés comme secondaires, sont paradoxalement les plus frustrantes. Pierre Valentin a la formidable intuition que le profil psycho-social des révolutionnaires joue autant, si ce n’est plus encore, que la réalité socio-économique que la révolution prétend renverser.
À l’heure où les situations sociales n’ont jamais été aussi égalisées en Occident, mais où cet Occident ne s’est jamais senti aussi désenchanté ; où la vie sociale se réduit à une existence numérique, sorte de panoptique qui confronte chacun à la multitude et renforce le contrôle social et l’égotisme ; où la pandémie a agi comme un catalyseur des paniques, la révolution woke ne pouvait pas ne pas advenir.
Mais cela ne dit pas pourquoi elle s’est tant répandue, et avec une telle vitesse. Il est dommage que Pierre Valentin n’ait pas analysé les dynamiques propres aux catégories socio-professionnelles auxquelles appartiennent traditionnellement ces militants, ou plutôt leurs parents, et dans lesquelles il aurait sans doute pu trouver certains ressorts de son expansion : la propension à l’entre-soi et à l’endogamie, le mimétisme qui court invariablement derrière le snobisme, l’étalage des vertus comme paiement de la dette morale que leur confort matériel aurait contractée ; etc. Autant d’éléments qui participent à expliquer pourquoi les universités, les entreprises et les institutions communient avec une telle ardeur dans le catéchisme diversitaire et qui auraient renforcé sa démonstration.
Quoi qu’il en soit, Pierre Valentin publie un essai très réussi, dans lequel il démontre de formidables qualités intellectuelles et littéraires.