Peacekeeping onusien: le ver est dans le fruit
Par le chef de bataillon Rémi Pellaboeuf * – Cahier de la pensée mili-Terre – publié le : 08/08/2018
https://www.penseemiliterre.fr/peacekeeping-onusien-le-ver-est-dans-le-fruit_444_1013077.html
L’idéologie pacifiste et la culture du compromis qui sous-tendent l’esprit des opérations de maintien de la paix (OMP) de l’ONU rendent illusoire tout succès à long terme face à des acteurs déterminés. Démonstration par le Liban.
Février 2016. Les combattants du Hezbollah harcèlent les Merkavas qui progressent rapidement sur le sol gelé de la plaine de Metulla, au Sud-Liban. Simultanément à un raid aérien sur les sites nucléaires iraniens, Israël a lancé une offensive préventive (preemptiv) sur les sites de lancement du Hezbollah identifiés au Nord du Litani.
Pas un seul coup de feu n’a été tiré par les 12.000 Casques bleus malgré les règles d’engagement robustes qui avaient fait l’objet d’âpres discussions en septembre 2006. À qui la faute?
Ce scénario imaginaire de passivité de la FINUL est inscrit en filigrane dans la situation actuelle.
La France est décrédibilisée car le commandement de la FINUL n’a donné aucun ordre. Ou plutôt il n’a donné que des ordres de repli dans les enceintes des camps, s’assurant que toutes les patrouilles sont rentrées à couvert.
En 1982, lors de l’invasion israélienne, les tireurs antichars français avaient vaillamment barré la route aux Merkavas qui les avaient ignorés, se contentant de ne pas ouvrir le feu et de maintenir les soldats de l’ONU dans le carcan de leurs règles d’engagement d’alors. Depuis 1992, la France avait pourtant retenu la leçon: elle n’avait plus engagé de troupes sous la responsabilité de l’ONU depuis les prises d’otages et les sniping tragiques de Sarajevo. À juste titre, puisque la FINUL s’était montrée encore impuissante à prévenir ou modérer le conflit de 2006. Après 33 jours de guerre, la résolution 1701 du conseil de sécurité (UNSCR 1701) avait été arrachée par nos diplomates grâce à la solution acceptable du retour de l’armée libanaise au sud du Litani, jusqu’alors territoire exclusif de la milice du parti de Dieu. Les exigences françaises avaient donc été claires pour un déploiement après le conflit: un chef de mission («head of mission») et une chaîne de commandement tous deux militaires, des règles d’engagement solides assorties d’armements puissants.
Ainsi, depuis 2006 et jusqu’à ce jour, il était clair dans l’esprit des soldats français qu’il n’y avait pas d’alternative à la riposte en cas de nouvelle attaque israélienne. Ils savaient que le rapport de force défavorable en nombre d’engins serait rééquilibré par la caisse de résonance diplomatique de la communauté internationale si Tsahal tirait sur des soldats occidentaux. Bien sûr, la situation n’était pas sans risque face aux moudjahidin du Hezbollah, auréolés du titre de résistants, qui sortaient leurs armes de leurs caches pour entraver l’action de la Force et se mesurer à «l’ennemi sioniste». Mais de là à réduire la Force à observer passivement la situation se détériorer sans intervenir, il y avait plusieurs pas à franchir…
De compromis en compromission, la FINUL a involontairement renoncé à sa liberté d’action. Les raisons de ce glissement progressif sont multiples; l’une d’entre elles a cependant entraîné les autres.
Alors, à qui la faute? À la posture déséquilibrée de la Force, déployée géographiquement chez l’un des protagonistes, ce qui entraîne progressivement un glissement des perceptions? À son caractère multinational et à ses contingents aux motivations variées, alliant des professionnels du maintien de la paix peu enclins à la fermeté à des occidentaux parfois plus volontaristes? Au général commandant la FINUL, qui, malgré les efforts d’influence de son chef d’état-major français, est entré insidieusement dans une logique de sauvegarde de la tranquillité à tout prix, perdant son rôle d’arbitre? Aux hauts responsables politiques français, qui, s’ils tiennent à maintenir une présence militaire française dans la zone la plus «crisogène» de la planète, n’ont pas suffisamment affirmé leur volonté de riposte qui aurait permis de garder à la Force un caractère dissuasif et d’influencer la décision? Au haut commandement militaire français qui a oublié la raison de la présence des moyens puissants sur le théâtre et se contente d’une logique d’entraînement de ses unités mécanisées confortable à bien des égards?
Certes. Mais fondamentalement, l’ONU est la première responsable, parce qu’elle n’a pas su se départir d’un certain pacifisme idéologique sous-jacent à ses interventions pour la paix, qui l’a toujours rendue incapable d’employer justement la force quand il aurait fallu le faire.
L’origine de cette défaillance généralisée est dans l’état d’esprit et la pensée du peacekeeper, pour lequel la force n’est pas faite pour être employée. Peacekeeper est d’ailleurs une expression révélatrice qui ne contient ni le mot ni l’idée de soldat, contrairement à son impropre traduction «soldat de la paix». Pour le fonctionnaire onusien, utiliser les armes devient un échec. Leur emploi est incompatible avec le maintien de la paix, ce qui explique d’ailleurs l’organisation de ses structures de commandement dans lesquelles l’influence des militaires est amoindrie. Dans ce référentiel, les moyens de guerre puissants n’ont pas lieu d’être au Liban. L’exception consistant à avoir un chef de mission militaire n’a pas occulté cet état d‘esprit à la FINUL; peut-être d’ailleurs parce que le commandant de la Force signe un contrat de fonctionnaire onusien dont l’esprit déteint peu à peu sur lui.
Dans une saine conception des choses, la force est au service du droit. Pour la FINUL, elle peut être utilisée légitimement dans le cadre de la résolution du Conseil de sécurité. Le succès est possible à long terme, en prenant le temps et les moyens pour y parvenir, s’il est accompagné d’une réelle volonté politique de tous les acteurs, dont bien entendu les États contributeurs. Or, l’approche biaisée de l’emploi de la force annihile cette volonté. Car elle induit la recherche d’une situation calme en apparence, qui est censée donner la preuve de l’avancée de la paix comme depuis fin 2006. Les décideurs s’appliquent à faire baisser la tension suite à tout incident, avec une crainte non avouée d’utiliser les armes. Les affirmations musclées ne tiennent pas dans la durée et laissent bien souvent place à une entente au rabais et un satisfecit général donnant l’illusion que la paix avance. Le soulagement des responsables est grand quand ils n’ont pas eu à utiliser la force qu’ils menaçaient d’employer, grâce à une négociation qui les a cependant amenés insidieusement à baisser la garde, en abaissant leurs exigences pour parvenir à un compromis. La frilosité qui en découle dans les tractations avec les protagonistes risque de se transformer en démagogie à cause de l’illusion d’un progrès vers la paix sans véritable volonté des acteurs d’y parvenir. Un discours politiquement correct permet finalement de se donner bonne conscience et de masquer cette situation précaire.
À force de craindre de mener la moindre action sous prétexte de ne pas aggraver une situation à l’équilibre fragile et complexe et, finalement, de restreindre ainsi chaque jour la marge de manœuvre de la Force, la culture du compromis pour une fausse paix à tout prix glisse subrepticement vers l’inefficacité à long terme, négation de la finalité de l’OMP[1]. Les États pourvoyeurs de troupes se doivent donc d’avoir une raison politique supérieure qui donne un sens à l’action de leurs soldats qui sont engagés, et qui pèse sur le déroulement des évènements en conformité avec la finalité du déploiement de leurs unités.
Car, malgré la mondialisation, on ne meurt toujours pas pour l’ONU. Le prochain conflit sera possible quand les protagonistes auront acquis l’intime certitude que la FINUL ne réagira pas, engluée dans son inhibition de pacifisme onusien. La paix sans la force est une utopie, l’histoire l’apprend durement à tous les rêveurs qui l’oublient par idéologie.
[1] Opérations de maintien de la paix
*Officier saint-cyrien, l’auteur a notamment servi au 2ème régiment étranger d’infanterie. Dans le cadre de sa scolarité au Cours supérieur d’état-major, il a occupé la fonction d’assistant militaire du général chef d’état-major de la FINUL de juillet 2009 à février 2010.