La guerre par procuration (2/2) par le Colonel Pierre Bertrand
Cahier de la pensée mili-Terre – Publié le : 03/10/2018
https://www.penseemiliterre.fr/la-guerre-par-procuration-2-2_561_1013077.html
Voir la guerre par procuration – 1ère partie : http://adorac.fr/adorac/la-guerre-par-procuration-1-2-par-le-colonel-pierre-bertrand/
Un cadre juridique souple… en vue d’échapper aux définitions internationales ou nationales du mercenariat
L’article 47 du protocole additionnel aux Conventions de Genève (1977) précise et dénonce le métier de mercenaire ; puis la législation devient onusienne avec la Convention sur internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction de mercenaires (1989). Seuls 47 Etats ont ratifié ce texte aujourd’hui car son adoption est susceptible d’impliquer le personnel militaire chargé de l’assistance technique. « En réalité, les mesures les plus efficaces dans la lutte contre les mercenaires sont prises par les législations nationales » (Dictionnaire de la guerre et de la paix, sous la direction de Benoit Durieux, PUF, 2017). La France n’a pas ratifié la convention de 1989, mais s’est dotée de sa propre législation en 2003 (Loi 2003-340 du 14 avril, Répression de l’activité de mercenaire) pour tenter de combler ce vide juridique (on ne parle pas non plus de SMP, mais d’ESSD – entreprise de services de sécurité et de défense).
La structuration entrepreneuriale généralisée a permis aux grandes SMP d’échapper aux définitions internationales ou nationales du mercenariat. Les Sud-Africains sont les premiers opérateurs de SMP, mais, à partir des conflits en Irak et en Afghanistan, les entreprises des États-Unis et de Grande-Bretagne s’imposent. On constate que chez nos alliés américains et britanniques, les SMP sont des acteurs à part entière et qu’ils sont utilisés massivement. Cette politique leur permet de limiter les effectifs des armées tout en conservant leurs moyens d’influence. Washington et Londres veillent toutefois à encadrer et surtout à contrôler l’action des SMP.
Un besoin exponentiel devant lequel la France a changé de posture
L’apparition de cette nouvelle norme internationale – le recours croissant aux sociétés privées de type anglo-saxon depuis les guerres d’Afghanistan et d’Irak (quelque 200 milliards de dollars de contrats passés entre par le Pentagone) et leur succès apparent – a contraint les gouvernements français à revoir la législation et à autoriser le recours à des sociétés privées pour la protection des navires marchands (loi du 01/07/2014). Lorsque l’Etat et la communauté internationale sont incapables d’assurer leur sécurité, les citoyens ont le droit de s’en charger eux-mêmes ou via des sociétés privées. Cette notion est très américaine, la sécurité étant assimilée à un bien de consommation courante, autre notion très américaine. Or la privatisation de la sécurité permet de faire face à des menaces d’une nature nouvelle ou complexe (hybride ou pas) en utilisant des instruments inédits. Elle s’insère dans une approche et une riposte « globales ».
Des facilités de financement et d’emploi
« Dès lors que la professionnalisation des armées semble irréversible – et elle l’est, en effet – les phénomènes d’externalisation ne cesseront de se multiplier pour tenter de réduire le budget d’une armée professionnelle obligatoirement plus onéreuse qu’une armée de conscription » (Dictionnaire de la guerre et de la paix, sous la direction de Benoit Durieux, PUF, 2017). Par ailleurs, il faut rappeler que l’armée de Terre ne disposant que d’effectifs comptés et de moyens de formation et d’entraînement taillés à sa mesure, la formation massive de contingents étrangers est de facto exclue. La question qui se pose alors est de déterminer quelles sont les activités qui pourront être externalisées et celles qui ne le seront pas.
Au final, face à cette longue série d’avantages et de facilités, la guerre par procuration présente peu d’inconvénients et assez peu de risques :
– coût croissant : ce risque n’est pas à sous-estimer car l’externalisation peut s’avérer moins rentable que prévue ; par ailleurs, il faut compter avec la logique inévitable de rendement, finalité propre à tout contrat commercial ;
– risque de perte du contrôle des forces et risque de violence non maitrisée : l’engagement des Kurdes en Syrie montre qu’un contingent de proxies – aussi légitimes soient ses aspirations – peut devenir un allié déterminant ;
– quel cadre juridique et quelle légitimité ? Dans un contexte de judiciarisation croissante des activités militaires, il est vain de croire que l’utilisation de proxies se fera sans cadre juridique de plus en plus contraignant. Toutefois, le cadre du contrat privé et la reconnaissance des SMP/ESSD devraient permettent d’en optimiser l’emploi au cas par cas.
– risque de perte d’efficacité ? Comme pour toute unité de combattants réguliers, certains facteurs sont essentiels aussi bien dans des troupes régulières que dans les rangs des équipes de SMP : par-delà la solde, l’entraînement et l’équipement de bon niveau, la motivation de l’individu et la cohésion du groupe, ainsi que la valeur du commandement, sont les fondements d’une unité opérationnelle et aguerrie. On ne doit pas oublier que les SMP sont formées d’anciens militaires, encadrés, bien instruits, professionnellement et techniquement fiables.
– mais, surtout, la morale et un certain code de l’honneur, propre au militaire, s’accommodent mal de la guerre par procuration. Ce frein ne doit pas être sous-estimé.
Des solutions alternatives à la guerre par procuration… ou tout simplement d’autres formes de guerre par procuration ?
La perte d’efficacité des stratégies régulières ou « l’incapacité croissante des armées modernes à faire face à un adversaire asymétrique ou irrégulier » (Coutau-Bégarie)
Amin Wardak dénonçait (Valeurs actuelles du 15/10/2009) les 40 milliards de dollars dépensés en Afghanistan entre 2001 et 2009 en vain… Gérard Chaliand critiquant les opérations militaires en Afghanistan, cité par Coutau-Bégarie : « Les armées occidentales n’ont ni la volonté politique, ni le courage physique, ni le goût de la vie spartiate, ni la connaissance des langues, ni la volonté de comprendre d’autres civilisations qu’avaient les colonisateurs du XIXe siècle ». Sans partager entièrement ce constat sévère, force est de constater que les résultats de l’engagement de la coalition en Afghanistan n’ont pas été à la hauteur des ambitions et des sacrifices (humains, matériels et financiers) occasionnés. Mais, dans ce cas particulier, la formation des cadres de l’armée nationale afghane (ANA), via l’opération EPIDOTE (2001-2008) et via les Operational Mentoring and Liaison Team (OMLT) de 2008 à 2011, apparaît comme une solution adaptée à la situation géostratégique et au contexte social et culturel afghan.
Gagner les cœurs et les esprits
Cette stratégie, préconisée par les maréchaux français Gallieni à Madagascar (1896) et Lyautey au Maroc (1912), et codifiée plus récemment par les Britanniques (général Rupert Smith), remonte aux troupes d’occupation des colonies. Formalisée dans l’armée de Terre française à partir de la Première Guerre mondiale – la mission Berthelot, opérationnelle dès 1916 en Roumanie, comptera pas moins de 2 000 officiers et sous-officiers (chiffres vertigineux ! A l’époque, on avait les moyens !) -, puis ce seront les importantes missions après la Première Guerre mondiale en Pologne, en Serbie, en Grèce, ou en République tchèque.
En Afrique, désormais, les écoles nationales à vocation régionale (ENVR) sont un succès réel et la notion de « frères d’armes », fraternité gagnée entre soldats français et africains en opération, n’est pas un vain mot. Aujourd’hui, comme hier, ce concept conserve toute sa pertinence et devrait continuer d’inspirer notre style et nos méthodes de coopération.
L’exemple des forces spéciales (FS) : quand les auxiliaires d’hier deviennent les unités d’élite d’aujourd’hui
On oublie peut-être que les modes d’action et les missions des FS d’aujourd’hui correspondent largement à celles des troupes auxiliaires d’hier (missions de renseignement et d’interventions/coups de main dédiées aux troupes légères). Ce qui a changé fondamentalement, c’est la perception de ces actions et de ces unités, hier « unités irrégulières », dans l’ombre, voire soupçonnées de mener une guerre sale, aujourd’hui placées sous les projecteurs, plutôt mieux équipées que leurs consœurs (comme la Garde impériale par rapport à la « ligne » dans la Grande armée), et ayant le vent en poupe…
Les stratégies mises en œuvre pour assurer la victoire militaire ont toujours été accompagnées d’opérations de contournement de puissance destinées à s’attaquer aux points faibles de l’adversaire. Stratégie indirecte et FS vont sans doute de pair, et ce n’est sans doute pas un hasard si les deux premiers corps permanents de FS créés durant la Seconde Guerre mondiale sont les spetsnaz soviétiques et les Special Air Service (SAS) britanniques, deux pays qui ont choisi et appliqué la stratégie indirecte de longue date.
La fin des guerres de décolonisation a marqué la fin – temporaire – des opérations spéciales à grande échelle, alors que le bilan de ce type d’opérations s’était avéré plutôt concluant. Leur retour en grâce est apparu à la faveur du nouveau contexte géopolitique succédant à la guerre froide (première guerre du Golfe), bientôt accéléré par la lutte contre les groupes terroristes (attentats du 11 septembre).
« Dans le nouveau contexte stratégique, celui des crises de basse intensité, mais de longue durée, les opérations spéciales s’inscrivent de plus en plus dans le temps long et s’étalent sur plusieurs mois, voire plusieurs années (…). Pour autant, les FS ne sont pas un substitut aux forces conventionnelles, seules à même de tenir le terrain et de conduire une campagne militaire … » (Dictionnaire de la guerre et de la paix, sous la direction de Benoit Durieux).
Autre fait intéressant à noter : ce sont les auxiliaires d’hier (les FS) qui soit agissent de manière autonome (opérations spéciales), soit de concert avec les auxiliaires d’aujourd’hui (les proxies) pour les former et les entraîner (objets des Task Force françaises en Irak et en BSS). Dans un cas comme dans l’autre, les forces conventionnelles non spéciales appuient et soutiennent ces actions.
Le PMO est-il l’ultime avatar de la « guerre à distance » ?
Le PMO (partenariat militaire opérationnel) est le nouveau terme appelé à remplacer l’AMO (assistance militaire opérationnelle, ou Security Forces Assistance en anglais), dont le terme d’assistance a été jugé inadapté dans une relation voulue désormais plus décomplexée avec nos anciennes colonies, devenues nos alliées.
Le PMO comprend deux volets qui peuvent être complémentaires :
– l’assistance militaire technique est en général conduite dans un environnement non-hostile. Elle se comprend dans le sens d’une coopération structurelle qui relève aujourd’hui de la Direction de coopération de sécurité et de défense (DCSD) pour son financement, mais qui fait appel aux compétences des forces armées.
– l’assistance militaire opérationnelle est conduite dans un environnement qui peut être hostile ou semi-hostile. En effet, l’Etat soutenu n’assure pas totalement dans cette situation l’ensemble de ses missions régaliennes. Cette assistance vise cependant à diminuer les forces étrangères qui auraient pu être déployées au titre d’une intervention.
Commandement en cours de montée en puissance, le COM PMO vise à offrir au commandement de niveau stratégique une expertise terrestre appuyant la planification et la conduite des actions de PMO aussi bien dans le domaine opérationnel que structurel, et ce durant toutes les phases des opérations, et à mettre à disposition du chef opérationnel sur le terrain un outil de coopération projetable et polyvalent spécifiquement dédié au PMO.
Les engagements actuels de l’armée française, qu’il s’agisse de Barkhane dans la bande sahélo-saharienne ou de Chammal au Moyen-Orient, accordent une large place au PMO. La présence d’un partenaire est en effet centrale puisqu’il s’agit, dans le cadre d’un continuum de coopération, de forger son outil militaire grâce à la coopération structurelle, de l’entraîner jusqu’à l’accompagner au combat avec la coopération opérationnelle, pour participer éventuellement à ses côtés aux actions coercitives.
Malgré cette ambition louable, l’armée de Terre se heurtera à la question inévitable des ressources humaines et des moyens : quelle participation voulons-nous apporter à la coopération internationale sachant que nos structures de formation et d’entraînement sont peu ou prou taillées pour notre armée et disposent donc de personnel et moyens dédiés limités ? Se pose à nouveau la question de déterminer quelles sont les activités qui pourront être externalisées et celles qui ne le seront pas.
A défaut de conclusion
- L’armée permanente coût cher, ce n’est pas nouveau, et c’est justement de la création de l’armée permanente qu’est né l’impôt. Mais ce qui est nouveau, c’est que le matériel et les équipements de cette armée atteignent aujourd’hui des sommes exorbitantes qui ne peuvent être assumées par le seul ministère des Armées. Or, la dette de l’État est bien une donnée stratégique car elle entraîne la dépendance à l’égard d’organismes incontrôlables, aux antipodes de l’idéal gaullien d’indépendance nationale. Aussi, toutes les solutions palliatives doivent être examinées afin d’éviter de verser « du sang, de la sueur et des larmes ». Le retour d’une certaine forme de guerre par procuration envisagée sur l’ensemble du spectre devrait aller de la (re)composition de systèmes d’alliance jusqu’à la recherche de partenariats, les deux n’étant pas exclusives l’une de l’autre. L’ennemi d’hier devrait être également considéré comme un futur allié potentiel, au moins occasionnel. On songe à la Russie… l’autre grand allié historique de la France (on oublie trop souvent aujourd’hui que c’est notamment grâce aux soldats russes que les deux guerres mondiales ont été gagnées par les Alliés en imposant à l’Allemagne un deuxième front).
- Si elle souhaite contribuer à la sécurité mondiale, tout en disposant d’un relais efficace d’influence, la France ne doit-elle pas s’inspirer aussi de l’exemple anglo-saxon en soutenant l’essor de SMP/ESSD contrôlées ?
- Plus généralement, la raison d’Etat demeurant la ligne de conduite à respecter, nos autorités politiques et militaires ne devraient-elles pas davantage s’accommoder des avantages que procure la guerre à distance (du recours aux SMP à l’emploi d’armes sophistiquées) ?
- La guerre par procuration n’évitera pas la confrontation, le jour venu, entre deux puissances, et n’équivaut nullement à lâcher la garde. Toutefois, ses avantages multiples et sa souplesse d’utilisation en font un instrument hors pair de domination, d’influence, de riposte, de résistance ou simplement de mise en garde selon les situations. On peut donc se demander s’il ne faut pas aborder la guerre par procuration de manière plus libre et plus décomplexée, sans s’interdire des positions qui pourraient heurter les bonnes consciences, les freins institutionnels et éthiques étant apparemment nombreux.
SOURCES
John Warry, Histoire des guerres de l’Antiquité, Bordas, 1981
Yann Le Bohec, La guerre romaine, Tallandier, 2014
Alessandro Barbero, Waterloo, Flammarion, 2005
Thierry Lentz, Nouvelle histoire du Premier empire, Fayard, 2010
Alain Pigeard, La Garde impériale, Tallandier, 2005
Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, Economica, 2011
Dictionnaire de la guerre et de la paix, sous la direction de Benoit Durieux, PUF, 2017, (articles Forces spéciales, Mercenaire, Privatisation de la sécurité)
Liddell Hart, Stratégies, Perrin, 1998
Jean-Marie Vignolles, De Carthage à Bagdad, le nouvel âge d’or des mercenaires, éditions des Riaux, 2006
Général Rupert SMITH, The Utility of Force, Penguin, London
Jean-Vincent Berte, « Indochine : les supplétifs militaires et les maquis autochtones », Collège interarmées de défense.
Alexandre Le Merre, Lieutenant en pays Thai, Indo Editions, 2008.
Michel Bodin, Dictionnaire de la guerre d’Indochine, 1945-1954, Economica, 2004.
Gérard Brett, Les supplétifs en Indochine, L’Harmattan, 1996.
Focus stratégique n°63 : « Le piège de la guerre hybride », Elie Tennenbaum, octobre 2015, IFRI
Cahiers du Retex du CDEC/DDo – Novembre 2017
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