Le corps des officiers français sorti grandi de la Grande guerre ?
Par le lieutenant-colonel Georges Housset, du pôle études et prospective – CDEC – Publié le 18 décembre 2018
Bien qu’il existe de nombreux liens entre la mémoire et l’histoire, « la mémoire ne dit pas l’histoire… elle dit les questions que la société, à un instant donné, se pose à propos de son histoire (1)». Ainsi donc, différents groupes « porteurs de mémoire» défendent leur propre vision du fait historique. L’historien, lui, cherche à prendre du recul face à ce réveil mémoriel parfois douloureux, porté par des mémoires qui cherchent une reconnaissance dans le présent de leur vision des événements.
L’historien tend à restituer le passé de la manière la plus objective possible. Il s’appuie sur une étude critique des sources, qu’elles soient écrites, orales ou archéologiques. Mémoire et histoire ont donc des différences quant au type de questionnements adressés au passé. Les mémoires veulent réhabiliter, « sauver de l’oubli », alors que l’histoire veut comprendre et expliquer le passé dans un souci d’objectivité.
Aujourd’hui, lorsqu’il est question de la Première Guerre mondiale, la mémoire fait référence au courage du poilu, mais on entend plus rarement citer des noms de généraux et de maréchaux sur lesquels, d’ailleurs, on porte des jugements sans nuance. Ainsi, la mémoire a tendance à faire de ces derniers des êtres incompétents qui se tiennent prudemment hors du front, d’où l’expression « planqués ». L’histoire semble, à prime abord, devoir leur donner raison.
En effet, au mois d’août 1914, le maréchal Joffre reçoit l’autorisation du ministre de la Guerre, d’exclure les chefs qu’il juge incapables. Joffre relève deux commandants d’armée sur sept, neuf commandants de corps d’armées sur vingt-et-un, trente-trois commandants de divisions sur soixante-douze, un commandant de division de cavalerie sur dix et plus de quatre-vingt-dix généraux de brigade (2) !
Il serait facile de déduire de ces statistiques l’incompétence généralisée du haut commandement français. Or, à la fin de la guerre, le maréchal Foch fait réaliser une enquête afin d’établir la liste des généraux « tués à l’ennemi », entre août 1914 et juillet 1918. Cette dernière fait ressortir le nom de quarante-et-un généraux. Mais, cette liste est incomplète.
Si on considère les officiers généraux « tués par l’ennemi », deux de plus s’ajoutent à cette liste initiale (3). Enfin, si l’on évalue à présent le corpus sous l’angle de l’attribution de la mention de « mort pour la France (4) », qui sert d’ailleurs de référence à l’évaluation des pertes totales de la Grande Guerre, il faut pratiquement doubler le chiffre pour le porter à quatre-vingt-seize individus, et même à cent deux si on compte avec les amiraux et intendants assimilés (5.)
La vérité historique est que le corps des officiers a payé un tribut proportionnel, voire comparativement, plus élevé que la troupe. Le 22 août 1914, jour le plus sanglant de toute l’histoire de France avec 27 000 morts sur le champ de bataille du front ouest, le taux de perte chez les officiers combattants dépasse les 30 % dans certaines unités. Au 31 décembre 1915, on compte déjà en tués sur les fronts de l’Ouest et de l’Orient : 564 110 hommes pour 16 297 officiers.
De 1914 à 1918, l’armée compte dans ses rangs près de 195 000 officiers qui encadrent 7,9 millions d’hommes mobilisés (6). En 1920, les pertes en officiers sont estimées à 36 593 tués, disparus, morts de leurs blessures, ou de maladie contractée pendant les opérations (7), tandis que celle des hommes de troupe est évaluée à 1,4 million. Bien qu’il faille toujours rester prudent dans le maniement des chiffres (8), on peut estimer le taux de perte des officiers à 18,7 %, tandis que celui des hommes du rang atteint le pourcentage de 17,7.
On est donc loin du mauvais exemple donné par l’encadrement. Ces chiffres battent en brèche une autre légende qui a trait aux relations entre les hommes dans la tranchée. « Tous poilus, mais pas tous égaux ». Sans doute, au début du conflit, le corps des officiers se distingue-t-il socialement de celui de la troupe. Cette situation conduit naturellement à une démarcation de deux entités qui va rapidement être remise en question pour deux raisons évidentes.
D’abord, l’érosion des cadres, dont nous venons de parler, provoque des promotions internes qui créent une importante mixité sociale. Ensuite, l’expérience du front forge une identité qui se superpose aux identités de classe, ou de métiers du monde civil. On assiste bientôt à la création d’une communauté combattante.
Un grand nombre de lettres de poilus fait état de la camaraderie qui unit les hommes entre eux, sans distinction de grades. Maurice Genevoix exprime cette camaraderie qui existe entre le chef de contact et ses hommes. Dans ses correspondances (9), le poilu narre ces petits gestes, ces petites attentions : « une blague, une cigarette » qui met l’homme en confiance et qui facilite au gradé l’obéissance (10).
Selon Rémi Porte « c’est donc bien, in fine, la considération que le supérieur porte aux subordonnés qui motive les soldats ». On est d’ailleurs uni par le même sort, dans les mêmes conditions, ce qui rapproche les hommes. Au fil du conflit, une nouvelle hiérarchie apparaît : l’autorité de l’ancienneté, symbolisée par le chevron de présence cousu en « V » renversé sur les manches des uniformes après un an de front, de même taille et de même couleur pour les hommes du rang comme pour les officiers.
D’ailleurs, il y aurait beaucoup à dire sur les relations de la troupe et de son encadrement lors de l’indiscipline qui sévit en 1917. Elle ne surgit pas du néant. Au cours du conflit, plusieurs signes annonciateurs contrecarrent l’idée d’une armée unanime mue par un sentiment patriotique. Tous les spécialistes s’accordent sur l’idée que l’échec de l’offensive du chemin des Dames n’est pas le seul motif de l’insubordination.
En 1917, le mouvement fait suite à la déception ressentie consécutivement à l’échec d’une offensive perçue comme décisive et l’ampleur des pertes subies. On refuse alors de participer à de nouvelles attaques jugées inutiles. Ce phénomène n’est pas nouveau dans l’armée française, les armées révolutionnaires et même impériales, n’y ont pas échappé.
Mais, pour autant nombreux qu’ils soient, il est frappant de considérer que les mutins ne s’en prennent jamais à leurs cadres de contact, mais toujours à l’échelon supérieur de commandement. Ce n’est donc pas « le principe militaire hiérarchique en tant que tel qui est visé à travers le mouvement des refus d’obéissance, mais l’expression d’une séparation fondamentale entre ceux qui ordonnent, sans vérifier sur le terrain la faisabilité de leurs ordres… et ceux qui font la guerre ». En réalité, la scission est faite entre ceux qui font la guerre et ceux qui administrent la guerre (11).
Non seulement les officiers de contact ne sont pas pris à partie, mais les soldats veulent continuer à tenir le front. Cette insubordination est donc relative. En 1813, lorsque les débris de l’armée impériale refluent de Leipzig sur le Rhin et qu’ils sont désormais sur le sol de France, dans l’esprit des fuyards il n’est pas question de tenir sur les berges du fleuve, mais de retourner dans leurs foyers !
En 1813, le soldat reste sourd aux exhortations de son encadrement et déserte en masse. Pendant la Grande Guerre, le soldat respecte ses officiers et il est reconnu par tous les historiens, qu’en France, la désertion a été marginale quantitativement et qu’elle n’a pas influencé le cours de la guerre.
Il en est de même de la notion de l’offensive. Au lendemain des hécatombes que connaissent les armées françaises durant les premières semaines de la Grande Guerre, le constat qui domine chez un grand nombre d’observateurs est celui d’un haut commandement défaillant victime d’une mauvaise doctrine : l’offensive à outrance (12). Il convient toutefois de nuancer. Tout d’abord, ce mode d’action est partagé par toutes les armées étrangères de l’époque et ne constitue pas un phénomène franco-français. Ce dernier s’explique d’ailleurs, de manière rationnelle, par les enseignements et le traumatisme né de la guerre de 1870, en grande partie dus à une doctrine strictement défensive.
En 1870, le haut commandement français décide de mener une bataille défensive sur un terrain favorable choisi à l’avance. Cette doctrine entraîne en définitive un combat statique qui laisse aux Allemands une totale liberté d’action, leur permettant de manœuvrer dans les intervalles et d’établir des rapports de force favorables dans chacune de leurs actions décisives.
D’autre part, la doctrine de l’offensive à outrance est singulièrement tempérée par les règlements d’alors, qui prennent en compte des notions de sûreté et de renseignement, ou encore, la nécessité de manœuvrer, comme celle de se protéger du feu. Ces notions « réglementaires » s’opposent à une armée dont les officiers seraient des fanatiques ne répondant qu’à l’appel de l’assaut. Enfin, le culte de l’offensive est dominant chez beaucoup de chefs militaires, mais est également partagé par les politiques.
Dans son ouvrage sur l’histoire de l’armée française 1914-1918, Rémi Porte évoque les propos de John Horne selon lesquels « la notion d’offensive » est, à partir de 1915, justifiée à tous les niveaux de la hiérarchie, comme à l’arrière, par la situation de l’armée française : « pour les soldats, comme pour les généraux, le combat des tranchées obéissait à l’impératif politique qui avait prévalu lors de la crise de juillet 1914 et l’entrée en guerre, celui de la Défense nationale contre une agression attribuée aux Allemands… il s’agissait en quelque sorte de confirmer la victoire de la Marne. Or, la contrepartie essentielle restait l’offensive ; elle seule était en mesure de chasser l’ennemi du territoire national et de libérer les soldats eux-mêmes de leurs obligations. Espoir de survie – nationale comme personnelle – et avenir se conjuguaient dans un cadre temporel où tout passait par l’offensive victorieuse ».
Cette notion de l’offensive n’est donc pas exclusivement la volonté du commandement. Le lieutenant-colonel Porte cite notamment l’exemple d’Auguste Allemane, officier de réserve, qui exerce avant la guerre des responsabilités locales à la mairie de Bordeaux. Il écrit, le 23 mars 1916 : « ce n’est pas par la seule résistance et l’abandon de quelque terrain à chaque attaque, qu’on peut arriver au but souhaité. Quel qu’en soit le prix, et il sera gros, la chance ne peut être renversée que par nos propres attaques ».
D’ailleurs, la presse, nationale comme locale, entretient cet état d’esprit. Le 6 avril 1917 (13), ce sont d’ailleurs les hommes politiques qui, s’immisçant dans un domaine spécifiquement militaire et du ressort du commandant en chef, acceptent le principe d’une nouvelle offensive, qui est loin de faire l’unanimité chez les hauts responsables militaires présents (Castelnau, Pétain, Micheler et Franchet d’Esperey).
En conclusion
En 1914, le corps des officiers répond en tous points à l’objectif politique. Ce dernier, soutenu par l’ensemble du pays, mise sur une guerre courte que l’armée doit remporter par sa bravoure, son moral et sa combativité. Atteindre cet objectif se traduit concrètement par la volonté affirmée de pratiquer une guerre de mouvement. La réalisation par l’encadrement, que la puissance des feux défensifs est telle que le principe de l’offensive à outrance n’est plus tenable, le conduit progressivement à orienter la doctrine vers une guerre de positions.
Au cours des quatre années de conflit, l’adaptation dont a fait preuve le haut commandement est donc indéniable. Aujourd’hui, on a beau jeu de lui reprocher un manque d’agilité. On oublie l’importance des obstacles d’alors : la masse, que représentent les millions d’hommes concernés, l’immensité démesurée du champ de bataille et la pauvreté des moyens de communications.
La victoire de 1918 est en France, le résultat de l’engagement de toutes les ressources de la nation. Du gouvernement, incarné par Clemenceau, à la population de l’arrière et la femme qui joue un rôle essentiel (14), en passant par l’industrie, l’Empire et bien sûr le soldat, commandé par des chefs valeureux.
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1 François Cochet, Rémi Porte, Histoire de l’armée française (1914-1918), la première armée du monde, Tallandier, Paris, 2017.
2 Hervé Coutau-Bégarie, Politique étrangère, année 1982, volume 47, N° 3, pp. 757-759, qui évoque l’ouvrage de Pierre Rocolle, L’hécatombe des généraux, Lavauzelle-Paris, Limoges-1980. Le ministre de la Guerre, Adolphe
Messimy (1869-1935), autorise le général Foch à exclure les chefs qu’il juge incapables. Au total, 162 généraux
sont relevés de leurs fonctions.
3 François Cochet, Survivre au front (1914-1918), les poilus entre contrainte et consentement, Soteca, Paris, 2005.
4 Il est précisé que la mention « mort pour la France », qui résulte de la loi du 2 juillet 1915, est accordé à tout militaire tué à l’ennemi mort de blessures de guerre, ou à tout militaire décédé de maladie ou lors d’un accident survenu en service.
5 Article de Madame Julie d’Andurain, La voie de l’épée, blog de Michel Goya, 18 février 2014.
6 Empire compris. Source : chiffres d’après Jay Winter, The Great War and the British People, cité dans Stéphane Audouin-Rouzeau, Jean-Jacques Becker, Encyclopédie de la Grande guerre, Paris, Fayard, 2004.
7 Dont 4 848 saint-cyriens. Certaines promotions ont été anéanties. Celle de « de la croix au drapeau » (1912-1914) perd 310 cyrards sur 535 (58 % de son effectif). Livre d’or des saint-cyriens morts pour la France pendant la Grande guerre.
8 En effet, dans la masse des hommes mobilisés, un certain nombre d’entre eux, nommés officiers au cours du conflit sont décédés.
9 Un nombre très considérable de lettres est consultable au SHD.
10 Maurice Genevoix, Ceux de 14, Flammarion, Paris, 1949.
11 Dans capitaine Conan, le héros explique : « y a ceux (sic) qui font la guerre et y a ceux (sic) qui la gagnent ! ».
12 De réelles erreurs de commandement se nichent où on ne les attend pas. Ainsi, ramener les survivants sur les mêmes champs de combat où la mort les avait épargnés, se révèle catastrophique pour le moral. Selon Maurice Genevoix : retrouver de relève en relève les mêmes objets d’une horreur misérable, c’était sans doute plus terrible que de refaire tête dans l’absolu, au danger ».
13 Réunion du Comité de guerre français dans le train du Président de la République sous la présidence de Poincaré. Cette dernière réunit militaires et hommes politiques. Le débat essentiel porte notamment sur la décision de donner carte blanche à Nivelle, partisan d’une nouvelle offensive.
14 Outre les infirmières professionnelles ou bénévoles, qui travaillaient dans les infirmeries, les hôpitaux de campagne et les grands hôpitaux de l’arrière, les femmes remplacèrent les hommes dans les usines, principalement dans les usines alimentaires et d’armement, où elles préparaient les rations de soldats, produisaient les cartouches, les obus, les fusées qui étaient envoyées au front. Dans les campagnes, un grand nombre d’entre elles ont remplacé les hommes dans les champs.