Le futur des opérations aéroterrestres
La guerre, expression extrême d’un rapport de conflictualité qui s’exerce entre deux acteurs, est par essence un phénomène contingent, mais dont la permanence historique est assurée.
Ses déclinaisons sont multiples et évolutives, et le confort d’une parfaite compréhension d’un ennemi en symétrie dans ses équipements, ses modes d’action, ses mécanismes conceptuels et éthiques est définitivement remis en question par l’hybridité générale de ses manifestations.
Difficile aujourd’hui de disposer de certitudes alors que, sous le feu nourri d’expertises multiples, se mélangent à l’envi fins et moyens, vision instantanée et durée, continuité et ruptures. Tout devient, par le nivellement des faits et des idées, changement de paradigme – nécessairement stratégique – ou signal de fracture définitive des équilibres.
Or, compte tenu des conséquences dramatiques d’une possible inadaptation de l’outil guerrier, prendre du recul est indispensable pour séparer l’essentiel de l’accessoire et élaborer une vision d’ensemble. Car, à bien y réfléchir, les modes d’actions de l’ennemi – et nos propres contraintes – nous imposent aujourd’hui de réfléchir à nouveau, avec humilité, la guerre en termes de finalité, de temps et d’intelligence.
En effet, si la guerre n’a pas évolué dans ses fondamentaux, il faut en revanche intégrer d’emblée un durcissement durable des formes de conflictualités.
L’histoire est faite de ruptures qui, a posteriori, sont aisées à identifier. Si nous percevons que les évolutions des formes de la guerre sont plurielles, il n’est pas aisé d’en déterminer la portée.
En premier lieu, ces changements s’attachent à la transformation même du milieu terrestre. Ainsi, celui-ci, enjeu politique central en termes de contrôle des populations, conserve toute sa complexité humaine et physique, avec des espaces d’engagement mouvants. Le Livre blanc de 2008 constatait déjà l’obsolescence de la frontière entre sécurité intérieure et extérieure. Aujourd’hui, la disparition de ces frontières physiques s’enrichit de celles de nouveaux domaines, notamment celui de la distinction entre acteurs publics et privés de la violence, avec une confusion entre armées, groupes armés, milices, réseaux criminels… Le cadre d’expression même de la violence devient polymorphe et suggère soit le recours à une forme institutionnalisée- la force armée -, soit à un kaléidoscope d’expressions – attentats, assassinats, frappes chirurgicales, prises d’otage, opérations commandos … – aussi diverses que, pour certaines, en marge du droit international. La ville, zone de rassemblement volontiers chaotique des populations et des centres de décision, constituera, en ce sens, le cœur, non exclusif, de l’engagement de demain. L’ennemi pourra y décliner sans limite les multiples facettes de la violence en s’affranchissant aisément du séquençage paix – crise – guerre et en nous déniant toute espace sanctuarisé.
En second lieu, il est à constater le régulier nivellement de la domination technologique sur laquelle se sont appuyées les forces armées occidentales depuis les années 90. Face cette domination sans partage, l’adversaire a tôt fait de s’emparer de technologies civiles accessibles à faible coût pour contrer nos forces. Le recours aux drones, à l’impression 3D, à la technique balistique, aux agents biologiques ou chimiques, aux explosifs improvisés mais aussi à la manœuvre psychologique autour des fausses informations ou des menaces sur nos systèmes informatiques, témoignent d’une parfaite connaissance de nos faiblesses, en particulier notre dépendance accrue aux objets numériques. Nos espaces de suprématie sont désormais contestés, de sorte que la maîtrise des systèmes d’information et de commandement, de la troisième dimension ou du cyberespace, n’est plus assurée. L’ennemi peut retrouver, en intervenant dans ces domaines, cette symétrie qu’il a perdue sur le terrain dans le face à face traditionnel.
Cependant, et au-delà de ces constats, rien ne permet en l’état de laisser penser que la manière de mener l’action guerrière soit amenée à changer radicalement à horizon visible.
Clairement, les principes de la guerre ne sont nullement remis en cause dans leurs fondements, et l’emploi de la force demeure soumis à la maîtrise d’aptitudes opérationnelles pérennes. Pour contrôler un espace géographique, il faudra toujours des hommes pour renseigner, des artilleurs pour frapper des objectifs, des fantassins, cavaliers et sapeurs pour intervenir et détruire l’ennemi… Apte à combattre en Afghanistan, en Centrafrique et dans la bande sahélo-saharienne, l’armée de Terre n’a eu aucun problème à se déployer sur le territoire national avec le même soldat en s’appropriant avec efficacité les problématiques – notamment juridiques – associées. Liberté d’action, économie des forces et concentration des efforts constituent toujours le cœur de la réflexion tactico-opérative, auquel s’adjoignent, autant que de besoin et en fonction du type d’engagement, d’autres principes d’action dont la pertinence est avérée – sureté, foudroyance, imprévisibilité…-.
Par ailleurs, même si les conditions de la victoire absolue n’existent plus, et hors confrontation symétrique aux extrêmes avec une superpuissance, il n’est guère réaliste de considérer que l’ennemi actuel ou prévisible puisse être en mesure de s’assurer un succès stratégique durable. Actuellement, la destruction globale de nos forces est hors de portée de nos adversaires, quand bien même nous subirions une défaite infra-tactique locale du fait d’une trop forte dissolution de nos moyens sur un théâtre étendu. Il est raisonnable de considérer qu’aucun acteur, à court ou moyen terme, n’est en mesure de mettre nos forces définitivement hors d’état de combattre.
L’outil militaire français, complet, est stable et rodé, avec une solide expérience, mais s’attache en permanence à adapter sa préparation opérationnelle. Les illusions du « tout aérien » s’étant brisées sur quelques réalités tactiques et stratégiques, les décideurs politiques ont parfaitement perçu la nécessité, pour s’assurer liberté de manœuvre et d’action, de disposer d’un spectre large de moyens de commandement, de contrôle et de forces déployables au sol et parfaitement préparées.
Aucune impasse capacitaire n’est ainsi envisagée. Le continuum « prospective opérationnelle / retour d’expérience / doctrine / équipement / entraînement » est pleinement assuré dans une logique où seule la satisfaction du besoin opérationnel prime.
Enfin, l’armée de Terre est, par nature, un organisme en réforme perpétuelle qui veille à s’adapter aux nouvelles conflictualités. Depuis 1990 et l’opération Daguet, elle est passée par une phase d’interposition, entrecoupée de quelques opérations d’évacuation de ressortissants avant de se confronter, au Kosovo comme en Afrique, à des missions de stabilisation. Le temps de la contre-insurrection a suivi, en Afghanistan comme au Sahel dans la continuité de l’épisode Serval. Actuellement, il s’agit de contribuer au soutien des forces de sécurité intérieures en métropole et de participer, par la formation mais aussi par les feux, à la destruction de Daech en Irak, tout en concourant à la mission de présence de l’OTAN dans les pays baltes. En trente ans d’engagements, nul ne contestera la plasticité des hommes, des structures et des modes d’action pour élaborer, souvent avec pragmatisme, des systèmes d’hommes qui ont toujours fait leur preuve au combat.
Aujourd’hui, fort de ces constats, l’armée de Terre demeure vigilante à ne pas tomber dans les pièges de la mode ou de l’air du temps qui conduisent à confondre temps court et temps long. Parce que la guerre est fondamentalement cruelle et que les soldats sont les premiers acteurs de cette tragédie, nos armées sont en constante recherche des conditions de la supériorité. L’armée de Terre devra en particulier continuer à chercher à résoudre une équation difficile : comment vaincre des ennemis si multiples et différents, agressifs et agissant hors de tout référentiel éthique, souvent en modules déconcentrés, non-étatiques et déterritorialisées, tout en conservant la cohérence d’un outil de défense traditionnellement structuré, hiérarchisé et institutionnel ? Sans doute faudra-t-il passer par un retour à une réflexion de fond sur l’art tactico- opératif et ne pas se focaliser uniquement sur un art stratégique qui ne peut être que « couvrant ». Cela passera assurément par une amélioration de l’agilité des organisations et des esprits, par le développement des capacités à agir en autonomie tout en étant apte à s’interfacer avec son environnement et par une pleine intégration des exceptionnelles capacités offertes par la technologie et en premier lieu SCORPION. Cela passera aussi, de toute évidence, par une consolidation de l’esprit guerrier de ses hommes et de ses unités qui, parfaitement formés et entraînés, iront au combat et remporteront, in fine, la victoire.
*Saint-cyrien, le colonel Gilles HABEREY a servi dans l’infanterie au 1er RI et au 126ème RI, en écoles et en états-majors avant de prendre, en 2010, le commandement du 92ème RI à CLERMONT-FERRAND. Au cours de sa carrière, il a été engagé dans plus d’une dizaine d’opérations extérieures. Après avoir tenu les fonctions de chef du bureau emploi de l’état-major de l’armée de Terre à PARIS, il a été affecté, en 2018, comme chef d’état-major du CDEC. Il a publié plusieurs ouvrages dont « l’art de conduire une bataille », «les 7 péchés capitaux du chef militaire dans la bataille » et « Engagés pour la France, 40 ans d’OPEX ».