Sur le « Charles de Gaulle » (1) : à quelques mètres des catapultages
REPORTAGE VIDÉO. Notre journaliste a vécu son premier embarquement à bord du navire amiral français. Il raconte ses impressions et ses surprises.
De notre envoyé spécial, Guerric Poncet – Publié le | Le Point.fr
Hyères (Var), fin janvier 2019 : un hélicoptère Panther de la marine nationale surgit du soleil levant et se pose sur la base aéronavale. Équipé d’une combinaison étanche orange, dans le plus pur style « Nasa, années 70 », je me greffe à un petit groupe de visiteurs qui se pressent pour embarquer, rotor tournant. Prochain arrêt : le porte-avions Charles de Gaulle. Après une trentaine de minutes de vol, en me penchant vers le cockpit, j’aperçois une tache sombre au loin sur la Méditerranée. La silhouette évasée ne laisse aucun doute : c’est le Charles qui, après son arrêt technique majeur en 2017 et 2018, vient de reprendre la mer.
En quelques instants, notre hélicoptère est en phase d’approche, par bâbord. J’ai un peu honte, mais, dans mon casque antibruit, je m’entends fredonner la musique du film Nimitz, retour vers l’enfer, dans lequel Martin Sheen apponte en hélico sur le porte-avions de Kirk Douglas (ce n’est pas leur meilleur film). Nous restons en vol stationnaire quelques instants, avant de descendre lentement, jusqu’à nous poser en douceur. Je jette un œil à droite et je n’aperçois plus que le pont d’envol : la mer est totalement masquée. Ce n’est pas possible, est-ce si gigantesque ? Le « château » du navire, c’est-à-dire la structure qui dépasse du pont d’envol, est haut comme un immeuble de 10 étages, posé sur une piste de 261 mètres par 64. Le navire déplace 42 500 tonnes à pleine charge. J’avais beau m’y attendre, c’est impressionnant.
Premier contact
Partout autour de l’hélicoptère, de petits points de couleur s’affairent, dans un ballet millimétré pour assurer la sécurité des vols. Ce sont les membres du personnel du pont d’envol, qui, tels des Playmobil bigarrés (ils me pardonneront cette comparaison), ont tous des responsabilités cruciales. D’ailleurs, debout devant le cockpit, à quelques mètres de la machine encore rugissante, un « chien jaune » (responsable de pont d’envol), coude vers le bas et main vers le haut, tient l’hélicoptère dans son poing : tant qu’il n’a pas desserré sa main, le pilote doit maintenir son moteur allumé et son frein bloqué. Je n’ai pas le temps d’admirer la vue plus longtemps : il faut s’extraire de l’aéronef, sentir de nouveau le vent du rotor et son bruit caractéristique, se laisser glisser sans grâce le long de la carlingue jusqu’à toucher le sol.
Impossible de parler dans ce vacarme : on me fait signe de suivre. Je pose les pieds sur le pont d’envol, et je marche dans les pas de mon guide. Nous croisons un groupe de pompiers en combinaison argentée intégrale, prêts à bondir au moindre incident, avec leur petit véhicule d’intervention. Nous empruntons une porte taillée dans le métal au pied du « château ». Je m’engouffre avec les autres passagers dans un couloir étroit, nous goûtons immédiatement la promiscuité en frôlant d’autres corps marchant en sens inverse.
Dans l’antre des « chiens jaunes »
Un rideau s’écarte pour nous laisser entrer dans une petite pièce, où nous enlevons – enfin – nos combinaisons étanches. Elles sont immédiatement enfilées par des passagers qui s’apprêtent à embarquer dans le même hélico. « Bienvenue à bord ! » s’exclame le commandant du porte-avions, le capitaine de vaisseau Marc-Antoine de Saint-Germain, venu accueillir un visiteur de marque : un amiral en retraite. Quelques années en arrière, le premier était sous les ordres du second : séquence émotion.
La marine a répondu favorablement à la quasi-totalité de mes demandes de visites : le rythme s’annonce effréné. Sur le pont, des dizaines de marins forment une grande ligne et avancent à petits pas, de la proue vers la poupe : c’est la « cueillette », ils traquent les objets ou les déchets sur le pont d’envol pour éviter qu’un avion ne soit endommagé ou un membre du personnel blessé.
J’accède à l’antre des « chiens jaunes », les responsables du pont d’envol. La pièce située au premier étage du « château » est exiguë. Sur une table, un plan du pont d’envol est recouvert de dizaines de figurines de Rafale, d’hélicoptères et d’un avion-radar Hawkeye. Mis à jour à la main, il reflète la disposition des aéronefs en temps réel sur le pont et dans le hangar.
« Ça ne tombe jamais en panne ! »
De petits aimants de couleur sur les ailes ou les rotors permettent de savoir si les aéronefs sont prêts à voler, s’ils ont le plein et s’ils sont armés. « On pourrait avoir un système numérique ultramoderne, mais on préfère ce truc-là : au moins, ça ne tombe jamais en panne ! » explique le capitaine de corvette Jean-Philippe, chef PEH (« pont d’envol et hangar », c’est-à-dire responsable de la mise en œuvre des aéronefs sur le pont et dans les hangars). Il commande environ 150 marins pour s’assurer que les pontées (les groupes d’avions) puissent décoller au rythme moyen d’un appareil toutes les trente secondes. « Tout peut mener jusqu’à l’accident, il faut toujours être prêt au pire », lâche-t-il.
Autour de lui, ce matin, une dizaine de « chiens jaunes » s’affairent et préparent les opérations de la journée : des catapultages et des appontages d’entraînement. Le but : qualifier les pilotes avant le départ en mission du bateau, en mars. Après l’arrêt technique majeur de 2017-2018, et puisque la marine ne dispose que d’un seul porte-avions, de nombreux pilotes n’ont apponté que sur une piste imitant plus ou moins celle du porte-avions à Landivisiau (Finistère, voir notre reportage) ou à Hyères (Var). Ils ont cependant pu s’entraîner sur un porte-avions américain, plus gros que le Charles, grâce à un partenariat avec l’US Navy.
À quelques mètres des catapultages
À ma grande surprise, on m’autorise à aller sur le pont d’envol pour les catapultages. Quelques mètres à peine me séparent de la piste. Je sens l’adrénaline monter au fur et à mesure que le ballet du catapultage se prépare : les avions sont placés en file d’attente derrière les deux catapultes, l’avion-radar Hawkeye se met en position en premier. Pour gagner de la place dans le hangar et mieux manœuvrer sur le pont, ses ailes sont pliées. Il s’aligne et, sur ordre d’un « chien jaune » qui déploie ses deux bras, il déplie ses ailes. Le vent siffle dans mon casque antibruit. Quelques vagues me rappellent qu’un bateau, ça bouge.
Je suis concentré sur le sabot de la catapulte, qui revient en marche arrière, de l’avant du navire vers le train avant du Hawkeye. C’est par le train avant que l’avion va être tracté, propulsé à plus de 200 km/h en quelques instants, sur seulement 75 mètres. Une tige de métal se déploie devant le train avant pour accrocher la catapulte alors qu’une autre tige est placée manuellement derrière le train. Une pièce à usage unique est placée entre cette tige et le train, avec un rôle simple : elle doit casser. Plus précisément, elle doit retenir l’avion jusqu’à ce que la puissance soit suffisante pour assurer un catapultage : lorsque la force exercée sur cette petite pièce atteint l’intensité requise, elle lâche et libère l’avion.
Tout tremble
Dans son cockpit, le pilote fait un signe, pouce levé. Le « chien jaune » tient son drapeau vert au bout de son bras tendu au-dessus de sa tête, signe que le catapultage est imminent. Il jette un dernier regard derrière lui : la piste est libre, la catapulte est prête, tout est en place. Il abaisse lentement son drapeau vers le bas : à chaque instant, il peut stopper le catapultage en relevant son drapeau.
Lorsque le bout du fanion touche le pont, l’avion met les pleins gaz. Tout tremble. Le temps me paraît long : quelques secondes s’écoulent, durant lesquelles le rugissement des turbopropulseurs continue, mais rien ne se passe. Tout à coup, l’avion est libéré et s’élance, tiré à folle allure par la catapulte. Son aile passe presque à portée de ma main (je décide de ne pas vérifier si je peux effectivement la toucher). En un clin d’œil, l’avion est en bout de piste. Il semble quitter péniblement les derniers mètres du pont d’envol, mais prend de l’altitude : tout s’est bien passé.
Sur le pont, la fente de la catapulte laisse échapper des volutes de vapeur d’eau, comme si le bateau respirait après avoir fait un effort. Je n’ai pas le temps de réfléchir, l’avion suivant est déjà prêt à partir. Cette fois, c’est un Rafale, avec ses deux réacteurs. Mes oreilles souffraient déjà lorsque ses moteurs étaient au ralenti, avec leur sifflement aigu caractéristique, et je suis sur le point d’expérimenter les pleins gaz à quelques mètres de moi. Quand le drapeau du « chien jaune » touche le pont, je sens mon corps trembler, mes os vibrent, littéralement.
Neuf catapultages en cinq minutes
Le Rafale s’élance avec la postcombustion (du kérosène est enflammé dans les gaz d’échappement pour augmenter temporairement la poussée) : mes sens s’affolent un peu plus. Comme le Hawkeye quelques secondes plus tôt, le Rafale prend rapidement de l’altitude. Quelques secondes plus tard, un deuxième appareil me surprend en s’élançant depuis la deuxième catapulte, sur la piste oblique. Six autres avions suivent. En cinq minutes, le porte-avions a fait décoller neuf appareils.
Je rentre dans le « château », j’enlève mes lunettes de protection et je pose mon casque antibruit sur une table. Mes oreilles sont comme après un concert de métal, je parle fort parce que je ne m’entends plus bien.
Fin de la première partie de ce reportage. Retrouvez bientôt les épisodes suivants sur Le Point.fr.