La dissuasion et les forces morales
Si la détermination d’un homme est essentielle, l’adhésion d’un peuple ne l’est pas moins. Comme l’écrit le général (2S) Dominique Trinquand, c’est bien ce combat des valeurs qu’il faut gagner aujourd’hui.
« La force de la Cité ne réside ni dans ses remparts, ni dans ses vaisseaux, mais dans le caractère de ses citoyens », Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide.
Alors que le sujet de ce dossier du G2S est la dissuasion, on pourrait s’attendre à une avalanche de chiffres sur le nombre de vecteurs, leur puissance, leur performance ainsi qu’à un énoncé de tous les systèmes d’arme contribuant à la dissuasion militaire.
Comme Raymond Aron, qui disait que « la dissuasion étant une relation entre deux volontés, l’équilibre de la dissuasion est un équilibre psychotechnique », on se doit d’aller au-delà de cette simple énumération. Il faut donc prendre en compte cet aspect psychologique et ainsi montrer que les « forces morales » sont au cœur de la dissuasion.
En effet, quelle que soit la qualité des outils militaires, l’organisation et le professionnalisme de ceux appelés à les mettre en œuvre, la crédibilité de la dissuasion repose avant tout sur la volonté de la Nation, qui est l’addition des volontés des citoyens. Si nous reprenons la définition du dictionnaire : « La dissuasion consiste à mener une action destinée à faire changer d’avis ». La dissuasion peut donc s’appliquer à beaucoup d’actions de natures très différentes et s’inscrire parfois dans l’action quotidienne. Tout ce qui concourt à l’expression de la volonté nationale peut alors être rangé dans la catégorie des actions de dissuasion.
Aujourd’hui en France, la volonté de la Nation s’exprime d’abord par la désignation du chef de l’État. En effet c’est lui qui, en dernier ressort, décidera de l’usage de la force. Il doit donc, par sa personnalité, présenter une stature fiable validée par le suffrage des citoyens. Cette volonté, exprimée par le vote d’un jour, ne peut suffire et doit s’incarner dans la durée. Pour cela les citoyens doivent démontrer leur attachement à la liberté et les sacrifices qu’ils sont prêts à consentir pour la conserver. Certains de ces citoyens poussent d’ailleurs cette logique jusqu’à s’engager au service du pays et deviennent soldats. Enfin, de nos jours, les médias et réseaux sociaux doivent être pris en compte, tant leur action est déterminante dans la perception de la volonté populaire et leurs effets sur celle-ci.
Le Président de la République, élu au suffrage universel direct, est l’incarnation de la volonté populaire. Une fois élu, il a bien sûr accès aux « codes nucléaires » (ultima ratio) et aussi, en tant que chef des armées, c’est lui qui décide seul de l’emploi de la force armée. Dans ce rôle, sa solitude peut paraitre exorbitante et pourtant n’est-elle pas l’expression de la capacité à décider vite lorsqu’il s’agit de la vie ou de la mort de la Nation ? Dans l’action quotidienne des armées, aussi bien sur le territoire national qu’en opérations extérieures, le Président aiguise sa volonté par la décision d’emploi de la force, qui est déjà un instrument de la dissuasion. Il dispose d’ailleurs d’un état-major particulier, courroie de transmission vers l’état-major des armées, pour être en lien direct avec les forces. Ainsi la volonté d’emploi peut s’exprimer quotidiennement et contribuer à démontrer à la fois la capacité personnelle du Chef de l’État à utiliser la force, mais aussi la fiabilité de la chaîne de commandement.
La solitude du Président, nécessaire pour les décisions réclamant de la réactivité, est maintenant tempérée par les validations régulières du Parlement qui assurent le lien dans la durée entre les actions engagées et les citoyens via les élus de la Nation. Ce système si particulier à la Ve République a fait ses preuves lors des nombreuses crises traversées depuis 60 ans. Il a démontré que non seulement le Président de la République est un élu disposant de la capacité « d’appuyer sur le bouton », mais aussi le chef des armées, pratiquant quotidiennement l’usage de la force. Cette incarnation de la volonté populaire au plus haut niveau de l’État nécessite naturellement un soutien de la Nation, qu’il est difficile et pourtant essentiel de mesurer par temps calme, si l’on veut pouvoir affronter le gros temps.
En effet, la volonté de la Nation ne se borne pas à une élection présidentielle, si importante soit elle, ni à la possibilité d’employer le feu nucléaire. À chaque occasion, la Nation doit démontrer sa capacité à affronter les épreuves. Ce fut le cas, en janvier 2015, après l’attentat contre Charlie Hebdo. La foule dans les rues de Paris et de nombreuses villes[1], qu’elle fût « Je suis Charlie » ou non, démontrait plus que toute autre action, la volonté du peuple français de résister au terrorisme. En revanche les tergiversations sur les bancs de l’Assemblée, comme dans les tribunes des journaux, sur la pérennité d’une opération dès qu’un soldat français est tué, peut faire douter de la capacité de résilience de la Nation. « Pourvu que le derrière tienne » disait Bernanos. La critique est tellement développée en France, qu’il est difficile de faire la part des choses entre le questionnement salutaire qui permet de se faire une opinion et la critique systématique, souvent objet d’une instrumentalisation politique, qui porte en elle le doute, créateur d’incertitudes.
La formation française à l’esprit critique est à la fois une bonne chose et un danger. C’est une bonne chose car elle permet de ne pas « avaler des couleuvres » et de contester ce qui pourrait s’apparenter à de la propagande. C’est un danger car, si elle ne repose pas sur une solide culture, elle ne permet pas de prendre une position réellement rationnelle.
Le danger qui guette actuellement notre pays est très bien décrit par Jérôme Fourquet dans L’archipel français[2]. La disparition d’un socle commun fondé sur une culture partagée peut faire que les citoyens ne partageant plus des valeurs communes présentent une cohérence réduite face à la menace. Par définition, l’archipel est fait d’îles et l’infiltration entre ces îles permet de réduire la capacité de résistance de la Nation.
Le caractère des citoyens ne fait plus bloc. La dissuasion repose sur la capacité de la Nation à montrer un front uni du haut en bas de l’État. Le socle constitué du caractère des citoyens est donc le premier élément qu’il faut renforcer. « La véritable école du commandement est la culture générale. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote » disait le général De Gaulle. De nos jours le commandement concerne tous les citoyens. Le fond dont ils ont besoin pour remplir leur part de commandement est la culture générale. Celle-ci les mettra en capacité certes de critiquer mais aussi de se faire une opinion qui résistera aux pressions extérieures. Ils constitueront ainsi la volonté qui tiendra lieu de remparts.
Pour renforcer la volonté de la Nation il faut d’abord développer l’éducation des citoyens, l’éducation qui développe des qualités intellectuelles et morales. Alors que depuis plus de cinquante ans le relativisme est prépondérant, la remise en cause et le doute semblent être les seuls objets recherchés. Permettre d’avoir un esprit critique ne veut pas dire douter de tout mais au contraire s’appuyer sur une bonne connaissance qui permet ensuite de sélectionner. On le voit, l’action première à engager pour renforcer les forces morales consiste à remettre l’éducation sur la bonne voie pour qu’elle forme des citoyens éduqués et conscients.
Toutefois, l’époque des « hussards de la République » n’est plus d’actualité, les moyens d’informations se sont considérablement développés sous différentes formes et il faut les prendre en compte.
Aujourd’hui, les citoyens sont soumis à un matraquage médiatique incessant. Nos démocraties doivent prendre en compte ce cinquième pouvoir à l’effet redoutable : les médias. De plus, récemment, l’information instantanée, rarement sourcée, et continue par le biais de chaînes « d’information » et l’accroissement des réseaux sociaux, propagateurs de balivernes, ont pris une place démesurée. En France, l’information en ligne constitue 64 % des sources d’information et 39 % des Français s’informent sur les réseaux sociaux[3]. L’information sous toutes ses formes en fonction de la ligne éditoriale choisie et de la fréquence des reprises peut changer complétement la perception que le citoyen a d’un événement. Elle peut le pousser à réagir en privilégiant l’émotion et non plus la raison. « Le cœur d’un homme d’État doit être dans sa tête », disait Napoléon.
Quand il s’agit de la défense du pays chaque citoyen doit réagir en homme d’État. Certes une bonne culture générale donne des outils pour résister intellectuellement, mais elle ne suffit pas. Il faut aussi fournir une information non pas fondée sur une étude de marché et un audimètre, mais sur une lumière qui fait appel à l’intelligence et explique les réalités internationales clairement et correctement pour permettre de réagir avec discernement. L’espace médiatique est donc à reconquérir pour que le citoyen puisse être bien informé et réagisse non pas sous le coup de l’émotion, mais de manière raisonnée. La pédagogie est bien sûr nécessaire mais dans un espace où le martèlement est devenu la règle, il faut non seulement de la qualité, mais aussi de la quantité.
En effet, aujourd’hui, le public a accès à une grande gamme d’informations. Cette plus grande diversité dans les sources d’information change la relation de l’individu à l’information. Sur les réseaux sociaux il n’y a pas de place pour la nuance et l’anonymat permet de raconter n’importe quoi. Il faut donc prendre position dans cet espace et expliquer avant, pendant et après les tenants et les aboutissements d’une crise. Il faut également techniquement entrer dans le flot des informations pour rendre facilement accessible l’information, versus les ʺfake newsʺ et la propagande. Il faut anticiper les menaces par une présence constante et active dans les médias et sur les réseaux.
Face aux menaces de quelques natures qu’elles soient, un plan de communication doit être établi prenant en compte tous les vecteurs médiatiques. L’information ainsi diffusée permettra aux citoyens de mieux comprendre, puis de s’exprimer avec discernement sur les enjeux. Au lieu de suivre le courant, un outil médiatique situé au cœur des réseaux sociaux permet de lutter contre « la plus grande pente » et contribue à la résilience de la Nation.
Le caractère des citoyens énoncé par Thucydide trouve un merveilleux exemple dans le discours de Churchill lorsqu’en 1940 il annonçait aux Britanniques : « Je n’ai à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur ! » Les citoyens sont prêts à affronter les difficultés s’ils ont la possibilité de comprendre et d’être informés. En 2021, en France, contrairement à l’Angleterre de 1940, nous ne sommes pas sur une île affrontant une menace immédiate. L’archipel français d’aujourd’hui doit d’abord reconstituer son unité, armer moralement et intellectuellement ses citoyens pour affronter le pire danger qui soit, celui de la dissolution de la Nation. Cela passe par l’éducation, mais aussi une information de qualité, qui s’adresse à des esprits et non à des objets de consommation. Le caractère des citoyens constituera alors la meilleure dissuasion.
« Celui qui peut moralement tenir le plus longtemps est le vainqueur : celui qui est vainqueur, c’est celui qui peut, un quart d’heure de plus que l’adversaire, croire qu’il n’est pas vaincu. » Clemenceau, mars 1918.
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Texte issu du dossier 27 du G2S « Dissuader aujourd’hui ou comment prouver sa détermination »
NOTES :
- Les manifestations, dans 265 villes dénombraient plus de 4 millions de personnes, dont plus d’1,5 million
à Paris, ce qui en fait le plus important rassemblement de l’histoire moderne du pays. - Jérôme Fourquet, L’archipel français – Naissance d’une nation multiple et divisée, Éditions du Seuil, 528
pages, 2020.