Point de situation des opérations en Ukraine 28 mai 2022 – La bataille du Donbass 2

Point de situation des opérations en Ukraine 28 mai 2022 – La bataille du Donbass 2

 

par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 28 mai 2022

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Le front du Nord-Donbass attire plus que jamais l’attention et prend la tournure d’une bataille décisive qui absorbera les efforts dans les semaines à venir, peut-être jusqu’à la fin de l’été si les deux camps ont les ressources pour soutenir une telle intensité des combats jusque-là.

Rappelons que ce front est divisé en deux secteurs opérationnels séparés mais qui s’influencent mutuellement. À l’Ouest, on trouve le couple Sloviansk-Kramatorsk (SK) et à l’Est le couple Severodonetsk-Lysychansk (SL), les quatre grandes villes-objectifs des forces russes au sommet de deux grands axes urbanisés Nord-Sud qui rejoignent les deux républiques séparatistes. L’ensemble des deux secteurs représente un rectangle de 50 km de profondeur sur 100 de large, soit la superficie de la moitié d’un département français. Il est partagé au milieu par la rivière Siversk qui joint du Nord au Sud la ville du même nom au nœud routier de Bakhmut. Bakhmut commande à SL soit directement par la route T1302, soit indirectement et plus difficilement via Siversk.

Face au secteur de Sloviansk, les forces russes sont désormais plus réduites après avoir été le secteur principal. Tout l’effort de la 201e DM, aidée à l’Est par la 90e DB a consisté à menacer d’encerclement la ville de Lyman et de contraindre la 95e brigade d’assaut aérien à se replier vers Sloviansk. Il est possible aussi que ce retrait oblige également la 57e brigade motorisée à se replier derrière la rivière Donets. À ce stade, ces deux brigades et la 81e d’assaut aérien face à Yzium, peuvent tenir assez bien les hauteurs au Nord de Sloviansk. La situation est beaucoup plus critique pour les Ukrainiens du côté Est.

Les forces russes et le 2e corps d’armée, de la République populaire de Louhansk (LNR) pressent le secteur SL de tous les côtés. Au Nord, entre Ozerne et Lysychansk, trois brigades ukrainiennes – 79e d’assaut aérien, 128e de montagne et 58e motorisée – tiennent assez solidement les hauteurs sur 40 km face à la 90e division blindée (DB) et quatre ou cinq brigades russes (soit 8 à 10 groupements tactiques, GT) au-delà de la rivière Donets. La ville de Severodonetsk elle-même est abordée sur trois-quarts de sa périphérie par la 127e division d’infanterie motorisée (DM) renforcée d’un régiment LNR et du groupement tchétchène, soit de 5 à 8 GT face à deux brigades de Garde nationale, d’une brigade territoriale et du régiment Slavic. Là encore, les Ukrainiens tiennent, malgré la puissance de feu d’au moins une brigade d’artillerie russe, en plus des artilleries organiques des GT

Le groupement de forces russes le plus important – 7e division d’assaut aérien, brigades d’infanterie de marine de Baltique et du Pacifique, groupe Wagner et 150e DM, soit une dizaine de groupements tactiques (GT) – attaque depuis Popasna dans toutes les directions. Vers le Sud, il menace d’encerclement la 30e brigade mécanisée ukrainienne et l’obligera sans doute au repli. Au nord, en direction de SL, et en conjonction avec la poussée vers l’Ouest des forces LNR et de la 57e brigade russe, il menace d’encerclement la 17e brigade blindée dans la région d’Hirske-Toshkivka. Vers l’Ouest , il s’approche de Soledar, à quelques kilomètres de Bakhmut, sur le principal axe de ravitaillement de SL. La prise de Soledar, puis celle de Siversk depuis Ozerne au Nord, suffirait à couper Severodonetsk-Lysychansk de toute communication. Les neuf brigades et régiments ukrainiens, soit 1/6e environ de la force opérationnelle terrestre ukrainienne, se trouveraient ainsi prises au piège.

Cette perspective place les forces ukrainiennes devant plusieurs options délicates.

La première serait de contre-attaquer afin de dégager la zone, et donc logiquement d’essayer de reprendre Popasna. Cela supposerait de disposer d’une masse de manœuvre de plusieurs brigades. Pour l’instant, seule la 4e brigade blindée semble disponible dans la région de Kramatorsk, mais il serait possible de transférer la 48e brigade d’assaut aérien en réserve à Poltava (on ne comprend pas très bien en fait pourquoi cela n’a pas déjà été fait) et peut-être une ou deux brigades blindées venues du Nord ou du Sud-Ouest.

Le problème est, et les Russes y ont déjà été largement confrontés, qu’il est difficile de manœuvrer classiquement dans une zone de feux denses dès lors que l’on n’est visible et repéré. Placée dans le contexte actuel, la contre-attaque allemande de février 1943 en direction de Kharkov avec deux corps blindés serait immédiatement repérée et frappée depuis le ciel depuis les avions d’attaque jusqu’aux missiles/roquettes antichars à tir plongeant, en passant par les missiles air-sol d’hélicoptères ou drones ou les obus précis de l’artillerie. Pour manœuvrer, il faut désormais être soit mobiles, dispersées et camouflées, soit au contraire très protégés sur de petits espaces. Pour avoir fonctionné « à l’ancienne » entre les deux, les colonnes blindées-mécanisées russes ont été corrodées et figées dans la bataille de Kiev. De la même façon que les Américains en Corée passant des colonnes motorisées aux tranchées de 1950 à 1951, les forces russes évoluent désormais à partir de lignes sécurisées et d’arrière protégées en avançant sous enveloppe d’artillerie, c’est-à-dire jamais au-delà de 20 kilomètres des batteries dans un style très « 1918 ».

Si les forces ukrainiennes ont pu progresser sur des forces en repli dans la région de Kiev ou des forces en rideau au Nord de Kharkiv, elles butent sur les lignes fortifiées de la région de Kherson. Une attaque visible contre le point haut de Popasna sous l’enveloppe de frappes air et artillerie russes peut réussir mais ce sera un exercice long, difficile et sans aucune doute très couteux.

La deuxième option est de rester sur place et de défendre les positions pied à pied, en comptant sur la capacité de résistance en ville et l’usure des forces russes ou une diversion des moyens sur d’autres secteurs, à Kherson en particulier. Cette stratégie a bien fonctionné au Nord où les villes assiégées de Chernihiv et de Soumy ont finalement été dégagées après avoir contribué à entraver la manœuvre russe. Cela a échoué à Marioupol, alors que les forces ukrainiennes ont été incapables de forcer les Russes à quitter une zone Sud plus facilement défendable et contrôlable que le Nord. Si Marioupol a permis de fixer des forces russes importantes pendant deux mois et de leur infliger sans doute de fortes pertes, sa chute constitue néanmoins la plus grande défaite ukrainienne de la guerre avec plusieurs brigades complètes perdues. C’est donc un pari d’autant plus risqué que l’aide matérielle occidentale va forcément marquer le pas après l’épuisement des possibilités immédiates et que la formation de nouveaux bataillons à envoyer au combat, avant de former de nouvelles brigades, risque de prendre encore du temps.

La dernière option, sans doute la plus réaliste militairement mais aussi la plus difficile politiquement serait d’abandonner Severodonetsk et Lysychansk, désormais vidées de la grande majorité des habitants, et de replier toutes les brigades au-delà la rivière Siversk et de s’appuyer sur une nouvelle ligne de défense urbaine de Sloviansk à Kostiantynivka. Ce serait échanger de l’espace, largement vide, contre des forces et du temps. Ce serait cependant aussi une manœuvre très délicate à organiser sous la pression russe, mais possible.

Les opérations militaires ne sont jamais linéaires. À des phases d’attente peuvent succéder brutalement des accélérations à la suite de succès soudains et parfois surprenants. Après quelques succès surprenants ukrainiens, en fait des coups profitant de failles russes, les Russes ont repris l’initiative. La bataille du Donbass est cependant loin d’être terminée, sans même parler des opérations militaires de cette guerre, ni même de cette guerre dans la longue durée. Il y aura d’autres surprises de part et d’autre.