1918 en Ukraine ?
par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 11 septembre 2022
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Il faut toujours s’intéresser aux combats dont les résultats sont surprenants, car ils indiquent souvent des tendances nouvelles.
Percée
En faisant un point de situation au début de cette semaine, on aurait égrené les noms de villages que les deux camps ont attaqués. On aurait expliqué ainsi que les Russes avaient ainsi continué à attaquer autour de la ville de Donetsk, puis en direction de Bakhmut et de Seversk à l’est du couple Sloviansk-Kramatorsk, progressant souvent de manière millimétrique. Les Ukrainiens de leur côté ont continué à avancer lentement au nord et un peu au sud de la tête de pont russe de Kherson, tout en continuant à mener d’importantes frappes d’interdiction sur les arrières.
Et puis la surprise est venue du nord. Le 6 septembre, après une préparation de quelques semaines, les forces ukrainiennes ont lancé à l’attaque un groupement de cinq brigades de manœuvre réunies dans la région de Zmiv-Andriivak au sud-ouest de Kharkiv, associé à deux groupements périphériques, un au sud de Balakliya avec une brigade renforcée d’un bataillon de chars et un autre au nord face à Chkalovske avec deux brigades territoriales. Avec au moins une brigade d’artillerie, trois groupements de forces spéciales et plusieurs bataillons indépendants, on a là un dispositif au moins aussi important que celui engagé autour de la tête de pont de Kherson.
L’attaque surprend complètement les forces russes assez réduites de la 144e division motorisée renforcée d’unités indépendantes disparates. La petite ville (25 000 habitants) de Balakliya, est prise très vite. La percée est exploitée immédiatement.
Le groupement principal se fractionne en deux. Le premier part vers le nord-ouest en direction de Shevtchenkove, qui est prise le 9. À partir de là, une brigade mécanisée poursuit vers le nord et joint son action à celle des deux territoriales tandis que deux brigades précédées de forces spéciales en véhicules légers foncent vers Kupiansk la base arrière russe de toute la région. Pendant ce temps, deux autres brigades progressent plein ouest vers la rivière Oskil avec l’intention d’encercler la zone clé d’Yzium.
A ce stade, les Ukrainiens ont obtenu pour la première fois de cette guerre, hors siège de Marioupol, une dislocation de dispositif. Il ne s’est plus agi de repousser une force ennemie, mais bien de pénétrer en son cœur jusqu’à sa structure de commandement et rendre la force incapable d’un combat cohérent. Cela se traduit concrètement par une proportion inhabituelle de prisonniers, peut-être plus d’un millier, et la capture de nombreux matériels y compris sensibles (guerre électronique, véhicules de transmissions, radars) qui vont alimenter les dépôts ukrainiens et intéresser les services occidentaux. Les forces russes sont bousculées et ne tentent vraiment de freiner l’avance ukrainienne que par les forces aériennes.
Le 10 septembre, ce qui restait de la 18e division russe est chassée de Kupiansk dans la journée. Une des deux brigades ukrainiennes garde la position et la possibilité de franchir la rivière Oskil tandis que la deuxième rejoint la poussée au nord vers Velykyi Burluk puis la frontière russe. Au sud, l’énorme dispositif russe à Yzium, au moins une quinzaine de groupements tactiques issus de quatre divisions et brigades indépendantes, est replié en catastrophe vers l’est, au-delà de la zone forestière de la rivière Donets. Yzium est prise. Pendant ce temps, des attaques ukrainiennes ont lieu également autour de la poche de Kramatorsk, jusqu’à Lyman au nord de Sloviansk et peut-être même aux abords de Lysychansk, prise par les Russes en juillet. L’aéroport au nord-est de Donetsk est peut-être lui-même menacé.
Les forces russes tentent maintenant de rétablir une ligne de front avec les forces retirées d’Yzium, les renforts de la zone de la grande base arrière de Belgorod et surtout du sud. On ne sait pas encore quand et comment ils parviendront à le faire.
Quand on assiste à une telle surprise, triomphe pour les uns, désastre pour les autres, c’est qu’il y a une conjonction de très bonnes choses d’un côté et d’incompétence de l’autre. D’un côté, les Ukrainiens ont été capables d’organiser simultanément deux offensives très différentes, dans la région de Kherson et celle de Kharkiv, incluant au total au moins 15 brigades de manœuvre, là où les Russes ne parviennent plus à monter des attaques d’une ampleur supérieure à une brigade ou un régiment depuis juillet.
Le plus étonnant est peut-être que la réunion de cinq brigades blindées-mécanisées près du front à Zmiv soit passée inaperçue des Russes, malgré leurs moyens de renseignement depuis les satellites d’observation jusqu’aux équipes de reconnaissance en profondeur et les espions, en passant pas les moyens d’écoute ou les drones, voire les avions ou hélicoptères, car les Russes ont toujours la supériorité dans les airs au moins près du front. Il est vrai que beaucoup de ces moyens ont été réduits par les combats, mais il y a eu incontestablement une défaillance grave dans l’estimation tactique de la situation au sein de la chaîne de commandement russe.
Peut-être que le haut-commandement russe, dont les têtes étaient réunies au même moment en Extrême-Orient avec un certain nombre de moyens pour parader à l’exercice Zapad, s’est lui-même trompé sur la valeur de son armée en Ukraine. On avait compris que, sans l’avouer complètement, il avait renoncé à la conquête complète du Donbass en limitant les attaques dans la région pour privilégier la défense du sud. Il ignorait sans doute aussi combien son armée était devenue faible au nord. Il y a dans la chaîne des gens qui ont fauté et/ou menti.
Courbes
On a évoqué à plusieurs reprises l’idée d’une armée comme masse de compétences, qui s’accroît ou décroît en fonction de la conjonction des ressources fournies et de la capacité d’apprentissage. Il apparaît maintenant clairement que la masse de compétences russes est en régression depuis le début de la guerre.
La guerre de mouvement n’a pas permis d’atteindre les objectifs stratégiques, et en cela elle a été un échec, mais elle a connu des succès tactiques de la part d’armées bien organisées, comme la 58e au sud. Le passage à une campagne de positions au tournant de mars et avril, avec des modes d’action beaucoup plus simples, témoignait déjà d’une baisse de compétences après les pertes initiales. Cette campagne a permis d’obtenir quelques succès, 1 000 km2 conquis en trois mois, à comparer au 2 000 pris par les Ukrainiens en trois jours, mais au prix une nouvelle fois de lourdes pertes. Les meilleures troupes constamment sollicitées ont beaucoup souffert et ont été remplacées par des bataillons de recrues à la valeur très inférieure ou par des expédients comme les mercenaires de Wagner ou les bataillons de mobilisés des républiques séparatistes, mal équipés et peu motivés pour combattre à Kherson ou Kharkiv.
La « pause opérationnelle » du mois de juillet, pause qui dure toujours, a été un symptôme de cet affaiblissement qui ressemble à l’atteinte du point Oméga, qui décrit le moment où une armée n’a plus les ressources pour organiser des offensives de grande ampleur. Désorganisées, renforcées insuffisamment en nombre et encore plus en qualité, divisions et brigades russes ont vu la gamme tactique des unités de manœuvre devenir encore plus hétérogène et diminuer en moyenne.
Dans le même temps, l’évolution de l’armée ukrainienne s’est faite dans l’autre sens. On a pu en douter un moment, au mois de juin notamment lorsque la pression et les pertes étaient fortes dans le Donbass, mais la tendance à long terme conjuguant l’apport de l’aide occidentale et de la mobilisation – et donc aussi de l’instruction militaire – des forces de la nation ukrainienne était plutôt à celle d’une élévation du nombre et de la gamme tactique des unités de combat et d’appui.
Il restait à déterminer quand les courbes se croiseraient à l’avantage des Ukrainiens. Surestimant une nouvelle fois les Russes et sous-estimant les Ukrainiens, on imaginait cela plutôt en automne voire en 2023, avec de nouvelles opérations offensives d’ampleur, voire le retour de la guerre de mouvement. C’est visiblement arrivé maintenant.
1918 ?
On compare souvent depuis le mois d’avril la forme de la guerre à celle de la Première Guerre mondiale, passant d’une phase de mouvement à une phase de tranchées, oubliant souvent qu’elle s’est terminée en 1918 par une nouvelle guerre de mouvement, d’un autre style il est vrai que celle de 1914. On peut peut-être considérer que 1918 a maintenant commencé en Ukraine. Cette campagne de mouvement de 1918 s’est effectuée de deux manières : par quelques offensives de grande ampleur des Allemands du printemps à l’été puis par une série de multiples petites offensives alliés de l’été à l’automne, jusqu’à l’effondrement allemand.
Actuellement, les Ukrainiens font les deux. L’attaque de la tête de pont de Kherson ressemble en réalité à un siège, où par la précision de leur artillerie moderne mais aussi une petite force aérienne d’attaque renouvelée, conjuguée à de multiples petites attaques, les Ukrainiens s’efforcent d’obtenir par la pression l’isolement et le repli des 20 000 soldats russes au-delà du Dniepr. C’est un peu l’équivalent de la réduction de la poche allemande de Soissons en juillet 1918. S’ils y parviennent, ce serait à nouveau un coup dur, matériellement et psychologiquement pour les forces russes. Dans le nord, les forces ukrainiennes ont réussi une percée et une dislocation, pour la première fois de toute leur jeune histoire. Cela ressemble justement à la création de cette poche de Soissons, lorsque le 27 mai 1918, les Allemands ont attaqué dans la zone, en diversion des opérations principale dans les Flandres et ont crevé jusqu’à la Marne un front mal défendu par les Français.
A charge pour les Ukrainiens maintenant d’exploiter à fond leur succès puis de maintenir ces gains territoriaux malgré les difficultés logistiques que cela peut induire. S’ils y parviennent, et s’ils continuent de bénéficier de l’avantage du nombre et de la qualité tactique des unités de combat, associé à une plus grande souplesse du commandement et de bons appuis, leurs possibilités sont très grandes. Comme les Alliés en 1918, ils pourront déplacer les brigades et les appuis d’un point à l’autre du front plus vite que les Russes et multiplier les attaques importantes. On imagine ce qu’une percée similaire à celle de Balakliya pourrait donner sur le front jusque-là plutôt calme au sud de Zaporojie, avec une exploitation vers Melitopol, de la centrale nucléaire d’Enerhodar voire de Marioupol, ce qui serait un symbole très fort. Elle mettrait en danger aussi à la fois la Crimée et la zone de Kherson.
Ne négligeons pas l’aspect psychologique des choses. Il faut une bonne raison et l’espoir que cela serve à quelque chose pour prendre des risques mortels au combat. C’est évidemment moins difficile lorsqu’on croit que cela va contribuer à la victoire plutôt que ne servir à rien. Or, sans prise de risque, il y a rarement des victoires.
Les jours à venir seront déterminants pour voir si on se trouve vraiment dans un 1918 à l’avantage des Ukrainiens où s’il ne s’agit que de circonstances heureuses et d’une anomalie avant de revenir à un retour à la rigidité des fronts. Si on est bien passé à une nouvelle phase, on ne voit pas comment les Russes pourraient s’en sortir sans un changement radical de leur armée. Le problème est que ce changement radical est une boîte de Pandore.