Ce que la peur fait à l’être

Ce que la peur fait à l’être

par Michel Goya – La voie de l’épée – publlié le 29 janvier 2021

https://lavoiedelepee.blogspot.com/


Extrait de Sous le feu-La mort comme hypothèse de travail

Avec le temps et l’expérience, la peur ne disparaît jamais complètement, mais elle est atténuée et devient largement inconsciente. Elle devient la peur utile qui tient sa sensibilité toujours en éveil et déclenche les actes automatiques salvateurs tout en conservant le libre usage de ses facultés intellectuelles. L’appréciation du risque est devenue une science. Paul Lintier, artilleur en 1914 décrit ainsi ce processus d’accoutumance et d’adaptation :

D’abord le danger est un inconnu… on sue, on tremble… l’imagination l’amplifie. On ne raisonne pas… par la suite on discerne. La fumée est inoffensive. Le sifflement de l’obus sert à prévoir sa direction. On ne tend plus le dos vainement ; on ne s’abrite qu’à bon escient. Le danger ne nous domine plus, on le domine. Tout est là. […] Chaque jour nous entraîne au courage. À connaître les mêmes dangers, la bête humaine se cabre moins. Les nerfs ne trépident plus. L’effort conscient et continu pour atteindre à la maîtrise de soi agit à la longue. C’est toute la bravoure militaire. On ne naît pas brave : on le devient.

Cette accoutumance est relativement rapide. Il suffit, pour ceux qui survivent, d’une vingtaine de jours de combat d’intensité moyenne. Une analyse statistique réalisée par Herbert Weiss avait montré en 1966 que la probabilité d’être abattu en combat aérien était divisée par deux après chaque engagement.

Pour autant, l’apprentissage du combat sous le feu est aussi une accumulation de stress, car ce n’est parce que vous avez à nouveau peur que les peurs anciennes disparaissent. Durant la campagne de France en 1944, les unités américaines mettaient en moyenne une vingtaine de jours pour s’adapter au combat. Les hommes étaient ensuite pleinement efficaces pendant encore une vingtaine de jours, même si la presque totalité d’entre eux commençait à présenter des troubles. On assistait même à une période de confiance excessive pendant quelques jours, le temps de croire que si on a survécu jusque-là on survivra toujours, et puis sauf pour une petite poignée, peut-être un homme sur vingt, tout déclinait ensuite rapidement.

Après plusieurs dizaines de jours de pression continue, le commandement se dégrade. Le capitaine Laffargue avoue ainsi qu’après plusieurs semaines de combat en 1914, il en était venu à ne plus commander que par des « suivez-moi ». Les acteurs sont moins actifs et les figurants de plus en plus nombreux et passifs. Les évacuations pour trouble psychologique ou épuisement augmentent rapidement. En 1944, après 44 jours d’opérations continues en Italie, 54 % des évacués de la 2e division blindée américaine l’étaient pour des causes psychologiques. Après un mois d’affrontement à Diên Biên Phu en 1954, un cinquième de la garnison avait « déserté sur place » en attendant la fin des combats le long de la rivière Nam Youn.

Le point de rupture est généralement atteint au bout de 200 à 240 jours de combat continu. C’est le temps qu’il a fallu à la 14e division indienne pour être considérée comme entièrement détruite psychologiquement pendant la campagne birmane de l’Arakan en 1942. Ce fut aussi sensiblement le sort de beaucoup d’unités françaises en 1915 jusqu’à l’échec de l’offensive de Champagne en septembre, et l’épuisement général qui s’ensuivit. Cela a conduit le commandement français a organiser l’équivalent des 3 x 8 en faisant tourner les hommes selon un cycle combat-repos et instruction-secteur calme. La capacité à résister s’en est trouvée d’un seul coup nettement accrue.

L’épuisement peut aller beaucoup plus vite lorsque vous savez que vous avez moins d’une chance sur vingt de revenir de missions de combat qui vont s’enchainer les unes après les autres. Après la bataille d’Angleterre, les pilotes de chasse britanniques, qui ont perdu un tiers des leurs en deux mois, étaient clairement épuisés, ainsi que d’ailleurs beaucoup de pilotes allemands. En octobre 1942, lors de la bataille de Santa Cruz, les pilotes de l’aéronavale japonaise ont refusé de partir au combat après une série de pertes terribles. Dans l’été et l’automne 1943, les pertes de bombardiers de la 8e armée dépassèrent les 10 % à chaque raid sur Ratisbonne et Schweinfurt (jusqu’à presque un quart des membres d’équipage dans la seule journée du 14 octobre). Les refus et les comportements de « contrebandiers » (largage des bombes en Mer du Nord et retour) se multiplièrent. Deux tiers des équipages qui rentrèrent aux États-Unis l’année suivante présentaient des symptômes graves de troubles psychologiques.

Dans les sous-marins U-boote allemands, à partir de de l’été 1943 un sur trois ne revient pas de patrouille. Au total, 606 seront perdus au combat sur 780 U-boote avec un seul cas de reddition, l’U-570, d’ailleurs désemparé et sans liberté de manœuvre. Pour autant, les volontaires ne manquèrent jamais. Un soin extrême était apporté à la vie des équipages entre les missions, mis à l’écart des dangers et placés dans d’excellentes conditions de vie. Ils avaient conscience par ailleurs de faire partie d’une élite et de bénéficier d’un bon équipement qui s’améliorait en permanence (type XXI et XXIII). Il est vrai aussi qu’ils faisaient partie d’une armée où, de toute façon, les pertes étaient terribles quelle que soit l’unité et qui n’a pas hésité à fusiller au moins 13 000 des siens, ce qui reste un puissant facteur de motivation.

Sur le long temps, avec la croissance de l’expérience collective, les pertes diminuent alors que paradoxalement les machines à découper et trouer les hommes ont tendance à augmenter en nombre et en puissance au fur et à mesure de l’avancée des guerres. C’est typiquement le cas de la Grande Guerre où les pertes françaises sont survenues pour moitié dans les 13 premiers mois. Puis, avec le temps, les vétérans sont devenus de plus en plus difficiles à tuer. Ils se sont adaptés à ce monde d’une hostilité extrême, comme les Inuits aux conditions du Grand Nord.

Cette accoutumance sur la longue durée n’est pas forcément synonyme de renforcement psychologique, car elle se conjugue aussi avec un phénomène d’usure. L’approche d’un nouveau combat fait resurgir des souvenirs refoulés et accroît la tension. Pour Jünger, « c’est une erreur de croire qu’au cours d’une guerre le soldat s’endurcit et devient plus brave. Ce qu’on gagne dans le domaine de la technique, dans l’art d’aborder l’adversaire, on le perd de l’autre côté en force nerveuse. » En 1918, lui-même se sent « entièrement saturé d’expériences et de sang. Et j’ai alors l’impression qu’on nous en a vraiment trop demandé. » Dans l’autre camp, pour Charles Delvert

Cette guerre effroyable, où le feu ne cesse pas un seul instant, tend à tel point les nerfs que, loin de diminuer, l’appréhension ne fait qu’augmenter chez les combattants. Et tous sont ainsi. Sans doute, on arrive à ne plus faire attention à un obus qui passe ou une balle qui siffle. Mais à chaque nouveau départ pour les tranchées, je vois les visages un peu plus contractés ». 

Lord Moran compare l’usure des équipages de bombardiers soumis à un état permanent de peur lors des missions au cycle des saisons. « Le pilote passe par une période d’été, période de confiance et de succès. Mais les mois d’été passent et quand l’automne survient, l’image de la détresse du pilote est peu différente de celle du soldat». À la question : « si vous aviez le choix, retourneriez-vous en Afghanistan? » posée en 2010 à des soldats revenant de six mois d’opérations en Kapisa-Surobi, 75 % répondirent oui. Les (relativement) moins volontaires étaient apparemment paradoxalement ceux qui avaient occupé des postes de soutien, a priori les moins risqués, mais aussi ceux qui avaient participé à plus de 11 actions de combat (soit 18 % des hommes engagés en Kapisa).

Lors des événements de novembre 2004 en Côte d’Ivoire, outre les témoins de l’attaque aérienne ivoirienne qui a tué neuf de leurs camarades, les soldats français qui ont présenté des troubles psychologiques pouvaient être classés en deux catégories. Il y avait les « bleus » qui se rendaient compte que, contrairement aux campagnes de recrutement qui n’évoquaient jamais cet aspect, la vie militaire pouvait être dangereuse et les « anciens » qui revivaient d’un seul coup des expériences similaires vécues sur d’autres théâtres d’opérations. Au même moment, lors des combats pour la reconquête de Falloujah, la cellule de soutien psychologique des Marines recevait deux flots distincts : celui des jeunes d’abord et, quelques jours plus tard, celui des plus anciens.

En bons managers, les Américains ont été les premiers pendant la Seconde Guerre mondiale à gérer le « compte en banque du courage » en proposant aux combattants un horizon visible de fin de guerre en fonction du nombre de missions aériennes ou de présences au front. Cette gestion individuelle est alors entrée en conflit avec l’efficacité collective de l’ensemble des unités en les privant de leurs meilleurs éléments, dont beaucoup d’acteurs, et en réduisant encore leur cohésion en augmentant leur turn over. Au bilan, ce système a peut-être tué plus de soldats américains qu’il n’en a sauvés. Il aurait sans doute mieux valu avoir plus d’unités de combat pour pouvoir effectuer des rotations et des mises au repos afin d’éviter de maintenir les rares qui existaient sous une pression permanente.

Et puis il y a ceux qui ne connaissent pas ce point de rupture et qui continuent, piégés par l’ivresse de l’adrénaline. Sur les quarante meilleurs As de la chasse française de la Grande Guerre, dix ont été tués avant la fin des hostilités et trois très grièvement blessés. Sur les vingt-sept autres, dix moururent encore dans un avion dans les neuf ans qui suivirent, dans des exhibitions diverses ou des tentatives de record. Des Icare qui avaient survécu, mais qui ne pouvaient plus s’empêcher d’aller vers le Soleil.