Derrière iMUGS, de premiers pas européens vers la robotique terrestre de demain
Le futur de la robotique terrestre européenne s’écrit en partie en région parisienne. C’est là qu’un consortium d’industriels est venu évaluer ses dernières avancées en la matière après près de deux années de réflexions conjointes sur les systèmes autonomes. Parmi les participants, les groupes français Nexter et Safran.
Un noyau français pour une robotique européenne
Le temps d’une démonstration, les blindés ont laissé place à une poignée de robots et de combattants à pied le mercredi 26 octobre sur le site de Nexter de Satory, dans les Yvelines. Ce rendez-vous était une nouvelle étape dans la poursuite du programme européen « integrated Modular Unmanned Ground System » (iMUGS) lancé en décembre 2020 et bénéficiaire d’une enveloppe de 30,6 M€ du Programme européen de développement industriel de la défense (EDIDP) de la Commission européenne. Parmi les 14 industriels d’un consortium coordonné par l’Estonien Milrem, deux Français : Nexter et Safran Electronics & Defense.
Le scénario retenu pour les trois robots employés, dont le THeMIS de Milrem ? Une mission de combat avec une phase de reconnaissance (ISR) autonome préalable suivie d’une phase d’agression menée par les seuls combattants humains. Génératrice d’effets, celle-ci a engendré d’autres actions de la part des robots, telle que l’évacuation sanitaire de soldats blessés.
La phase ISR aura permis de progresser sur la mobilité autonome en misant sur deux des nombreuses fonctions disponibles. D’une part, avec la conjonction entre la navigation par points de passage et la détection et l’évitement d’obstacles inconnus en totale autonomie. Et d’autre part, avec le suivi de personne à partir d’une colonne de deux combattants et de deux robots intercalés, chaque « paire d’yeux » assurant une partie de la reconnaissance. D’autres briques sont à l’étude, tels que le suivi de lisière en forêt, le suivi en convoi ou encore le ralliement d’amer, « c’est à dire la capacité de désigner un point éloigné dans une image et d’y asservir le cap automatiquement », nous explique Joël Morillon, directeur général délégué de Nexter Robotics
Côté français, le sujet iMUGS repose sur une équipe intégrée installée chez VEDECOM, au cœur du cluster des mobilités innovantes de Satory. Ce programme clé monopolise l’équivalent de douze emplois à temps plein chez Nexter. Cette petite équipe France s’est d’emblée focalisée sur deux thématiques majeures. L’une, l’architecture système, « est une sorte de Windows appliqué à la robotique qui permet de faire fonctionner des comportements sensorimoteurs, des fonctions autonomes et d’autres capacités spécifiques ». Une brique qui met aussi l’accent sur la relation entre l’homme et le robot en terme de répartition des tâches. Entre mission spécifique et entraide mutuelle, l’enjeu est de « créer un couple dans lequel chacun va apporter le meilleur de ce qu’il sait faire afin que la performance globale soit toujours optimale ».
L’autre, ce sont les fonctions autonomes. Si, faut-il le répéter, l’humain reste maître, les armées cherchent bel et bien à « se décharger d’une partie du contrôle ». « Un robot télécommandé nécessite un militaire pour le diriger et un, voire deux autres pour le protéger ». Un format impensable au vu des contraintes qu’affrontent les armées en matière de ressources humaines. « Cette démonstration sur iMUGS visait justement à montrer un état de l’art représentatif de ces fonctions, la partie architecture systèmes étant par nature un peu ‘cachée’ ».
Passer de la maturité à la capacité
Derrière les démonstrations, iMUGS contribue à faire avancer une réflexion moins technologique que culturelle. Les industriels de la robotique cherchent en effet à se départir de la notion de niveau de maturité technologique, la fameuse échelle de « TRL ». « La difficulté que rencontrent les opérationnels et les industriels, c’est l’absence d’un langage commun », relève Joël Morillon. Un robot de niveaux TRL 4, 5 ou 6 est une information qui parle finalement peu au militaire, qui lui a surtout besoin de savoir ce qu’il peut en faire sur le terrain.
De même, cette notion de TRL rigide et à sens unique « sous-entend que, tant que l’on est pas dans un TRL haut, le robot est inutilisable sur le terrain. Ce qui n’est en réalité pas vrai du tout », explique Joël Morillon, rappelant que « s’il faut attendre TRL 9, les armées ne seront pas équipées avant plusieurs décennies ». De fait, les technologies actuelles confèrent aux robots des capacités certes encore limitées mais néanmoins déjà exploitables au niveau opérationnel, estime Nexter Robotics. Plutôt que de se référer à un échelon de maturité relativement abstrait et réducteur, l’idée serait donc de partir de faits établis pour caractériser un domaine de fonctionnement dans un langage exploitable par les opérationnels. « Ce qui est parlant pour le militaire, c’est de savoir ce que le robot sait faire à l’instant ‘t’, dans quelles conditions il peut l’employer, sur quel type de terrain, sous quelle météo, avec quelle autonomie, etc. ».
C’est tout l’enjeu du travail de caractérisation mené actuellement par Nexter, Safran, l’état-major de l’armée de Terre (EMAT) et la Direction générale de l’armement (DGA). Ensemble, ils réfléchissent à l’opportunité de basculer de la notion de TRL à celle de « Capability Readiness Level » (CRL). Un niveau de maturité capacitaire plus souple, plus réactif et mieux adapté à l’approche robotique. Les travaux sont en cours, avec l’objectif de définir une nouvelle échelle plus proche de la réalité.
Dans cette future échelle, un CRL 1 ou « bas », signifierait par exemple que le robot ne fonctionnerait que dans un environnement opérationnel permissif et « facile ». Les contraintes d’engagement que cela sous-entend – sur terrain plat, à basse vitesse et sans brouillage, entre autres – n’empêcheraient en rien d’utiliser la capacité disponible. « Aujourd’hui, toutes ces fonctions autonomes existent et fonctionnent dans un domaine qui reste simple. L’objectif, notamment en France, c’est d’étendre pas à pas le domaine de fonctionnement, donc de monter dans les niveaux de CRL pour faire en sorte que les robots puissent travailler sur des terrains plus durs, dans des conditions plus complexes et avec plus d’indépendance ». Et d’éviter dès maintenant de tomber dans le carcan paralysant du robot « qui sait tout faire, partout et sans risque ».
Des débouchés pour demain et après-demain
Que ce soit en France ou ailleurs en Europe, les besoins en matière de robotique vont croissants et requièrent des réponses rapides. Des briques issues d’iMUGS pourraient profiter à plusieurs programmes de l’armée de Terre, par exemple dans la lutte contre les mines et les engins explosifs improvisés. Placé en tête de convoi et doté de capteurs ad-hoc, le robot récupère la mission jusqu’alors dévolue à un véhicule habité. L’appel d’offres « robot d’investigation » (ROBIN), par exemple, doit fournir une première capacité d’ouverture d’itinéraire robotisée aux régiments du génie en remplacement des véhicules Buffalo. ROBIN répondrait à l’enjeu d’une étape de l’ouverture d’itinéraire, celle de la levée de doute. La consultation est attendue de pieds fermes par les industriels du secteur. Étendue au marché européen, elle devrait être publiée pour début 2023. Entre autres réponses possibles, CNIM Systèmes Industriels propose depuis un moment son système ROCUS conçu sur une base THeMIS. Mais d’autres candidats potentiels existent, à l’exemple du robot PHOBOS conçu par SERA Ingéniérie, successeur de la mule ROBBOX et présentée en juin au salon Eurosatory.
La robotique trouvera également tout son sens dans les missions de reconnaissance NRBC. Miser sur une combinaison de plateformes autonomes et habitées permettrait d’amener un véhicule aux limites d’une zone supposée contaminée puis d’en faire débarquer des drones et robots dotés des capteurs adéquats. Ce concept, Nexter l’a déjà présenté tant en France qu’à l’export. Selon Joël Morillon, « cela aurait un intérêt pour faire la jonction entre le VAB NRBC en fin de vie et un Griffon NRBC qui n’arrivera pas avant au moins une dizaine d’années ». L’option robotique est désormais étudiée par les opérationnels. Dans le contre-IED comme le NRBC, la complexité des capteurs rend toujours nécessaire la lecture par un opérateur spécialisé. Les solutions d’autonomie sur lesquelles planche l’équipe iMUGS participeront à surmonter ce type d’obstacle.
Plus loin, Nexter capitalise sur ces travaux européens pour intégrer les robots aux futurs systèmes de combat. « Demain, le robot sera l’une des composantes de l’ensemble des entités présentes sur le champ de bataille. Identité Nexter oblige, nous faisons dès lors en sorte que les robots puissent devenir une extension des véhicules de combat. Nous parlions il y a quelques années de véhicules augmentés, une idée qui prend à présent tout son sens ». Un véhicule augmenté qui n’est qu’une étape vers la constitution de systèmes de systèmes. Exit les capteurs rassemblés et boulonnés sur un même châssis, demain le véhicule de combat devient un système dont la bulle de protection et d’observation est constituée d’un environnement déporté autonome. Demain, ces capteurs et effecteurs pourront ainsi décoller ou sortir du véhicule pour aller étendre ses champs de vision et d’action.
Malgré les remous et retards, le futur système de combat terrestre principal franco-allemand (MGCS) reste bel et bien le point focal vers lequel convergent les réflexions sur le véhicule augmenté. « Extension naturelle du véhicule actuelle », cet ensemble de « robots équipiers » trouverait une application naturelle dans cette capacité attendue à l’horizon 2040 et dont le concept actuel sur un char habité accompagné de deux chars robotisés et d’un ensemble de drones.
De premières avancées en attendant iMUGS 2
« Bien sûr, cela ne fonctionne pas encore dans tous les temps et dans tous les cas. Par contre, le niveau de fonctionnement atteint est suffisant pour aborder un certain nombre de missions », indique Joël Morillon. « Il reste des choses à améliorer, mais iMUGS a permis de démontrer qu’en Europe, les industriels savent travailler ensemble et disposent collectivement de l’ensemble des capacités pour fournir dès à présent des solutions opérationnelles crédibles exploitables sur le terrain. »
iMUGS 1 sera officiellement clôturé en juin 2023. Une sixième et dernière démonstration est prévue pour début décembre en Allemagne. Les six mois restants seront davantage destinés à compiler et documenter les travaux effectués. Pour le petit écosystème en place, le prochain jalon important sera iMUGS 2, cette fois financé par le Fonds européen de la Défense avec, potentiellement, des ambitions et un budget à la hausse. Le sujet pourrait faire partie de la troisième vague d’appels à projets attendue pour l’an prochain.
En préparation des prochaines étapes, une nouvelle série d’essais auront lieu fin juin 2023 en Estonie, cette fois dans le cadre élargi du projet PESCO « integrated Unmanned Ground Systems » (iUGS). La focale portera sur les robots de la gamme 0,5 à 3 tonnes, « mais d’autres systèmes peuvent être acceptés », pointe un coordinateur estonien qui insiste par ailleurs sur le fait qu’ « aucun effecteurs et capteurs supplémentaires ne sont nécessaires ». Seules comptent la fonction mule et la capacité des plateformes à se déplacer sur différents terrains et de manière autonome.
Pour le noyau constitué autour d’iMUGS, il s’agira ensuite d’ouvrir le champ et d’aller chercher les compétences là où elles se trouvent, en France et ailleurs en Europe. « L’enjeu sera d’étendre le domaine de fonctionnement, à la fois dans la mobilité autonome, dans la relation homme-machine en déchargeant le plus possible l’homme des tâches de bas niveau, dans le champ des missions proprement dites. Avec l’objectif, demain, de coupler les missions et, pourquoi pas, de combiner une mission de reconnaissance et une mission de combat. C’est sur cette base que sera proposé un iMUGS 2 », annonce Joël Morillon. Il faut en tout cas faire mûrir rapidement ces premiers résultats, la réactivité étant l’une des clefs « pour être en mesure de fournir des réponses crédibles et d’être rentable ».