Dominons la coalition! L’officier français face au défi du multinational
La France engage aujourd’hui majoritairement ses forces armées dans un cadre multinational, même en Afrique. Quelle qu’en soit la forme, la coalition présente certaines caractéristiques propres qui modifient profondément la préparation et la conduite de l’action. Pour optimiser nos engagements et conserver une capacité d’influence décisive, il faut résolument s’approprier le multinational. Grâce à sa forte expérience opérationnelle, sa faculté d’adaptation éprouvée et sa culture singulière, l’officier français a de solides atouts à jouer.
«Depuis que je sais ce qu’est une coalition, j’ai beaucoup moins d’admiration pour Napoléon», aimait à dire le Maréchal Foch. Car si une caractéristique des opérations multinationales est unanimement reconnue, c’est bien leur complexité et l’énergie qu’elles requièrent de ceux qui ont la charge de les conduire. Pour autant, là où certains esprits critiques condamnent une inefficacité qui leur serait consubstantielle, on peut dégager quelques constantes et identifier les atouts dont dispose l’officier français pour «ne pas subir»[1] l’environnement dans lequel il sera amené à évoluer.
Le résultat d’un équilibre parfois instable entre des objectifs et des intérêts distincts
L’opération multinationale est complexe par essence. Elle s’inscrit certes dans un cadre défini, son mandat. Mais l’objectif et le cadre de l’action sont d’abord le résultat d’un équilibre parfois instable entre des objectifs et des intérêts distincts. Les parties prenantes (États, organisations ou technostructures) tiennent en effet à concilier l’action collective et la préservation de leurs intérêts propres. Cet état de fait explique l’imperfection «opérationnelle» des mandats que le commandement multinational doit mettre en œuvre. Reconnaissons qu’ils seront toujours jugés soit trop flous soit trop restrictifs – seules solutions pourtant pour recueillir le soutien de tous. Si cette caractéristique n’est pas spécifique à l’engagement multinational, elle y prend une dimension toute particulière. Au Liban, par exemple, le mandat de la FINUL est intentionnellement ambigu pour prendre en compte les réticences et les sensibilités des différents acteurs, en premier lieu les Libanais et les Israéliens. Davantage encore que dans un cadre national, une réflexion approfondie s’impose donc pour identifier l’effet militaire recherché: la seule présence d’une force internationale peut créer un effet politique, tout en étant militairement peu efficace. Connaître l’appréciation propre des pays qui constituent la coalition s’avère complémentaire pour prévoir les désaccords potentiels. Réserver du temps à cet exercice pourra ainsi limiter les interférences extérieures et les risques de blocages dans la conduite des opérations.
La chaîne de commandement est elle aussi souvent plus complexe, en tous cas toujours plus lourde en coalition. La multiplicité des échelons, les processus de validation, l’importance des aspects juridiques (règles d’engagement notamment) ou financiers, le niveau de détail requis sont autant de facteurs qui compliquent la conception et la conduite de l’engagement. En Afghanistan, par exemple, le commandant de la FIAS était subordonné à l’US CENTCOM[2] (commandant central américain), mais aussi au commandement des forces interarmées de l’OTAN de Brunssum, lui-même sous autorité du SHAPE (état-major de l’OTAN) à Mons… Ce qui suffit à expliquer les difficultés rencontrées pour influencer le processus de décision. Bien connaître l’architecture de la chaîne de commandement devient ainsi capital pour conserver sa capacité de réaction et sa liberté d’action. En parallèle, disposer d’un réseau de correspondants au sein des différentes structures facilite le suivi du processus de décision et garantit une certaine capacité d’influence au commandement. Il semble enfin utile d’adapter en permanence l’organisation de l’état-major à ce cadre particulier en veillant en particulier à la solidité de quelques fonctions clés (conseil politique, juridique ou financier) et à leur participation à l’ensemble des travaux.
Mosaïque humaine constituée dans un objectif particulier, la coalition rassemble des soldats aux références distinctes. De vraies différences voire de profondes divergences peuvent se faire jour du fait des différents héritages culturels. Certaines études sociologiques[3] ont par exemple opéré une distinction «entre les pays latins (Belgique, Espagne, France et Italie), qui manifesteraient un haut degré d’orientation hiérarchique, et les pays ABCA (Australia, Britain, Canada and America), davantage caractérisés par une certaine forme d’élitisme et d’individualisme». Certes, l’interopérabilité accrue des armées, notamment occidentales, et leurs engagements communs tendent à les uniformiser progressivement. Mais les risques d’incompréhension et de crispation demeurent et portent en eux le germe d’une progressive perte de contrôle du commandement. Connaître les particularismes de chacun, ajuster les organisations et les modes d’actions en fonction des habitudes culturelles semblent deux leviers essentiels. La nature de l’engagement peut également rendre nécessaire une approche séparative. Imposer une homogénéité culturelle au sein de chaque fonction opérationnelle permet en effet d’assurer le maintien des pratiques et des capacités propres à chaque contingent. Cette approche semble ainsi particulièrement adaptée lorsque le niveau de risque ou d’urgence est élevé.
En parallèle de cet impératif de cohésion, la disponibilité des ressources est un enjeu permanent en multinational. Le commandement n’a en effet qu’un contrôle relatif des ressources humaines, matérielles et financières qui lui sont pourtant nécessaires à l’accomplissement de la mission. D’une part le mandat de l’opération peut en fixer les limites, d’autre part leur mise à disposition découle d’un processus de génération de force qui peut faire apparaître de nouvelles contraintes pour le commandement. Outre la répartition des responsabilités entre nations, des restrictions d’emploi (caveats) peuvent être imposées à certains contingents. L’absence de contribution dans des domaines pourtant essentiels à la mission est ainsi régulièrement soulignée. C’est ainsi que dans le cadre de la mission EUTM Mali, l’UE a été amenée à externaliser l’évacuation médicale aérienne, faute de contribution nationale. Face à ces difficultés potentielles, le commandement se voit contraint de gérer la rareté au quotidien. Anticiper les besoins, identifier les contributions potentielles et adapter les modes d’action à la réalité des moyens disponibles imposent une coopération optimum entre les différentes fonctions opérationnelles (conduite, planification, logistique, finance…).
L’esprit d’amalgame
Faut-il pour autant que l’officier français obtienne un doctorat de géopolitique, de sciences des organisations et de génie logistique pour être utile et efficace en opération multinationale? Assurément non, et pour au moins trois raisons qu’il semble utile de souligner.
D’abord parce qu’il dispose de nombreux moyens pour consolider ses connaissances en amont de l’engagement. Au-delà de la seule compréhension du mandat, de nombreuses sources d’information lui permettront de comprendre le rapport de forces politique dont ce dernier résulte. De la même manière, quelques recherches ciblées lui permettront de s’approprier les spécificités de la chaîne de commandement dans laquelle il sera amené à servir[4]. Enfin, les différences culturelles qu’il lui faudra prendre en compte n’évoluent que lentement. Sa maîtrise de la langue de travail, ses précédentes expériences ainsi que la lecture d’études spécifiques finiront de l’y initier[5].
Ensuite parce que le succès de son action repose sur des qualités humaines dont il dispose déjà et qu’il lui faut surtout entretenir. Patience et endurance seront sans nul doute sollicitées; elles s’acquièrent, s’entretiennent et méritent une attention particulière dans le cadre de toute préparation opérationnelle. Sortir des sentiers battus et développer une approche réseau le surprendront peut-être, mais satisferont plus certainement encore sa soif d’entreprendre.
Plus fondamentalement encore, parce que l’officier français a, peut-être plus que d’autres, la culture de l’amalgame. Il suffit pour s’en convaincre de noter combien il en témoigne dans l’exercice quotidien du commandement. En opérations comme à l’entraînement et dans la vie courante, le chef contemporain apprend à fédérer et conduire l’action d’acteurs de plus en plus divers. Le travail interarmes, interservices ou interarmées lui est ainsi devenu coutumier. Par ailleurs, il conduit de plus en plus fréquemment une recomposition, voire plusieurs, de l’unité qu’il commande[6]. Enfin, la succession des réformes qu’il a dû s’approprier a pu mettre à l’épreuve ses capacités à expliquer, rassembler et orienter l’action collective. Sans un réel esprit d’amalgame, aucun de ces défis ne pourrait être relevé comme ils le sont aujourd’hui.
À ceux qui croient assister à un effacement des spécificités nationales ou qui croient voir l’officier français relégué à un rôle d’exécutant qualifié, on ne peut que conseiller de s’intéresser à l’engagement multinational. «La guerre est un art simple et tout d’exécution», assurait Napoléon. Les temps ont donc changé: la coalition est par essence complexe, mais l’officier français dispose de nombreux atouts et de quelques leviers simples pour y porter haut nos trois couleurs.
[1] Devise du Maréchal de Lattre
[2] Le United States Central Command ou CENTCOM (littéralement commandement central des États-Unis) est l’un des six commandements interarmées américains ayant une responsabilité géographique, ici le Moyen-Orient et l’Asie centrale.
[3] «Différenciation culturelle et stratégies de coopération en milieux militaires multinationaux». Delphine Resteigne, Joseph Soeters, 2010.
[4] On pourra ainsi conseiller la lecture de l’étude «Opérations et forces multinationales: des chefs français». CDEF, 2006.
[5] «Le militaire en opérations multinationales». Delphine Resteigne, 2012, ou encore l’étude «National visions of EU defence policy», GRIP 2013.
[6] On pourra lire à ce sujet «La fin du régiment?» André Thiéblemont, IFRI, 2013
*Le Chef d’escadrons Christophe de LIGNIVILLE est saint-cyrien. Il a débuté sa carrière en 2003 au 1er régiment de hussards parachutistes, où il fut successivement chef de peloton antichar, officier adjoint puis commandant d’escadron. Avant d’intégrer l’École de guerre, il a été affecté de 2011 à 2013 comme aide de camp au cabinet du ministre de la Défense.