Élargir la mobilité externe des officiers brevetés: une chance pour l’armée de Terre
L’auteur de cet article a effectué deux années de mobilité extérieure au sein du ministère de l’Intérieur. Il nous livre un vibrant plaidoyer en faveur de la pérennisation de cette possibilité, selon lui vecteur d’influence incomparable de l’armée de Terre dans le concert ministériel et interministériel.
Propos liminaire: ce texte tient naturellement compte du contexte de réforme des armées (déflations et gouvernance). Pour autant, il ne s’agit pas d’une étude précise et exhaustive, mais plutôt d’un vif encouragement basé sur une expérience personnelle particulièrement enrichissante.
Envoyer une dizaine d’officiers brevetés servir pendant deux ans en mobilité hors des armées (administration centrale ou déconcentrée d’un autre ministère, collectivité, entreprise) peut sembler une idée incongrue voire déplacée dans la phase actuelle de déflations de cadres. Les avis ont d’ailleurs toujours divergé au sein de l’armée de Terre sur l’opportunité de cette démarche tant les avantages peuvent sembler limités et la perte temporaire d’officiers envoyés en mobilité extérieure (mobex) excessive. Cela explique le volume limité qui a peu varié depuis la mise en place effective de ce dispositif en 2000 sous l’impulsion du Général Thorette, alors CEMAT. Environ cinquante officiers de l’armée de Terre ont ainsi expérimenté ce détachement de deux ou trois ans[1]. À l’heure de choix drastiques, il serait dommage que cette maigre population soit la variable d’ajustement.
Pourtant, il me semble que ce dispositif répond à une partie des questions que se pose l’institution sur la formation de nos hautes autorités militaires: comment mieux connaître les rouages du fonctionnement de l’État et les lieux de décision? Comment mieux connaître et aussi être mieux reconnu par la haute fonction publique? Comment préparer nos jeunes officiers brevetés à l’exercice des responsabilités, notamment au niveau politico-administratif? Comment porter un regard extérieur sur nos méthodes et notre fonctionnement en période de profondes restructurations?
Aussi, un élargissement de la mobilité extérieure des officiers brevetés serait une chance inédite pour l’armée de Terre pour renforcer sa crédibilité au niveau interarmées et interministériel. En effet, disposer d’une ressource d’officiers aguerris tôt aux problématiques interministérielles serait un atout solide tant pour l’armée de Terre que pour les armées en général vis-à-vis des autres grands corps de l’État, très impliqués dans la gestion des affaires publiques.
L’expérience acquise par les officiers en dehors du ministère se traduit tout d’abord par la connaissance du fonctionnement d’autres ministères et des hauts fonctionnaires y servant. Ces officiers sont souvent recrutés comme chargés de mission auprès d’un sous-directeur d’administration centrale, ce qui garantit leur immersion au cœur de ces administrations. Les missions confiées sont généralement transverses, permettant ainsi de travailler sur un large spectre de politiques publiques mises en œuvre par le ministère d’accueil. Par exemple, notre officier en «mobex» au ministère de l’Intérieur peut travailler sur l’évolution des missions des sous-préfets d’arrondissement tout en participant à la conception du pilotage de la directive stratégique à cinq ans du réseau des préfectures. Nos officiers en mobilité au ministère des Affaires étrangères se familiarisent avec les relations entretenues par la France avec les grandes instances internationales.
Par ailleurs, la proximité professionnelle avec des hauts fonctionnaires et le travail en commun permettent à nos officiers d’acquérir de nouvelles manières de penser les enjeux avec des prismes différents de ceux dont ils ont l’habitude. Ainsi, l’officier en mobilité au sein de la Cour des comptes appréhende les techniques d’audit et les méthodes et processus de conduite d’une enquête. Il pourra plus tard adapter ces méthodes au profit du ministère et mieux saisir les étapes d’une enquête de la Cour des comptes sur le périmètre de la défense. Ce bénéfice technique est tout aussi vrai en matière de ressources humaines pour un officier inséré à la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP) ou en matière financière pour un officier inséré à la direction du budget à Bercy.
La reconnaissance de la qualité de nos officiers dans des emplois en administration centrale, un peu au-delà de ce qui est nommé aujourd’hui «le cœur de métier», se trouverait également conforté par un élargissement de la mobilité extérieure. Pour le moment, cette reconnaissance n’est possible qu’au moment où les officiers sont confrontés aux acteurs civils: soit sur des fonctions de chefs de bureaux ou alors à l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN). L’IHEDN a d’ailleurs été créé en 1948 avec pour mission de promouvoir l’esprit de défense en formant chaque année des auditeurs civils et militaires et en favorisant la création de liens et la connaissance réciproque. Mais pourquoi attendre aussi tard dans la carrière et pour une population aussi restreinte que celle de nos dix officiers inscrits au Centre des hautes études militaires et à la session de l’IHEDN ?
Le décloisonnement de nos officiers plus tôt dans leur carrière permettrait d’aguerrir et d’accroître leurs qualités et compétences. Il s’agirait d’un moyen efficace de lutter contre l’isolement des militaires et leur oubli au sein des grands corps de l’État. En effet, la très grande majorité des officiers en «mobex» donnent pleinement satisfaction à leurs employeurs quelle que soit la nature de l’emploi tenu, généraliste ou technique. Ils démontrent les qualités intrinsèques des officiers, éprouvées par presque dix ans d’exercice du commandement et plusieurs opérations extérieures. La pertinence de notre système de formation des officiers, en particulier l’École de guerre, est ainsi indirectement mise en exergue. Véritables ambassadeurs de l’armée de Terre et donc des armées, les officiers en mobilité sont reconnus pour leurs capacités de management et d’adaptation, leurs facultés à planifier, leur esprit de synthèse. L’état d’esprit de nos officiers est aussi salué avec une mention particulière pour la loyauté et le sens du collectif qui favorisent la réussite des équipes de direction dans lesquelles ils sont intégrés.
De plus, l’armée de Terre réalise, avec ces détachements, un authentique investissement immanquablement rentable car un officier ayant passé deux années en mobilité retrouvera dix ou vingt ans plus tard ses homologues hauts fonctionnaires dans des postes de direction au moment où lui-même accédera à de hautes responsabilités au sein du ministère. Il y a fort à parier que cela facilitera une relation directe et ainsi la meilleure appréhension de nos problématiques. Cela est particulièrement vrai avec les carrières d’officiers affectés à Bercy ou au sein d’une direction des affaires financières d’un autre ministère ou encore à la DGAFP, administrations hautement stratégiques et pourvoyeuses de très hauts fonctionnaires. Le temps passant, ces officiers connaîtront vraisemblablement tel ou tel directeur financier ou directeur RH.
Si, pour reprendre les mots de visionnaire du Maréchal Lyautey, «celui qui n’est que militaire n’est qu’un mauvais militaire», la diversification des compétences des officiers à des domaines extérieurs aux leurs ne peut être que souhaitable. L’élargissement de la mobilité extérieure serait donc une chance véritable pour nos officiers et pour les armées. À l’instar de la mobilité statutaire obligatoire pour les grands corps civils dans leurs premiers postes pour accéder à l’échelon hors classe, il pourrait être imaginé un système favorisant la mobilité des officiers brevetés dans les deux ou trois affectations qui suivent leur sortie de l’École de guerre. Avec l’allongement des carrières et le maintien des temps de commandement à deux ans, une telle démarche n’est techniquement pas inimaginable. Cette mobilité devrait alors être diversifiée pour atteindre des postes de spécialistes dans les grandes directions centrales, des postes de généralistes, d’administrateur civil ou de sous-préfet en administration centrale ou en services déconcentrés, les corps d’inspection mais également les collectivités territoriales et aussi les entreprises privées. Cela constituerait un formidable levier de rayonnement de notre armée de Terre, un gage réel d’ouverture mais aussi de reconnaissance, et aussi une aide importante à la reconversion de nos officiers. Certaines idées prospèrent en ce sens comme la réserve inversée de militaires au sein d’entreprises dans l’armée de l’Air.
Au regard des circonstances actuelles, toutes les pistes doivent être explorées pour nous garantir d’avoir placé le maximum d’atouts de notre côté pour la défense de notre place au sein des cercles décisionnels. Telle est l’utilité de la «mobex», même si elle ne peut pas être quantifiée ou traduite en indicateurs de pilotage.
[1] Ce chiffre évoque les officiers en mobilité gérés administrativement par le Cabinet du CEMAT. Il ne traite pas du dispositif PARDEF et des officiers affectés par exemple au SGDSN ou au sein de cellules conjointes avec d’autres ministères.