En cas d’invasion de l’Ukraine ou de Taïwan, l’armée américaine aurait-elle déjà perdu?

En cas d’invasion de l’Ukraine ou de Taïwan, l’armée américaine aurait-elle déjà perdu?

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par Philippe Chapleau – Lignes de défense – publié le 4 janvier 2022

http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/


Comment défendre Taïwan et l’Ukraine ? La Maison Blanche a choisi la voie de la diplomatie et du dialogue avec Moscou et Pékin. Mais le Pentagone se prépare à toute éventualité et à des opérations exigeantes.

Face aux ambitions territoriales de la Russie et de la Chine, les États-Unis maintiennent une double posture. D’une part, ils préconisent la désescalade et la négociation, comme en témoignent les échanges de Joe Biden avec Vladimir Poutine et Xi Jinping et les discussions annoncées pour la semaine prochaine avec les Russes. D’autre part, ils conservent cependant une position résolument martiale. Une position qui ne passe pas (encore?) par le déploiement de garnisons permanentes en Ukraine et à Taïwan, comme c’est le cas en Allemagne et désormais en Pologne sur le théâtre est-européen et au Japon et en Corée du Sud sur le théâtre sud-asiatique.

Le président Biden a ainsi encore récemment bien précisé qu’il n’envisageait pas d’installer des bases militaires permanentes en Ukraine (photo ci-dessous US Army). Toute implantation durable serait considérée comme pour le moins « très inamicale » par le Kremlin et coûterait cher aux contribuables US (ce que la Rand Corporation annonçait déjà dans une étude de 2013).

 

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Quant au soutien US à Taïwan, il s’inscrit uniquement dans la fourniture d’armement (47,6 milliards de dollars entre 1950 et 2021) ; la quarantaine de soldats stationnant actuellement dans l’île constitue un détachement dérisoire comparé aux forces US qui y ont été basées jusqu’en 1972.

Il n’en reste pas moins que la Maison Blanche et le Pentagone observent d’un œil inquiet ce qui peut passer pour de la gesticulation militariste pour les uns ou de grandes manœuvres préparatoires à un engagement de haute intensité pour d’autres. Vladimir Poutine, tout à son rêve de reconstituer la grande Russie d’antan et de bâtir un glacis à sa frontière à l’ouest, a déjà démontré sa détermination quasi-impérialiste en Crimée. Son homologue chinois Xi ne cesse de rappeler que Taïwan, l’île rebelle depuis 1949, reviendra fatalement dans le giron de la Chine continentale dont l’intégrité nationale est primordiale. Cette volonté hégémoniste chinoise et le risque d’une invasion de Taïwan représentent « le plus menaçant des défis à la sécurité des intérêts américains », comme l’écrivaient, le 9 décembre dernier, David Ochmanek et Michael O’Hanlon, deux chercheurs de la Rand Corporation.

Or, les États-Unis sont bien décidés à protéger tant l’Ukraine que Taïwan des appétits russo-chinois. Comment faire sans y déployer des effectifs dissuasifs et sans exacerber les humeurs belliqueuses, et même bellicistes, de Moscou et de Pékin ? Et tout en sachant que la côte est américaine est à 4 860 km de l’Ukraine et que la côte ouest est à près de 11 000 km de Taïwan (située, elle, à 160 km de la Chine).

Voler au secours

En termes stratégiques, la réponse américaine à tout aventurisme militaire russe ou chinois passe d’abord par le pré-positionnement de moyens humains et matériels à proximité des éventuels théâtres d’opérations. C’est une mesure dissuasive certes mais elle relève surtout d’une planification opérationnelle préventive.

En Europe, après leur retrait massif des années 1990, les forces US sont désormais de retour. Aux deux unités déployées en permanence en Italie (173e brigade parachutiste) et Allemagne (2e régiment de cavalerie) s’ajoutent depuis 2016 deux brigades tournantes (une brigade blindée et une brigade d’hélicoptères) qui s’entraînent en Pologne, en Roumanie, en Bulgarie et dans les pays baltes. Au total, quelque 60 000 militaires US sont stationnés en Europe dont 34 500 en Allemagne (photo ci-dessus, des Bradley US en Allemagne).

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Dans le Pacifique et en Asie, le Pentagone peut compter sur les moyens de ses bases de Hawaï (50 000 hommes) et de Guam (7 000), sur ses garnisons du Japon (53 000) et de Corée du Sud (26 400). Il peut aussi disposer d’infrastructures aéronavales et terrestres aux Philippines et en Australie.

Des stocks d’équipements sont aussi prépositionnés à proximité des zones de conflits potentiels. L’armée de Terre (l’US Army) dispose ainsi d’APS (Army Pre-Positioned Stocks) au Japon et en Corée et d’un troisième embarqué sur une flottille qui croise dans l’océan Indien. L’USMC (le corps des marines) peut compter, lui, sur deux stocks embarqués dans les navires de ses maritime prepositioning ship squadrons : un MPSRON dans l’océan Indien, l’autre dans le Pacifique. Quant à l’US Air Force, elle prépositionne du matériel et des munitions sur 23 sites dans le monde ; une dizaine de ces PWRM (prepositioned war reserve materiel) sont situés dans la zone indo-pacifique.

En Europe aussi existent de tels stocks. L’US Army y a installé 6 APS (photo US Army ci-dessous) et l’US Air Force 5 PWRM. Pour leur part, les marines disposent d’un site en Norvège.

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Ces stocks, entretenus et modernisés à des rythmes pas toujours satisfaisants, permettraient d’équiper en armes, en véhicules et en matériel divers des forces rapides d’intervention en provenance du territoire métropolitain. Par exemple, les MPSRON transportent de quoi équiper jusqu’à 15 000 marines susceptibles d’être acheminés par la voie aérienne et d’être rapidement engagés dans des opérations de combat à l’étranger.

Protéger mer et air

A ce prépositionnement doit s’ajouter une sérieuse capacité de projection à longue distance pour déployer les troupes, d’abord celles qui s’équiperont via les stocks déjà sur place puis celles qui viendront combler les pertes aux combats qui s’annoncent lourdes dans un contexte de haute intensité. D’où le besoin d’importants moyens aériens et maritimes.

Malgré les moyens colossaux de ses forces d’active et de réserve, l’armée américaine affrète de nombreux navires (rouliers, tankers, porte-conteneurs) et avions dans le secteur commercial. Ainsi, aux 140 bâtiments de transports de la flotte de réserve de l’US Navy, s’ajoutent 60 navires civils fournis par 14 armateurs. La Civil Reserve Air Fleet permet, quant à elle, de recourir aux services de 24 compagnies aériennes qui disposent de 450 appareils de transport stratégique.

Cependant, tant les navires que les avions-cargos, surtout civils, constituent des cibles vulnérables. Les États-Unis devront donc protéger les fameuses et cruciales LoC (lines of communication), ce qui mobilisera des moyens militaires de défense contre les incursions navales et maritimes des Russes et des Chinois dans l’Atlantique et dans le Pacifique.

Le facteur temps.

Tous ces préparatifs capacitaires déjà éprouvés en temps de paix (en Europe depuis 2016, par exemple) ou lors d’opérations comme les Guerres du Golfe (1991 et 2003) permettront-ils aux États-Unis et à leurs alliés d’Europe et d’Asie d’intervenir à temps en cas d’invasions russe ou chinoise ?

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Il est clair que seuls d’efficaces moyens de renseignement peuvent permettre de déceler les mouvements de troupes et d’anticiper des actions offensives ennemies. C’est actuellement le scénario aux frontières de l’Ukraine où les Russes auraient massé quelque 100 000 soldats : l’Otan y surveille attentivement les activités russes dont Moscou affirme que ce ne sont que des exercices.

Mais une force d’invasion, tant russe que chinoise, aurait toutes ses chances d’atteindre ses objectifs avant que Washington ne lance une riposte massive. Surtout que les forces US en Europe et au Japon et en Corée seraient certainement en partie neutralisées par des attaques cyber et électroniques et par des frappes aériennes visant leurs infrastructures terrestres et leurs moyens navals. Ainsi, Guam, voire Hawaï, et la flotte du Pacifique ne seraient pas à l’abri des missiles chinois à longue portée.

Prises de vitesse et en partie neutralisées en Europe et en Asie, menacées lors de leurs transits aériens et navals, les forces américaines s’engageraient donc dans la bataille en état d’infériorité. C’est ce que confirment des simulations américaines : sur 18 wargames simulant une attaque chinoise contre Taïwan et une riposte US, le score a été de 18 à 0, « et le 18, ce n’est pas celui de l’équipe américaine », a révélé, lors d’une rare confidence, Robert Work, secrétaire adjoint à la Défense jusqu’en 2017.

D’où la conclusion de Christan Brose, ancien conseiller militaire du sénateur John McCain et auteur de The Kill Chain : Defending America in the Future of High-Tech Warfare : une guerre pour Taïwan « pourrait être perdue en quelques heures ou en quelques jours, alors qu’il faudrait aux Américains des semaines ou des mois pour être en position de se battre » » Son jugement vaut tout autant pour l’Ukraine, dont le média officiel russe RIA Novosti a prédit, le 31 décembre, la destruction par la Russie « en moins de dix minutes ».