Essai sur la non-bataille – Retour sur un livre culte

Essai sur la non-bataille – Retour sur un livre culte

par Michel Goya – La voie de l’épée – publié le 6 décembre 2022

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Essai sur la non-bataille est un des rares essais militaires que l’on peut qualifier de « culte », la faute à un titre mystérieux et aux conséquences négatives que cette œuvre à eu sur la carrière de son auteur, le commandant Guy Brossolet, et qui l’ont rendu immédiatement populaire dans les rangs. J’ai lu l’Essai sur la non bataille en 1985, dix ans après sa parution. J’étais alors sergent, chef de groupe de combat d’infanterie mécanisée, et le combat de commandos qu’il prônait pour affronter les divisions blindées-mécanisées soviétiques me plaisait plus que celui pour lequel je m’entrainais tous les jours.

Le relire 37 ans plus tard représente un étonnant retour dans l’ambiance des années 1970. J’avais oublié combien l’atome était alors présent dans les esprits. Au moment où Brossolet écrit son livre, entre 1972 et 1974 lors de son passage à l’École de guerre, la nouvelle armée française semble sortie de la phase fluide de sa reconstitution commencée après la décolonisation et la décision de disposer d’une force de frappe nucléaire autonome. Au centre, on trouve les forces nucléaires dites stratégiques, comme s’il pouvait en être autrement, et dont les composantes bombardiers-SNLE-missiles se mettent progressivement en place.

Leur protection ainsi que de celle de tous les points stratégiques du pays en cas de guerre absorbe aussi une partie des forces conventionnelles et de celles la défense opérationnelle du territoire (DOT) nouvellement créée pour faire face à des intrusions ennemies. Comme il faut également défendre les intérêts de la France dans le monde, on forme aussi une force spécifique d’intervention à base d’unités professionnelles.

Guy Brossolet évoque dans son livre la menace des crises, ce que l’on appelle maintenant improprement « guerre hybride » en faisant croire que c’est nouveau, et les guerres limitées, ce que l’on n’appelle pas encore à son époque « opérations extérieures ». Il considère que les forces d’intervention et la DOT suffiront à les traiter aidées éventuellement de groupements aéromobiles, qui présentent l’avantage d’être suffisamment mobiles pour contribuer à toutes les missions. La confrontation contre l’Iran dans les années 1980 et la guerre contre l’Irak en 1990 montreront que ce n’est pas le cas mais c’est une autre question.

Ce qui préoccupe alors vraiment les esprits est d’abord la perspective d’une attaque soviétique par missiles thermonucléaires intercontinentaux, une situation d’à peine une quinzaine d’années et évidemment parfaitement inédite dans notre histoire. La possession d’une capacité de seconde frappe thermonucléaire (être capable quoiqu’il arrive de ravager la puissance nucléaire qui nous aurait agressé de cette façon) semble nous préserver par dissuasion d’une telle menace. La seconde grande menace, l’invasion de l’Europe occidentale par les forces conventionnelles du Pacte de Varsovie, est finalement plus problématique.

Pour certains, comme le général Poirier je crois, la possession de l’arme nucléaire nous protège en soi de toute invasion. Peut-être mais si cette invasion est le fait d’une puissance nucléaire comme l’Union soviétique, les choses sont plus compliquées. Que faire si une armée soviétique traverse l’Allemagne et pénètre en France ? Faut-il lancer les missiles du Redoutable sur l’URSS au risque d’une riposte de même nature et la destruction du pays ou faut-il laisser les Soviétiques avancer et peut-être même occuper la nation ? En clair, pour reprendre un slogan de l’époque vaut-il mieux être rouge ou mort ? Valéry Giscard d’Estaing avoua dans ses mémoires qu’il aurait préféré une France occupée, sans aucun doute occupée puis libérée, à une France détruite par le feu nucléaire. Les autres présidents de la République ont maintenu l’ambiguïté derrière des discours réguliers mais flous de détermination absolue.

C’est pour repousser d’être confrontée à ce dilemme trop tôt et justifier plus facilement l’emploi du nucléaire en ayant caractérisée une menace réellement vitale et déjà meurtrière pour la France que l’on choisit de placer un étage conventionnel avant le seuil de l’apocalypse. En fait, on prend ce qui existe déjà et on baptise cela 1ère armée française et Force aérienne tactique (FATAC) associées dans un « corps de bataille ». Le problème est que ce corps de bataille ainsi que celui des autres alliés de l’OTAN (car la France fait toujours partie de l’OTAN) est très inférieur, du moins le croit-on, aux forces conventionnelles du Pacte de Varsovie, et même des seuls Soviétiques. Personne n’imagine alors à l’Ouest pouvoir vaincre les Soviétiques sur le champ de bataille conventionnel. Les Américains sortent difficilement de la guerre du Vietnam avec une armée très affaiblie et les Européens ne font pas d’effort suffisant. Notons au passage cette phrase de Brossolet : « L’utopie consiste peut-être aussi à croire qu’on peut édifier un système efficace de défense avec seulement 3% du PNB » et constatons simplement que si les États-Unis, qui se sont rapidement repris au tournant des années 1980 pèsent autant dans le monde occidental parfois lourdement, c’est bien parce qu’ils sont presque constamment et jusqu’à nos jours au-delà de ces 3 %. Comment espérer être complètement autonome dans une alliance quand même en regroupant vraiment, ce qui n’est pas le cas, on pèse moins que le membre principal ?

Revenons à la non-bataille. Pas de victoire possible donc, croit-on, sur le champ de bataille face aux Soviétiques. Quelle mission donner alors au corps de bataille ? Le Livre blanc de 1972 (en fait deux livres) explique qu’il devra « contraindre l’ennemi par la vigueur de notre résistance, à recourir à une attaque dont l’intensité justifierait à ses propres yeux, à ceux des Français et à ceux du monde le recours à la riposte nucléaire ». Il s’agit de combattre pour tester les intentions réelles de l’adversaire et gagner du temps avant le dilemme terrible.

Ce corps de bataille est alors aussi doté alors d’un arsenal d’armes nucléaires tactiques (ANT), conçu, toujours selon le Livre blanc, comme devant être employé « contre un adversaire qui ne pourrait plus être contenu autrement » et donner la possibilité de « signifier à cet adversaire que si sa pression militaire se confirmerait le recours à l’arme nucléaire stratégique serait inéluctable ». La 1ère Armée française dispose donc de missiles Pluton et la FATAC (puis l’Aéronavale) de bombes lisses, tous deux portant l’AN-52, une arme atomique de 25 kt de puissance (classe Hiroshima) et qui seront utilisés sur le champ de bataille dès lors que le Gouvernement le décidera. On s’en défend à l’époque et même peut-être toujours actuellement, mais tout cet étagement de signification – résistance conventionnelle, bataille atomique, frappes stratégiques, ressemble quand même très fort à la doctrine de riposte graduée américaine que l’on fustigeait lors de sa mise en place au début des années 1960 (en fait on lui reprochait surtout d’être américaine).

C’est le mélange des genres de la bataille atomique que critique d’abord Brossolet dans son livre, non pas qu’une étape de « signification » ne soit pas utile pour avertir l’ennemi que l’on est vraiment déterminé à aller jusqu’au bout, mais que transformer un champ de bataille conventionnel en champ de bataille atomique n’est pas la meilleure façon de le faire.

En premier lieu, l’usage des ANT n’a pas grand intérêt tactique. Il n’est pas du tout évident qu’au cœur de la bataille aérienne au-dessus de l’Allemagne et avec la densité des défenses soviétiques que les avions de la FATAC puissent trouver et frapper des cibles militaires justifiables d’une arme atomique. Ce n’est guère mieux pour les missiles Pluton de l’armée de Terre, certes invulnérables, mais d’une faible portée – 120 km – et d’une faible précision puisqu’un sur deux tombe à moins de 300 m de la cible. Les contraintes d’emploi sont alors telles : grande distance de sécurité pour nos forces, évitement des villes allemandes, cibles soviétiques mobiles, que le rendement tactique d’une telle artillerie serait finalement assez faible sur le terrain, au mieux un total de 15 bataillons soviétiques pour une centaine d’Hiroshima que l’on aura lancé sur un pays ami.

On suppose bien sûr que les Soviétiques n’ont pas utilisé d’armes nucléaire tactique jusque-là, auquel cas la décision d’emploi (politique) de nos propres ANT auraient été quasi automatique. Avant même le choix de lancer une seule arme thermonucléaire, l’Europe occidentale serait déjà criblée de centaines d’explosions atomiques. Mais en décidant d’employer nous-mêmes notre centaine d’ANT en premier, nous initions aussi cette bascule apocalyptique. On fait mieux pour clarifier la situation et donner des délais au gouvernement avant de décider de l’emploi de l’arme stratégique. En fait, on commence à comprendre partout que cette distinction tactique-stratégique n’a pas de sens, mais l’armée de Terre s’accroche à ses ANT. Sans elles, elle serait la seule à ne pas disposer de l’arme nucléaire, source de prestige et surtout prétexte à sanctuariser son budget.

C’est apparemment pour cette critique que l’armée de Terre en a beaucoup voulu à Brossolet et lui a fait payer. C’est pourtant sans doute le passage où il voit les choses le plus justement. Il préconise de ne plus parler d’armes nucléaire tactique mais d’« échelon de signification », on parlera en fait de « pré-strategique » et il fait remarquer qu’il n’est pas nécessaire de lancer une pluie de projectiles atomiques pour signifier que l’on est passé à un autre échelon : « si on demande à l’Atome d’être dissuasif ; c’est la première kilotonne qui compte. Le reste est, dans la plupart des cas, redondance ». Horreur pour les « Terriens », Brossolet estimera que l’emploi du Mirage IV est mieux adapté pour donner cet ultime avertissement que celui des missiles sol-sol à courte portée. Comme il faut quand même faire avec les Pluton qui ont déjà été construits, on décidera de les employer pour cet avertissement mais étrangement en les utilisant tous d’un coup sur des cibles militaires mobiles, soit une trentaine d’Hiroshima sur l’Allemagne pour au bout du compte détruire quatre bataillons soviétiques (général Copel dans Vaincre la guerre).

Avec le retrait des ANT, dont la construction est un parfait exemple du modèle de la corbeille à papier de James March (problèmes-solutions-décisions se rencontrent souvent par hasard et en décalage dans les grandes organisations), on reviendra à des choses plus claires. On décidera par ailleurs de ne pas remplacer le Pluton par le missile Hades, plus moderne et de plus grande portée. L’avenir et même l’actualité ukrainienne montrera qu’il était peut-être utile de disposer d’une force de bombardement sol-sol conventionnelle de presque 500 km de portée, mais ce n’était visiblement acceptable que dans le cadre d’emploi du nucléaire.

Mais, et c’est là où son livre a le plus marqué les esprits, Brossolet s’attaque aussi non pas à la fonction première du corps de bataille, tester l’ennemi par une action vigoureuse, mais à sa forme. Dans ses pages les moins rigoureuses sans doute, Brossolet considère l’obsolescence d’une 1ère armée française organisée et équipée comme celle du général de Lattre, trente ans plus tôt et qui constitue surtout selon lui un héritage des conceptions du général de Gaulle dans les années 1930.

Il considère cet instrument pré-atomique trop lourd d’emploi avec ses nombreux échelons de commandement (régiments-brigades-divisions-corps d’armée-armée), son empreinte sur le terrain et son énorme logistique. Brossolet préconise de se limiter à l’échelon de la brigade interarmes sous le commandement de l’armée. Cela sera le cas à la fin des années 1990. On notera juste qu’entre temps, on avait restructuré les forces armées en divisions légères et que ces unités étaient peut-être le meilleur compromis entre puissance et mobilité sur le théâtre d’opérations européen, mais ce n’est plus le sujet.

Brossolet fait ensuite grand cas de l’évolution des armements de l’époque et notamment du missile antichar, qu’il soit employé au sol ou depuis les hélicoptères. L’arrêt de l’offensive blindée nord-vietnamienne de 1972 par les hélicoptères antichars américains avait alors beaucoup marqué les esprits. Le missile guidé semble l’instrument miracle qui triomphe du char et rend inutile l’artillerie. L’auteur va clairement un peu vite en besogne oubliant qu’on trouve presque toujours des parades aux armes nouvelles, parades qui passent souvent par l’adaptation des armes anciennes. Après les déconvenues des premiers jours de la guerre du Kippour en 1973 face aux armes antichars égyptiennes, les unités israéliennes qui envahissent le Liban en 1983 sont des phalanges interarmes où l’artillerie mobile a le premier rôle.

Passons, pour aborder la partie la plus originale de l’Essai sur la non-bataille, qui est justement la « non-bataille ».

Rappelons le postulat : le corps de bataille n’est pas là pour gagner la bataille, il n’en a pas les moyens. Il est là pour tester l’ennemi et montrer sa propre détermination. Pour réussir cette mission et au lieu de la manœuvre de grandes divisions blindées, Brossolet propose plutôt la mise en place d’un grand maillage de 60 000 km2 occupés par divers modules. Sur la plus grande partie, on trouverait des « modules de présence », 2 500 au total, fait à la manière des patrouilles SAS de la Seconde Guerre mondiale d’une quinzaine d’hommes en véhicules légers tout terrain et armés de missiles Milan, mortiers, mines et divers armement léger. La mission de ces modules, agissant chacun sur environ 20 km2, serait de renseigner sur l’action ennemie puis de détruire au moins trois véhicules avant de se replier à l’arrière. Entre les zones de ces modules de présence, on conserverait des couloirs de manœuvre pour les coups d’arrêt et les embuscades de régiments de chars autonomes, les modules lourds, et les formations d’hélicoptère, modules légers. Brossolet aime beaucoup les hélicoptères et imagine une flotte de 600 appareils dont 200 pour renseigner et 400 pour détruire. Le tout serait évidemment coordonnées par divers échelons de commandement de surface.

Guy Brossolet considère alors que cette organisation de « non-bataille » (en réalité ce serait une bataille quand même) permettrait de neutraliser quatre divisions blindées-mécanisées soviétiques et de réaliser ainsi la mission de manière plus rentable que les cinq divisions blindées dont dispose alors la France. L’auteur, qui exprime à presque toutes les pages le souci louable du meilleur coût-efficacité, considère que les sommes économisées pourraient servir à renforcer les forces d’intervention, notamment aéromobiles.

Le modèle décrit par Brossolet est alors dans l’air dans plusieurs pays européens. On parle notamment de techno-milice en Suède ou de techno-guérilla en Autriche. Il n’aura jamais été testé en Europe en situation réelle face aux forces soviétiques, et même pas sur le terrain ou en wargame en France, ne serait-ce d’ailleurs parce qu’on n’y faisait pas de wargame. On aurait sans doute eu trop peur de montrer que c’était efficace, comme l’avait été le système de défense finlandais face à l’armée soviétique dans l’hiver 1939-1940 ou comme le sera celui du Hezbollah face à Israël en 2006.

On est typiquement dans le cas d’une innovation non pas radicale, où on fait la même chose en beaucoup mieux, mais de rupture, où son adoption implique des changements tellement profonds dans la pratique (CEMS, culture- équipements-méthodes-structures) des organisations que beaucoup y renoncent. Sans même évoquer ceux qui redoutaient qu’un système de défense trop efficace puisse constituer une force de dissuasion conventionnelle pouvant remettre en cause l’existence de leur force nucléaire, beaucoup trop n’avaient pas envie d’abandonner ce qu’il avait connu toute leur carrière pour rejoindre cet inconnu. Par ailleurs, cet inconnu était par trop contre-intuitif, le léger et le mobile devant l’emporter sur le lourd et le blindé. Il n’était pas certain non plus que beaucoup d’officiers supérieurs ou généraux acceptent de décentraliser une partie de leur pouvoir de commandement au profit de cadres subalternes qu’il se serait agi simplement de coordonner.

Brossolet aurait gagné à proposer son système de maillage en plus du système existant inchangé et non à sa place et en utilisant des troupes spécifiques pour le mettre en œuvre, par exemple les bataillons de chasseurs à pied, qui pouvaient trouver là une filiation historique. Une fois en place et à force d’exercices, de démonstrations et de littérature, l’innovation aurait alors peut-être pu se développer. Une innovation est une greffe qui demande un peu de soin pour être accepté par un corps militaire par principe conservateur, car toute erreur – et les nouveautés sont une grande source d’erreurs – peut y peut avoir des conséquences très graves.

Le « système Brossolet » a finalement trouvé sa consécration en Ukraine dans la bataille de Kiev en février-mars 2022 alors qu’il y a été mis en œuvre de manière improvisée par des brigades territoriales ukrainiennes qui venaient juste d’être formées et des brigades de manœuvre qui ont appris sur le tas à combattre en petits groupes en association avec, et là c’est différent, aussi une guérilla de l’artillerie. On ne peut qu’imaginer ce qui se serait passé si tout cela avait solidement organisé depuis des années et sur toute la frontière.