Frontières et espaces frontaliers d’Afrique subsaharienne : un impossible contrôle ? 2/2
En raison du caractère transnational des conflits sur le continent africain, la sécurisation des espaces transfrontaliers s’est progressivement imposée comme une thématique majeure pour la paix et la sécurité. Si elles « sont rarement les causes des menaces », les frontières sont en effet perçues comme « des lieux où se cristallisent les dangers »109, qu’ils proviennent de populations turbulentes ou de l’extérieur. Notion allant apparemment de soi, la frontière, dans son acceptation actuelle, est une construction historique indissociable de la naissance de l’État moderne. Elle rend opératoire son contrôle au moyen d’outils et de stratégies variés, ainsi que les relations avec les États voisins. Cela étant, les géographes distinguent plusieurs effets spatiaux de la frontière : « celle de barrière, qui est sa raison d’être, mais aussi celle d’interface et celle de territoire. Dans le deuxième cas, la frontière ne fait que filtrer et canaliser des relations entre espaces qui existeraient de manière plus diffuse sans elle.
Esquisse de typologie
Comment contrôler la frontière ? Trois approches complémentaires peuvent être distinguées. (1) La première consiste à la rendre la plus hermétique possible, que cela soit avec la construction d’un mur, d’un fossé et par le déploiement de postes-frontières. À noter que ces dispositifs ne sauraient être considérés comme imperméables. Sans même évoquer la ligne Maginot, le mur entre le Mexique et les États-Unis témoigne des limites de cette approche : tunnels creusés par les trafiquants et les migrants, recours à des drones ou des catapultes pour faire passer des paquets, affrètements de navires pour contourner la frontière terrestre, passages de narcotrafiquants par les postes frontières et les ports en recourant à divers procédés pour leurrer les policiers138. (2) La deuxième vise à exercer un contrôle sur l’espace frontalier, que cela soit avant ou après le passage de la frontière avec des unités mobiles, des informateurs, et une présence de représentants de l’État aux points de passage comme les puits et les marchés. (3) Troisième approche, celle consistant à se focaliser sur les réseaux sociaux et économiques actifs, c’est-à-dire un « espace mobile »139 regroupant des lieux interconnectés par un système de circulation pouvant connaître des variations temporelles selon la saison, la situation politique ou les opportunités économiques. Le contrôle de ces lieux et des hommes qui l’animent (ainsi que le recours à ces derniers) permet alors de contrôler la frontière. « Le thème de la gestion des espaces frontaliers, de la politique menée par les autorités locales doit être creusé pour comprendre le fonctionnement des zones bordières et éviter de tirer des conclusions rapides sur l’apathie de l’État, rappelle en effet Karine Benafla à propos de la République centrafricaine. Qui gère les marchés et les voies de transport, qui règle les conflits quotidiens ? Dans les faits, il semble que la gestion et la police des marchés soient rarement laissées à la «spontanéité» de groupes commerçants et qu’elles reposent, plus qu’on ne le pense, sur l’intervention des représentants de l’appareil d’État »140.
Appréhender les frontières dans leur pluralité
Cette étude interpelle sur la compréhension des frontières et des espaces frontaliers, ainsi que les approches tendant à les considérer comme des lignes dont il importe de surveiller les passages. Le contrôle de ces espaces implique d’autres acteurs que les représentants de l’État. Il repose davantage sur l’organisation agricole et pastorale, les acteurs paraétatiques, les réseaux marchands et des autorités locales liées à celles nationales. À cet égard parler de confins, de frontières-réseaux, de régions transnationales, permet d’interroger la structuration de ces espaces et les flux qui les traversent, leurs relations avec d’autres territoires, ainsi que leur insertion dans des ensembles plus vastes. De même, cela attire l’attention sur la diversité des modes de contrôles et le défi qui consiste à articuler logiques de surface (territoires) et logiques de flux (réseaux).
Un tel constat est loin d’être exclusivement théorique. Il fait en effet écho à la conclusion d’un article publié en 2011 sur le Mali et la Mauritanie au prisme de la théorie des « États fragiles et faillis ». « Ces lignes de fragilité devraient faire de ces pays, presque mécaniquement, des États faillis ou effondrés, tant les États semblent peiner à peser sur le devenir de la société. Pourtant, ces pays ne s’effondrent pas. […] Il conviendrait dès lors de s’interroger sur les facteurs de cohésion, sur les qualités de résilience, de négociation et d’ingénierie politique particulièrement élevées de ces deux sociétés »141. Si le Mali et la Mauritanie n’ont pas la capacité d’imiter les États « westphaliens »142, ils ne sont pas pour autant démunis face aux risques de déstabilisation. Dans la continuité de la première remarque, on peut d’ailleurs interroger les limites des dispositifs mis en œuvre sous l’impulsion des partenaires extérieurs pour renforcer le contrôle des frontières dans l’espace africain143. Quelles résistances – corruption, non appropriation, formes de contournement par les acteurs des frontières (douaniers, policiers, contrebandiers…), etc – ces solutions « importées » génèrent-elles ? Comment les combiner à des approches se focalisant sur les flux, les nœuds et les dynamiques des populations frontalières ?
Comment concilier réalités socio-spatiales, affirmation de la souveraineté des États et exercice de cette dernière au regard des pesanteurs des administrations et des solutions alternatives déployées? Comment renforcer le contrôle des frontières sans pour autant briser les dynamiques sociales des espaces frontaliers ?
Tout cela renvoie in fine à un paradoxe et à un double défi. Le paradoxe entre le morcellement des territoires sous l’effet, notamment, des mesures mises en œuvre au nom de la lutte contre le terrorisme et les flux migratoires, et l’unité d’espaces frontaliers dont la seule stabilité repose sur leur capacité à être des espaces de vie et de développement. La crise malienne de 2012, l’attirance pour les groupes terroristes dans les régions nigériennes de Diffa, de Tillabéry et dans les îles du lac Tchad sont pour partie la conséquence d’un échec des pouvoirs nationaux à contrôler leurs marges et les réseaux qui les polarisent. Or, la militarisation et la promulgation de l’état d’urgence contribuent à nourrir ces dynamiques centrifuges en renforçant les mécontentements et en risquant de pousser, dans les bras de groupes armés ou de bandes criminelles, des populations dont le mode de vie traditionnel ne peut plus être mené, et attirées par les promesses d’argent. Quant aux défis, ils concernent la difficulté à concilier le renforcement de l’État et le décloisonnement, soit les logiques de surface et de flux, et à traiter les causes et pas seulement les symptômes de crises sur lesquels s’appuient les groupes terroristes.
138 Vanda Felbab-Brown, The Wall, Washington D.C., The Brookings, 2017. Parmi les procédés utilisés pour focaliser l’attention des policiers sur un espace pendant une période déterminée, on peut mentionner le recours à un « véhicule ouvreur » transportant de la drogue et destiné à être arrêté, ou encore la rétribution de faux informateurs.
139 Denis Retaillé et Olivier Walther, « Guerre au Sahara-Sahel : la reconversion des savoirs nomades », L’Information géographique, Vol. 75, 2011/3, p. 51-68.
140 Karine Bennafla, art. cit., p. 49.
141 Alain Antil et Sylvain Touati, « Mali et Mauritanie : pays sahéliens fragiles et États résilients », Politique étrangère, Printemps, 2011/1, p. 59-69, p. 69.
142 Les approches occidentales en matière de « stabilisation » pâtissent du même biais, avec une tendance à impliquer les institutions ou les acteurs qui sont les plus familiers plutôt que ceux que les populations considèrent comme les plus légitimes et producteurs d’un ordre local (Vanda Felbab-Brown et al., Militants Criminals and Warlords. The Challenge of Local Governance in an Age of Disorder, Washington D.D., Brookings Institution Press, 2018, chapitre 7).
143 Philippe Mamadou Frowd, Securing Borders in West Africa: Transnational Actors, Practices, and Knowledges, thèse soutenue pour le grade de Docteur en Philosophie, McMaster University (Canada), avril 2015, p. 126.
*Titulaire d’un Master2 de Défense (Université Paris2 Panthéon-Assas) et Docteur en histoire des Relations internationales (Université Paris 1 Panthéon- Sorbonne), Antonin Tisseron réfléchit principalement sur les enjeux géopolitiques, de défense et de sécurité dans la zone Maghreb Sahel. Il travaille en outre depuis plusieurs années pour le Ministère de la Défense sur les problématiques de la modernisation des forces armées, de la contre-insurrection et des opérations extérieures.