« La défense nationale, histoire et théorie », par le professeur Philippe Vial

« La défense nationale, histoire et théorie », par le professeur Philippe Vial

La notion de défense nationale, fondamentale pour notre institution, a une histoire riche et mouvementée. L’historien Philippe Vial l’a retracée lors d’une conférence devant les auditeurs de la 4e session nationale de l’IHEDN. Première partie (1870-1940).
 
La bataille de Valmy, le 20 septembre 1792, par Horace Vernet.

La bataille de Valmy, le 20 septembre 1792, par Horace Vernet.

 

La « défense nationale » est une notion qui semble parler d’elle-même… Et donc aller de soi ! C’est pourtant une fausse évidence. Si chaque pays possède aujourd’hui son ministère de la Défense, il est loin d’être toujours celui de la « Défense nationale ». On parle ainsi du Ministry of Defence (MOD) au Royaume-Uni et du Department of Defense (DOD) aux États-Unis. Depuis la création de ces ministères à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le qualificatif de « nationale » n’a jamais été ajouté au nom de « défense », à l’opposé du cas français. Et ce, alors même que le ministère est aujourd’hui celui des Armées, une appellation ressuscitée en mai 2017, mais qui avait été seulement en usage à l’époque du général de Gaulle pour l’essentiel. Il y a ainsi bien une spécificité française, qui est aussi une complexité.

Pour entrer dans notre réflexion sur leur genèse, je vous propose de repartir de ce que déclarait, le 18 octobre 2019, le Premier ministre d’alors devant vos prédécesseurs, dans ce même amphithéâtre Foch. Cette singularité de la notion de la défense nationale, Édouard Philippe l’a en effet évoquée à sa manière, en ouvrant son propos par une citation de l’ouvrage phare de Maurice Genevoix, Ceux de 1914. Une citation qu’il a ensuite longuement commentée, passant de la Grande Guerre aux armées de la Première République, de Verdun à Valmy. C’est en creux une définition de la défense nationale qu’il donne, conçue comme le geste fondateur et fondamental du citoyen qui défend sa patrie.

Édouard Philippe débute donc en reprenant à son compte l’évocation que Genevoix fait des poilus victorieux :

« Ils avaient tous des visages terreux, aux joues creuses envahies de barbe […] ; des reprises grossières marquaient leurs vêtements aux genoux et aux coudes ; de leurs manches râpées sortaient leurs mains durcies et sales […]. Pourtant, c’étaient eux qui venaient de se battre avec une énergie plus qu’humaine […] ; c’étaient eux les vainqueurs ! »

À LA BATAILLE DE VALMY (1792), « LA MÈRE DE TOUTES LES ARMÉES DE LA RÉPUBLIQUE »

Et le Premier ministre d’enchaîner :

« Jamais auparavant dans notre histoire, l’armée française […] ne s’est autant confondue avec la nation. Cette armée de 14, c’est celle du berger, du boucher, du cordonnier, de l’employé, du marin, de l’étudiant et du père de famille. Et cette armée n’avait au fond, rien à envier à celle de Valmy. « À ces grandes légions fraternelles – pour reprendre les mots de Jules Michelet – qui sortirent de terre […] ; ces héros de la patience, soldats du Rhin, de Sambre-et-Meuse, qui ne connurent que le devoir ». Une armée de Valmy qui va demeurer durant de longues années, « la mère de toutes les armées de la République ». »

Valmy marque ainsi la bascule symbolique de l’armée professionnelle à l’armée citoyenne. Présent ce 20 septembre 1792, aux côtés du duc de Saxe-Weimar, l’écrivain allemand Johann Wolfgang von Goethe a sur le champ le sentiment de la nouveauté radicale de la Révolution française. Une vingtaine d’années plus tard, évoquant ce souvenir dans sa Campagne de France, il n’hésitera pas à déclarer : « D’aujourd’hui et de ce lieu date une ère nouvelle dans l’histoire du monde. »

« Dès son origine », poursuivait Édouard Philippe, « notre République s’est conçue comme une « nation en armes » où, toujours pour citer Michelet, « tous jurèrent de défendre tous ». Une République qui dès sa naissance, a dû se battre pour son idéal de liberté et d’égalité. Et la figure mythique du citoyen qui défend sa patrie se trouve au fondement de notre histoire ». Les débuts de la République constituent donc un moment décisif dans la cristallisation de la notion de défense nationale, au sens littéral du terme.

LA BATAILLE DE BOUVINES (1214), PRÉMISSE DE LA DÉFENSE NATIONALE

C’est l’aboutissement d’un processus que l’on peut faire remonter au fameux « dimanche de Bouvines », le 27 juillet 1214, dont Georges Duby a fait le récit dans un ouvrage classique publié au début des années 1970. Ce jour-là, les forces royales de Philippe II Auguste soutenues par Frédéric II de Hohenstaufen affrontent victorieusement une coalition constituée de princes et seigneurs français, menée par Jean sans Terre, duc d’Aquitaine, de Normandie et roi d’Angleterre, et soutenue par Otton IV, souverain du Saint-Empire romain germanique. Le succès français est dû en particulier à la coopération de la chevalerie et des milices communales, ce qui permettra aux historiens du XIXsiècle de voir dans cette bataille l’émergence de la nation et du sentiment national.

Avant Valmy, le système de la milice instauré en 1688 par Louvois, principal ministre de Louis XIV, constitue une première forme de service militaire jusqu’à la fin de l’Ancien régime, en complément du système de l’Inscription maritime pour les gens de mer, institué à partir de 1668 par Colbert, le prédécesseur de Louvois. Cette double organisation permet de compléter le recrutement habituel des forces royales et leur donne une dimension nationale nouvelle. Elle annonce le tournant de la Révolution qui, au-delà de l’épisode symbolique de Valmy, se manifeste à travers la levée en masse de l’an II (septembre 1793 – septembre 1794), puis la loi Jourdan de 1798. Instituant la « conscription universelle et obligatoire » de tous les Français âgés de 20 à 25 ans, elle pose les bases d’une organisation qui va perdurer deux siècles. Elle instaure ainsi, au sens propre, une défense nationale dont elle résume le principe par la célèbre formule : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de sa patrie ».

La guerre de 1870 marque une seconde étape importante dans la cristallisation de la notion de défense nationale. Le 2 septembre, à l’issue d’une série de défaites où l’héroïsme des troupes n’a pu compenser la trop fréquente médiocrité du haut commandement, Napoléon III capitule à Sedan et est fait prisonnier. L’annonce de ce désastre, le 4 septembre, entraîne la chute du régime impérial et la proclamation de la IIIRépublique. Un gouvernement de salut est constitué, officiellement dit de « la défense nationale », car il s’agit au sens propre de défendre la nation, comme les combats très durs des mois suivants vont le prouver.

1870 : LA NOTION DE « DÉFENSE NATIONALE » APPARAÎT DANS LE VOCABULAIRE OFFICIEL

Pour la première fois, la notion de « défense nationale » fait son apparition officielle dans le vocabulaire politico-administratif. Pour autant, il n’y a pas encore de ministre de la Défense, seulement les habituels ministres militaires, ministre de la Guerre d’un côté, de la Marine et des Colonies de l’autre. Le ministre de l’Intérieur, Léon Gambetta, va cependant jouer un rôle spécifique, qui en fera à bien des égards un ministre de la Défense de facto.

Proclamation de la République par Gambetta depuis le balcon de l’Hôtel de Ville de Paris, le 4 septembre 1870.

Le bilan de ce « gouvernement de la défense nationale » est paradoxal : un volontarisme et un héroïsme indéniables, mais un échec patent sur le plan militaire. En dépit des sacrifices consentis, la France doit se résigner à traiter et à accepter les conditions humiliantes du traité de Francfort (perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, indemnité de 5 milliards de francs or). La nouvelle République va néanmoins rester structurellement marquée par cette volonté originelle de sursaut politique et militaire, donnant naissance à une véritable mystique de la « défense nationale ».

En témoigne, dans les années qui suivent, l’érection de nombreux monuments dédiés, un peu partout en France, en premier lieu à Paris. Installé dans le XIVarrondissement, le Lion de Belfort symbolise la résistance victorieuse de la ville assiégée (3 novembre 1870 – 18 février 1871), sous le commandement du colonel Denfert-Rochereau qui a donné son nom à la place. Inaugurée en 1880, cette statue de Bartholdi est une copie au tiers de l’œuvre monumentale érigée dans la ville franc-comtoise. Elle s’en distingue également par l’inscription figurant sur son socle : « À la Défense nationale ».

Bartholdi est également à l’origine du Monument des aéronautes, inauguré en 1906. Installé porte des Ternes, à Paris, ce groupe statuaire est un hommage aux héros des liaisons aériennes qui permirent à la capitale, assiégée par l’armée prussienne, de communiquer avec le reste de la France. Il sera malheureusement fondu en 1941 sur décision du régime de Vichy.

À L’ORIGINE DU QUARTIER D’AFFAIRES DE LA DÉFENSE

On peut en revanche toujours admirer à Puteaux, à l’ouest de la capitale, le groupe statuaire « La défense de Paris », même si celui-ci est aujourd’hui quelque peu perdu sur l’esplanade de la Défense. Œuvre de Louis-Ernest Barrias, il fut inauguré en 1883 sur ce qui était à l’époque le « carrefour de Courbevoie ». C’est là en effet que passèrent les troupes en route pour Buzenval, lors de ce qui fut la dernière et infructueuse tentative de briser le siège de Paris (19 janvier 1871). De ce fait, le carrefour fut renommé « rond-point de la Défense » : c’est l’origine du nom de l’actuel quartier d’affaires.

Enfin, juste derrière  l’École militaire, place de Fontenoy, se trouve le méconnu « Monument de la Défense nationale », du sculpteur Jules Hallais, érigé par souscription nationale en 1889. Ce modeste obélisque de granit, dont la colonne tronquée peut figurer un glaive brisé, est d’une simplicité qui contraste singulièrement avec sa raison d’être. Comme l’indique l’inscription figurant sur l’une de ses faces, il honore en effet « la mémoire des officiers, sous-officiers et soldats français des armées de terre et de mer tombés au champ d’honneur pour la défense de la patrie », soit environ 140 000 morts en associant ceux tués au combat et par maladie. Le contraste est d’autant plus saisissant si l’on songe que ce monument fut érigé au même moment que la Tour Eiffel de l’autre côté de l’École militaire et du Champ de Mars. Ces monuments parisiens ne doivent pas faire oublier que bien d’autres furent érigés en province dédiés à la défense nationale, en particulier dans les villes de garnison. On pense ainsi à ceux qui existent toujours à Saint-Maixent ou Soissons.

Comme pour signer l’échec de ce gouvernement dont elle était la raison d’être, la notion de défense nationale est absente des lois constitutionnelles de la IIIRépublique, promulguées en février 1875. De même, on ne voit pas davantage apparaître de ministre en charge de ce domaine dans les gouvernements qui se succèdent. Les questions militaires demeurent partagées entre un ministère de nature d’abord fonctionnelle, celui de la Guerre, qui s’occupe de la guerre sur terre, et un ministère inscrit dans une logique de milieu, le ministère de la Marine et des Colonies, en charge des mondes maritime et ultramarin dans la diversité de leurs déclinaisons. Ni les troupes de marine, ni la flotte de guerre ne sont donc la seule raison d’être de ce ministère, en charge également des autres marines (pêche, commerce…). Néanmoins, à la fin du XIXsiècle, la nécessité de prendre en compte la dimension interarmées se fait jour. D’autant que la situation institutionnelle s’est encore compliquée depuis 1884, date à partir de laquelle les Colonies forment un ministère distinct, au détriment de l’efficacité attendue.

« L’ESPRIT PARTICULARISTE DES SERVICES », GRAND ENNEMI DE LA DÉFENSE

Écoutons ce qu’en dit Édouard Lockroy, ministre de la Marine à deux reprises (1895-1896 et 1898-1899), dans La Défense navale, ouvrage publié l’année suivant son dernier séjour rue Royale :

« Un des grands ennemis de la défense, c’est encore l’esprit particulariste des services, l’ignorance où ils vivent les uns des autres, l’hostilité sourde qui les anime les uns contre les autres. Avant l’intérêt général passe souvent l’intérêt du département, de la direction, parfois du bureau. Les Colonies ont pour la Marine une antipathie qu’elles ne cachent pas. La Marine ignore complètement la Guerre et la Guerre ne sait pas, ou ne veut pas savoir ce que c’est que la Marine. Volontiers, elle la considère comme une simple entreprise de transport. Chacun se renferme avec obstination dans sa spécialité. Nul ne tente d’entrer en relation avec le voisin. Les rivalités s’accusent de partout, âpres et violentes, alors que tout le monde devrait collaborer à la même œuvre. »

Édouard Lockroy, ministre de la Marine à la fin du XIXe siècle.

Un constat qui contribue à expliquer pourquoi, durant les années 1890, émerge, cette fois de manière durable, la notion de défense nationale, en premier lieu dans sa dimension interarmées. Saint-cyrien et officier du corps d’état-major, ancien collaborateur de Gambetta au moment de la Défense nationale, puis chef de cabinet du général Boulanger ministre de la Guerre, le général de division Henri Jung est le premier, en 1890, à envisager un état-major unifié dans son ouvrage Stratégie, tactique et politique :

« Scientifiquement, il n’y a pas deux territoires, comme il n’y a pas deux défenses. Le territoire national est partout où flotte le drapeau tricolore. Par conséquent, au point de vue scientifique, il ne devrait y avoir qu’un état-major général ».

Et de détailler sa composition : « Il comprendrait quatre sections : la première, pour les opérations des armées de terre ; la deuxième, pour la défense du territoire, le gouvernement des places, etc. ; la troisième, pour les opérations des flottes ; la quatrième, pour les colonies et les protectorats. »

EN 1890, « LA NÉCESSITÉ D’UN MINISTRE CIVIL DE LA DÉFENSE NATIONALE »

On le voit, les propositions du général restent très sommaires. Elles ne sont pas détaillées davantage dans La République et l’Armée, paru deux ans plus tard. Mais ce nouvel ouvrage porte le problème au niveau politique, proposant pour la première fois l’institution d’un ministre militaire unique :

« J’ai toujours cru avec Gambetta », écrit Jung « et je crois encore à la possibilité et à la nécessité d’un ministre civil de la Défense nationale, ayant sous sa haute direction deux spécialistes, l’un à la Guerre, l’autre à la Marine, avec un seul état-major de terre et de mer […]. »

Polytechnicien et artilleur, le capitaine Gaston Moch pose le képi en 1894, l’année où il publie La Défense nationale et la défense des côtes. Il inscrit sa réflexion dans une dynamique différente, d’abord militaire et spécialisée avant d’être politique et générale. La défense nationale n’est pas une, constate le capitaine, puisque constituée de l’armée et de la flotte. Or, les deux « diffèrent l’une de l’autre par leur nature et leur mode d’action, mais pas plus que la cavalerie, par exemple, ne diffère du corps des aérostiers ». Ce déni de la spécificité du milieu maritime permet à l’auteur de justifier l’instauration d’« un ministère unique, le ministère de la Défense nationale », dont les structures juxtaposeraient celles des départements de la Guerre et de la Marine.

C’est la première fois que sont posés les principes de ce que pourrait être l’organisation du nouveau ministère puisque Jung n’était pas entré dans ce détail. À l’inverse, Moch se contente de reprendre sa vision de ce que serait l’état-major général unifié. Est ainsi proposé, là encore pour la première fois, un schéma d’organisation global, dont l’auteur souligne qu’il serait source d’une meilleure efficacité, en particulier budgétaire.

Au tournant du siècle, trois crises font franchir un cap important au débat. En premier lieu, celle de Fachoda [incident diplomatique au Soudan entre la France et le Royaume-Uni, NDLR] qui, en 1898, révèle de manière humiliante les conséquences de l’absence d’une politique globale de défense. Elle conduit, deuxièmement, à trancher le vieux débat sur les troupes de Marine, qui traînait depuis la création du ministère des Colonies : la loi du 7 juillet 1900 entérine leur rattachement au département de la Guerre. Enfin, le dénouement de l’affaire Dreyfus clarifie les termes des rapports entre la toge et les armes dans la France républicaine. Les autorités politiques vont avoir à cœur de traduire dans les faits leur prééminence réaffirmée.

1906 : LE CONSEIL SUPÉRIEUR DE LA DÉFENSE NATIONALE, ORGANISME HYBRIDE

Il n’est donc pas étonnant de voir le thème d’une institutionnalisation de la défense nationale prendre une nouvelle importance dans le débat public, conduisant à l’institution de la première grande instance politico-militaire, le Conseil supérieur de la défense nationale (CSDN), en avril 1906. Cette nouvelle instance est à l’origine de l’actuel Conseil de défense et de sécurité nationale. Après une interruption de 35 ans, la notion de « défense nationale » fait son retour dans le vocabulaire politico-administratif. Et, cette fois, va s’y installer durablement. La création de la nouvelle instance est le fait du ministre de la Guerre, Eugène Étienne, qui fut lui aussi proche de Gambetta, mais doit également beaucoup à Adolphe Messimy. Ancien officier dreyfusard devenu député radical-socialiste, il a en particulier alerté sur la création en 1902, par le gouvernement britannique, du Committee of Imperial Defence, dont le CSDN va s’inspirer.

Le décret de création de la nouvelle instance est publié le 4 avril, au moment où se dénoue la première crise marocaine [incident diplomatique entre la France et l’Allemagne, NDLR]. Comment ne pas y voir un lien de cause à effet ? Après Fachoda, cette nouvelle grande crise internationale a de nouveau souligné les carences de l’organisation gouvernementale en matière de direction stratégique.

Présidé par le chef de l’État quand il le souhaite, par le président du Conseil le reste du temps, le nouveau Conseil réunit pour la première fois l’ensemble des ministres intéressés par les questions de défense (Guerre, Marine, Colonies), y compris ceux sans compétences militaires (Affaires étrangères, Finances). Les chefs d’état-major généraux de la Guerre et de la Marine, ainsi que le général président du Comité consultatif de défense des Colonies leur sont associés, mais avec voix consultative seulement. Cette précaution est doublée d’une autre, puisque le Conseil n’est pas une instance décisionnelle. Il s’apparente donc aux Conseils supérieurs d’armée, créés à la fin du XIXe siècle, mais s’en distingue par sa dimension interarmées et interministérielle, combinée à la double prédominance que le nombre et le statut confèrent aux politiques. Il s’agit d’un organisme hybride, d’un genre nouveau où les Affaires étrangères et les départements ministériels militaires ont un rôle spécifique.

Conseil Supérieur de la Défense Nationale

Pourtant, la nouvelle instance peine à trouver sa place et se réunit peu. Les réformes apportées à la veille de 1914 par Messimy, devenu ministre de la Guerre, améliorent la situation, mais sans effet décisif. L’absence d’un secrétariat permanent est indéniablement un facteur de faiblesse. De fait, à partir du début du conflit, le CSDN cesse d’être réuni et ne le sera plus jusqu’au retour de la paix… Et, malgré l’avancée indéniable qu’a représentée son institution, il n’y a pas eu de création corollaire d’un ministère et/ou d’un état-major de la défense nationale, bien que ces perspectives soient débattues à la veille du conflit.

PREMIÈRE GUERRE MONDIALE : PAS DE COMMANDEMENT INTERARMÉES UNIFIÉ

Il n’y aura ainsi pas de commandement interarmées unifié pendant toute la guerre, pourtant première guerre « totale » : elle est à nouveau marquée par une bicéphalie entre l’Armée (de terre) et la Marine. Il y aura seulement, sur le plan politique une exception de facto, avec le gouvernement Georges Clemenceau formé à la mi-novembre 1917. Reprenant le choix inédit que Paul Painlevé, son prédécesseur, avait brièvement mis en œuvre à partir de la mi-septembre, le Tigre choisit de prendre le portefeuille de la Guerre quand il est nommé président du Conseil (des ministres). Il est ainsi un quasi-ministre de la Défense et son chef de cabinet militaire à l’hôtel de Brienne, le général de division Henri Mordacq, assure le quotidien ministériel, occupant dans les faits des fonctions de vice-ministre.

À l’issue des hostilités, le besoin de tirer les leçons de ce conflit d’une ampleur inédite conduit à la réactivation rapide du CSDN, à qui est confiée la tâche de préparer une grande loi-cadre sur l’organisation de la nation en temps de guerre. Dans ce contexte, le CSDN est doté d’un secrétariat général permanent, dont le premier titulaire est le général de division Bernard Serrigny, un proche du maréchal Pétain. Ce SG-CSDN deviendra à la fin des années 1920 le SGDN puis, après bien des évolutions, prendra le nom de SGDSN en 2008.

Un nouveau cap est franchi au milieu de l’entre-deux-guerres avec l’institution en février 1932, pour la première fois, d’un « ministre de la Défense nationale », dans le dernier gouvernement Tardieu. Inspecteur général des finances devenu parlementaire, inscrit chez les républicains de gauche, François Piétri est le premier à porter ce titre. Après une quarantaine d’années de débats, la rupture est historique. D’autant qu’elle s’accompagne de la suppression des postes de ministre propres à chaque armée, une première depuis leur instauration pérenne, en 1589 pour la Guerre et en 1669 pour la Marine… Cette rupture a été rendue possible par la réduction graduelle des attributions de la Rue Royale, entérinée en 1927. De ce fait, elle est devenue officiellement, début 1931, le siège du « ministère de la marine militaire ». Rien ne s’opposait plus à son regroupement avec le ministère de la Guerre puisqu’ils relevaient désormais de la même logique fonctionnelle.

À l’œuvre depuis la fin du XIXsiècle, l’exigence de rationalisation administrative, gage d’une meilleure efficacité, l’emporte donc. D’autant que l’institution d’un ministère de l’Air, en 1928, qui annonce la création de l’armée correspondante en 1934, a encore un peu plus compliqué l’organisation du domaine ministériel militaire. Face à cette dynamique centrifuge, son unification s’imposait.

POUR LA 1ère FOIS EN 1932, UN MINISTÈRE COIFFE LES TROIS ARMÉES… PENDANT 3 MOIS ET DEMI

Elle s’inscrit dans le cadre d’une modernisation des structures étatiques et du renforcement du pouvoir exécutif dont André Tardieu, homme de droite, mais ancien proche collaborateur de Clemenceau à la fin de la guerre, a fait son cheval de bataille. Pour autant, cette réforme historique fait long feu. L’instabilité ministérielle emporte le cabinet Tardieu dès le mois de juin 1932, ne laissant pas le temps à la réforme de s’installer, en particulier d’être déclinée dans le cadre de nouvelles structures ministérielles. Une exigence d’autant plus forte que l’on ne balaie pas facilement plus sieurs siècles d’histoire politico-administratives. À l’issue du premier semestre 1932, c’est le retour au statu quo ante.

Néanmoins, la brèche est faite et le besoin – a minima – d’une coordination des ministères militaires est désormais reconnu. Début 1934, une nouvelle combinaison institutionnelle apparaît, qui voit cette mission de coordination officiellement confiée au plus ancien et au plus important des trois ministres d’armée. Jean Fabry, puis Joseph Paul-Boncour, sont ainsi, entre la fin janvier et la fin février 1934, « ministre de la Défense nationale et de la Guerre ». La formule est reprise par le gouvernement de Front populaire, début juin 1936, au profit d’Édouard Daladier.

Dans le même temps, un « Comité permanent de la Défense nationale » (CPDN) est créé, sur les bases du Haut comité militaire (HCM) institué par le gouvernement Tardieu en 1932. Présidé par le ministre de la Défense et composé, pour chaque armée, du vice-président militaire de son conseil supérieur et de son chef d’état-major général, le HCM avait été conçu pour en faire un comité exécutif du nouveau ministère de la Défense. Il venait ainsi pallier les insuffisances du CSDN, dont la composition s’était alourdie jusqu’à l’inefficacité.

Avec la réforme de juin 1936, les ministres dont la participation serait éventuellement utile sont désormais admis au sein du HCM devenu CPDN, tout comme le ministre et le chef d’état-major général des Colonies à partir de mai 1938. Cet élargissement se double d’un renforcement des capacités d’action du comité, qui peut dorénavant s’appuyer sur le SGDN. Au fil des années, cette instance acquiert une véritable capacité décisionnelle, que cristallise la grande loi du 11 juillet 1938 sur « l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre », préparée depuis les lendemains de la guerre.

1936 : CRÉATION DU COLLÈGE DES HAUTES ÉTUDES DE DÉFENSE NATIONALE, FUTUR IHEDN

On le voit, les années 1930 sont marquées par une institutionnalisation inédite de la notion de « défense nationale », qui s’accélère nettement dans la seconde moitié de la décennie, au fil de la montée des périls. L’humiliation de la crise rhénane début 1936 [NDLR : le 7 mars, sur ordre du Führer Adolf Hitler, des troupes allemandes investissent la zone démilitarisée de Rhénanie], le choc qu’elle représente, constituent un facteur clé. Quelques semaines plus tard, le gouvernement de Front populaire joue un rôle majeur dans cette prise en compte inédite de la notion de défense nationale. En témoigne la création durant l’été 1936 du Collège des hautes études de défense nationale (CHEDN), dont l’IHEDN est l’héritier direct.

Confiée au vice-amiral Raoul Castex, le grand penseur stratégique français de l’entre-deux-guerres, la création de cet établissement d’un type entièrement nouveau trouve sa plus ancienne origine connue – en l’état de nos connaissances – dans la note du chef de bataillon Charles de Gaulle du 20 avril 1931. Rédigée à l’initiative de son auteur, elle est adressée depuis Beyrouth, où il est alors affecté, au maréchal Pétain, dont il a été « la plume » au milieu de la décennie précédente, et qui l’a ensuite transmise au SGDN, le général de division Louis Colson.

De Gaulle y propose la « création d’un enseignement relatif à la conduite de la guerre », et y prône « un ordre nouveau d’enseignement », permettant « de synthétiser les données constantes du problème de la guerre pour provoquer et orienter sur le sujet les réflexions de chacun » :

« On jettera de cette façon les fondements d’une doctrine de défense nationale parmi ceux qui, par leurs fonctions ou par leurs destinations hors de l’armée, ou dans l’armée, sont susceptibles de la répandre ou d’avoir à l’appliquer. »

Tout autant que sa finalité, c’est le public visé qui fait de la proposition de De Gaulle une offre inédite puisqu’il est envisagé d’accueillir dans cette formation des fonctionnaires civils.

Le projet de CHEDN reprend cette double exigence. Dans la perspective d’une nouvelle guerre totale, il s’agit de doter les futurs cadres dirigeants du pays d’une formation commune destinée à leur donner les moyens d’agir ensemble de manière efficace. Preuve de l’urgence, le CHEDN ouvre ses portes dès l’automne 1936. De manière révélatrice, le deuxième conférencier à y être invité est le colonel de Gaulle, affecté depuis cinq ans au SGDN, qui vient présenter « le projet de loi d’organisation de la nation pour le temps de guerre ».

AMIRAL RAOUL CASTEX : « L’ENSEMBLE SEUL M’INTÉRESSE »

Un an plus tard, ouvrant la 2session du CHEDN, le 3 novembre 1937, l’amiral Castex résumera l’ambition ultime de l’établissement qu’il a fondé en des termes saisissants, qui n’ont rien perdu de leur pertinence : faillite de la défense nationale.

« Personnellement, j’ai cessé en entrant ici de me considérer exclusivement comme marin. J’ai dépouillé ma carapace ancienne. J’ai perdu mon sexe, si j’ose dire. La marine ne me paraît ni plus, ni moins importante que les autres branches. L’ensemble seul m’intéresse. ».

« L’ensemble seul m’intéresse », voilà qui pourrait être une devise pour la session nationale de l’IHEDN !

Édouard Daladier a tenu un rôle majeur dans les réformes qui ont accompagné les débuts gouvernementaux du Front populaire et donné une nouvelle place à la notion de défense nationale. Devenu président du Conseil à la mi-janvier 1938, il choisit de conserver le portefeuille qui était le sien. Pour la première fois depuis Clemenceau, le chef du gouvernement est ainsi également le ministre de la Guerre, mais aussi désormais de la Défense nationale… Dans le même temps, Daladier fait du général de division Maurice Gamelin, chef d’état-major général de l’Armée [de terre], le premier « chef d’état-major de la Défense nationale », en miroir du ministre dont il dépend.

Le 11 juillet 1938, est enfin votée la loi « sur l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre ». Son adoption marque une avancée considérable. Pour la première fois, l’organisation de la défense nationale est pensée globalement en amont du déclenchement d’une guerre. Preuve de cette réussite, des pans entiers de cette loi figurent encore aujourd’hui dans le Code de la défense.

C’est un nouveau cap historique qui est franchi. Mais la cohérence apparente de la nouvelle organisation ne doit pas abuser. La notion de « défense nationale » a beau désormais avoir droit de cité institutionnel, elle ne correspond pas encore à des réalités véritablement efficaces en termes organisationnels. Les réformes intervenues sont en particulier trop récentes pour avoir eu le temps de s’installer et de produire véritablement leurs effets. La nouvelle guerre va être le révélateur impitoyable de cette réalité, que le désastre de 1940 va sanctionner. Il marque la faillite de la défense nationale.

Fin de la première partie, rendez-vous prochainement pour la deuxième et dernière.

Philippe Vial est maître de conférences en histoire contemporaine de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste du domaine politico-militaire. Détaché au ministère des Armées, il est en poste à la Direction de l’enseignement militaire supérieur, où il occupe les fonctions de conseiller académique du directeur, conseiller académique et professeur d’histoire du Centre des hautes études militaires et responsable du cours d’histoire de l’École de guerre.


POUR ALLER PLUS LOIN

Philippe Vial, « La défense nationale avant 1914, une utopie institutionnelle ? », Revue d’histoire maritime, n° 20, 2015/1, « La Marine et la Première Guerre mondiale, une histoire à redécouvrir », p. 269-293.

Une version raccourcie de cette étude a été publiée sous le même titre dans la Revue Défense Nationale, n° 778, 2015/3, « Balard 2015 : la Défense ensemble », p. 72-79. 

Guillaume Denglos et Philippe Vial, « Le SGDSN, plus d’un siècle d’histoire » : synthèse initialement réalisée à l’occasion du colloque « Le SGDSN, 110 ans au service de la défense et la sécurité de la France », 22 décembre 2016, Maison de la Chimie ; Paris.

Philippe Vial, « 1932-1961. Unifier la défense », Inflexions, n° 21, 2012/3, « La réforme perpétuelle », p. 11-22.

Philippe Vial, « Comment l’Hexagone a pris forme », Armées d’aujourd’hui, n° 397, 2015, « Balard vous ouvre ses portes », p. 46-48.

Philippe Vial, « Le regroupement des armées, ce vieux cheval de bataille », entretien avec Nathalie Guibert, Le Monde, 13 octobre 2015.

Pour approfondir

Philippe Vial et Guillaume Denglos, Histoire de l’IHEDN. Penser la Défense, Paris, Tallandier, 2021, 208 p.

Guillaume Denglos et Philippe Vial, Une Histoire du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (XIXe-XXIe siècles), Paris, Nouveau Monde éditions, 2023, 450 p.

 

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