La logistique (Revue de tactique générale du CDEC)
Le comte de Guibert, en 1772, dans son « Essai général de tactique » militait déjà pour des dispositifs souples et une logistique affranchie des magasins fixes, comme on les appelait à l’époque. Pourtant, la logistique, cette capacité tactique fondamentale telle qu’elle est définie dans le « Précis de tactique générale » édité par le CDEC à paraître en 2022, est bien souvent le « parent pauvre » de la réflexion tactique. En effet, nombre de praticiens considèrent, souvent à tort, que la victoire ne sera que le fait d’une bonne combinaison des fonctions tactiques essentielles combattre ou commander, le soutien se contentant de suivre le mouvement.
Il suffit pour cela de relire les carnets de guerre de Rommel pour saisir la manière dont il appréhende l’engagement de ses logisticiens expliquant que « le mieux, pour un chef militaire, est de se faire une idée nette et personnelle des véritables possibilités de ses organismes de ravitaillement (…) il oblige ainsi les chefs de l’intendance à agir avec plus d’initiative et, malgré leur mauvaise humeur, à fournir un rendement bien supérieur à celui qu’ils auraient eu s’ils étaient restés livrés à eux-mêmes ».
Pourtant, l’histoire militaire, ainsi que de nombreuses campagnes passées ou récentes montrent que le soutien d’une composante terrestre, bien ou mal mené, conditionne les succès ou les échecs sur le champ de bataille et participe à la prise de l’ascendant sur l’ennemi. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si certaines puissances militaires développent des doctrines cherchant, soit à empêcher à la logistique d’atteindre la zone des opérations, l’anti-accès, soit à neutraliser, avec l’artillerie ou les forces spéciales par exemple, les entités adverses déployées au sol en charge du soutien1.
En effet, la logistique contribue aux principes d’action tactiques définis par l’armée de Terre en influençant la liberté d’action (transport, carburant, régulation des axes…), la concentration des efforts (munitions, mobilité…) et l’économie des forces (maintenance, soutien sanitaire…).
D’ailleurs, Napoléon, qui était passé maître dans la manœuvre des grands corps d’armées, rappelait à ses maréchaux que « l’art militaire est un art qui a ses principes qu’il n’est pas permis de violer. Changer sa ligne d’opérations est une opération de génie, la perdre est une opération tellement grave qu’elle rend criminel le général qui s’en rend coupable. Ainsi garder sa ligne d’opérations et son centre d’opérations (la base logistique de son temps) est nécessaire pour arriver à un point de dépôt où l’on puisse évacuer les prisonniers que l’on fait, les blessés, les malades que l’on a, trouver des vivres, des munitions et s’y rallier. Il faut renoncer à ce parti que réprouvent les lois de la guerre, le général qui entreprendrait une telle opération serait criminel ».
En outre, dans le cadre des réflexions sur une hypothèse d’engagement majeur menées actuellement par l’Armée de Terre, la logistique aura un rôle clé, en amont, pour la préparation et la projection des unités, pendant l’action, pour garantir la continuité des opérations, et dans la phase dite de « remise en condition » ou l’exploitation consiste à garantir les dividendes tactiques en portant effort sur la résilience des forces engagées. De la même façon, face à un adversaire dans une configuration dite de haute intensité, la tactique imposera un emploi massif des feux et des effets au contact et dans la profondeur afin de rechercher la foudroyance, exigeant par-là de disposer d’une logistique performante et capable d’agir en sûreté à l’avant et au plus près du front.
Le retour des grandes unités tactiques de niveau corps d’armée ou division, comme l’a démontré l’exercice interallié Warfighter 2021, souligne l’importance des espaces tactiques dont les zones arrière, délaissées par habitude des opérations en milieux permissifs que les forces terrestres ont eu l’habitude de mener depuis la fin de la première guerre du Golfe. En effet, comme l’illustre les effets dévastateurs de l’emploi des drones sur les arrières arméniennes dans le récent conflit dans le Haut-Karabagh, celles-ci exigent, pour assurer un flux logistique solide, d’être surveillées, sécurisées, gérées, organisées et commandées. Enfin, la logistique d’une composante terrestre sera, elle-aussi, soumise aux effets dans les champs immatériels pouvant perturber la gestion des stocks comme des approvisionnements et elle devra surtout s’intégrer, ou intégrer, celle des autres domaines qui concourent à l’atteinte des objectifs et à la défaite adverse.
Autant de sujets qu’il nous faut donc nous réapproprier en parcourant notamment les articles de ce sixième numéro de la RTG qui contribueront, sans aucun doute, à soutenir votre propre réflexion ou à faire écho à vos expériences en proposant des approches sous le prisme de l’histoire mais également d’engagements tactiques présents et à venir.
Je remercie encore une fois les auteurs, civils et militaires, pour la qualité de leurs articles et la confiance qu’ils accordent à la chaire de tactique générale et d’histoire militaire de l’armée de Terre pour diffuser leurs travaux et, je l’espère, susciter et nourrir le débat pour la recherche de solutions opératoires dans les domaines capacitaires, doctrinaux ou organisationnels.
Bonne lecture…
Colonel Frédéric JORDAN, rédacteur en chef, titulaire de la Chaire de tactique générale et d’histoire militaire
- Les stratégies Anti Access/Area Denial ou anti accès cherchent en particulier à perturber les flux de projection et de soutien de l’adversaire et ainsi fragiliser la mise à terre d’une force.