La stratégie française contre Daech est-elle erronée ?
Le colonel Legrier pourfend la conduite française de la guerre dans la zone irako-syrienne, qu’il juge trop alignée sur les options du Pentagone. Polémique.
Par Jean Guisnel – Le Point – Publié le | Le Point.fr
Le colonel François-Régis Legrier est chef de corps du 68e régiment d’artillerie d’Afrique, basé à La Valbonne (Ain). Jusqu’à sa relève récente, au terme programmé de son mandat, il a commandé la task force Wagram, une force de 200 artilleurs équipés de canons Caesar installée non loin de la frontière irako-syrienne pour contribuer à la réduction des derniers bastions de Daech. En rendant visite le 9 février dernier à cette force intégrée à l’opération internationale Inherent Resolve, la ministre des Armées Florence Parly avait été reçue par le colonel Legrier, en instance de retour en France.
Avant de rentrer, il avait rédigé son rapport de fin de mission, destiné à ses chefs militaires. Classifié et inaccessible, comme il se doit. Et aussi un texte rédigé pour un public plus large, envoyé à la revue Défense nationale, éditorialement indépendante du ministère des Armées, mais pas trop… Dans ce texte que tout un chacun peut acquérir en ligne ici en achetant le numéro complet de la revue, le colonel Legrier affiche une plume assez leste. Sous le titre « La bataille d’Hajin : victoire tactique, défaite stratégique ? », l’auteur défend une position ferme : la coalition a suivi une stratégie erronée. En refusant d’engager des troupes au sol, il lui a fallu « près de cinq mois et une accumulation de destructions pour venir à bout de 2 000 combattants ne disposant ni d’appui aérien, ni de moyens de guerre électronique, ni de forces spéciales, ni de satellites ». L’arme aérienne a ses avantages, admet l’auteur, mais « pourquoi entretenir une armée que l’on n’ose pas engager ? Si la réduction du dernier bastion de l’État islamique ne vaut pas la peine d’engager des troupes conventionnelles, quelle cause sera assez importante pour le faire ? Extrêmement à l’aise pour remplir les grands états-majors multinationaux d’une ribambelle d’officiers, les nations occidentales n’ont pas eu la volonté politique d’envoyer 1 000 combattants aguerris régler en quelques semaines le sort de la poche d’Hajin et épargner à la population plusieurs mois de guerre ».
« Combien d’Hajin faudra-t-il pour comprendre que nous faisons fausse route ? »
En réalité, des forces terrestres ont été engagées : celles des forces démocratiques syriennes, à base de combattants kurdes. Et les avions américains et alliés ont rasé la région, amenant l’auteur à s’interroger : « La question qui se pose est de savoir si la libération d’une région ne peut se faire qu’au prix de la destruction de ses infrastructures (hôpitaux, lieux de culte, routes, ponts, habitations, etc.). C’est là, l’approche assumée sans complexe, hier et aujourd’hui, par les Américains ; ce n’est pas la nôtre. » Pour le colonel Legrier, « en s’en remettant principalement à des moyens air inopérants sur un plan tactique lorsque les conditions météo se dégradent et aux forces spéciales, la coalition a perdu beaucoup de temps, d’énergie et de crédibilité, Daech ayant beau jeu de se vanter d’avoir tenu en échec la première puissance mondiale pendant des mois ». Et d’enfoncer le clou : « En refusant l’engagement au sol, nous avons prolongé inutilement le conflit et donc contribué à augmenter le nombre de victimes au sein de la population. Nous avons détruit massivement les infrastructures et donné à la population une détestable image de ce que peut être une libération à l’occidentale, laissant derrière nous les germes d’une résurgence prochaine d’un nouvel adversaire. Nous n’avons en aucune façon gagné la guerre faute d’une politique réaliste et persévérante et d’une stratégie adéquate. Combien d’Hajin faudra-t-il pour comprendre que nous faisons fausse route ? »
« Manque de discernement »
À l’état-major des armées, on s’est dit choqué par l’article. On fustige le « manque de discernement » de l’auteur, voire son défaut de « loyauté » envers ses chefs qui l’ont envoyé dans la zone irako-syrienne pour mettre en œuvre une stratégie nationale. Cet agacement a été signifié au général Jérôme Pellistrandi, rédacteur en chef de la revue. Il avait eu la prudence de publier l’article dans une rubrique de libres opinions, tout en estimant aujourd’hui qu’il aurait dû attendre pour le publier que l’auteur soit revenu d’Irak. Un coup de fil courroucé de l’état-major l’a conduit à retirer de son propre chef l’article de la page d’accueil du site. Il assure que le cabinet de Mme Parly ne l’a pas contacté.
Nous voilà, en tout cas, avec un bel exemple de l’effet Streisand. Dans un article indigné sur son blog La voie de l’épée, le colonel Michel Goya apporte son soutien au colonel Legrier : « Je n’ose imaginer que l’on revienne à ces sottes pratiques qui dans le passé ont toujours constitué le prélude à de grandes déconvenues. » Le chef d’état-major des armées, le général François Lecointre, s’affiche comme un chaud partisan de la liberté de parole et d’écriture des militaires. Tant qu’ils expriment des points de vue sur l’éthique, la camaraderie et la clairvoyance des chefs, l’exercice est approuvé d’avance. Quant à donner son avis sur la conduite de la guerre, c’est une autre paire de manches. Le colonel Legrier en fait aujourd’hui l’expérience. Avis aux amateurs…