Les légions dangereuses
Par Michel Goya – La Voie de l’épée – Go-Ishi n° 6 — Innovation -Publié le 30 octobre 2019
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L’histoire de la République romaine est d’abord l’histoire d’une réussite militaire. Pendant un siècle et demi, des débuts de la République en 509 av. J.-C (sauf mention contraire toutes les dates se situent avant l’ère chrétienne) jusqu’à la soumission des Volsques en 341, Rome lutte contre ses voisins immédiats dans un rayon de cinquante kilomètres. Il faut ensuite moins d’un siècle, de 341 à 264 pour conquérir tout le centre et le sud de l’Italie et à peine plus, de 264 jusqu’à 132, pour dominer tout le pourtour méditerranéen, puis encore celui de la mer Noire et englober l’Égypte.
On assiste donc non seulement à une réussite en accélération constante, accélération d’autant plus spectaculaire qu’avec Carthage ou la Macédoine, Rome fait face à des adversaires autrement plus redoutables que les Volsques ou les Sabins. On est donc en présence à la fois d’une vision stratégique de long terme associée à une forte capacité d’adaptation tactique, deux traits propres à Rome et que ses voisins ne possèdent pas ou à un degré moindre et qui suffisent à engendrer un processus cumulatif de puissance irrésistible. L’instrument premier de cette puissance est la légion.
La révolution militaire romaine du IVe siècle
On sait peu de choses sur l’armée originelle de Rome. La ville nait au milieu du VIIIe siècle, colonie latine s’imposant sans doute à un habitat déjà existant et d’une superficie respectable avec 150 hectares. Selon Tite-Live, son armée est alors formée des levées (légions) de 1 000 hommes et 100 cavaliers fournies par les trois tribus qui composent la cité. Ces légions de tribus sont alors commandées par des tribunus (tribuns) et chacune des dix centuries qui les composent par un centurion élu ou nommé.
Comme la majeure partie de l’Italie du nord et du centre, Rome est subjuguée au début du VIe siècle par les Étrusques. Entre autres apports, souvent inspirés des Grecs, cette domination d’un siècle et demi transforme les institutions. Les Étrusques ne forment pas un empire, mais une ligue de cités-États indépendantes. Celle de Rome dispose donc de sa propre armée où s’impose l’idée grecque que tous les citoyens, et pas seulement les aristocrates et leurs clients, peuvent se battre avec courage pour peu qu’ils aient quelque chose à défendre. Désormais, tous les cinq ans, les hommes libres de Rome sont inscrits dans des centuries regroupées en classes de richesses et ce classement détermine leur degré d’engagement dans la défense de la cité.
Chacune des centuries, au moins celles astreintes au service, doit fournir le même nombre de soldats équipés lors des levées et le même tributum, l’impôt de guerre. Les plus riches, moins volumineuses, sont donc proportionnellement les plus sollicités en échange il est vrai du commandement supérieur. Chacun finançant son équipement, les deux premières classes fournissent aussi les cavaliers et les hoplites équipés du grand bouclier rond, de la cuirasse, du casque de bronze et de la pique de 2 m (hasta). Les soldats plus pauvres occupent les rangs suivants et peuvent être équipés de javelots. Les hommes des 4e et 5e classes constituent les fantassins légers, appelés plus tard vélites. Tout cela impose une « gestion des ressources humaines » très précise. Les soldats ont une sorte de livret militaire qui permet de suivre leur carrière militaire au rythme des levées et des démobilisations. Cela permet en particulier la formation d’un corps de cadres subalternes permanents : les centurions.
Grâce à ce système, Rome, qui compte environ 16 000 hommes adultes au début de la République, est capable de lever, par an, une puis deux légions de 4 000 hommes commandées chacune par un consul, avec la possibilité d’élargir le recrutement en fonction des besoins. Les guerres sont alors des séries de campagnes de quelques mois sur quelques dizaines de kilomètres de profondeur, campagnes faites de raids de ravages et ponctuées de quelques batailles. Ces batailles se déroulent « à la grecque » avec des chocs de phalanges d’hommes serrés, protégés par les grands boucliers ronds et s’affrontant à la lance ou au javelot. Il n’y a que peu de manœuvres et les résultats sont très indécis. Le vainqueur est souvent celui qui résiste psychologiquement le plus longtemps. Le vaincu est celui qui craque, s’enfuit et est alors massacré.
Après plus d’un siècle d’existence et de petites guerres, la République romaine domine le Latium. Elle rencontre alors des adversaires plus redoutables. En 390, un raid gaulois écrase l’armée romaine sur la rivière Allia et s’empare un temps de Rome. Cet échec est un traumatisme qui initie une profonde transformation dont on attribue l’origine à Marcus Furius Camillus, dit Camile, plusieurs fois dictateur de Rome au début du IVe siècle, mais qui doit sans doute tout autant aux débats contradictoires à l’intérieur du Sénat. Cette évolution part de deux constatations. La première est l’insuffisance des défenses de la ville, ce qui conduit à la création d’une enceinte solide. Rome ne peut plus dès lors être prise sans un siège difficile. Plus difficile à déceler, et qui a donc impliqué un « retour d’expérience » et une analyse objective, la phalange romaine s’est révélée trop rigide face aux Gaulois qui combattent individuellement à l’épée et ont été assez mobiles pour la déborder. Elle s’avère également lourde à manier dans les montagnes des Apennins où les Romains rencontrent les Samnites au milieu du siècle. Les Samnites utilisent des unités plus réduites, capables de mener un combat, notamment d’embuscades, plus décentralisé.
Tout cela conduit à l’idée d’assouplir l’organisation de l’armée sur le champ de bataille. A-t-on ensuite observé une phase d’exploration, c’est-à-dire laissé s’exprimer, dans les réseaux formels ou non de l’État, des idées nouvelles qui ont été expérimentées dans les guerres qui ont suivi le sac de Rome dans le Latium ou contre les Étrusques ? A-t-on attendu les difficultés contre les Samnites pour remettre les choses à plat ? On ne sait pas très bien. On ne sait d’ailleurs pas vraiment non plus dans quel ordre sont intervenues les innovations, tant celles-ci sont liées et interagissent. On sait simplement qu’il y eut une « phase fluide » de coexistence de l’ancien et du nouveau avant l’adoption définitive du « design définitif », comme peut en témoigner le maintien un certain temps de l’équipement hoplitique dans une partie du nouveau modèle dit de légion manipulaire, sans doute à titre de précaution. Par retour d’expérience, apprentissage et foi croissante dans le nouveau modèle, on est passé des tâtonnements et des doutes à la pleine efficacité et à la généralisation.
La légion manipulaire
La légion manipulaire est une phalange articulée. Elle est d’abord une aération, voire un éclatement, en trois lignes (le triplex acies). Chaque ligne comprend dix manipules espacés de la même largeur. Les manipules comprennent un bloc de fantassins lourds et un élément mobile de 20 vélites. Le bloc est composé de deux centuries, soit deux fois soixante hommes, dans les deux premières lignes et d’une seule centurie dans la troisième.
Cette nouvelle organisation est d’abord un système sophistiqué de gestion de la peur et du courage. On notera d’abord que la structuration obéit à des constantes anthropologiques. La cellule de base est le contubernium ou décurie de dix hommes. C’est la cellule d’amis très proches ou de famille restreinte. Six décuries forment une centurie d’un volume correspondant à la moyenne des tribus du Paléolithique supérieur et le manipule correspond à ce que l’anthropologue et biologiste Robin Dunbar appelle le « groupe naturel », limite supérieure où tout le monde peut se connaître personnellement et être influencé par les contacts. Cet étagement, que l’on retrouve toujours dans les structures militaires contemporaines, mais aussi dans la répartition administrative des entreprises, n’est pas un hasard. Il constitue un emboitement de liens et d’obligations interpersonnels qui fortifient l’ensemble. L’échelon suivant, la légion, est celui de l’identité et de l’esprit de corps, cet échange d’attachement et de prestige contre une obligation de courage. Les légions étant alors des structures temporaires, cet échelon a alors moins d’importance psychologique que les échelons subalternes pour la cohésion. Il en prendra plus avec la professionnalisation et la permanence des légions, qui auront une histoire, une réputation, des noms connus. Pour être complet, il manque alors un étage anthropologique, celui de la structure à plusieurs centaines d’hommes. Il finira par arriver avec la création des cohortes.
Originalité de la nouvelle organisation sur la phalange classique, l’âge prend le pas sur la fortune dans la répartition des tâches. Ce sont désormais les jeunes Hastati qui sont en première ligne, suivi des expérimentés Principes en seconde ligne et des vétérans Triarii enfin (jusqu’à 45 ans) en ligne arrière. Les Romains ont remarqué que la désagrégation des troupes, jusqu’aux mouvements de panique, survenait d’abord par l’arrière. Les hommes qui sont à l’arrière et n’agissent pas directement sont, de manière contre-intuitive, ceux qui subissent souvent le plus grand stress. Il suffit que l’observation des évènements leur laisse en plus entrevoir le début de la défaite, synonyme de massacre dans les batailles de l’époque, pour qu’ils soient incités à se dérober. Que quelques-uns le fassent et, par contagion, la panique survient, entraînant le massacre anticipé. Le fait de placer à l’arrière les plus expérimentés contribue donc à solidifier l’ensemble.
Le souci apporté à la protection des combattants, le mur arrière des vétérans, le maintien même de la possibilité avec la souplesse des manipules de revenir au combat groupé en phalange, tout cela suppose une analyse fine de la psychologie sur le champ de bataille et de la manière de sécuriser les hommes. Mais dans le même temps, la légion est aussi pensée pour permettre l’expression du courage. La formation manipulaire coïncide avec la transformation du combat collectif bouclier contre bouclier et lances serrées en un combat plus individualisé, à trois pas d’intervalle et six pas de profondeur avec les voisins. Il s’agit là d’une innovation à la fois de méthode et de culture qui change assez largement la physionomie du combat. Piquier à l’origine, le fantassin lourd romain doit désormais combiner le duel à l’épée et le combat de jet. La structuration par âge est aussi une structuration par besoin de mérites. La culture romaine est à la fois martiale et très compétitive. Ceux qui ont tout à prouver sont en tête du dispositif, parmi les vélites d’abord, combattant individuellement et avec des tenues voyantes devant les légions, mais aussi hors des batailles dans les combats d’escarmouche. Viennent ensuite les deux classes de jeunes, Hastati et Principes, qui combattent aussi individuellement, même si leur combat de duel est organisé et encadré dans une structure plus large.
Tout cela suppose une transformation radicale de l’équipement, dont on notera qu’il est souvent imité de l’ennemi et souvent même volé à lui, ce qui témoigne de l’ouverture d’esprit romain dans le domaine militaire. Les deux premières lignes sont équipées d’un très efficace bouclier long (le scutum), de forme encore assez variable avant d’être rectangulaire et couvrant plus le corps que le bouclier hoplitique rond et large, de la cotte de mailles annulaires des Celtes et l’épée, peut-être inspirée d’abord de celle des Gaulois et ensuite du glaive des Ibères, plus court et plus pratique. Le javelot, dont plusieurs modèles sont expérimentés, devient le pilum avec une hampe de fer sur un tiers de sa longueur. Chaque légionnaire finit par en disposer de deux, un lourd qui peut aussi servir de pique, et un léger, qui est lancé avant le contact, à 30 mètres au maximum. Ce pilum léger est amélioré au Ier siècle avec la composition double de la hampe, en acier et fer blanc. Le fer blanc se plie au choc et le pilum, très gênant fiché sur un bouclier, ne peut être réutilisé par l’ennemi. Les Triarii conservent encore un certain temps l’équipement à la grecque, avec la hasta et le bouclier rond. Au IIIe siècle, après avoir constaté l’efficacité du nouvel équipement, les soldats des trois lignes sont tous équipés de la même façon. Tous sont alors protégés par le casque de type Montefortino, d’origine celte, casque conique en bronze. Il est utilisé, sous diverses formes de plus en plus simples jusqu’au milieu du Ier siècle. À ce moment-là, soutenu par une métallurgie de qualité, l’équipement, désormais fourni par l’État, est perfectionné, standardisé et produit « en série ».
Ainsi organisée et équipée, cette nouvelle structure offre une grande souplesse. En dispositif ouvert, la légion peut se déplacer beaucoup plus facilement en terrain accidenté. Au contact, les manipules sont normalement placés en échiquier, mais il est possible de former des colonnes en les plaçant les uns derrière les autres ou, ce qui est plus fréquent, de former à nouveau des lignes compactes à la manière phalangique, par resserrement des manipules sur une ligne ou emboitement d’une ligne dans une autre. Les 1 200 vélites équipés de javelots, d’un petit bouclier en bois et d’un glaive, peuvent entrer et sortir facilement du dispositif pour harceler l’ennemi. À défaut, ils sont derrière les manipules, assurent la couverture des flancs et de l’arrière, ainsi que l’approvisionnement en javelots. Il existe aussi 300 cavaliers, les citoyens les plus riches, placés aux ailes en flanc-garde. Il ne faut pas oublier enfin les 200 serviteurs qui suivent la légion avec les bagages.
Le fonctionnement de cette phalange articulée impose également de disposer d’un système sophistiqué de commandement, communication et contrôle (C3), autrement dit d’un système nerveux. La légion est commandée par un consul ou un préteur, éventuellement un dictateur, détenteur du pouvoir délégué de l’imperium, assisté de six tribuns militaires, nommés par lui ou élus par les comices. Ce sont de jeunes nobles qui débutent ainsi, par une sorte de stage, leur carrière militaire et politique, sans que l’on sache trop quel est leur rôle concret. Les 60 centurions constituent la pièce maitresse du dispositif. Choisis au moment de la levée parmi ceux qui sont reconnus parmi les meilleurs, ils commandent une centurie et donnent l’exemple en tête du combat. Dans un manipule, un des deux centurions commande l’ensemble, l’autre est en réserve, surveillant l’application des ordres du premier et prêt à le remplacer afin d’assurer la permanence du commandement. Ils sont accompagnés d’un porte-enseigne, qui sert de point de repère et indique à tous les manœuvres à suivre ainsi que d’un optio qui surveille l’arrière de la centurie avec un long bâton. Les 300 cavaliers d’une légion sont répartis en 10 turmes de 30, ayant chacune trois décurions à leur tête, eux aussi secondés par un optio. Une légion comprend par ailleurs 36 joueurs de tuba et autant de joueurs de cors, les premiers servant aux ordres pour l’ensemble de la légion (marche, attaque, retraite) et les seconds pour les ordres aux porte-enseignes des manipules.
Après les guerres contre les Samnites, le design de la légion manipulaire est définitivement adopté. Il offre aux armées romaines des unités avec un taux de succès au combat très élevé. Autre avantage, il n’est pas imité hormis quelques tentatives comme celle de Philopœmen, stratège de la ligue achéenne lors de la guerre contre Sparte en 188. S’il n’est pas imité, c’est en grande partie parce que son fonctionnement induit la mise en place d’un système sophistiqué de commandement opérationnel, mais aussi de suivi administratif et de retour d’expérience, un effort trop important pour les puissances voisines. Celles-ci, comme les États gaulois, regardent donc les Romains profiter de leur rente avant d’être vaincus à leur tour.
Le monopole de la légion
À partir du IIIe siècle, le système légionnaire aborde le sommet de la courbe en S. Il connaît encore plusieurs améliorations majeures, généralement à la suite des quelques défaites qu’il subit.
La première évolution concerne l’environnement des légions. Après leurs défaites face aux manœuvres d’Hannibal, les Romains comprennent pleinement l’intérêt de forces complémentaires à l’infanterie lourde, mais plutôt que de les former eux-mêmes, ils préfèrent les « importer ». L’armée romaine se renforce ainsi de troupes, là encore, souvent empruntées à l’ennemi : cavaliers numides, archers crétois, frondeurs des Baléares ou d’Etolie et même pendant quelque temps éléphants d’Afrique. Les vélites purement romains disparaissent progressivement au cours du IIe siècle et la cavalerie connaît le même sort au siècle suivant.
Les Romains conservent en revanche la maitrise des engins. Au Ier siècle, chaque légion dispose d’un bataillon d’une trentaine de pièces de lanceurs de flèches (balistes) ou de pierre (onagres). Le fantassin romain se fait de plus en plus sapeur, une double spécialité très rare dans le monde antique. L’art de la fortification de campagne est poussé très loin, tant défensivement, avec la construction systématique de camps en bois lors des arrêts, qu’offensivement. L’armée de César est capable de construire des ponts pour franchir le Rhin ou d’enfermer une armée de campagne ennemie à Alésia tout en se protégeant d’une armée de secours. À côté du combat de duel, le travail est de plus en plus considéré comme une activité noble. Sur la colonne Trajane, édifiée à Rome en 113 de notre ère, les légionnaires sont surtout représentés en train de travailler tandis que ce sont les auxiliaires barbares qui combattent.
L’autre changement important concerne l’organisation même de la légion avec l’adoption de la cohorte. Réunion de plusieurs centuries, la cohorte avait déjà été expérimentée par plusieurs généraux au cours de la Seconde Guerre punique et contre les Diadoques. Elle est définitivement adoptée après deux désastres contre les Cimbres et les Teutons à la fin du IIe siècle. Les centuries ne sont plus rassemblées dans trente manipules, mais dans dix cohortes identiques de 480 hommes. Le fonctionnement général de la légion est sensiblement le même qu’avec les manipules, mais au lieu d’un échiquier (Quincux) de trois rangs de dix, on utilise désormais trois rangs de trois ou quatre cohortes. On conserve donc la flexibilité générale, mais on y ajoute des unités élémentaires plus aptes que les manipules à résister aux assauts des « coins » (triangles) de guerriers germains. Les cohortes peuvent également évoluer de manière autonome, pour couvrir les flancs par exemple, ou être détachées pour une mission spécifique.
Avec la professionnalisation de fait des généraux et de la troupe, qui n’est plus recrutée que sur volontariat à partir du Ier siècle, la légion romaine atteint alors sa pleine efficacité, mais toutes les innovations militaires qui ont été nécessaires à la survie et à la grandeur de Rome ont généré aussi une armée de plus en plus indisciplinée. La République disparaît sous les coups de ses propres généraux devenus puissants et rivaux. Pour autant, aucun n’innovera vraiment durant ce siècle d’affrontements internes. Le modèle est devenu presque parfait pour encore plusieurs siècles, exemple unique dans l’histoire.
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