Quand t’es dans le désert…
Par Michel Goya – La Voie de l’épée – publié le 24 août 2020
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On imagine parfois que nos opérations extérieures obéissent à de grands desseins et des plans mûrement réfléchis avec des objectifs stratégiques clairs à long terme. Rien n’est plus faux. Dans les faits on agit, ou plus souvent encore, on réagit parce que le président de la République a décidé seul qu’il fallait faire quelque chose, généralement très vite, pour répondre à, au choix : un appel au secours d’un chef d’État lié à la France, une forte émotion relayée par les médias ou à une demande des États-Unis, beaucoup plus rarement de l’Union européenne. Il est alors surtout question de l’image que le président veut donner de lui et/ou de la France comme « en être », peser dans une coalition, plaire à…, justifier notre siège permanent au Conseil de sécurité, etc. Tout cela compte bien plus que de ce que l’on veut réellement obtenir sur le terrain, le fameux « État final recherché » que demandent les militaires sans être souvent satisfaits. À l’échelon politique, le « faire » est déjà souvent une fin en soi et le flou du « pourquoi » une liberté d’action. Quant à l’horizon temporel, il dépasse rarement l’année, deux ou trois au grand maximum.
Dans les faits, on s’engage donc et puis on voit, persuadé dans 80 % que l’affaire sera rapidement pliée. Rappelons-nous le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian au début du mois de décembre 2013, annonçant un engagement en République centrafricaine pour six mois, et fustigeant alors les « experts autoproclamés » qui faisaient remarquer qu’il s’agissait là sans doute d’une prévision un peu optimiste. Cette opération, Sangaris, se terminera finalement trois ans plus tard. Une erreur de facteur six en réalité assez courante.
L’erreur de prévision est en effet commune, surtout quand à cet échelon de décision on ne connaît pas la complexité de la région dans laquelle on intervient. Concentré sur le problème en cours, on oublie encore plus souvent qu’autour de lui, il peut se passer aussi des choses très importantes, une crise économique, le Printemps arabe, l’effondrement d’un État voisin à notre zone d’action, une grave crise quelconque à l’est de l’Europe, une attaque terroriste majeure sur notre sol, une pandémie, etc. plein de choses extérieures en fait qui vont changer la donne locale. Il est vrai qu’on s’intéresse rarement aux évènements de faible probabilité même si ce sont de possibles grands chocs et quand on imagine systématiquement que l’on va partir l’an prochain d’un théâtre d’opérations, on se persuade que son environnement n’aura pas le temps de bouger.
Bref, on annonce toujours quelque chose de rapide en cherchant en cours d’action la fin qui justifiera que ce sera court. Notre campagne militaire actuelle au Sahel ne fait pas exception. Petit retour en arrière. Tout commence en 2008 lorsque notre ennemi local, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) ex-Groupe salafiste pour la prédication et le Combat (GSPC) et, pour partie ex-Groupe islamiste armé qui avait projeté de fracasser un avion de ligne sur Paris, et organisé des attentats et des assassinats de Français en France et en Algérie, décide de porter le combat contre nous au Sahel. AQMI est alors basée au nord du Mali, la zone aveugle de la région dans une acceptation plus ou moins tacite d’Alger et de Bamako pourvu que l’organisation s’en prenne aux autres. Dans la région AQMI assassine et surtout enlève des ressortissants européens et particulièrement français.
La tendance générale de la France est alors clairement à l’abandon militaire de l’Afrique pour tourner des regards plus prometteurs vers les monarchies du Golfe. On fait cependant exception pour faire face à AQMI en décidant de renforcer la guerre secrète de la DGSE par un dispositif du Commandement des opérations spéciales, dont l’ancien patron est chef d’état-major particulier du président Sarkozy. Cette campagne discrète comprend d’abord un volet d’aide et de renforcements des armées locales, la Mauritanie accepte et s’en félicitera alors que le Mali refuse. On déploie ensuite en 2010 au Burkina Faso un petit groupement de forces spéciales, Sabre, destiné à l’action directe contre AQMI. Le dispositif est léger et discret. Il paraît adapté au contexte. L’élection présidentielle approchant, on espère probablement avoir des résultats décisifs, concrètement libérer le maximum d’otages, dans les deux ans qui viennent, et autant que possible faire du mal à AQMI.
Et puis les choses changent très vite à partir de la fin de 2011 en grande partie du fait, on y revient, des turbulences de l’environnement et ne particulier le Printemps arabe. Le phénomène majeur est alors la montée en puissance rapide de groupes armés, qui comme par hasard se développent surtout au nord du Mali. On y constate à la fois le retour en force du mouvement nationaliste touareg, et retour au sens premier depuis la fin du régime du colonel Kadhafi, avec la création du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) et la formation d’organisations djihadistes à recrutement plus local que les Algériens d’AQMI comme le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) ou Ansar Dine. Ces gens-là ne sont pas de psychopathes venus de la planète Mars, ce sont des mouvements politiques avec forcément une implantation locale, souvent par défaut de celle de l’État, et une armée de volontaires qui rejoignent les rangs pour de multiples raisons. Et tant qu’elles existeront, ces raisons fourniront des volontaires.
Ce ne sont pas non plus des superpuissances militaires. Chacune de ces organisations dispose d’à peine plus d’un millier de combattants permanents, mais face à du vide peu c’est déjà beaucoup. Chacune des katibas de ces groupes, des colonnes PKMR (Pick-up, kalachnikovs, Mitrailleuses, RPG-7) d’environ 200 combattants plutôt motivés, compétents et adaptés au milieu, dispose de plusieurs niveaux tactiques d’écart sur tout ce que les Forces armées maliennes (FAMa) peuvent aligner en face. Autrement dit, chaque combat sera mécaniquement une défaite, parfois cinglante, pour les FAMa. Le Mali, son État paralysé et corrompu, son armée logiquement dans le même état, sont donc dans une position d’extrême vulnérabilité. Pire, l’État malien est atteint d’« inertie consciente ». Il voit les problèmes, mais l’effort pour y faire face est trop important. Il regarde donc la catastrophe arriver, mais ne peut pas bouger pour l’éviter.
À ce stade, aurions-nous pu faire quelque chose, nous Français ? Nous sommes alors accaparés par l’élection présidentielle et la course entre les candidats pour accélérer le repli d’Afghanistan. Après les expériences irakienne et afghane, la tendance n’est de toute façon plus aux interventions. Pour les Européens frileux par nature aux opérations militaires, le temps des grandes interventions même molles est terminé, on ne les y reprendra plus. Pour les Européens moins frileux, lire les Britanniques, les dégâts directs ou indirects de ces expériences ont laissé leur outil militaire dans un état encore pire que le nôtre. Même les Américains sont des plus hésitants sous la présidence Obama. On ne s’en rend pas bien compte à l’époque, mais nous sommes les derniers parmi les pays occidentaux, à ne pas être inhibés par les expériences récentes. Au contraire même, faire la guerre et combattre ne sont plus, depuis l’Afghanistan, de gros mots.
Dans l’immédiat, en 2012, alors que notre contingent afghan se replie (sans ses interprètes), on est dans le flou. Personne n’imagine dans les rangs qu’on va être engagé à court terme à grande échelle dans une opération de guerre. Notre ennemi du moment c’est Bercy et pour sauver nos budgets, on commence même à parler, horreur, d’implication dans la sécurité intérieure. La figure imposée des présentations PowerPoint de l’époque est l’évocation du rôle important de l’armée japonaise dans la gestion de la catastrophe du raz de marée de Fukuhisma. Et puis tout bascule.
Le Mali commence à exploser au début de 2012. Acte 1, le MNLA parfois aidé des autres groupes armés chasse les FAMa du nord du pays et proclame l’indépendance de l’Azawad. Acte 2, le désastre déclenche un coup d’État qui lui-même paralyse les institutions pendant des mois. Acte 3 les groupes djihadistes chassent le MNLA et se partagent le nord du pays, qui devient, avant même le retour en force de l’État islamique en Irak, un premier proto et piteux-Etat contrôlé et géré par des djihadistes. Et là on s’aperçoit qu’il n’y a personne pour s’y opposer vraiment… à part la France, mais là il y a aussi le dilemme africain : on intervient, on est accusé d’intrusion néocoloniale ; on n’intervient pas, on est accusé de non-assistance à un pays ami en danger. On est donc réticent.
La solution qui se dégage alors est forcément africaine avec un rétablissement des institutions maliennes sous l’égide de la CEDEAO. La CEDEAO doit former également une force interafricaine, la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (MISMA), pour aider les FAMa à rétablir l’autorité de l’État sous l’ensemble du pays. On verra que c’est très superficiel, mais ça paraît cohérent. Le président Hollande, nouvellement élu, affirme que la France appuiera la MISMA et les FAMa. Retour donc au vieux mode d’action appui et soutien, comme avec l’opération Noroit au Rwanda ou Manta-Epervier au Tchad. Cela fonctionne si le niveau tactique des forces appuyées n’est pas trop loin de celui des forces ennemies. C’est rarement le cas.
Le problème est que la solution de la CEDEAO ne fonctionne pas bien. La MISMA comme toutes les forces interafricaines met beaucoup de temps à se mettre en place. Comme toutes les coalitions, il faut discuter longtemps de la participation des uns et des autres, d’autant plus qu’il n’y a pas de « nation-cadre » pour faire 80 % du travail. Il faut certains équipements spécifiques, pour le transport et le commandement en particulier, et surtout un financement suffisant qui ne peut venir que de l’extérieur, ce qui peut prendre des années. Par ailleurs, il est clair rétrospectivement que la MISMA était mal taillée et que le plan n’aurait pas réussi.
Toutes ces difficultés de génération de forces sont tellement récurrentes qu’elles étaient prévisibles en 2012. Pourtant on continue et à force d’attendre, c’est l’ennemi qui frappe le premier.
En janvier 2013, la MISMA n’est toujours pas là, l’armée malienne n’a fait aucun progrès et on n’a pas envisagé/voulu/pu mettre un bataillon français en bouclier sur les points clés au centre du pays. Il n’y a donc rien de solide et la colonne PKMR d’Ansar Dine qui descend vers le Sud est destinée à y pénétrer comme dans du beurre doux et y semer le désordre.
C’est la panique. Le président par intérim Dioncounda Traoré appelle au secours directement François Hollande. Le président de la République accepte et d’un seul coup on renoue avec tout ce qui faisait notre force dans les opérations des années 1960 et 1970 : processus de décision stratégique rapide, proximité des forces prépositionnées, réactivité des forces en alerte, et surtout prise de risque et combat assumés.
Bien entendu, si l’aide des Alliés pour le transport aérien, une de nos faiblesses récurrentes, est précieuse, aucun d’entre eux ne nous rejoint en première ligne. Les pays de l’UE ne combattent pas et pour beaucoup ne s’intéressent pas à l’Afrique. Sur place, on met diplomatiquement en avant les FAMa, puis les bataillons africains de la MISMA qui arrivent en urgence, mais en réalité ce sont les Français qui vont au carton, avec le courageux contingent tchadien.
En trois mois, les combats les plus importants sont gagnés, toutes les villes sont libérées et la base d’AQMI détruite. C’est un modèle du genre. Pour autant, l’ennemi n’est pas détruit mais surtout chassé. Tout au plus a-t-on éliminé 20 % du potentiel des groupes djihadistes, tout en préservant les groupes touaregs qui faisaient profil bas et nous aidaient même contre les djihadistes. C’était judicieux sur le moment, mais source de reproches par la suite.
Cette campagne est terminée mais la guerre continue. Que faire ? On pourrait se désengager du Mali et revenir à la posture légère antérieure, quitte à renforcer notre capacité notre capacité d’intervention régionale en cas de nouveau problème grave. On choisit de rester au Mali, pour « faire la jointure » avec les élections présidentielles maliennes en août 2013 dont on espérait beaucoup, puis « la relève ».
C’est une illusion. On ne mesure pas (on aurait pu pourtant, les alertes ne manquaient pas) le degré d’« inertie consciente » du Mali, puis du Burkina Faso voisin. Quant à la relève, comment a-t-on pu imaginer que l’armée malienne allait devenir d’un seul coup efficace et légitime grâce aux stages de formation de la mission de l’Union européenne (EUTM) ? Soyons sérieux. Une armée c’est un ensemble qui comprend certes l’acquisition de compétences de bases, mais c’est aussi une adaptation au milieu d’engagement, des soldes, un recrutement, un encadrement, une gestion des carrières, etc. Il est impossible de dissocier le fonctionnement d’une armée de celui de l’État qui l’emploie. Depuis 2013, EUTM a formé plus de 14 000 soldats maliens, c’est-à-dire plusieurs fois ce que les groupes irréguliers peuvent aligner au total dans la région. Pour quel résultat ? On ne cesse d’être étonné (mais pas surpris) par l’indignation de l’amiral Guillaud, chef d’état-major des armées de l’époque, lorsqu’un officier français d’EUTM avait évoqué la superficialité de sa mission.
Plan B : la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA). Voilà pour le coup des moyens qui sont déployés assez rapidement. Les nations volontaires sont toujours nombreuses pour participer à ces opérations où les Nations-Unies payent tout. Effectivement les financements sont là, un milliard d’euros pour déployer une force multinationale qui finit par comprendre 13 000 soldats, soit là encore plusieurs fois le nombre de combattants irréguliers en ligne au Mali. Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, en parlait avec des trémolos dans la voix. Ne savait-il donc pas que la MINUSMA comme toutes les missions des Nations-Unies ne servirait pas à grand-chose pour très cher puisqu’elle serait incapable d’organiser la moindre opération militaire. Pire, la MINUSMA est tellement faible qu’elle demande l’aide des Français contre les groupes armés. Comme relève, c’est raté.
Plan C : la force conjointe du G5-Sahel. En soi, c’est une bonne idée que de créer un état-major commun et en amont une école de guerre commune à Nouakchott, capable de commander des opérations de la taille d’une brigade. Mais il faut attendre 2017 pour que cette force soit officiellement créée, et trois ans plus tard elle n’est encore que très peu opérationnelle, sensiblement pour les mêmes raisons qu’évoquées plus haut pour la MISMA.
Rien que ne fut prévisible dans tout cela, mais on décide de rester au Mali et d’attendre. On est même tellement confiant qu’à la fin de l’année 2013 on s’engage aussi dans une opération de stabilisation en Centrafrique (les six mois décrits plus haut) qui avère plus difficile qu’on ne le pensait, puis quelques mois plus tard en Irak pour être dans la photo de la nouvelle coalition américaine. Quelques mois encore plus tard, au début de 2015 on engage 10 000 soldats dans les rues de France sans grande vision. Dans tous les cas, montrer que l’on faisait l’emporte dans l’esprit du politique sur l’utilité de faire. On empile sans jamais savoir comment retirer. Le bon côté est qu’alors que le contexte stratégique n’a changé en rien (il était inscrit partout qu’il y aurait un jour des attentats en France, juste avant la ligne sur les possibles pandémies) la politique de Défense change, elle, du tout au tout.
Forcément, à force de disperser des moyens réduits, il ne reste plus grand-chose pour ce qui tend à devenir un désert des Tartares. Comme on ne peut pas beaucoup changer la réalité, on commence par changer de nom. Barkhane remplace Serval, mais il ne s’agit que de placer rationnellement toutes les forces de la région sous un même commandement. Pour quoi faire ? C’est simple quand on ne dispose que d’un marteau comme outil, on ne fait que taper. Par des raids et des frappes, Barkhane tape et attend. Au prix de la perte d’un soldat tous les deux mois en moyenne et au coût d’un million d’euros par combattant ennemi éliminé on attend depuis sept ans que le Mali cesse d’être inerte, qu’une réelle force venue d’on ne sait où se propose de nous relever ou qu’un changement extraordinaire chamboule tout. Avec un peu de chance, cela peut nous être favorable pour imaginer une nouvelle aventure à un an et si cela dure plus longtemps, c’est que nous serons encore tombés dans un piège pourtant prévisible.