« Gagner la guerre avant la guerre » : Quel rôle pour l’armée de Terre ?
« Gagner la guerre avant la guerre » : au premier abord, l’expression a tout d’une boutade ! Comment remporter la victoire dans un conflit qui n’a pas eu lieu ? Comment vaincre un ennemi qui n’a pas été désigné ou contre lequel la lutte n’a été initiée ? Comment faire usage de la force armée, sans l’engager au combat, dans une situation de paix ?…
Mais si on formule cette assertion un peu différemment, elle prend alors tout son sens : « atteindre ses buts de guerre sans avoir à faire la guerre » ou encore « imposer sa volonté par une démonstration de force sans avoir à l’utiliser ». C’est en fait une vieille idée, et un moyen d’action en découlant, que l’on peut identifier au fil de l’Histoire.
Elle prend son sens d’abord en relisant les grands classiques :
- Sun Tzu nous disait qu’un général sage trouve toujours son intérêt à remplir ses objectifs en faisant une impression suffisante sur son ennemi pour qu’il refuse le combat ;
- Clausewitz nous explique que la bataille décisive peut idéalement n’être que proposée à son adversaire ;
- Aron ne dit pas autre chose en posant que « la stratégie est l’art de vaincre aux moindres frais ».
Elle prend aussi son sens au prisme de divers épisodes historiques assez illustratifs :
- L’OTAN a gagné face au Pacte de Varsovie, sans avoir à combattre ;
- Hitler a conquis les Sudètes en 1938 sans avoir à faire la guerre ;
- Poutine s’est emparé de la Crimée sans entrer en conflit avec l’Ukraine ;
- Les nombreuses missions d’interposition conduites par les armées françaises depuis près de quarante ans visaient à éviter de façon préventive la montée aux extrêmes de crises potentiellement guerrières ;
- Saddam Hussein a cru un temps pouvoir se saisir du Koweït sans combat et sans avoir à craindre de réaction militaire…
D’une certaine façon, la dissuasion telle que la France la met en œuvre est une autre illustration de la formule pour un conflit armé classique : puisque les objectifs de la Nation sont avant tout « défensifs » (éviter l’invasion, la destruction ou l’asservissement), le fait de savoir se prémunir de l’attaque d’un ennemi est une manière de gagner la guerre sans la faire.
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« Gagner la guerre avant la guerre » : cette formule peut sembler avoir des allures de slogan électoral. Mais c’est parce qu’elle a un sens éminemment politique, plus politique que militaire en tout cas. Il faut donc la décrypter en pensant politique davantage que militaire ou diplomatique, ces deux derniers domaines n’étant que les vecteurs de l’action politique. Car c’est au niveau politique qu’elle peut (et doit) prioritairement être mise en pratique. C’est dans la pensée et dans l’agir du dirigeant politique qu’elle trouve son terrain d’application idéal.
Les « buts de guerre », ou les objectifs poursuivis sur la scène internationale, sont d’essence politique. Ils vont bien entendu sous-tendre des objectifs stratégiques, opérationnels ou tactiques ; mais ils ne sont pas militaires ou guerriers en soi. Ils peuvent être atteints indépendamment de tout usage de la force. Ce qui ne veut pas dire, en revanche, que leur réalisation ne repose pas sur une politique de puissance. Car c’est bien sur la crédibilité et la complétude de ses moyens, notamment militaires, que s’appuiera le Politique pour imposer sa volonté.
L’art du dirigeant politique avisé consistera précisément à être capable de fixer des objectifs clairs, raisonnables, mesurés, accessibles, affichés ; il conviendra en outre de faire en sorte qu’ils soient acceptables par ses compétiteurs, ainsi que par ses alliés. Cette « posture » politique repose sur :
- Une réflexion stratégique globale menée (et périodiquement actualisée !) au plus haut niveau de l’État ;
- Une capacité d’appréciation de situation juste et pertinente ;
- Une aptitude à saisir les opportunités avec coup d’œil et promptitude ;
- Une connaissance fine de la psychologie de ses adversaires, de ses partenaires ;
- Un calcul rationnel de ses possibilités au regard de celles de l’adversaire…
« Faire la guerre », c’est dans tous les cas un choix qui engage la Nation et qui relève du politique. C’est essentiellement une affaire de courage et de volonté. Dans le monde policé et prudent que nous connaissons aujourd’hui, cela semble être devenu uniquement le fait d’un chef d’État désinhibé ou velléitaire…
Mais sans doute faut-il appréhender la guerre plus largement : c’est la possibilité offerte à un dirigeant politique d’envisager la « méthode militaire » comme une option ouverte, et non comme une calamité subie. C’est oser manœuvrer pour réaliser ses objectifs sans crainte d’avoir à se battre, même si on n’en a ni l’envie ni l’intention.
Il y a là un principe de crédibilité et de posture. Pour que le compétiteur puisse penser que l’on n’hésitera pas à faire usage de la force armée, il faut qu’il soit persuadé que cela entre dans notre registre d’options :
- Parce que l’on dispose de l’ensemble des capacités militaires adaptées, dimensionnées, entraînées dans cette optique, aptes à intervenir dans divers champs de conflictualité et à différents niveaux d’intensité, si nécessaire loin de ses bases ;
- Parce que qu’on peut s’adosser à un système d’alliance qui nous confère une forme de garantie ;
- Parce que le socle national est solide et résilient, ou tenu d’une main de fer, et qu’il soutient fermement son gouvernement ;
- Parce que notre système de renseignement est fiable, et notre analyse de la situation pertinente ;
- Parce que notre pari est plus rationnel qu’il semble et que nos chances de succès sont élevées ;
- Parce qu’on peut si nécessaire ne pas apparaître en première ligne, en déléguant l’action à des commanditaires (« contractors », « proxies », supplétifs, sociétés militaires privées ou autres organisations paramilitaires) ;
- Parce qu’on peut agir dans certains domaines sans être facilement identifiable (cyber en particulier) ;
- Parce qu’un fait accompli apparemment osé peut, in fine, avoir de bonnes chances de ne pas être contesté…
Enfin, cette poursuite de buts de guerre sans la faire suppose une forme de gesticulation. Elle va devoir se pratiquer dans une « zone grise », dans un registre politique particulier, celui d’un état qui n’est pas complètement la paix mais pas encore la guerre, aux confins des zones d’actions respectives des diplomates et des militaires. Elle doit ainsi demeurer entre les mains du politique qui pourra au gré des événements osciller entre influence, persuasion, contrainte, sanctions ou usage de la force. Elle nécessite une coordination exemplaire entre les services en charge des affaires étrangères et des armées.
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« Gagner la guerre avant la guerre » ? C’est pour le moment une réflexion que nos chefs militaires ont initiée ; cela doit désormais devenir une formule que nos chefs politiques s’approprient. C’est tout spécialement notre président de la République, chef des armées, à la tête d’un État membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, qui doit la faire sienne. Car c’est à son niveau qu’elle doit se matérialiser, se décliner. Car elle est avant tout une forme d’ambition politique sur la scène internationale. Et car elle repose sur des ingrédients qui sont de son niveau : volonté, clarté de la vision et des objectifs, hauteur de vue, sûreté du jugement, orientation stratégique, choix dans l’élaboration des capacités militaires à détenir, appréciation de situation.