Contre-offensive ukrainienne : bilan de la première semaine (au 13 juin 2023 matin).
La contre-offensive ukrainienne a commencé, comme nous le pronostiquions dans un précédent article, début juin. La détermination du « premier jour » de la phase d’effort au sol est toujours délicate et, faute d’accès aux informations privilégiées, ne peut guère se faire qu’a postériori. Il semble que la phase d’effort ait succédé à la phase de modelage entre le 5 et le 6 juin. C’est à cette date qu’on remarque l’engagement simultané de frappes sur le deuxième échelon russe, notamment vers Tokmak, de frappes dans la profondeur sur Berdiansk et Marioupol, et d’engagements d’unités issues des brigades formées au printemps et équipées de matériels occidentaux.
Sur le terrain
Trois efforts semblent en cours, dont deux sont réellement significatifs. Passons sur l’effort dans le secteur de Bakhmut : l’engagement ukrainien, pour l’heure, semble se limiter à quelques groupes de combat pratiquant de petites attaques opportunistes. Il est possible que la rotation des forces de Wagner, remplacées dans la région par les forces de l’armée russe, offre quelques opportunités locales qu’il faut saisir. En tout état de cause, la profondeur et l’ancienneté des défenses russes dans la région, fortifiée depuis 2015, ne semble pas propice à un choc frontal.
Les deux autres axes d’effort se situent le long de la ligne de front entre Zaporijia et Vulhedar. La zone est un terrain de plaine agricole vallonnée, avec de nombreux cloisonnements perpendiculaires sous la forme de lignes boisées. Le relief est faible (la zone culminant à environ 300 m), mais suffit pour limiter les lignes de vue en tir direct. L’ouverture du terrain est en revanche très propice à l’usage des drones et au minage. L’axe occidental semble sous la responsabilité du 9e corps d’armée et l’axe oriental sous celle du 10e corps. Il est significatif que le contrôle opérationnel de l’action s’appuie sur ces unités nouvellement créées, s’intercalant entre les brigades et les commandements d’armées plus « territoriaux ».
A l’ouest, sur une ligne de Kamyanske (sur les bords du Dniepr) jusqu’à Mala tokmachka, deux sous-efforts semblent se coordonner sous l’autorité du 10e corps. Au plus à l’ouest, l’attaque est conduite par des éléments des 47e et 21e brigades mécanisées, de la brigade « Azov » reconstituée, de la 15e brigade d’assaut aérien et de la 128e brigade de montagne (ces deux dernières étant utilisées comme de l’infanterie motorisée, hors logique de milieu). Une brigade d’artillerie et des unités de lance-roquettes appuient ce groupe. Cet effort avance peu pour l’heure. La 65e brigade mécanisée attaque au sud d’Orikhiv, tandis que deux autres brigades mécanisées, les 33e et 47e, tentent de déboucher des positions autour de Mala Tokmachka. C’est dans ce secteur que des vidéos montrent de nombreux tirs d’artillerie sur les colonnes ukrainiennes, avec des abandons de véhicules.
Figure 1 – effort ouest (données issues de Ukraine Control Map 12/06/2023). Les différentes lignes russes ont été ajoutées manuellement, positions approximatives.
A l’est, aux alentours de Velyka Novosilka, l’effort semble conduit par le 09e corps et engage les 23e et 31e brigades mécanisées, les 35e et 37e brigades d’infanterie de marine (cette dernière équipée notamment d’AMX-10 RC français), la 4e brigade blindée, la 68e brigade de chasseurs et plusieurs unités de soutien. La 72e brigade mécanisée est plus à l’est et semble vouée à protéger le flanc de l’offensive. Là encore, une brigade d’artillerie (au moins) appuie la progression avec des unités de lance-roquettes.
La progression a permis pour l’heure de libérer une demi-douzaine de village, que les Russes disent avoir été dans la « zone grise » entre les lignes. L’habituelle installation de drapeaux ukrainiens permet de pouvoir alimenter la manœuvre de communication, ce qui est important et continue de donner un sens au combat pour les soldats comme pour « l’arrière ».
Figure 2 – effort est (données issues de Ukraine Control Map 12/06/2023). Les différentes lignes russes ont été ajoutées manuellement, positions approximatives.
Limitations ukrainiennes
Au bout d’une semaine, le premier constat est que l’effort ukrainien est limité, à la fois en volume de forces engagées, mais aussi en taux d’engagement des unités engagées. Cinq brigades mécanisées sont engagées sur l’axe d’effort ouest, et trois autres, avec une brigade blindée, à l’est. Cet effort de neuf brigades représente entre une moitié et les deux tiers des unités mobiles nouvellement formées ou rééquipées et il reste sans doute le même volume de forces (8 mécanisées et 1 blindée) disponible et non engagé.
En outre, l’engagement des unités n’est pas massif. Il faut oublier les images d’Épinal de grandes chevauchées mécanisées. La concentration du feu russe, de l’artillerie, des munitions rôdeuses, des missiles antichar, des blindés et chars embusqués (bien que peu nombreux) et les champs de mines rendent impossible toute action de masse, condamnée par avance à être décimée. Au lieu de cela, on voit des petits groupes, d’une à deux compagnies à un à deux bataillons, qui manœuvrent pour s’emparer de points favorables dans la « zone grise » entre les deux lignes, puis de points de la première ligne russe.
Comme je l’écrivais à plusieurs reprises, l’armée ukrainienne doit être prudente. La force générée avec l’aide alliée depuis quelques mois est encore jeune, et difficilement remplaçable. Si les équipages ont pu être correctement formés à leurs nouveaux matériels, radicalement différents de ceux qu’ils maîtrisaient, ils n’ont pas eu beaucoup de temps pour s’aguerrir au collectif, au niveau de la compagnie, du bataillon et encore moins de la brigade. Or une bonne coordination interarmes est absolument cruciale pour parvenir à mener des opérations offensives mobiles face à un adversaire résolu, retranché, enterré et disposant encore d’une puissance de feu importante. Moins les unités sont aguerries, plus il est périlleux de monter de grands mouvements et la sagesse plaide pour la multiplication de petites actions, plus simples.
Le commandement ukrainien est certainement conscient de ces faiblesses et se montre sans doute prudent : même si des pertes matérielles sont signalées, elles semblent encore limitées. Quelques dizaines de véhicules en une semaine, dont beaucoup seront réparables. Si le bilan humain est inconnu, il faut souligner que les images de véhicules occidentaux abandonnés montrent les trappes ouvertes et une absence d’incendie. Cela veut dire que de nombreux opérateurs auront survécu et que beaucoup de matériels ne seront qu’endommagés. Les pertes humaines ukrainiennes ont été considérablement revues à la hausse par le Small Arms Survey et l’armée ukrainienne doit être prudente avec l’usure de ses capacités. Si les soldats ne manquent pas, les cadres expérimentés et entrainés doivent commencer à faire défaut, notamment dans les unités de première ligne, d’infanterie mécanisée surtout.
A ce stade, deux écueils majeurs semblent identifiables côté ukrainien : un manque de défense sol-air courte portée contre les munitions rôdeuses d’une part, et une mauvaise coordination et/ou absence d’engin de brêchage pour neutraliser les champs de mines russes, très abondants. Si des couloirs trop étroits sont ouverts, la moindre panne ou destruction de l’engin de tête condamne la colonne à la paralysie et donc à la destruction à découvert, ou à tenter sa chance dans le champ de mines. Ce conflit illustre l’importance des mines, et notamment des mines anti-véhicules dispersables par roquettes à longue portée, un atout clé de l’arsenal russe. Pour ce qui est du manque de défense aérienne, il n’y a pas de miracle. Peu de matériels sont capables d’engager avec réactivité et précision les munitions rodeuses, en dehors de Flakpanzer Gepard fournis par l’Allemagne, présents en petit nombre (environ 50 exemplaires) et dont une bonne partie doit garder les emprises précieuses dans les villes ukrainiennes, toujours bombardées. La probable destruction récente d’un QG du renseignement ukrainien a confirmé que la campagne russe restait dangereuse et visait aussi des cibles militaires qu’il faut continuer de couvrir. Les Occidentaux ayant négligé la défense à courte portée, pensant que leurs missiles portatifs suffiraient à neutraliser les quelques hélicoptères pouvant survivre à leur supériorité aérienne, les matériels nécessaires n’existent pas. Le sujet des drones et munitions rodeuses avait mal été anticipé et avec la famille Lancet l’armée russe dispose d’un engin rustique et efficace, difficile à contrer pour l’heure.
Face à cette offensive, l’armée russe tient bon. Les premiers mouvements ukrainiens ont sans doute été conçus pour « tester » la ligne russe, dévoiler certaines positions de tir, en conquérir d’autres favorables et — surtout — vérifier si des faiblesses flagrantes existaient. Cela ne semble pas le cas. L’armée russe a non seulement construit un dispositif de défense en profondeur, mais elle semble pour l’heure le gérer convenablement. Les errements du printemps 2022 semblent avoir laissé place à une conduite plus méthodique, en terrain plus prévisible. La mobilisation partielle a fourni des effectifs suffisants, complétés par l’enrôlement « volontaire » des conscrits. Si on a beaucoup souligné, à juste titre, les difficultés de remise en état les chars des parcs pourtant pléthoriques, on doit aussi noter que l’armement léger d’infanterie, et notamment les missiles antichars et lance-grenades, sont disponibles en quantité et ne souffrent pas de gros problèmes de fiabilité. Même les vieux chars T-55 ou T-62 trouvent leur utilité, comme pièces mobiles d’appui feu en tir indirect. Leurs parcs de munitions sont abondants et ils permettent à l’armée russe de maintenir un rapport de feu favorable. Même ancien de 60 ans, un canon de 100 mm avec une conduite de tir raisonnablement correcte reste une arme redoutable contre des groupes d’infanterie ou des véhicules peu blindés. Les lignes de vue étant courtes, rarement plus d’un kilomètre, l’avantage théorique des chars Léopard II est largement réduit.
Il faut souligner encore une fois l’usage tout à fait massif des champs de mines par les Russes. Les mines, et notamment les mines anti-véhicules, s’avèrent des systèmes très souples, qui illustrent une bonne maîtrise de la manœuvre défensive. Il semble qu’à plusieurs reprises les positions avancées russes aient été évacuées devant l’attaque d’ampleur, ce qui est exactement ce qu’il faut faire. Conquise par les Ukrainiens après brêchage des champs de mines, ces positions ont été prises sous le feu de l’artillerie russe et des lance-roquettes, notamment les TOS-1 thermobariques ou incendiaires et des armes à sous-munitions. Dans le même temps, les drones Lancet ciblent les unités à forte valeur ajoutée : les têtes de colonne, les systèmes de défense antiaérienne et les obusiers automoteurs. La destruction de la défense sol-air présente le double avantage de faciliter les vols des drones de reconnaissance et d’attaque, et d’ouvrir des couloirs pour l’aviation russe, qui peut attaquer les concentrations avec ses bombes guidées, relativement en sécurité depuis le territoire tenu par son camp.
Une fois la position pilonnée et l’offensive ukrainienne piégée dans une « contre boîte », la position est réoccupée et, surtout, les lance-roquettes en réserve projettent aussitôt un nouveau champ de mines. Il n’y a pas pour l’heure de tentative par l’armée russe de mener des actions de contre-offensive mécanisées. L’idée manifeste est de tenir la ligne, aussi longtemps que possible, sans exposer les précieuses et rares réserves mobiles.
A ce stade, deux groupes de forces russes semblent encore en réserve : un en arrière du Donbass, sans doute issu de brigades plus ou moins reformées ou régénérées depuis quelques mois. L’autre est issu des forces qui couvraient la région de Kherson, et qui semblent en mouvement vers l’est. La destruction du barrage, au-delà des polémiques pour en déterminer la responsabilité, libère bien, pour plusieurs semaines, la zone de tout danger pour les Russes. En dehors d’infiltrations de forces spéciales, il est maintenant impossible d’y envisager des opérations militaires. Même lorsque le fleuve aura repris un cours « normal » après vidange du réservoir et ressuyage des eaux, il faudra cartographier les berges qui seront instables et abondement polluées par des mines dispersées par l’inondation. La zone des basses terres est sans doute impraticable militairement jusqu’à l’hiver. L’armée russe a donc des réserves mobiles, utilisables pour bloquer au moins deux axes de progression. Cela limite, encore une fois les possibilités ukrainiennes. L’offensive s’annonce longue et plutôt « incrémentale », sans grand espoir de percée / débordement / choc opératif. Un vrai défi en termes de taux d’attrition.
Options ukrainiennes
Face à cette défense, l’armée ukrainienne dispose encore on l’a dit d’un volume d’une petite dizaine de brigades en réserve, toujours pas engagées. Il faut souligner que le potentiel des brigades déjà engagées est, de par le caractère limité des assauts, probablement assez peu entamé. Il est probable que cette « masse » de réserve soit gardée soit pour attaquer vers un « nouvel axe », soit pour relancer ou exploiter celui des axes qui serait le plus favorable. A ce propos, il faut dissiper l’idée reçue selon laquelle il faudrait un rapport de forces de « trois contre un » pour réussir une attaque. C’est souvent assez vrai à l’échelle d’un théâtre d’opération, mais tactiquement on arrive rarement à dépasser le 1 contre 1. Il faut manœuvrer, être meilleur que le défenseur, gagner de petits engagements dont la somme fait un combat. La supériorité numérique permet à l’attaquant de multiplier les attaques dans la durée sur le même point. Si le défenseur est trop statique et ne fait pas tourner ses unités, par manque de réserves ou prudence, elles finissent par s’user sous les attaques incessantes, le manque de sommeil, le pilonnage. C’est pour cela que la position défensive durable sans contre-attaque dans le dispositif adverse est périlleuse. La question est de savoir si les Russes sont capables de faire tourner leurs premières lignes, sans se faire pilonner ni ouvrir des brèches par imprudence ou défaut de coordination dans les relèves. Le renseignement occidental donne aux Ukrainiens un avantage, de même que les optiques de qualité. Attaquer de nuit ET de jour prive totalement les défenseurs de sommeil et les condamne à l’usure, ce qui peut prendre plusieurs jours à chaque fois.
Il est probable que l’armée ukrainienne parviendra à « prendre » cette « première ligne », qui n’est pas une tranchée continue, mais une position de points d’appui, de môles dans des villages, de bunkers et de positions de tir, dont les intervalles sont minés et battus par le feu. La deuxième ligne se situe plusieurs kilomètres plus loin, dans une nouvelle « zone grise » propice aux combats retardateurs et là encore au minage. La route de Melitopol est longue et de grandes incertitudes demeurent : l’état des stocks d’obus ukrainiens, l’état des stocks russes, la capacité de l’armée russe à mener des contre-attaques mobiles et le potentiel de l’aviation russe face à celui de la défense sol-air ukrainienne. L’offensive s’étalera sans doute sur plusieurs semaines, et le succès ou l’échec sera fonction de la quantité de terrain repris et (surtout) des pertes subies pour ce faire. Une armée ukrainienne « relativement » préservée avec des gains modestes serait sans doute un bien meilleur résultat qu’une armée saignée par une offensive pour quelques kilomètres de plus. En matière d’offensive, l’attitude obstinée de l’armée russe au printemps 2022 est là pour rappeler que « savoir s’arrêter à temps » et ne pas (trop) dépasser le point oméga est important. Viendra alors la phase de consolidation et de régénération de la force. Sur le plan symbolique, si Melitopol est libérée ce sera une victoire, si les rivages de la Mer d’Azov sont atteints, un triomphe. Mais ces deux objectifs semblent pour l’heure bien trop loin et trop bien défendus pour se hasarder à tout pronostic.