L’Europe sur orbite : le nouveau lanceur européen, qui doit décoller pour la première fois ce mardi soir, doit permettre à l’Europe de retrouver un accès indépendant à l’espace, une capacité aux enjeux multiples.
«Nous sommes en train de marquer une page importante de l’histoire de l’accès à l’espace. » C’est par ces mots que Carine Leveau, directrice du transport spatial au Cnes, résumait, en conférence de presse le 25 juin, les semaines précédant le lancement d’Ariane 6, prévu ce mardi. Un vol historique très attendu après dix ans de travail, mais aussi et surtout au regard des enjeux commerciaux et stratégiques de cette nouvelle fusée pour l’Agence spatiale européenne (ESA).
Sur le plan commercial, Ariane 6 prend la relève de sa sœur Ariane 5, qui a volé pour la dernière fois il y a un an, en juillet 2023. En service depuis son premier vol opérationnel en 1997, la dernière fusée européenne « était arrivée au bout de ses capacités », « avec une chaîne de production qui vieillissait beaucoup », explique Pier Domenico Resta, responsable de l’ingénierie du système de lancement d’Ariane 6 à l’ESA. Le lanceur, avec ses « contraintes », « n’aurait pas [non plus] satisfait les besoins de constellations [de satellites] qui se développent aujourd’hui ».
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Retrouver un accès indépendant à l’espace
Mais, surtout, Ariane 6 permet à l’Europe de disposer d’un accès indépendant à l’espace, car celle-ci « restait sans lanceur de la classe d’Ariane 5 » depuis son dernier vol. Mais aussi et surtout depuis la fin brutale du partenariat avec la Russie, qui assurait certains lancements européens depuis la Guyane française avec sa fusée Soyouz, après l’invasion de l’Ukraine en février 2022.
Une situation de dépendance qui a laissé l’Europe, « pendant une petite année, sans capacité de lancer des satellites, notamment certains satellites militaires ou institutionnels », et qui a « vraiment freiné le programme spatial européen », appuie Paul Wohrer, chercheur à l’Institut français des relations internationales spécialiste de la géopolitique et des stratégies des puissances spatiales.
Et, « quand on n’a plus de porte d’entrée dans l’espace », poursuit le chercheur, les risques sont grands : « On risque de se soumettre soit aux conditions [d’utilisation des satellites] d’une autre puissance, soit éventuellement à ses prix. » Être capable de fabriquer des fusées, de les lancer et de décider du calendrier « en toute souveraineté » est donc « fondamental pour l’Europe aujourd’hui ».
L’espace toujours plus stratégique
D’autant que les capacités spatiales sont stratégiques, car « absolument essentielles pour garantir le bon fonctionnement de la société et de la vie civile », complète Paul Wohrer. C’est notamment le cas de la constellation de satellites Galileo, le « GPS européen », en cours de déploiement : « On peut utiliser le GPS américain, mais c’est une infrastructure militaire par nature, gérée par les militaires américains, et dont l’Europe n’a jamais eu envie de dépendre », précise le chercheur.
« Comment définir ça autrement qu’un intérêt stratégique ? » confirme Pier Domenico Resta. Il en va de même pour le programme d’observation de la Terre de la Commission européenne, Copernicus, utilisé entre autres dans l’agriculture, la gestion des forêts ou des catastrophes naturelles ou l’urbanisme, ainsi que pour la météorologie, « indispensable à de très nombreuses activités », expose Paul Wohrer.
Entretenir le prestige
Plus stratégique encore, disposer d’un accès indépendant à l’espace est primordial pour ce qu’on pourrait appeler le « service public de la sécurité et de la défense », développe le chercheur, « puisque les activités militaires et de sécurité utilisent énormément les informations fournies par les satellites ». Sans oublier que tout ce qui peut être utilisé pour des fonctions civiles peut généralement l’être pour des fonctions militaires : « On peut observer la Terre pour suivre le climat, mais on peut aussi observer ses adversaires. On peut guider sa voiture pour éviter les embouteillages, mais on peut aussi guider des missiles, des bombes intelligentes vers leur cible. En ce qui concerne la communication par satellites, c’est typiquement la télévision, même si c’est un modèle économique en déclin, mais ça marche aussi pour faire ce qu’on appelle du « commande et contrôle » des troupes au sol. »
Enfin, dans une logique de coopération, une fusée comme Ariane 6 et les capacités de lancement qui lui sont associées « favorisent les rapprochements avec les alliés, évoque Paul Wohrer. Ça nous permet, notamment dans le cadre du programme [de retour sur la Lune] Artemis, de fournir des capacités qui sont importantes, et donc d’avoir une coopération continue avec les Américains de très haut niveau ».
Écartant toute idée de concurrence avec les États-Unis, notamment avec SpaceX, Pier Domenico Resta confirme : « Rivaliser avec des acteurs non-européens est très utile pour l’ESA, pour pouvoir proposer des projets de coopération avec d’autres agences comme la Jaxa [l’agence spatiale japonaise]. »
De quoi favoriser, selon Paul Wohrer, « le prestige » de l’Europe, et « montrer que son modèle fonctionne ». Rien que ça… Ariane 6 a le poids du Vieux Continent sur les boosters.
> Voir l’article sur le site de 20 Minutes