Un siècle d’aviation militaire. Entretien avec Vincent Lanata
Vincent Lanata, ancien pilote de chasse et chef d’état-major de l’armée de l’air, raconte comment l’aviation militaire a réussi à s’imposer au sein des forces armées, et comment elle ne cesse de révolutionner l’art de la guerre.
Propos recueillis par Paulin de Rosny
Comment l’Armée de l’Air s’est-elle imposée comme une armée à part entière ?
L’aviation, rappelons-le, n’a que 120 ans. Et ses débuts furent hasardeux. Comme je l’explique dans mon livre, des visionnaires comme Clément Ader ont imaginé ce que pourrait être l’apport de l’utilisation de la troisième dimension dans les opérations militaires, puis sont apparus les précurseurs, ceux qui ont construit les premières machines volantes et enfin les pionniers, ceux qui se sont les premiers confrontés au combat dans les airs. La Première Guerre mondiale a vu l’aéronautique initialement cantonnée à l’observation conquérir de nouvelles missions comme la chasse puis le bombardement et la reconnaissance : pour la première fois de l’Histoire, l’aviation prenait une part importante dans la conduite des opérations.
Les débuts ont été très marqués par une méfiance de la part des états-majors, qui avaient du mal à concevoir l’avion comme une arme stratégique. Pour beaucoup de généraux de l’époque, la guerre se gagnait avant tout par la manœuvre des troupes, et l’avion ne pourrait jouer qu’un rôle subalterne. Bien que la guerre ait prouvé le rôle essentiel qu’avait joué l’aviation, cette réticence à lui accorder plus de place retarda sa reconnaissance comme branche indépendante des armées. Ce n’est qu’en 1934 que l’aéronautique militaire, alors rattachée à l’armée de terre, est officiellement séparée de l’armée de terre pour devenir une armée indépendante : l’armée de l’air.
Au début du XXe siècle, il existait aussi plusieurs visions doctrinales concurrentes sur le rôle de l’arme aérienne : dans l’entre-deux guerres, des théoriciens établirent des doctrines d’emploi ou d’organisation des forces aériennes ; ce furent Douhet en Italie, Trenchard au Royaume-Uni ou Mitchell aux États-Unis. Tous ont dû lutter contre les conservatismes pour faire accepter l’idée que l’aviation pouvait jouer un rôle décisif et non seulement auxiliaire. En France, qui avait été pionnière de l’emploi de l’arme aérienne, il n’y eut aucun de ces théoriciens qui auraient pu élever notre pays au-dessus de la seule technique.
De quelle innovation technologique déterminante avez-vous été témoin pendant votre carrière ?
Lorsque j’ai pris le commandement de l’état-major de l’armée de l’air, on brandissait sans arrêt ce nombre magique : 450 avions de combat. La première chose que je décidai en arrivant fut de retirer du service une centaine d’appareils qui n’étaient plus à même de participer à des opérations modernes du fait de leur obsolescence. Parallèlement l’effort fut porté sur la modernisation du reste de la flotte qui fit l’objet d’un nombre important de réorganisations et d’acquisitions de matériels modernes.
Pour prendre un exemple d’action, il nous manquait encore la capacité de tir de précision de nuit. À l’époque, le chef d’état-major de l’armée de l’air était indépendant et avait un accès direct au ministre, sans passer par le chef d’état-major des armées. J’ai donc informé le ministre Pierre Joxe que j’avais l’intention de lancer un « crash program » pour que nous disposions au plus vite de cette capacité ; après son accord, les discussions avec les services techniques et les industriels permirent d’envisager la livraison d’un équipement répondant aux spécifications opérationnelles. Restait à fixer la date de livraison, nous étions en janvier et j’avais besoin du matériel pour l’été. Les industriels me dirent que le délai était trop court, j’insistai, et pour leur forcer la main, je fis paraitre un communiqué de presse annonçant que l’Armée de l’Air allait se doter de tel équipement et qu’il serait inauguré par le ministre de la Défense le 31 juillet ! Le 31 juillet, le matériel était inauguré.
Quelle est la place de l’homme dans les combats ?
On sait très bien faire un avion de ligne sans pilote. Cependant, si la technique permettait déjà aujourd’hui de réaliser un tel appareil avec toutes les sécurités nécessaires, il n’est pas encore possible de faire embarquer les passagers sans aucune réticence de leur part. Encore trop tôt, mais un jour ce sera réalisé. Pour ce qui est de l’aviation de combat, aujourd’hui, la complexité des machines et des missions ne permet pas encore de se passer de l’intelligence humaine. Cependant, on peut imaginer qu’avec les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle, ainsi que de la rapidité de calcul, on puisse arriver à se passer un jour de l’homme. On le voit avec l’utilisation des drones de plus en plus sophistiqués et de plus en plus performants. Mais ce jour-là le combat changera de dimension et d’âme et il se fera par électronique interposée, l’homme étant absent de l’action directe ainsi que du risque du combat.
Peut-on tirer des leçons du conflit ukrainien ?
Pour ce qui est des opérations aériennes, il est difficile de tirer une leçon du conflit russo-ukrainien. L’Ukraine a très peu d’aviation, mais possède une bonne défense anti-aérienne, ce qui fait que les avions russes ne sortent pas de la zone dans laquelle ils sont hors de portée de la défense sol-air.
L’aviation militaire française est-elle en mesure de maintenir son indépendance stratégique ?
L’indépendance stratégique de la France a été pensée par le Général de Gaulle. Grâce aux programmes d’armement français, on sait tout produire, du plus petit équipement à l’arme nucléaire. Mais cela engendre des coûts de développement importants : si on dispose des moyens techniques et industriels, nous ne possédons pas les ressources financières nécessaires pour développer et produire seuls nos moyens de défense. C’est pour cette raison que nous sommes contraints de travailler en coopération avec les pays européens. Alors engageons-nous dans cette Europe de la défense dont nous faisons partie afin d’acquérir une indépendance au moins européenne. Comment envisager qu’une entité comme l’Europe puisse être totalement dépendante d’un pays tiers pour sa défense ?
Les enjeux climatiques représentent-ils une menace pour l’aviation militaire ?
On ne peut pas imaginer un avion de combat sans performances maximales. La puissance de l’avion est un élément essentiel de ses performances, ce qui donne des moteurs gourmands en carburant. N’oublions pas cependant que, bien qu’en maintenant notre exigence sur les performances, nous sommes toujours à la recherche d’une réduction de la consommation. C’est d’ailleurs autant un gain environnemental qu’un gain financier, ou même qu’une amélioration des performances (en termes d’autonomie par exemple). N’oublions pas non plus que l’aviation civile et militaire ne représente que 3% des gaz à effet de serre, contre 10% pour l’automobile par exemple.